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Dans les « soirées miracles et guérisons», organisées une fois par mois à Lyon par l’Association internationale des Ministères de guérison (AIMG), la prière est inscrite dans une quête thérapeutique. Depuis les récits évangéliques de guérisons miraculeuses opérées par le Christ, l’histoire de l’Église montre que l’accent a davantage été mis sur le soin comme acte de charité, plutôt que sur son résultat qui n’appartient qu’à Dieu. Le thème de la guérison, compris comme une mission dans le cadre d’une interprétation littérale des Écritures, apparaît de manière significative avec le mouvement pentecôtiste (Willaime 1999) au début du XXe siècle.

Mouvement issu du protestantisme évangélique nord-américain, le pentecôtisme va s’employer à réactualiser les charismes de l’Église primitive en accordant une place centrale aux dons de l’Esprit-Saint, à l’image de ceux manifestés par les apôtres lors de la Pentecôte. Ce mouvement va avoir une influence majeure sur l’émergence de deux autres vagues charismatiques : dans les années 1960 au sein des Églises établies (donnant naissance, du côté catholique, au Renouveau charismatique), dans les années 1970 au sein de divers courants chrétiens (en majorité pentecôtistes évangéliques). Créée à la fin de l’année 2002 en vue de la première Conférence internationale de la guérison qui s’est tenue à Oron-la-Ville (Suisse) du 28 mai au 1er juin 2003, l’AIMG est issue d’un « ministère » de RAIN (Réseau apostolique international de la Résurrection) créé au Minnesota par un couple de pasteurs nord-américains. Ces mouvements issus de la « troisième vague » vont mettre l’accent sur la manifestation de la présence divine, par le biais de l’Esprit-Saint, en s’inscrivant dans le cadre eschatologique de la lutte entre puissances bénéfiques et démoniaques. Ainsi, l’AIMG se donne pour objectif « d’augmenter le niveau d’onction pour la guérison et les miracles créatifs en travaillant ensemble à la recherche de stratégies pour la moisson de la fin des temps »[1]. Cette association développe différentes activités autour de cet objectif : les chambres de guérison (lieu de permanence pour la prière de guérison), une ligne de prière par téléphone, des conférences et stages d’enseignements, et les « soirées miracles et guérisons ». Ces soirées s’articulent autour, d’une part, un « porteur de charisme » (pour reprendre l’expression consacrée par Weber) qui peut être pasteur, prêtre, religieux ou simple laïc, à la fois garant de la cohésion des acteurs autour de l’effort de prière et médiateur des énergies divines et, d’autre part, une assemblée en souffrance, en attente de miracle et qui le reçoit comme une preuve, une validation empirique du croire. Pour certains, le recours à la prière en vue d’une guérison intervient à l’issue d’un parcours médical complexe et décevant. Pour d’autres, ces soirées sont l’occasion de se rassembler dans la prière, d’écouter des témoignages édifiants, de ressentir dans l’assemblée et en soi cette grâce de l’Esprit-Saint qui guérit.

La réflexion proposée ici se base sur une étude de cas et s’inscrit dans le cadre d’un programme de recherches mené par le Centre interdisciplinaire d’éthique de l’Université catholique de Lyon sur les quêtes contemporaines de guérison. À partir d’une enquête de terrain menée dans différents lieux de soins et fondée sur une méthodologie ethnographique classique (observation participante et entretien semi-directif), cette recherche souhaite interroger la diversité des itinéraires thérapeutiques actuels ainsi que les rapports au corps et à la guérison qu’ils occasionnent. À mi-chemin entre une anthropologie de la maladie et une anthropologie du religieux, cette recherche souhaite ainsi contribuer à une meilleure compréhension des rapports entre savoir et croyance à l’oeuvre dans la guérison. Dans une modernité où se multiplient les pratiques de soin, les quêtes de guérison se croisent et parfois se juxtaposent, associant des régimes de croyance aux paradigmes thérapeutiques hétérogènes. Deux visions du monde sont à l’oeuvre : celle d’un monde auto-référencé qui s’explique par les lois de la nature (où la guérison est l’oeuvre d’une pratique médicale) et celle d’un monde qui peut être investi par une transcendance capable d’infirmer ces lois et donc inaccessible à l’approche scientifique (où la guérison peut être miraculeuse). Ces visions du monde sont souvent appréhendées dans le registre dichotomique du savoir et du croire. Mais on peut se poser la question de la pertinence anthropologique d’une telle approche, qui se situe dans le prolongement d’un système d’opposition classique (objectif/subjectif, matériel/spirituel, empirique/symbolique, extérieur/intérieur). Bien plus, d’un point de vue anthropologique, le savoir est d’abord issu de la croyance en un système de représentations du monde. Ainsi, faire appel à des pratiques de guérison aux paradigmes thérapeutiques hétérogènes peut paraître incohérent si on se situe du point de vue des praticiens, car elles sortent de leur univers de représentations (et donc de la logique de leur système d’explication du monde) mais pas du point de vue de la personne en souffrance qui peut y construire une cohérence plus large en regard de son parcours de vie et du sens qu’elle souhaite lui donner. Suivre un traitement faisant appel aux dernières technologies médicales et assister à une assemblée de prière participe bien de deux visions différentes du corps et de sa place dans le monde, mais elles se trouvent réunies dans l’expérience du malade. Mais envisager le croire comme un acte de guérison pose la question de l’articulation des représentations médicales et des représentations religieuses lorsqu’il s’agit d’appréhender une efficacité thérapeutique de la prière. Bien plus, se trouver en position d’authentifier des liens de causalité entre l’événement du miracle et ce qui l’a provoqué, n’est-ce pas sortir du registre du croire ? Ainsi peut-on se poser la question des modalités de validation de la guérison, du point de vue des acteurs, dans ces « soirées miracles » : supposent-elles une reconnaissance médicale, ou bien le croire suffit-il ? Que se passe-t-il lorsque la guérison n’a pas lieu ? Cet article souhaite interroger l’acte de croire dans le processus de construction de la guérison, en portant l’attention sur les modalités d’implication tout autant que sur les conditions d’acceptabilité, par les acteurs, du « miracle » de guérison. Pour ce faire, je dégagerai, dans une première partie, les temps forts d’une « soirée miracles et guérisons », à partir de la description ethnographique de l’une d’elles. Cette description me permettra dans un deuxième temps de faire ressortir les représentations de la maladie et de la guérison qui y sont à l’oeuvre. Le troisième temps de cette réflexion sera consacré à l’articulation de ces représentations dans un contexte, ambivalent, de production du miracle, à partir d’une analyse de l’action rituelle portant sur la notion de jeu social.

