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Introduction

Selon le Professeur Pierre-Laurent Frier[1], le patrimoine culturel recouvre l’ensemble des traces des activités humaines qu’une société considère comme essentielles pour son identité et sa mémoire collective et qu’elle souhaite préserver afin de les transmettre aux générations futures. Le droit français du patrimoine s’adosse à des concepts de droit civil et plus particulièrement à la notion de propriété. Aux termes de l’article 1er du Code du patrimoine, adopté en 2004, « le patrimoine s’entend de l’ensemble des biens, immobiliers ou mobiliers, relevant de la propriété publique ou privée, qui présentent un intérêt historique, artistique, esthétique, scientifique ou technique ».

L’indisponibilité, l’inaliénabilité et l’imprescriptibilité sont autant de techniques juridiques visant à protéger, mais également à contrôler la circulation de certains biens qui se distinguent par leur valeur artistique ou historique. Le droit du patrimoine a grandement influencé la condition juridique et le statut des biens culturels. De propriété publique ou privée, le bien culturel est un bien meuble susceptible de circuler sur un territoire et de traverser des frontières.

Victimes de convoitises, les biens culturels ont fait et font toujours l’objet d’innombrables appropriations plus ou moins violentes, devenant dès lors sujets de revendications et d’actions en restitutions par ceux qui s’en estiment les véritables propriétaires. S’interroger sur le phénomène de la restitution des biens culturels implique de s’entendre sur la définition même de ce type de biens. La notion de bien en droit civil fait référence à toute chose susceptible d’appropriation. Si le bien culturel peut être vu comme un objet mobilier soumis au droit de propriété, il n’en existe toutefois pas de définition unitaire. L’objet culturel se caractérise au travers de l’instrument juridique mobilisé et de la matière considérée ; sa valeur peut être archéologique, artistique, scientifique, technique, religieuse, laïque ou encore historique.

Au lendemain de la Deuxième Guerre mondiale, la Convention de la Haye de 1954 pour la « Protection des biens culturels en cas de conflit armé » a défini le bien culturel comme étant centré autour des notions de biens meubles et immeubles ayant « une grande importance pour le patrimoine culturel des peuples ». La matière du droit du patrimoine est ainsi reliée au droit de l’Homme. Le bien culturel est considéré comme un réceptacle porteur de sens, il est la mémoire et l’empreinte de la culture de laquelle il provient. Le préambule de la Convention de La Haye entérine l’importance du bien culturel en affirmant une vision universelle de l’art selon laquelle « les atteintes portées aux biens culturels, à quelques peuples qu’ils appartiennent, constituent des atteintes au patrimoine culturel de l’humanité entière étant donné que chaque peuple apporte sa contribution à la culture mondiale ».

Protection et restitution des biens culturels : l’évolution du cadre légal international

L’émergence de la nécessité d’une protection particulière : l’éthique et le juridique

La nécessité d’une protection particulière des biens culturels s’est concrétisée au travers de l’élaboration de divers textes juridiques à portées internationales, européennes et nationales, rédigés le plus souvent à l’issue d’un conflit armé. Depuis l’Antiquité, la saisie d’oeuvres d’art est le premier facteur de circulation des biens culturels. Soixante-dix ans avant Jésus-Christ, Cicéron plaidait déjà en faveur d’une protection du patrimoine et de la restitution des oeuvres d’art spoliées à la province de Sicile par Verrès, gouverneur romain accusé d’abus de pouvoir, de détournement de fonds et de vols d’oeuvres d’art[2]. Les conflits armés sont l’une des principales sources de destruction du patrimoine et des biens culturels. C’est donc tout naturellement que l’organisation juridique de la restitution des oeuvres d’art spoliées a été élaborée dans le cadre du droit de la guerre.

Retracer l’histoire des spoliations reviendrait à retracer l’histoire de l’humanité. Toutes les guerres, toutes les conquêtes, toutes les révolutions donnent lieu à des pillages et des spoliations de biens culturels. Les conflits récents en Afghanistan, en Irak, en Lybie et en Syrie et la destruction de sites et d’objets culturels majeurs, à l’image des Bouddhas géants de Bâmiyân en 2001 ou encore de la cité antique de Palmyre par l’État islamique depuis le début de la guerre en Syrie en 2011, font la preuve de l’actualité de la question de la protection des oeuvres en temps de guerre et de la persistance du problème du trafic des biens culturels comme enjeu de politique internationale.

