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Dans cet ouvrage, Le temps du pub. Territoires du boire en Angleterre, l’ethnologue Josiane Massard-Vincent, chargée de recherche au CNRS et membre du laboratoire d’anthropologie urbaine (Ivry-sur-Seine), offre la possibilité au lecteur de pénétrer dans un univers culturel mythique de l’Angleterre, celui des pubs (public drinking houses). Cette étude concise inaugure la collection « Enquêtes » de la jeune maison d’édition Aux lieux d’être, spécialisée dans la diffusion des travaux de recherche contemporains dans le domaine des sciences humaines et sociales. Cette collection cherche à offrir des pistes de réflexion aux questions touchant la construction du quotidien, principalement par les données issues d’enquêtes ethnologiques ainsi qu’au moyen de la description et de l’analyse méticuleuses de la trame des jours. Étant donné son nombre restreint de pages (116), cette recherche n’a pas la prétention de couvrir tous les aspects de ce vaste sujet déjà abordé par des disciplines comme l’histoire et la sociologie. Elle a toutefois le mérite de proposer, de façon originale, une vision en prisme de cette institution ancienne qui continue d’exister et d’affirmer de multiples identités. L’auteure a retenu pour ligne directrice la variable temporelle à l’oeuvre dans les pubs, variable que l’on peut qualifier de centrale pour la compréhension de ces lieux de consommation de bière et de sociabilité. Ainsi, « [il] y a pour chaque client un temps du pub. De même, tout pub a son propre temps » (11). Cet ouvrage s’adresse à un vaste public et saura intéresser autant le néophyte que l’observateur assidu de la société anglaise.

Le livre de Josiane Massard-Vincent, une ethnographie des pubs, est le fruit d’un travail soutenu composé de nombreuses enquêtes réalisées entre 2001 et 2006. Seule ou avec son « pub guru » (résident de la communauté et participant à l’étude), elle a arpenté les pubs de Newton (toponyme d’emprunt), petite municipalité du Derbyshire. Il importe de mentionner que cette localité a été le théâtre d’un autre terrain effectué par l’auteure entre 1998 et 2000. À cette occasion, celle-ci a porté une attention particulière à l’anglicanisme à partir de l’étude ethnographique d’un bourg anglais, en l’occurrence Newton (2001 : 86). La mise en relation de ces deux expériences de terrain permet à l’auteure d’esquisser des rapprochements entre deux institutions du patrimoine national et local de ce pays que sont les pubs et l’Église d’Angleterre. Outre l’attachement de la population envers ces institutions historiques — l’attachement décroissant envers l’Église, ce qui se traduit par la baisse de sa fréquentation — s’observe une intrication de la structure temporelle. Le temps long d’abord, celui de l’histoire nationale, où ces deux entités ont connu des périodes de complémentarité et aussi des clivages importants. Le temps de la routine ensuite, rythmé et agencé à l’échelle locale par le calendrier annuel, hebdomadaire et quotidien, marqué par la répétition.

Après cette courte mise en relation du pub et de l’Église anglicane sont évoquées brièvement la naissance et l’expansion des pubs en Angleterre. Cette histoire colorée se déroule bien sûr parallèlement à l’évolution de la bière en ce royaume. En effet, le riche parcours de cette boisson domestique qu’était l’ale, type très ancien de bière obtenu par fermentation haute, traduit bien, avec le pub, les particularités de la société anglaise depuis le premier millénaire. Tantôt instigateurs de changements, tantôt catalyseurs des mutations sociales, les pubs et la bière en Angleterre constituent réellement une institution en eux-mêmes.