« Vous voulez voir des guérisons et des miracles s’accomplir dans votre vie ?[2] »

Une fois n’est pas coutume, l’AIMG a organisé cette nouvelle « soirée miracles » dans une chapelle gracieusement prêtée par la Communauté du Chemin Neuf dans ses locaux de la rue Henri IV[3]. D’une décoration religieuse discrète, la longue nef de la chapelle s’avance vers un choeur agrémenté d’une scène surmontée de deux écrans géants, sur lesquels défilent les paroles des chants. Elle est occupée pour l’heure par un groupe de musiciens (guitare, basse, chant). Nous apercevons, derrière la scène, le maître-autel surmonté d’un triptyque de l’Annonciation d’inspiration orientale. Face à la scène, l’assemblée se constitue de deux centaines de personnes, dont la moyenne d’âge se situe approximativement vers la cinquantaine, répartie dans des gradins disposés dans les travées ainsi que dans la nef où sont installées des rangées de chaises. Il y a très peu de familles, la plupart des participants sont venus seuls ou en couple. Nombre d’entre eux sont des habitués des soirées proposées par l’AIMG et sont issus du renouveau charismatique. L’assemblée semble socialement très éclectique. Beaucoup de participants sont (ou étaient) dans des situations de souffrance (maladie, handicap, accident, mais aussi chômage, séparation, divorce, etc.) et espèrent en sortir – ou en sont sortis et souhaitent maintenant aider leurs semblables, convaincus de l’extraordinaire grâce qui est à la portée de ceux qui osent demander la guérison à Dieu. Répartis dans les rangées (leur place est réservée par des écriteaux), ils sont maintenant « veilleurs » ou « équipiers de prière » et assurent le bon déroulement de la soirée.

Les chants remplissent la chapelle depuis une heure trente, accompagnés à la guitare et à la basse, dans un style « pop louange» alternant une ferveur rythmique qui voit les bras des participants se lever, avec quelques mesures lentes à la guitare. Ils sont interrompus par un moment de témoignage d’anciennes guérisons, mais aussi une exhortation à se tenir prêt pour celles qui arrivent : « vous sentez comme un poids et vous sentez comme un manteau qui vous entoure, c’est le Saint-Esprit, c’est pas aujourd’hui qu’il faut se priver, on prend tout ce qu’il y a ». Seul sur scène, le pasteur invité pour cette soirée nous décrit son propre parcours de souffrance, fait de drogue, de violence, de sexe et parsemé de nombreuses morts. Il évoque son enfance malheureuse et « païenne », sa découverte en Angleterre du mouvement punk qu’il présentait comme sa « vraie famille », ses activités au sein de la « guerre des gangs », son passage à tabac au cours d’une rixe qui l’a mené tout droit aux urgences et surtout sa rencontre, à l’hôpital, avec un chrétien et les bouleversements intérieurs qu’elle occasionnera. Malgré une lourde insistance sur son côté « gros dur » (il ne manque pas de préciser quelques détails qui laissent une forte impression : « À 18 ans j’ai coupé mon pouce, j’ai signé avec mon sang, j’ai fait un pacte avec Satan »), et les nombreuses allusions à son exaspération concernant les choses de Dieu, l’horizon de la conversion se dessine : « Et un jour j’ai eu un témoignage, et ça a changé ma vie ». L’exaltation et le burlesque de sa description, soulignés par un langage de « bad boy », tranchent avec la tonalité dramatique des événements décrits. Son discours insiste sur sa propre marginalité vis-à-vis de sa famille, de l’Église (il rappelle constamment son manque d’intérêt pour les choses spirituelles) et plus globalement de la société. Son récit de vie est un condensé de trajectoires déviantes (violence, drogue, sexe). Son histoire fait ainsi écho à la marginalité sociale des personnes en souffrance. Il l’agrémente de boutades, ironise sur son parcours, se moque sans retenue des chrétiens et de l’Église, ce qui ne manque pas de provoquer l’hilarité de son auditoire. C’est un clin d’oeil. Ses propres déviances deviennent drôles à la lumière de ce qu’il est devenu aujourd’hui. Il est, pour son auditoire, la preuve que tout est possible. Son témoignage n’a rien à envier à un one man show, des vagues d’applaudissements viennent le souligner. « Je peux pas croire en des légendes, je suis comme Thomas, j’ai besoin d’avoir mon expérience, de toucher les plaies, j’ai besoin de vivre moi-même, et vous ? Vous faites partie de la tribu de Thomas ? » Il termine son autobiographie en hurlant dans le micro : « Dieu m’aime ! », ce qui s’accompagne d’un sursaut général, puis avec la même tonitruante conviction : « Dieu t’aime ! » Il passe au milieu de son auditoire : « Posez votre oreille sur le coeur de Jésus, il dit je t’aime, je t’aime, je t’aime ». Il ajoute d’un ton menaçant, qui tranche avec la douceur de ses précédentes déclarations : « Si tu rejettes la grâce qui t’est offerte, tu vas payer ».