À partir de la fin du XIXe siècle, le droit international s’est attaché à élaborer des règles tendant à interdire les prises de guerre ainsi que des recommandations non contraignantes destinées à répondre aux revendications d’objets culturels à la suite d’un conflit. À titre d’exemples, les dispositions des Règlements de La Haye de 1899 et de 1907, de la Convention de La Haye de 1907 ou encore du « Pacte Roerich » adopté en 1935, soulignent l’émergence d’une véritable protection des biens culturels au travers de l’approche militaire et du droit de la guerre. La guerre, aujourd’hui plus souvent dénommée « conflit armé », se définit comme un rapport conflictuel qui se règle par une lutte armée, en vue de défendre un territoire ou un droit, de conquérir ou de faire triompher une idée. Les pillages et les spoliations de biens culturels en temps de guerre sont intimement liés à l’idée de conquête, territoriale ou religieuse, voire même d’annihilation d’un peuple et de ses idées.

Les destructions massives et les pillages perpétrés pendant la Seconde Guerre mondiale ont amené la communauté internationale, sous l’impulsion des Alliés vainqueurs du nazisme, à approfondir une réflexion juridique amorcée après la chute de Napoléon Bonaparte, autour de la protection du patrimoine et de la restitution des biens déplacés pendant le conflit. La restitution des biens culturels est un sujet complexe où s’enchevêtrent des intérêts et des acteurs divers et bien souvent opposés, qui suscitent de nombreuses interrogations sur les plans historique, économique, géopolitique et politique.

L’approche juridique de la restitution des biens culturels volés ou illicitement exportés souligne les difficultés résultant d’une combinaison de législations nationales envisageant toutes différemment le concept de propriété et la revendication des biens.

La restitution des biens culturels constitue un enjeu juridique et éthique majeur des relations internationales. Ainsi, le colonialisme a, parmi ses multiples conséquences géopolitiques, présidé à de nombreux déplacements d’objets. À cet égard, l’annonce du Président Emmanuel Macron, le 28 novembre 2017 à l’université d’Ouagadougou, de sa volonté de réunir les conditions pour des restitutions temporaires ou définitives du patrimoine africain en Afrique d’ici cinq ans, ouvre une nouvelle voie au débat. Le temps passé depuis la spoliation, réelle ou supposée, constitue un élément fondamental dans la compréhension du phénomène des restitutions et l’on s’interroge sur le point de savoir s’il devrait être instauré un délai au-delà duquel toute demande de restitution deviendrait impossible alors que la prescription, principe fondamental du droit, semble soudainement inopérante face à certaines revendications ? Les faiblesses du droit face à la question des restitutions de biens culturels sont nombreuses et le grand défi de notre siècle consiste à développer des solutions alternatives applicables en matière de résolution des conflits, centrées autour de la propriété et de la localisation des biens culturels.

C’est en nous intéressant aux aspects juridiques, éthiques et géopolitiques qui sous-tendent la restitution des biens culturels que nous pouvons mettre en lumière la particularité et la complexité du sujet et en dresser un état des lieux.

Les conflits armés à l’origine d’une prise de conscience de la nécessaire protection du patrimoine culturel

La dépossession massive d’oeuvres d’art, le pillage et le déplacement de patrimoine culturel constituent de longue date un aspect traditionnel de la guerre. La genèse de la protection du patrimoine culturel s’inscrit dans les règles militaires et le droit international des conflits armés. Alors que les conflits entre États n’ont jamais cessé d’exister, les pays belligérants ont tenu très vite à imposer des règles visant à limiter la violence et à protéger les droits fondamentaux de la personne humaine. Le droit de la guerre désigne les lois coutumières sur lesquelles s’entendent les peuples ennemis lors d’un conflit. Ses principes, traditionnellement appelés « lois et coutumes de la guerre » ou « droit des gens », ont été codifiés sous forme de conventions à partir de la fin du XIXe siècle[3].

Le droit international des restitutions de biens culturels s’est forgé au travers de ces différents textes. La première trace juridique, concernant le retour des objets pillés lors d’un conflit armé, date de 1648 dans le cadre de la signature des traités de Westphalie qui mettaient fin aux guerres de Trente ans et de Quatre-Vingts ans. Le traité de paix signé entre la France et le Saint-Empire contient des dispositions organisant le retour des biens, documents et archives saisis aux personnes. La première restitution de grande ampleur fut imposée à la France par le traité de Vienne en 1815. La revendication des antiquités, butin des conquêtes napoléoniennes dans le but de créer un musée universel, incita les vainqueurs de Napoléon à imposer à la France le retour de certaines oeuvres dans leur pays d’origine. Les conquêtes napoléoniennes furent, en effet, le théâtre d’un pillage systématique d’oeuvres d’art au gré des conquêtes territoriales. Entre 1792 et 1799, des milliers de tableaux et autres biens culturels devinrent la propriété de l’État français. L’histoire des spoliations napoléoniennes permet d’illustrer les difficultés liées à la restitution des oeuvres d’art. L’idée d’une restitution s’est affirmée sous le Consulat puis sous l’Empire, dont objectif politique était l’apaisement des esprits. Selon Ferdinand Boyer, le traité de Vienne fut l’occasion d’un arbitrage concernant les oeuvres devant retourner dans leur pays d’origine et celles devant rester au Louvre, l’ouvrage étant parfois vu comme un chef-d’oeuvre indispensable aux collections que l’État avait réunies pour l’instruction de la Nation. 