L’ouvrage comporte cinq chapitres qui viennent baliser les différentes thématiques ressortant de cette ethnographie des pubs. Le premier chapitre s’attarde à énoncer l’origine et la mise en forme de l’enquête. Des entretiens avec les tenanciers de quatre pubs de Newton ainsi qu’une fréquentation assidue de ceux-ci et de certains en périphérie constituent l’essentiel du travail de terrain de Josiane Massard-Vincent. L’auteure a retenu un échantillon plus restreint d’établissements en relation avec leur milieu plutôt qu’un nombre plus grand de pubs isolés. Ce choix méthodologique est garant d’une meilleure compréhension de la logique interne d’un pub à travers son temps propre, sa routine, ses acteurs et les diverses pratiques culturelles qu’il met en scène. Cela coïncide bien avec la portée indicative de cette étude. Pour réaliser ce projet, l’auteure a eu recours, outre la matière issue de ses entretiens et des patientes observations in situ réalisées à plusieurs reprises dans ces lieux parfois rébarbatifs pour une non-initiée, à des sources documentaires pertinentes et diversifiées. D’ailleurs, le souci de mettre ses observations et ses données d’enquête en perspective avec des données et des résultats d’enquêtes contemporaines renforce la crédibilité de cet opuscule. De cette manière, les matériaux ethnographiques ont pu être analysés à la lumière des corpus d’ethnologues et d’anthropologues ayant étudié ce sujet en d’autres temps et d’autres lieux.

Le premier chapitre est aussi l’occasion pour l’auteure de mentionner les limites du terrain et, dans le même souffle, les obstacles pouvant être rencontrés par tout chercheur s’intéressant à la question. Effectivement, il ressort de cette expérience que certains sont parfois difficiles à surmonter. Par exemple, il ne suffit pas d’être accepté par les patrons de l’endroit pour avoir le champ libre dans le pub. Les clients, majoritairement de sexe masculin, remarqueront très vite une tierce personne, surtout s’il s’agit d’une femme, qu’elle assure une présence régulière et qu’elle pratique une consommation de bière en deçà des standards des habitués. Ces derniers peuvent se montrer méfiants et entreprendre des actions déroutantes pour l’observatrice. Une fois celle-ci incluse et admise dans un groupe, se pose avec acuité la question de la place de la chercheuse vis-à-vis ses sujets. Il faut savoir faire la part des choses entre l’immersion et le recul de l’observation. La réalité mouvante de ce terrain convie l’ethnologue à ne rien tenir pour acquis et à agir souvent selon son intuition, car après tout, les clients des pubs sont des informateurs qui ne se dévoilent pas si facilement.

Le deuxième chapitre cherche à situer les différents types de pubs pouvant être rencontrés. Du « vrai pub » au « pub de quartier » en passant par le « joli pub » et le « bon pub », les désignations foisonnent dans les discours populaires. La confusion s’amplifie selon le genre, l’appartenance sociale, la provenance de la personne qui fréquente le pub ainsi que le moment de sa fréquentation dans l’année et la semaine. En cette matière, il est davantage question de la perception qu’ont les usagers de ces lieux. Plusieurs variables peuvent qualifier les pubs : la prédominance de la « vraie bière » (ale) et des « vrais buveurs » ; la présence ou l’absence de nourriture ; l’omniprésence des hommes ou le mélange accepté ; l’ambiance musicale ; l’apparence visuelle de l’architecture et de l’ornementation ; les activités ludiques pratiquées par les usagers ; la gestion du pub et le comportement du personnel ; l’accueil réservé aux touristes par les habitués de l’endroit ; l’implication et la participation des dirigeants de la maison et des clients dans la vie de la communauté et la promotion d’une identité. Une chose est certaine dans l’appréciation des pubs : il n’y a pas de consensus, mais plutôt une diversité de points de vue, de représentations et d’appartenances.

Le troisième chapitre vient démystifier un personnage central de ce type d’établissement, le maître des lieux ou le tenancier (publican). Son rôle est souvent celui de médiateur dans la conduite des affaires locales. On attend d’un bon tenancier qu’il fasse preuve de cordialité, d’écoute et de complicité avec sa clientèle fidèle (boire avec les clients, par exemple). Il doit participer à la vitalité de son pub et celui-ci doit être une source de fierté pour lui. Couramment, l’univers public (son travail) se mêle à l’univers de la vie privée. L’auteure mentionne que certains d’entre eux ne parviennent pas à préserver leur espace personnel, état pouvant entrainer des difficultés et jusqu’à la fermeture définitive de la maison.