Il est 21h30. Nous sommes réunis depuis deux heures quand se présente le moment tant attendu. « On passe à la guérison ? Y a-t-il des malades dans la salle ? » L’invitation du pasteur déclenche de nouveau l’hilarité de son auditoire. Bien sûr qu’il y a des malades, des personnes en souffrance, tous sont là pour voir des miracles s’accomplir dans leur propre vie puisque « rien n’est impossible à Dieu », comme cela a été répété toute la soirée. « On va faire de la gym et il va se produire des guérisons, ce soir on va voir des guérisons ». L’assemblée se relève, c’est le moment tant attendu des miracles. Les prières de guérison prennent véritablement l’allure d’un immense cours de gym. « Avec votre tête, regardez de gauche à droite, j’ordonne à tout torticolis de disparaître, à tout spasme de disparaître. De bas en haut, maintenant ». L’assemblée suit scrupuleusement ses directives. Le pasteur passe en revue les différentes parties du corps de haut en bas en adoptant parfois le langage médical pour identifier les zones d’intervention. Les bras tendus en avant, avec des mouvements du poignet : « j’ordonne que le canal carpien soit restauré, au nom de Jésus, j’ordonne aux esprits d’infirmité de sortir », inclination du buste : « au nom de Jésus, j’ordonne à tout disque de se réajuster », jusqu’aux orteils. « Maintenant on va faire un holytwist, allez-y, bougez, faites les choses que vous ne pouviez pas faire, commence à bouger, sois libéré de la honte du regard des autres, au nom de Jésus ».

Des cris rauques s’élèvent de l’assemblée. Le pasteur se déplace jusqu’au milieu de la nef pour faire face à un homme d’une quarantaine d’années qui se contorsionne en tournant la tête de droite à gauche. Il est possédé. Le pasteur va procéder à un exorcisme. Des mains se posent sur lui. La prière d’exorcisme se résume en ces termes : « maintenant tu dégages, pars maintenant, tu dégages, au nom de Jésus ». Quelques contorsions supplémentaires et le possédé tombe à genoux face au pasteur : « cool maintenant, c’est fini ». Applaudissements de l’assemblée, le pasteur rejoint la scène en déclarant : « vous pouvez arrêter de prier pour lui, c’est fini ».

C’est le moment de la reconnaissance des multiples miracles opérés dans l’anonymat de l’assemblée. « Qui c’est qui a pu faire un mouvement qu’il ne pouvait pas faire ? Venez témoigner maintenant ». Une dizaine de personnes investissent la scène, le pasteur vient à leur rencontre avec un micro, les témoignages fusent, chargés d’émotions : « je ne suis pas complètement guéri mais je bouge la tête, je ne pouvais pas » ; « je ne pouvais pas bouger les bras depuis sept ans, je peux maintenant » ; « je me sens épanouie sauf le genou qui me fait très mal, ça travaille ». Un jeune homme handicapé mental est aussi interrogé : « j’avais mal à la jambe » ; « et alors, qu’est-ce qui s’est passé ? » lui demande le pasteur. « Et ben j’ai encore mal à la jambe ». D’un geste discret mais ferme, le pasteur l’écarte : « pour toi, c’est pas encore pour tout de suite ». Il invite à une séance d’imposition des mains en précisant : « si l’endroit est mal placé, mets tes mains dans les poches »… rires dans l’auditoire. « Je prends autorité sur la maladie, j’ordonne aux organes de fonctionner selon l’ordre de la Création, au nom de Jésus, je prends autorité sur le sida, j’ai déjà vu des guérisons de sida avec bilan médical à l’appui ». Quelques infirmités sont passées en revue, physiques mais aussi psychologiques : « je prends autorité sur la phobie, esprit de phobie tu dégages maintenant ». La soirée continue avec la prière pour les malades absents, bras levés, puis la prise de congé. « Moi j’ai fini, mais la grâce de Dieu n’est jamais finie ». Des cris rauques accompagnent la dispersion de l’assemblée, c’est le possédé qui recouvre « ses esprits »…