Il est intéressant de noter que cette idée se retrouve dans notre droit contemporain au travers du statut particulier attribué aux « trésors nationaux ». L’idée de protéger le patrimoine culturel n’est pas exclusive à l’Europe. En 1863 aux États-Unis, le Lieber Code for the Government of Armies of the United States in the Field[4] condamne la pratique du pillage, la dévastation de la religion, des arts et des sciences et prévoit une responsabilité pénale individuelle en cas de violations des dispositions pouvant aller jusqu’à la peine de mort. En 1880, inspirés par l’exemple américain, les Anglais rédigent le Manuel d’Oxford des lois de la guerre sur terre, qui constitue la contribution doctrinale la plus importante en la matière et entérine à une échelle internationale la protection des biens culturels. On y retrouve l’interdiction de piller et de détruire des propriétés publiques ou privées sauf « impérieuse nécessité de guerre ».

Ce sont les Conventions de La Haye de 1899 et de 1907 qui marquent l’émergence d’un véritable droit international des lois et coutumes de guerre.

Aux termes de l’article 27 du Règlement annexé à la Convention IV de 1907, « dans les sièges et bombardements, toutes les mesures nécessaires doivent être prises pour épargner, autant que possible, les édifices consacrés aux cultes, aux arts, aux sciences […] à condition qu’ils ne soient pas employés en même temps à un but militaire ». Leur champ d’application se limite néanmoins aux parties contractantes et à une situation particulière. Il faut attendre la signature du Traité de Versailles en 1919, à la fin de la Première Guerre mondiale, pour que soit envisagée de manière plus précise la restitution des objets culturels. L’article 238 du Traité constitue une clause générale de restitution des objets et prévoit que l’Allemagne effectuera la restitution « en espèces des espèces enlevées, saisies ou séquestrées ainsi que la restitution des animaux, des objets de toutes sortes et des valeurs enlevés, saisis ou séquestrés, dans les cas où il sera possible de les identifier sur le territoire de l’Allemagne ou sur celui de ses alliés ».

L’idée que les biens culturels « constituent le patrimoine de la culture des peuples » émerge pour la première fois le 15 avril 1935 alors que le Conseil directeur de l’Union panaméricaine adopte le « Pacte Roerich » (du nom du peintre russe Nicholas Roerich qui en eut l’initiative).

Ce traité international vise la protection des institutions artistiques, scientifiques et les monuments historiques en temps de guerre. Il fut ratifié par dix pays et signé par onze États du continent américain[5]. Il est toujours en vigueur. Selon les termes de son préambule, il est conclu afin que « le patrimoine de la culture soit respecté et protégé en temps de guerre et de paix ». S’il marque une grande avancée dans le droit des restitutions, le Pacte s’attache toutefois à la protection des biens immeubles et ne protège les biens culturels meubles que s’ils sont abrités dans les bâtiments inscrits dans le traité comme « monuments historiques, musées, institutions dédiées aux sciences, aux arts, à l’éducation et à la culture ». La nuance est d’importance. En effet, la distinction réalisée entre le patrimoine immobilier et mobilier est révélatrice d’une conception particulière du patrimoine culturel. La place acquise par le patrimoine culturel dans les divers textes depuis 1648 jusqu’à l’aube de la Seconde Guerre mondiale est restreinte. Si les pays élaborent des règles visant à la protection du patrimoine culturel dans le cadre du droit de la guerre, ce patrimoine semble être envisagé exclusivement comme propriété des États. Cette perception du patrimoine évoluera cependant face aux atrocités commises pendant la Seconde Guerre mondiale.

Les spoliations nazies, un tournant dans le droit des restitutions

Dès leur accession au pouvoir, les nazis ont développé une politique culturelle agressive, s’attaquant d’une part à l’art qualifié de « dégénéré », et tendant, d’autre part, à enrichir les collections personnelles du Führer et de ses proches conseillers. Une double dynamique de destruction et d’appropriation est ainsi mise en oeuvre. Selon Éric Michaud[6], l’art était sous le national-socialisme la « raison d’être » et la fin du régime et faisait l’objet d’un culte national. Tout travail est assimilé à l’activité artistique, une activité tournée vers la naissance et l’élaboration d’un homme nouveau, « l’Homme aryen ». C’est au travers d’un asservissement total du processus créateur que l’idéologie nationale-socialiste cherche à affirmer sa supériorité[7].