Pour sa part, la conjointe du maître des lieux occupe un rôle d’autorité et de contrôle de grande importance dans la bonne conduite de l’établissement : « Iconique, la figure féminine est multiple : efficace et commerciale, souriante, mais sévère, séduisante, mais à jamais inaccessible, elle est aussi attentive et rassurante » (58). Le tenancier et la patronne agissent donc en complémentarité et cela contribue à forger le caractère unique de leur pub.

Dans le chapitre quatre, consacré aux habitués, l’auteure décortique la structure temporelle prévalant dans certains pubs de Newton. Nous retenons que l’activité journalière des clients mérite d’être examinée attentivement pour en saisir toute la portée réelle. À ce titre, la chercheuse souligne l’importance du rythme de la fréquentation qui s’instaure dans chacun des pubs observés. Habitude, routine, répétition et familiarité : le temps du pub est découpé par les tenanciers, mais surtout par les fidèles qui les visitent en suivant implicitement les prescriptions d’un horaire divisé selon l’âge et l’appartenance sociale. Il est même possible, dans cette recherche de repères et de stabilité, d’établir des comparaisons entre le pub et la maison familiale. Cette dernière constituerait-elle en quelque sorte le prolongement du premier ? Chaque habitué, par son individualité et son rythme de fréquentation, concourt à modeler le pub qu’il fréquente.

Enfin, le chapitre cinq démontre avec éloquence le rôle de ciment social dévolu au pub. Celui-ci exploite, à différents degrés, plusieurs fêtes calendaires et peut même devenir pour un moment (« soirée des cerfs » et « soirée des poules ») le haut lieu des rites de passage précédant le mariage. Au quotidien, la consommation de la bière, les réunions de clients, les soirées de jeu-questionnaire (quiz), le classique jeu de dominos et autres amusements façonnent le temps du pub tout en provoquant assurément une sociabilité dans cette institution enracinée dans le territoire.

La lecture de l’ouvrage Le temps du pub s’avère un moyen beaucoup plus facile de s’immiscer dans cet univers masculin que d’y enquêter, comme l’auteure, durant plusieurs années. Patience, persévérance et tact constituent des qualités requises pour mener à bien une telle investigation. Selon les circonstances du terrain, les repères théoriques « confortables » de l’ethnologue peuvent se dérober, le forçant à orienter davantage sa démarche sur des fondements d’ordre intuitif. Cette enquête permet de cerner la substance essentielle des pubs, même s’ils se déclinent sous de multiples aspects. Le temps de cette lecture, nous respirons l’odeur et scrutons l’apparence du pub, nous nous imprégnons de l’ambiance qui y règne et prêtons l’oreille aux conversations des habitués ; nous prenons presque une gorgée de bière ! Le voyage semblerait pratiquement parfait si ce n’était du caractère trop synthétique de la recherche et de l’absence totale d’éléments visuels évocateurs. En effet, il aurait été appréciable d’offrir une étude plus spécialisée et cela, même si l’auteure parvient avec brio à rendre palpable cette réalité singulière et à souligner l’importance de ce lieu incontournable de la société anglaise. Si certaines thématiques méritent d’être approfondies, comme les comparaisons avec l’institution religieuse anglicane, il faut garder à l’esprit que la collection à laquelle appartient ce livre se veut accessible au plus grand nombre dans sa noble mission de décrire la fabrique du quotidien. En somme, la matière ethnographique composant cette enquête, par sa qualité, sa clarté et sa rigueur, est propice à une réflexion enrichissante. L’honnêteté de la démarche combinée à l’originalité de l’approche privilégiée par l’auteure pour scruter les pubs vient enrichir considérablement notre perception et notre compréhension de ce sujet, prouvant ainsi que l’apparente banalité du quotidien peut se penser autrement et révéler, dans sa richesse, une appartenance à un temps qui exige d’être apprivoisé lentement afin d’en saisir de l’intérieur toute la complexité.