Représentations de la maladie et de la guérison

« Et si Dieu est avec nous, qui pourra nous arrêter ? » Certainement pas la maladie. Ce refrain jalonne cette soirée. La guérison qui, pour beaucoup, pouvait sembler jusqu’à ce moment impossible devient, dans ces assemblées, une réalité tangible. La maladie n’est pas voulue par Dieu, et le pasteur en appelle à la restauration de la santé originelle de l’homme. La guérison n’est pas ici appréhendée selon la métaphore cartésienne de la réparation, mais comme une restauration sanctionnée par le départ de la maladie. Car la maladie est en l’homme, ou dans un coin de l’homme, mais elle n’est pas l’homme. La maladie est donc localisable et les modalités d’action consistent précisément à cerner, dans le corps, la zone où s’exerce son influence pour y appeler l’intervention de l’Esprit-Saint. Le pasteur préconise dans la série d’exercices qu’il propose (qui ressemble fort à une séance de gymnastique), une approche fragmentée du corps, suivant différentes zones corporelles, de haut en bas, avant de s’attaquer, dans un deuxième temps, aux souffrances d’ordre psychologique. Son discours repose donc sur une approche exogène de la maladie qui participe à une objectivation de celle-ci (Laplantine 1992) : la maladie est cet « esprit » (« esprit d’infirmité », « esprit de phobie », etc.) qu’il faut chasser, à l’image de cet esprit malin qui prend possession d’un corps et auquel il est demandé, au cours de l’exorcisme, de « dégager » pour laisser place à l’Esprit-Saint (qui est aussi un esprit sain).

Dans ce contexte, les modalités d’action dont disposent les acteurs pour « chasser » la maladie reposent d’une part sur la prière collective, d’autre part sur l’accueil individuel de la grâce. La première heure et demie est consacrée aux chants et toute l’assemblée y participe, grâce à la projection des paroles sur écran géant. Les périodes d’intense ferveur où l’auditoire chante debout en levant les bras et en scandant des « alléluia » alternent avec des morceaux de guitare qui laissent place dans l’assemblée à des gestes de tendresse comme la chaleur d’une main posée sur l’épaule de son voisin, comme pour témoigner d’une fraternité dans la prière. L’inquiétude causée par la maladie doit laisser place à la confiance dans la prière comme parole performative dans le « nom de Jésus ». Les chants et les témoignages alternent sans aucun moment de silence, sans aucune hésitation, sans le moindre temps mort. Il faut prier « fort » pour que le Seigneur répande son Esprit-Saint sur chacun des convives[4]. L’action de l’Esprit-Saint intervient non dans quelques moments « sacrés » marqués de solennité, mais au coeur de cette exaltation collective. L’attention semble happée. Toutefois, l’assemblée, aussi absorbée soit-elle, ne s’impose pas à l’acteur comme une totalité indifférenciée. La souffrance de chacun est prise en charge par le collectif, mais un collectif qui parle à chacun. La quête isolée de guérison s’inscrit ici dans une demande collective qui n’en reste pas moins personnalisée puisque les prières ne sont pas globales mais individualisées : « Vous n’êtes pas n’importe qui pour Dieu, je propose qu’on lève les mains et qu’on dise “Seigneur je vais prendre ce que tu as pour moi” », comme le précisait l’intervention d’introduction à la soirée. Le groupe accompagne chacun dans sa souffrance. Mais c’est le pasteur qui oeuvre pour la guérison. Il « prend autorité sur la maladie ». Sa posture opère une inversion dans les rapports de domination habituels : ce n’est plus la maladie qui impose son propre rythme à l’existence du sujet. Le pasteur ordonne « au nom de Jésus » à la maladie de « dégager » et se trouve parfois dans une position de confrontation physique, comme lorsqu’il fait face avec pugnacité au possédé, à quelques centimètres de son visage. Et sa parole agit instantanément. Il éradique la maladie comme il fait tomber à genoux ce possédé. La guérison s’inscrit dans un rapport de force avec des esprits malfaisants, associés à « l’adversaire ». Le corps est alors considéré comme un espace à reconquérir sur les ténèbres, en vue de la « restauration du Royaume ». L’extirpation de la maladie ne passe plus par la soumission à des représentations médicales abstraites pour le malade (qui se doit cependant d’être « patient » dans l’attente d’une éventuelle guérison), mais par la démarche active de l’oraison à laquelle chacun participe pour lui-même et pour les autres. Et surtout, progrès séduisant par rapport à l’approche médicale, la guérison n’est plus appréhendée comme cet horizon lointain qui perd de plus en plus de sa probabilité ; elle peut intervenir dans l’instant.