Dans Mein Kampf, rédigé en 1925, Hitler expose sa vision de la décadence culturelle du peuple allemand et déplore « les aberrations malsaines d’hommes aliénés ou dépravés, connues depuis le tournant du siècle sous les noms collectifs du cubisme ou dadaïsme ». Le national-socialisme affirme ainsi sa volonté de réduire à néant la « putréfaction » que constituerait l’art moderne[8]. S’ensuivit une politique d’épuration qui consistait à retirer des musées toutes les oeuvres qualifiées de dégénérées par le régime. Quant à la spoliation des collections juives françaises par les nazis, elles débutèrent aussitôt l’armistice signé, et ce en totale contradiction avec les principes posés par la Convention de La Haye de 1907. Dès la fin du mois de juin et au cours des premiers jours de juillet 1940, les services de l’ambassade du Reich à Paris établirent des listes de collectionneurs juifs déchus de la nationalité française, afin d’organiser leur appréhension. Le pillage et la spoliation des biens culturels appartenant à des juifs est organisée en France sous l’autorité de l’Einsatzstab Reichsleiter Rosenberg (ERR)[9] et on estime à environ cent mille le nombre d’oeuvres d’art transportées vers l’Allemagne entre 1940 et 1944. Face à l’ampleur du pillage perpétré par les nazis dans les pays occupés, dix-sept pays Alliés signèrent à Londres, le 5 janvier 1943, une déclaration solennelle destinée à servir de fondement à l’organisation des restitutions, dès la fin du conflit.

Au terme de la « Déclaration solennelle de Londres[10] », les États signataires s’engageaient à mettre en place un système juridique destiné à organiser l’invalidation de toute transaction, qu’elle soit intervenue sous forme de confiscations, ventes forcées, donations forcées, abandons ou vols, y compris sous l’apparence de la légalité, effectuée sur un territoire occupé par les troupes du Reich. L’adoption de cette déclaration solennelle est une première étape vers la prise en compte de la protection des biens culturels de propriété privée. En effet, les spoliations d’oeuvres d’art par les nazis ont été perpétrées à l’encontre de populations civiles et des individus ont été dépossédés du seul fait de leur appartenance à un groupe.

Ainsi, au travers du prisme de la protection de la propriété privée, la Déclaration solennelle de Londres condamnait les agissements de l’Allemagne durant la Seconde Guerre mondiale et sa volonté d’annihilation du peuple juif. À partir de la déclaration de Londres, le patrimoine culturel n’est plus regardé uniquement comme une entité appartenant à l’État, mais recouvre également une multitude d’objets culturels d’appartenance privée. La fin de la Seconde Guerre mondiale pose la question de la restitution des biens en général, mais également des biens culturels en particulier, spoliés sous le troisième Reich. Les Conférences des 9 et 21 décembre 1945 sur les réparations imposées à l’Allemagne prévoient qu’un objet culturel spolié, s’il ne peut être restitué, devra dans la mesure du possible être remplacé par un objet équivalent. De fait, la règle générale pour les objets dont la perte fut documentée mais qui ne purent pas être identifiés fut la compensation en numéraire.

La Convention de La Haye pour « la protection des biens culturels en cas de conflit armé », adoptée sous l’égide de l’UNESCO le 14 mai 1954 au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, constitue le premier instrument international à visée universelle orienté exclusivement vers la protection du patrimoine culturel. Elle prévoit des mesures de prévention contribuant à sensibiliser l’ensemble des États aux destructions de patrimoine culturel à l’occasion de conflits armés et propose la mise en oeuvre de mesures spécifiques de protection.

La coopération internationale dans un contexte non lié aux conflits

La Convention de l’UNESCO concernant les « Mesures à prendre pour interdire et empêcher l’exportation, l’importation et le transfert de propriété illicite des biens culturels » (signée le 14 novembre 1970 à Paris), est la première convention internationale non liée au droit de la guerre visant à protéger les biens culturels. Elle constitue un instrument de coopération entre les États, qu’elle incite à adopter une législation consacrée à la protection du patrimoine culturel, au contrôle de l’entrée des biens culturels provenant d’autres pays et, de manière plus générale, à la lutte contre le trafic des biens culturels.

Elle constitue l’instrument juridique le plus abouti en matière de lutte contre le trafic international des biens culturels. Son objet est notamment de poser les bases d’une coopération judiciaire entre les États, afin de faciliter la restitution des biens culturels illicitement exportés et de mettre un terme aux fouilles illicites.

Elle prévoit un contrôle des exportations des biens culturels figurant sur une liste détaillée et l’institution d’un certificat d’exportation. Adoptée à Rome le 24 juin 1995, la Convention UNIDROIT sur les « Biens culturels volés ou illicitement exportés » combat le commerce illégal de biens culturels en établissant un corps minimum de règles juridiques communes aux États parties, dans le but de favoriser la préservation et la protection du patrimoine culturel. Cette Convention se veut d’application directe dès ratification par les États signataires, mais de nombreux États ne l’ont pas encore ratifiée[11].

Paradoxalement, bien qu’ils constituent l’expression d’une réflexion internationale sur la restitution des biens culturels, l’efficacité des instruments juridiques internationaux est modérée. Certains États refusant de les signer ou de les ratifier, les conventions internationales mises en place pour lutter contre le pillage et la destruction des biens culturels se révèlent souvent impuissantes à atteindre les buts qu’elles se sont fixés. Ensemble de règles de droit non obligatoires, les soft laws occupent une place importante dans le droit des restitutions. Face aux difficultés d’application des Conventions internationales, ces soft laws apportent des réponses adaptées sans toutefois poser d’obligation juridiquement sanctionnée. L’exemple le plus probant en la matière est issu de la Conférence de Washington de décembre 1998, au terme de laquelle 44 pays se sont accordés sur onze principes directeurs qui président à la restitution des biens culturels spoliés aux juifs pendant la Deuxième Guerre mondiale. Les principes adoptés marquent une étape décisive en introduisant une approche renouvelée des questions de spoliations d’oeuvres d’art : ils encouragent les recherches de provenance, cherchent à faciliter l’introduction des demandes des requérants et poussent à la mise en oeuvre de solutions justes et équitables. Les soft laws sont également à l’origine de la reconnaissance du concept de « diligences requises » défini dans les Conventions UNESCO et UNIDROIT, au moyen d’un contrôle accru de la provenance des biens culturels. En imposant au marché de l’art une vigilance particulière quant à la provenance des biens culturels, ce concept de « diligences requises », qui oblige l’acquéreur d’un bien culturel à s’assurer de sa disponibilité au moment de son acquisition, influe sur le fonctionnement du marché de l’art.

Ainsi, des outils tels que les bases de données listant les objets disparus ou les listes rouges de l’ICOM sont mis à la disposition des professionnels du marché de l’art qui, contraints de vérifier la disponibilité des objets qui transitent entre leurs mains, deviennent désormais des acteurs de la lutte contre le trafic des biens culturels[12].

Le droit européen joue également un rôle en matière de protection des biens culturels. Les dispositions de la Convention européenne adoptée à Delphes le 23 juin 1985 sur « Les infractions visant les biens culturels mobiliers » renforcent l’aspect pénal du droit des restitutions. Le contrôle à l’importation et à l’exportation des biens culturels au sein de l’Union s’impose comme une exception au principe de libre circulation des marchandises entre les États membres[13]. Concernant la restitution, la Communauté a adopté dès 1993 une directive garantissant la restitution entre États membres de tout bien culturel considéré comme un « trésor national de valeur artistique, historique ou archéologique » ayant quitté illicitement le territoire de l’État revendiquant après le 1er janvier 1993. Toutefois, le champ d’application et les conditions d’exercice de l’action en restitution ayant été jugés trop restrictifs dans le cadre des dispositions de la directive 93/7/CEE du 15 mars 1993, le texte a été refondu par la directive 2014/60/UE du 15 mai 2014. La principale nouveauté de ce texte réside dans l’adoption du concept de diligences requises au moment de l’acquisition du bien revendiqué, dont la preuve de l’accomplissement doit être rapportée par le possesseur qui prétend au versement d’une indemnité en cas de restitution du bien culturel exporté illicitement.

Le concept de « diligences requises », défini dans les Conventions UNESCO et UNIDROIT et repris dans la directive 2014/60/UE évoquée ci-dessus, a profondément modifié l’approche classique de la possession en droit français. À cet égard, l’article 2276 du Code civil (qui précise qu’« en fait de meubles, la possession vaut titre ») instituait traditionnellement une présomption de propriété au profit du possesseur d’un bien culturel. La présomption de propriété découlant de la possession matérielle de la chose a ainsi prévalu sur le marché de l’art jusqu’à l’introduction en droit interne, par le biais de la transposition des dispositions de la directive du 15 mai 2014[14], du concept de diligences requises.

En effet, l’obligation faite à l’acquéreur d’un bien culturel de vérifier la disponibilité du bien au moment de son acquisition et d’être en mesure d’apporter la preuve des diligences accomplies en ce sens, opère un renversement de la charge de la preuve et met fin à la présomption de propriété découlant de la simple possession matérielle. Ce changement de paradigme ne vaut cependant que pour les biens culturels, et la présomption de propriété découlant de l’article 2276 reste valable pour les autres biens meubles. Les dispositions du droit français concernant le patrimoine culturel ont été regroupées, depuis 2004, au sein du Code du patrimoine, qui contient notamment une définition des trésors nationaux, des dispositions relatives à la protection des biens culturels, à leur circulation, leur restitution, leur dépôt et leur acquisition. Sa création dénote une volonté de la France de réaffirmer les modalités de protection du patrimoine culturel, qui reposent sur l’inaliénabilité et l’imprescriptibilité des biens des collections nationales. En matière pénale, les dispositions de la loi de 2008[15] prévoyant l’alourdissement des peines prévues par le législateur pour lutter contre les vols de biens culturels furent d’une grande efficacité pratique.