La maladie n’est plus une fatalité et le malade peut guérir s’il croit en sa guérison. Cette nécessité de croire en sa guérison n’est pas propre aux univers religieux et constitue aussi un leitmotiv des univers médicaux (pour que le soin soit efficace, il faut y croire). Dans ce contexte, croire en sa guérison signifie s’ouvrir à la grâce. La foi est présentée comme l’unique condition de la guérison. Dieu peut oeuvrer en chacun à partir du moment où Il est sollicité par la prière. Si les acteurs s’accordent à souligner le caractère incroyable de ce en quoi ils croient, les interventions entendues tout au long de la soirée encouragent à suspendre toute position non croyante de même que tout doute, pour accueillir plus pleinement la grâce. Pour cela, il faut s’ouvrir au don par excellence qui est celui de Dieu aux hommes – et qui est, à travers l’Esprit-Saint, celui de la guérison – par la prière, mais pas seulement. Dans l’organisation de cette soirée, l’intervention du pasteur, acteur du miracle par son ministère, est précédée d’une invitation à donner, présentée comme une « offrande ». Il faut pour chacun « investir dans le royaume de Dieu, car il y a plus de joie à donner qu’à recevoir ». Un organisateur précise à ce propos que nous recevons à hauteur de ce que nous donnons, avant d’indiquer que les chèques sont acceptés. « Je l’ai mis en pratique moi-même en achetant un CD de l’animateur du chant à la boutique. Qui a son anniversaire aujourd’hui ? » Malheureusement aucune main ne se lève. « Hier alors ? » Une main se lève timidement à proximité de la scène, et reçoit ce CD en cadeau. Après cette démonstration suggestive, les organisateurs investissent la salle pour la quête, qui semble très fructueuse. La reconnaissance du don de Dieu passe par un contredon, à l’initiative du candidat à la guérison, mais qui présente l’originalité d’intervenir avant la grâce du miracle. Le contredon de chacun s’envisage comme une reconnaissance du don de Dieu aux hommes qui appelle à un don de soi, dans l’attente d’un don de Dieu pour soi à travers la guérison. Bien sûr, le contredon peut prendre d’autres formes, comme celle du témoignage, tellement présent dans cette soirée car, comme le rappellent les organisateurs, le témoignage des uns fortifie la foi des autres (tel, en premier lieu, le pasteur qui reconnaît qu’un témoignage a changé sa vie). Ce contredon du témoignage intervient après le miracle de guérison pour celui qui témoigne, mais avant pour ses auditeurs, et les invite à recevoir à leur tour la guérison qui leur est offerte. Ainsi, la logique du don/contredon est inversée : le contredon intervient comme le témoignage d’une nécessaire ouverture à la grâce (il faut demander à Dieu la guérison pour l’obtenir) qui se traduit sur le plan d’une attente du don. Cette attente est ambivalente car si le discours insiste sur le don divin de la guérison, les acteurs sont néanmoins invités à « prendre » ce que Dieu a pour chacun d’eux (ils ne sont donc pas seulement dans une posture de réceptivité). Qu’il s’agisse du témoignage de précédentes guérisons miraculeuses ou de l’invitation à donner pour se préparer à recevoir, cette inversion des modalités de la donation est éminemment suggestive : elle place le sujet en position de reconnaissance d’un miracle à venir.

En ce sens, la guérison miraculeuse est préparée et donc attendue comme un temps fort de la soirée, dont la venue ne fait aucun doute. Le titre de cette manifestation, « soirée miracles et guérisons », porte en lui-même le paradoxe de miracles qui n’échappent pas à la planification. Les modalités institutionnelles de validation d’une guérison miraculeuse supposent une enquête car la disparition des symptômes n’équivaut pas à la guérison. De ce fait, la reconnaissance d’un miracle s’inscrit nécessairement dans un temps long. Dans ces soirées, le témoignage (qui peut être compris comme la restitution du miracle individuel au collectif) constitue la preuve que la guérison est possible. Le témoignage intervient à différents niveaux : d’abord individuel (une personne dit se sentir mieux), mais aussi social (l’entourage de la personne était témoin d’un mal-être et constate une amélioration) et médical (des analyses montrent une disparition de l’affliction). Si les témoignages en ligne sur le site de l’AIMG insistent sur les preuves médicales de la guérison, les différents témoignages de guérisons survenues au cours de cette soirée sont immédiatement reconnus comme des miracles, à chaud, sans expertise médicale. Ce n’est qu’a posteriori que les témoignages qui circulent mentionnent des preuves médicales, en insistant sur l’incompréhension du médecin (donc sur la fatalité initiale de son diagnostic). Mais lors de ces soirées, l’écoute du témoignage individuel, sitôt l’exercice terminé, est suffisante pour conclure collectivement au miracle. Autrement dit, il ne peut y avoir de doute sur l’issue miraculeuse d’une absence de douleur au moment de certains mouvements, immédiatement comprise comme une guérison. La douleur même peut être interprétée comme un « travail » de l’Esprit-Saint sur la zone malheureuse (à l’image de ce genou douloureux qui n’est pas guéri mais qui « travaille »). De la même manière, ce jeune handicapé qui se retrouve à témoigner d’une absence de changement concernant sa jambe douloureuse est discrètement évincé sans que le processus de guérison à proprement parler ne soit remis en doute : si la guérison n’intervient pas tout de suite, elle interviendra plus tard. L’absence de résultat immédiat, bien que le miracle se construise socialement dans cette temporalité, n’infirme pas le paradigme de guérison. Car la guérison du corps peut s’inscrire dans un processus (le genou « travaille ») ou bien s’envisager comme une guérison spirituelle (être là, dans la prière, c’est déjà être guéri). De ce point de vue, la version anglophone du site de l’AIMG traduit le titre de cette manifestation par « Miracles and Healing Services ». Le terme « Healing » met l’accent sur la guérison et non pas sur le processus de soins qui débouche sur une guérison (to cure). Ce terme insiste donc sur le résultat : l’affliction a disparu ou va disparaître « spontanément » (le genou « travaille »). Cette distinction permet de mieux comprendre le lien entre miracle et guérison dans le cadre de ces soirées. Lorsque les acteurs se rendent à une « soirée miracles et guérisons », ils savent non seulement qu’il va y avoir des guérisons, mais en plus que ces guérisons seront miraculeuses – en ce sens qu’il n’est pas possible de retracer le processus qui aboutit à ces guérisons (inexplicables sur un plan médical[5]), que celles-ci soient instantanées ou qu’elles s’inscrivent dans la durée, car si les miracles ne surviennent pas toujours de manière éclatante dans la soirée, Dieu oeuvre néanmoins.

Le miracle « agit » comme un renversement du sens. Ce qui ressemble ici fort à un cours de gymnastique n’est pas un cours de gymnastique, car dans le cours ordinaire de l’existence, la gymnastique ne guérit pas. Ce n’est pas l’acte d’étendre un bras ou les exhortations du pasteur qui sont porteurs d’efficacité thérapeutique (car les mêmes gestes ou paroles dans un autre contexte n’impliqueraient pas, pour les acteurs, une guérison) mais le sens qu’ils prennent dans ce contexte rituel, qui va induire chez certains acteurs une reconfiguration de leur relation à la maladie ou à la douleur. Ainsi, l’efficacité du rituel n’est pas intrinsèque aux gestes et paroles qui y sont prononcés mais, précisément, au contexte rituel dans lequel ils prennent place (Mauss et Hubert 2003). Autrement dit, ce n’est pas l’acte en lui-même qui signifie la guérison, mais le fait d’être réalisé dans une assemblée de prière. De fait, ce contexte ne valorise pas une approche centrée sur la compréhension de ce qui se joue. Les acteurs ne questionnent pas la pertinence de ce cours de gymnastique dans leur quête de guérison ; y croire en constitue la posture essentielle. Il est attendu du rite qu’il produise un effet, ce qui ne va pas sans rappeler les travaux de van Gennep, d’une portée heuristique encore pertinente aujourd’hui, qui ont montré, à travers la notion de rite de passage, que le propre du rite est, plus que de signifier, d’effectuer un changement (van Gennep 1943). Cette attente de changement dans l’état des participants à l’assemblée de prière semble constituer un élément essentiel de ce que Régis Dericquebourg (1988) a appelé les « religions de guérison », dans lesquelles les théories de la maladie sont associées à des cosmologies religieuses et font ressortir l’idée de « cure spirituelle ». Ceci conduit à considérer la répercussion des significations associées par le malade aux moyens thérapeutiques mis en oeuvre pour le guérir ou le soulager[6]. Dans le cadre de ces assemblées, cette répercussion ne peut être pensée en dehors du contexte relationnel dans lequel s’opère la guérison. Lorsqu’il est question de « soirées miracles », le contexte relationnel s’énonce en rupture avec les repères ordinaires de l’existence et amène l’acteur à repenser ses modalités d’action sur la maladie, qui sont des modalités de sens.

« Produire » du miracle

À la suite des travaux de Lawson, Stolz s’intéresse, dans ces assemblées, aux mécanismes psychologiques et sociaux « producteurs » d’une émergence de guérisons miraculeuses, qui est ensuite attribuée à l’Esprit-Saint (Stolz 2007). Il fait ressortir un ensemble de « techniques » et de « règles » spécifiques, comme la préparation corporelle, mentale et spirituelle des participants (cette préparation débouche sur des états modifiés de conscience qui transforment la perception du corps), l’utilisation de « paroles de connaissance[7] » (comme les actions de guérison, elles ne sont jamais confirmées directement), le recours à des témoignages (mentionnant uniquement les guérisons réussies) qui conduisent à l’émergence d’un jeu social qui rend plausible les guérisons miraculeuses. Le contexte social de production de la guérison s’efface pour laisser place au miracle. C’est ainsi que le paradoxe d’un miracle attendu est surmonté : le miracle prend l’allure d’un événement auquel il est possible d’assister. Tout le processus de construction d’un événement social appelé à être reconnu comme un miracle est occulté, seul compte l’énoncé produit qui a valeur de postulat. L’effort anthropologique consistera alors à contextualiser cet énoncé, en le réinscrivant au sein d’un univers de représentations et des stratégies sociales qu’il suppose, c’est-à-dire d’un processus de construction de sens autour de l’expérience du monde. Produit au sein d’un dispositif d’élaboration collective du miracle, la guérison devient ce que personne n’a fabriqué. Ce que remarque Latour pour le fait scientifique permet de mieux comprendre ce qui se joue dans cette assemblée : « le faitiche[8] peut donc se définir comme la sagesse de la passe, comme ce qui permet le passage de la fabrication à la réalité ; comme ce qui donne l’autonomie que nous ne possédons pas à des êtres qui ne l’ont pas non plus mais qui, de ce fait, nous la donnent » (Latour 1996 : 67). Cette approche « faitichiste » permet une articulation entre guérison et miracle, la guérison faisant l’objet d’une construction collective et le miracle renvoyant à l’interprétation de cette construction, qui envisage une intervention transcendante au groupe social. Toute l’ambivalence de notre « soirée miracles et guérisons » réside dans cette oscillation entre une approche constructiviste (l’assemblée se réunit pour la guérison) et une saisie substantiviste (la guérison devient miraculeuse).