Si ces différentes règles internationales, européennes et nationales constituent un cadre juridique en matière de restitution de biens culturels, chaque revendication répond à des considérations politiques, géopolitiques mais également éthiques qui influent nécessairement sur son issue.

Enjeux géopolitiques et tendances actuelles de la restitution des biens culturels 

Le lieu et les acteurs de sa création, le contexte de son appréhension et de son déplacement sont autant de questions qui doivent être étudiées dans le cadre de la réflexion pouvant mener à la restitution d’un bien culturel. Si les instruments juridiques sont nombreux, l’application des seules règles de droit ne permet plus aujourd’hui de répondre à l’ensemble des problèmes issus de la localisation du patrimoine culturel. La globalisation, la circulation de l’information, la complexification des situations et la diversité des enjeux historiques, politiques, diplomatiques, économiques ou spirituels sont autant de raisons de faire appel à d’autres types de règles, plus souples et souvent mieux partagées. Afin de prendre la mesure des nombreuses variables pouvant entourer les demandes de restitutions, il semble nécessaire d’évoquer quelques exemples concrets.

Les « MNR » et les biens spoliés aux juifs pendant la Seconde Guerre mondiale

À l’issue de la Seconde Guerre mondiale, la mise en oeuvre des dispositions de la Déclaration solennelle de Londres signée le 5 janvier 1943 comprenait la question de la restitution des biens culturels spoliés à leurs légitimes propriétaires. Les accords prévoyaient qu’il appartenait à chaque État de mener des enquêtes en vue d’établir la liste des oeuvres dont leurs nationaux et les musées publics avaient été dépossédés. En septembre 1944, une Commission de récupération artistique (CRA) a été créée en France pour l’application des dispositions prises par les Alliés pour le retour à leurs propriétaires des oeuvres spoliées[16]. Ses travaux prirent fin en 1949 après un recensement colossal. En 1997, la Mission Mattéoli (chargée de procéder à une étude globale sur la spoliation des Juifs de France), estimait que 61 233 oeuvres avaient été récupérées en Allemagne après le conflit, dont 45 000 avaient pu être restituées à leurs propriétaires (Mission d’étude sur la spoliation des Juifs de France 2000). Parmi les quelques 15 000 oeuvres qui n’avaient pas retrouvé leur propriétaire, 2143 ont été inscrites sur des inventaires spécifiques et déposées dans les musées nationaux sous l’appellation MNR (Musées nationaux récupération) et sous forme de dépôts précaires, afin de rester à la disposition des propriétaires qui les réclameraient.

Après plus de quarante-cinq ans de silence, la question du sort de ces oeuvres restées entre les mains des musées français a resurgi dans les années 1990. Parmi les nombreux cas de restitution d’oeuvres d’art spoliées aux collectionneurs juifs dont la presse s’est largement fait l’écho, l’affaire Federico Gentili di Giuseppe se révèle emblématique de la position de la France en la matière. Face au refus opposé dès 1951 par l’administration de restituer à la famille les cinq oeuvres de la collection Gentili di Giuseppe déposées au musée du Louvre sous le sigle « MNR », les héritiers ont, en 1996, saisi le tribunal de grande instance de Paris d’une demande en restitution, fondée sur les dispositions de l’ordonnance no 45-770 du 21 avril 1945 portant deuxième application de l’ordonnance du 12 novembre 1943 sur la nullité des actes de spoliation accomplis par l’ennemi ou sous son contrôle et édictant la restitution aux victimes de ces actes de leurs biens qui ont fait l’objet d’actes de disposition.

S’inspirant largement des dispositions de la déclaration de Londres de 1943, ce texte contient une définition de la spoliation. Or, si le juge de première instance avait refusé de considérer que la vente aux enchères de la collection Federico Gentili di Giuseppe, organisée à l’Hôtel Drouot à Paris entre mai et juin 1942, était spoliatrice, la Cour d’appel de Paris a jugé, dans un arrêt du 2 juin 1999[17], qu’il existait un lien entre l’absence des héritiers, conséquence de la législation raciale qu’ils avaient dû fuir, le placement sous administration judiciaire des biens de Federico Gentili di Giuseppe et la mise en vente publique de la collection. La dispersion de cette collection, d’apparence légale, répondait toutefois à la définition de la spoliation telle que contenue dans les dispositions de l’ordonnance du 21 avril 1945. La Cour d’appel a donc condamné le musée du Louvre à restituer aux héritiers du collectionneur les cinq oeuvres[18] déposées dans ses collections, en application des dispositions du décret no 49-1344 du 30 septembre 1949 relatif à la fin des opérations de la commission de récupération artistique.