Le dispositif de construction du miracle repose sur un jeu social. En ce sens, il se rapproche de l’exercice des modalités d’action du rituel, tel que l’entendent Houseman et Severi. Pour ces auteurs, l’action rituelle va définir des modalités particulières de relation entre les acteurs. Ce qui leur permet de situer une définition du contexte rituel sur le plan de la constitution progressive d’un « réseau de relations modifiées » qu’ils envisagent comme un aspect particulier des conditions d’exercice du symbolisme rituel. « Pour nous, écrivent-ils, la ritualisation ne détermine pas une typologie d’actes mais décrit une modalité particulière d’action. Celle-ci n’est définie ni par ses propriétés fonctionnelles, ni par une sémantique, ni par des caractéristiques de type syntaxique (par exemple répétition et morcellement), ni par des qualités relevant de considérations pragmatiques (performativité, procédés relatifs à la mise en scène, etc.), mais avant tout par la mise en place d’une certaine forme relationnelle » (Houseman et Severi 1994 : 204). De ce fait, l’action rituelle définit une sociabilité qui répond non pas, comme dans la vie de tous les jours, à des principes de structuration interne, mais à l’image d’une société conçue comme « totalité homogène » (en ce sens, ils se rapprochent des conceptions de Turner). L’originalité de cette approche est d’appréhender le rite sans le réduire à une fonction significative. Bien sûr le rite dit quelque chose mais surtout il fait, d’où son principe d’efficacité qui est pour ces auteurs un principe d’efficacité sociale. En ce qui concerne cette « soirée miracles et guérisons », celle-ci surprend moins par la densité sémantique des activités qu’elle met en scène que par l’intensité relationnelle qui s’y déploie. Les modalités interactionnelles se définissent sur le plan d’une communion d’acteurs indifférenciés mais non pour autant anonymes : chacun est invité à remettre sa souffrance au collectif qui la prend en charge de manière individuelle (en utilisant des énoncés assez flous pour que chacun puisse se les approprier, en partageant une liste exhaustive des afflictions possibles comme en témoigne l’histoire de vie du pasteur ou l’exercice de gymnastique qui passe en revue les maux du corps et de l’esprit, ou encore en multipliant les témoignages). Elles se traduisent par un surinvestissement du lien, ce qui peut être significatif pour des personnes en situation de souffrance : le tutoiement est de rigueur (dans les rapports interpersonnels mais aussi à plusieurs reprises lorsque le pasteur s’adresse à l’assemblée) ; on se confie à l’autre ou au collectif (à travers les témoignages qui, pour certains, relevaient de l’intimité) ; le toucher a aussi toute sa place (le charisme de guérison n’appartient pas seulement au pasteur mais chacun peut se faire le véhicule de l’Esprit-Saint et opérer des guérisons par la prière et l’imposition des mains).

En insistant davantage sur la dimension relationnelle du rite plutôt que sur sa dimension significative, Houseman et Severi se situent dans la lignée des travaux de Sperber sur l’activité symbolique (1974). Pour cet auteur, la spécificité de l’activité symbolique réside dans les libertés qu’elle prend vis-à-vis des contraintes d’adéquation à la réalité qui caractérisent la conceptualisation. L’efficacité du rite s’envisage sous l’angle d’une compréhension en rupture avec le sens commun, puisque, comme le rappelle Mauss : « les gestes rituels sont réputés avoir une efficacité toute spéciale, différente de leur efficacité mécanique. On ne conçoit pas que ce soit l’effet sensible des gestes qui soit le véritable effet. Celui-ci dépasse toujours celui-là et, normalement, il n’est pas du même ordre ; quand, par exemple, on fait pleuvoir, en agitant l’eau d’une source avec un bâton » (Mauss et Hubert 2003 : 12). Mais cette émancipation de l’énoncé symbolique à l’égard de la réalité ne semble pas caractériser cette soirée. Au contraire, lors des guérisons comme lors de l’exorcisme, l’énoncé n’est pas replacé dans un univers de représentations mais vaut directement pour ce qu’il dit. Ainsi, lorsque le pasteur déclare à l’attention de l’assemblée « esprit de phobie, tu dégages », sa parole décrit son action et s’accompagne de la guérison. Mais cette assertion ressemble moins à une prière destinée au Christ afin qu’Il guérisse, qu’à une exhortation violente adressée à un « esprit » pour qu’il « dégage ». Si les discours rappellent avec insistance que la guérison est l’oeuvre de Dieu et que le charisme ne doit pas être considéré comme un pouvoir personnel, les modalités d’énonciation de la parole de guérison prennent à plusieurs reprises l’allure, dans cette soirée, d’un face-à-face entre le pasteur et les « esprits » qui affectent l’assemblée.