Le caractère individuel des spoliations de biens juifs induit un traitement individuel des revendications, marquant ainsi une profonde différence avec les revendications formulées par les peuples victimes de pillages d’oeuvres d’art non occidental. En droit français, dans les cas où la revendication concerne un MNR, le Service des Musées de France, sous réserve de s’être convaincu de l’identité du revendiquant avec le propriétaire spolié ou ses ayants droit, procèdera à sa restitution en liaison avec le ministère des Affaires étrangères. Dans les autres cas, le revendiquant pourra fonder sa demande soit sur les ordonnances de restitution promulguées par le Général de Gaulle dès le rétablissement de la légalité républicaine, soit en s’appuyant sur les principes issus de la Conférence de Washington pour la mise en oeuvre de solutions justes et équitables.

La restitution des restes humains

Les cas de revendication de restes humains revêtent une importance particulière au regard de l’éthique et de la morale. Au début du XIXe siècle, un entrepreneur britannique voyageant en Afrique du Sud a convaincu une jeune femme khoisan de le suivre à Londres afin d’y être exhibée pour ses particularités physiques. Saartjie Baartman a passé quatre ans au Royaume-Uni avant d’être emmenée en France par un organisateur de spectacles. Elle est décédée le 29 décembre 1815 et sa dépouille a été cédée au Muséum d’histoire naturelle de la Ville de Paris, où elle a été exposée jusqu’en 1970. Son corps fut moulé et ses organes mis en bocaux.

En 1994, Nelson Mandela a demandé à François Mitterrand le retour de la dépouille de Saarjtie Baartman, surnommée la « Vénus hottentote », dans son village natal. Sa requête n’a été suivie d’aucune réaction. En 2000, le sénateur Nicolas About a déposé une proposition de loi examinant la question du statut des restes humains dans les collections publiques. Le 21 février 2002, une loi visant à la restitution de la Vénus hottentote a été votée, au terme de laquelle « la dépouille mortelle de la personne connue sous le nom de Saartjie Baartman cesse de faire partie des collections de l’établissement public du Muséum national d’histoire naturelle ». La question plus globale du devenir des restes humains conservés dans les collections nationales est toutefois restée en suspens, puisqu’il ne s’agissait, par cette loi, que de résoudre un problème particulier. En restituant aux autorités sud-africaines les restes de la Vénus hottentote, le gouvernement français a obéi de toute évidence à des considérations non pas juridiques, mais politiques et éthiques.

Ce sont également des considérations éthiques qui ont conduit la Ville de Rouen à accepter de restituer à la Nouvelle-Zélande la tête d’un guerrier Maori qui se trouvait depuis la fin du XIXe siècle dans les collections de son Muséum d’histoire naturelle[19].

Cependant, la décision du conseil municipal de la Ville de Rouen en date du 19 octobre 2007, qui ordonnait la restitution de la tête maori à la Nouvelle-Zélande, a été annulée, sur requête du ministère de la Culture, par le tribunal administratif de Rouen[20] sur le fondement des dispositions de la loi du 4 janvier 2002 relative aux musées de France[21] et du principe d’inaliénabilité des collections publiques. Cette décision a été confirmée par la cour administrative d’appel de Douai le 24 juillet 2008[22]. À la lecture de cette décision, la sénatrice Catherine Morin-Desailly prit l’initiative de déposer une proposition de loi permettant la restitution de l’ensemble des têtes maori conservées dans les collections publiques françaises. La loi no 2010-501du 18 mai 2010, au terme de laquelle « les têtes maories conservées par des musées de France cessent de faire partie de leurs collections pour être remises à la Nouvelle-Zélande », fut adoptée à l’unanimité.

Les têtes maori furent restituées le 23 janvier 2012, à la suite d’une cérémonie officielle tenue au musée du Quai Branly-Jacques Chirac. La loi du 18 mai 2010 permettait donc la restitution de l’ensemble des têtes maori, mais prévoyait également la réorganisation des procédures de déclassement de biens des collections publiques des musées de France, en mettant en place une commission scientifique des collections nationales[23].

Les manuscrits coréens de la dynastie Joseon

La restitution d’un bien culturel peut également avoir une visée économique, comme ce fut le cas lors de la restitution à la Corée de 297 manuscrits royaux en novembre 2010. En 1867, la flotte française avait mené une action punitive en Corée à la suite du massacre de civils et de missionnaires chrétiens par les Coréens. À l’issue de leur mission, les bâtiments des archives royales de l’île de Kangwha avaient été pillés par les militaires français. Les manuscrits royaux avaient été saisis et déposés dans les collections de la Bibliothèque nationale.