Le dispositif de construction du miracle repose sur un jeu social, qui conduit à un deuxième niveau d’interprétation de l’action rituelle. Pour Piette (1988), une performance rituelle sous-entend un double message : « ceci est la réalité », « ceci est un jeu ». Le premier message indique le sérieux du rituel en l’associant à sa performativité. Le deuxième message introduit une dénotation du message initial différente de celle qu’il peut avoir dans un autre contexte (en dehors du rituel, agiter l’eau d’une source avec un bâton ne fait pas pleuvoir, pour reprendre l’exemple de Mauss). Le rituel s’inscrit donc dans une logique paradoxale de « jeu avec le réel » qui introduit l’acteur dans une position d’oscillation comportementale partagée entre l’implication (qui se traduit par l’affirmation et l’exaltation) et la distance (saisissable à travers la négation et l’hésitation). Il en va tout autrement de cette soirée. Construit sur le mode du jeu (l’ambiance est festive, les relations définies sur le registre de la proximité, le langage familier, le sermon du pasteur ressemble à un one man show et la guérison prend l’allure d’un cours de gymnastique), l’acte d’énonciation implique la réalisation d’une action qui va avoir des incidences directes sur les acteurs (nous jouons et nous en rigolons mais c’est la réalité). L’énoncé est performatif : exhorter, au nom de Jésus, la maladie à dégager, c’est libérer le corps. La prière apparaît alors comme une véritable technique de guérison en ce sens qu’elle ne vise pas en premier lieu la relation au divin, mais un effet thérapeutique. Lors de ces soirées, la vente de CD de prières, dont la seule écoute favorise la guérison, illustre cette idée. La distance concernant l’implication sémantique de l’énoncé rituel laisse place à une totale identification envers ce qu’il signifie, indépendamment du contexte dans lequel il est prononcé. L’adage veut que toute croyance se nourrisse de ses vérifications. Mais produire des preuves au sein d’un système de croyance, c’est-à-dire accorder les données de l’expérience aux énoncés de ce système pour les authentifier, n’est-ce pas sortir du registre du croire ? Le recours à la preuve au sein d’un régime de croyance peut sembler, dans un sens anthropologique, révélateur d’un changement de référents. Élisabeth Claverie a interrogé le registre du croire dans un contexte d’apparition mariale. Elle note que l’authentification des croyances repose en premier lieu sur l’engagement énoncé par chacun : « la preuve de la Vierge, c’est qu’on est là » (Claverie 1990 : 69). Ainsi, le croire se justifie par une croyance collectivement partagée et non sur la base de preuves permettant de conclure à une existence objective de la croyance. « La réalité d’une croyance, écrit Paul Veyne, ne se mesure ni à sa non-contradiction, ni aux applications pratiques qu’on en fait : la foi qui n’agit pas est souvent une foi sincère[9]. On peut croire à une survie des défunts dans le tombeau, tout en constatant de ses yeux qu’ils ne sont que poussière ; on peut croire qu’ils continuent à se nourrir, sans tirer les conséquences matérielles de cette croyance » (Veyne 1988 : 18). L’approbation envers les croyances résulte d’un choix plus que d’une évidence empirique, mais d’un choix qui n’est jamais acquiescement radical (Piette 2005). Le croire, en tant que disposition de compréhension, ne se mesure pas à l’aune de sa confrontation aux données empiriques et la position d’incertitude[10] en est un élément essentiel.

Au-delà du constat miraculeux, qui n’appartient pas à l’anthropologue, ces soirées « miracles et guérisons » apparaissent comme un lieu de réinvestissement du sens dans le rapport à la maladie, lequel se fonde sur le postulat suivant : la guérison oeuvre si l’acteur croit en sa guérison comme don de Dieu. Mais le processus de construction d’une guérison reconnue comme miraculeuse diffère des modalités d’exercice du rituel telles qu’elles sont définies par l’anthropologie. À l’inverse de la logique paradoxale du rituel permettant une mise à distance des exigences empiriques, le processus de guérison repose ici sur une compréhension étroite de l’énoncé rituel, c’est-à-dire une identification totale de l’acteur à l’action en train de se dire. La parole du pasteur et l’invocation du nom de Jésus soignent moins la maladie que l’homme en souffrance, en redéfinissant ses maux dans un cadre sémantique qui donne une image du corps plus digne d’intérêt que celle des catégories étiologiques. Ce réinvestissement de sens se traduit dans ces soirées par un réinvestissement du lien. L’assemblée se constitue autour de la croyance que les autres peuvent quelque chose pour soi. En ce sens, si la prière ne débouche pas systématiquement sur une guérison effective, il y a fort à parier que ce réinvestissement du lien s’accompagne, à l’issue de la soirée, d’un changement de posture du sujet en souffrance vis-à-vis de l’espace social. Le corps individuel, marqué par la maladie ou la douleur, est aussi l’espace de la relation à l’autre et au monde. En ce sens, la maladie est une épreuve de soi mais aussi une épreuve relationnelle, que ces assemblées prennent en charge. Prendre soin du corps, c’est prendre soin du lien qui le construit comme sujet (Worms 2008). Le corps malade, espace de rupture dans la définition de soi (marquée par sa relation aux autres), s’inscrit ici dans un corps plus vaste où la maladie n’est plus l’unique espace commun. Cette sociabilité autour de la guérison agit comme issue de secours du sens.