Après qu’une équipe de scientifiques coréens ait découvert la présence de ces manuscrits classés dans la section chinoise de la Bibliothèque nationale en 1975, la Corée a formulé plusieurs demandes de restitution de ces documents, qu’elle considérait liés à son histoire et à sa mémoire. En 1993, alors que la France tentait de vendre ses TGV à la Corée, François Mitterrand a créé la surprise en offrant un des manuscrits dans le cadre des négociations commerciales menées sur place. Puis Nicolas Sarkozy a annoncé en novembre 2010, en marge du G20 organisé à Séoul, que la France s’engageait à rendre à la Corée l’ensemble des manuscrits saisis militairement 143 ans plus tôt. Cette déclaration d’intention est devenue effective l’année suivante, sous la forme d’un prêt de cinq ans renouvelable accompagné d’une coopération culturelle entre les deux États. La forme choisie pour le retour des manuscrits doit être appréciée au regard de leur situation juridique : du fait de leur appartenance aux collections nationales, protégés par les principes d’inaliénabilité et d’imprescriptibilité, les manuscrits ne pouvaient être restitués sans avoir recours à une loi ou, à tout le moins, à un avis conforme de la commission scientifique instituée par la loi du 18 mai 2010.

La solution du « prêt renouvelable » permettait donc de contourner ces écueils juridiques. Sous couvert de légalité, la restitution des manuscrits à la Corée constitue un acte purement politique, un « fait du prince » qui a suscité de nombreuses réactions et la colère des conservateurs de la Bibliothèque nationale.

Le patrimoine africain et les conséquences géopolitiques du colonialisme

La question de la restitution des biens culturels acquis durant la colonisation est un autre cas particulier. Le colonialisme a, parmi ses multiples conséquences géopolitiques, présidé à de nombreux déplacements d’objets dont la propriété est susceptible d’être revendiquée par les anciens pays colonisés. Le discours du Président Emmanuel Macron à Ouagadougou, le 28 novembre 2017, traduit une volonté de réparation et affirme une volonté d’utiliser la culture comme un des moyens de solder le colonialisme. Selon les termes employés par le Président Macron,[l]e premier remède c’est la culture, dans ce domaine, je ne peux pas accepter qu’une large part du patrimoine culturel de plusieurs pays africains soit en France. Il y a des explications historiques à cela mais il n’y a pas de justification valable, durable et inconditionnelle, le patrimoine africain ne peut pas être uniquement dans des collections privées et des musées européens. […] Je veux que d’ici cinq ans les conditions soient réunies pour des restitutions temporaires ou définitives du patrimoine africain en Afrique. Cette volonté française d’organiser le retour du patrimoine culturel africain en Afrique annonce un renouveau dans le droit des restitutions de biens culturels, fondé sur une idée de partenariat scientifique et muséographique entre civilisations. La réflexion sur la spécificité et les racines du bien culturel semble acquérir une nouvelle place dans le droit des restitutions.

Sans toutefois reconnaître une personnalité juridique au bien culturel, serions-nous en train de nous diriger vers une reconnaissance morale, un droit des peuples spoliés sur leurs objets culturels, porté par le droit à la mémoire et au patrimoine du sol ?

Conclusion

Les différents exemples cités dans les développements qui précèdent démontrent que le temps de la revendication est souvent très éloigné du contexte dans lequel a été opéré le déplacement du bien culturel. La place de la culture semble être repensée à l’aune de l’agenda politique et international des États. L’approche contemporaine des restitutions de biens culturels annonce un changement fondamental dans la perception même de la notion de restitution.

L’utilisation de plus en plus fréquente de l’outil juridique « du prêt » en réponse à la revendication d’un bien culturel souligne l’avènement d’une nouvelle démarche. Le directeur du Victoria and Albert Museum à Londres propose ainsi un prêt à long terme à l’Éthiopie, pour le retour d’objets pillés en 1868[24]. La restitution se fait dépôt ou retour de l’objet à l’endroit auquel il est censé appartenir. Le patrimoine national n’a plus vocation à être considéré comme un tout intangible. L’objet culturel a des racines et ce sont ces racines que le Président Macron reconnaît en annonçant le retour des biens culturels africains en Afrique. En même temps, les réactions majoritairement hostiles des professionnels du marché de l’art et des conservateurs sont parfaitement compréhensibles. Attachés à l’intangibilité des collections nationales, un sentiment de dépossession pourrait émerger au sein de la communauté muséale, mais la porte semble avoir été ouverte vers une voie nouvelle.