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Lors d’une promenade sur le site de l’Exposition universelle de Milan, le soir du 9 septembre 2015, je me suis arrêté près d’un petit regroupement d’une cinquantaine de visiteurs rassemblés devant la « Casa Corriere », le pavillon du Corriere della serra, le grand quotidien de Milan. En cette fin de journée, quelques minutes avant le repas du soir, ces quelques dizaines de personnes écoutaient les propos du critique gastronomique italien Valerio Massimo Visintin. Celui-ci, évidemment, protégeait son anonymat sous une cagoule noire et un fedora sombre qui ne manquait pas d’interloquer les passants : « Perché indossa un cappuccio !? » (Figure 1).

Figure 1

Valerio Visintin interviewé devant le pavillon du Corriere della serra

Valerio Visintin interviewé devant le pavillon du Corriere della serra
Photo : Van Troi Tran, 2015.

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« Où manger à l’Exposition ? » Question inévitable pour un public submergé d’informations, d’attractions et de séductions dans le cadre d’un événement d’une telle envergure. Une grande partie des visiteurs de l’Expo, notamment les touristes de passage à Milan, n’entendaient pas forcément réserver plus d’une journée de leur séjour à la visite de l’Expo située au centre de foires de Rho, à une quinzaine de kilomètres au nord-ouest du centre-ville. Ceux-ci n’avaient incidemment pas le temps ou le loisir de visiter, tester et apprécier l’ensemble des restaurants et comptoirs alimentaires du site, malgré l’ambition encyclopédique de toute exposition universelle de concentrer le monde en un lieu. Les restaurateurs devaient donc adapter leurs pratiques et leur offre au rythme de l’événement, en privilégiant le mode de l’échantillonnage dans l’organisation de l’offre, de manière à permettre à une grande quantité de visiteurs circulant à toute heure du jour, de goûter rapidement.

Sous le couvert de l’anonymat du critique gastronomique, Visintin profitait donc de la tribune offerte par le Corriere pour exprimer son point de vue, peu complaisant, sur l’Expo de Milan. D’un côté, il faisait l’éloge de certains restaurants de l’Exposition, notamment ceux qui proposaient au gourmet une réelle expérience gastronomique, dans une salle à manger qui se respecte et selon un rythme approprié à l’appréciation culinaire, tels que ceux des pavillons de l’Uruguay ou de la France. De l’autre, il dénonçait ce qu’il percevait comme une commercialisation généralisée des identités culinaires. Il déversait ainsi ses critiques sur des pavillons comme les Pays-Bas ou la Belgique, qui mettaient plutôt en scène une alimentation mobile, rapide, efficace, foraine, adaptée aux rythmes de circulation l’exposition. Il portait un jugement d’autant plus sévère sur le pavillon du Zimbabwe, qui servait de la viande de crocodile et de zèbre, opération plutôt publicitaire que culinaire selon l’avis du critique. Le comptoir était incidemment l’une des cantines les plus populaires de l’exposition. Le pavillon était toujours le dernier à fermer dans son secteur et le « Croco Burger » était régulièrement en rupture de stock en fin de soirée (Figure 2).

Figure 2

Les visiteurs faisant la queue vers 21h15 au restaurant Crocoburger au pavillon du Zimbabwe

Les visiteurs faisant la queue vers 21h15 au restaurant Crocoburger au pavillon du Zimbabwe
Photo : Van Troi Tran, 2015

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Une telle dénonciation des effets délétères de la marchandisation globalisée sur la qualité des productions culturelles n’est évidemment pas une nouveauté, depuis les analyses de l’école de Francfort sur l’industrie culturelle (Horkheimer et Adorno 1974), à la théorie situationniste de la société du spectacle (Debord 1967) et aux différents avatars, conservateurs ou révolutionnaires, des critiques de la « société de consommation ». Visintin a d’ailleurs lui-même eu l’occasion de présenter lors de l’Expo une pièce de théâtre au pavillon Slow Food, intitulée Cuochi sull’orlo di una crisi di nervi (Les restaurateurs au bord de la crise de nerfs). Cette pièce avait précisément pour objectif de dresser un portrait critique du métier de restaurateur aujourd’hui, avec toutes les contraintes extérieures imposées par la succession des tendances culinaires dans l’industrie de la restauration, et l’émergence d’un star-système de grands chefs médiatiques apparaissant dans une variété d’émissions de télé-réalité aux formules sans cesse renouvelées. Alors que la vitesse est devenue un enjeu politique et social, voire un lieu de contestation, Visintin, à la suite du mouvement Slow Food, s’inscrivait aussi dans la lignée de nombreux penseurs critiques actuels qui dénoncent l’accélération des rythmes de vie (Rosa 2012) et la colonisation progressive du temps d’inactivité à l’ère de l’économie virtuelle (Crary 2014).

Le succès de la cantine zimbabwéenne à l’Exposition de Milan nous invite cependant à explorer davantage la question de la captation des publics dans le contexte d’un événement international de grande envergure. Selon plusieurs auteurs (par exemple Crawford 2015, Ingram 2015), l’économie actuelle ne serait plus tant organisée autour de la production de biens, que du côté de la réception, car dans un contexte où la production et la reproduction massive d’informations se fait à coût marginal nul, l’attention devient un enjeu économique central : ce qui ferait rareté, dans un monde connecté et hypermédiatisé serait précisément le temps d’attention du public face à la surabondance d’informations, d’images, de discours et de stimuli sensoriels. Pour cette raison, les nouvelles formes de marchandises culturelles ne suiveraient plus tant une tendance vers l’homogénéisation industrielle comme le proposait l’École de Francfort, que vers la création de singularités et de différences (Lash et Lury 2007, Karpik 2007) susceptibles de se distinguer sur le marché de l’attention, à l’exemple des Croco Burgers et des jus de baobab offerts au pavillon du Zimbabwe, ou, à une autre échelle, à l’exemple des expositions universelles elles-mêmes qui permettent aux villes de se distinguer dans la concurrence touristique inter-métropolitaine (Richards et Palmer 2011). À cet effet, le nouveau tourisme « créatif » s’est précisément posé comme antidote aux formes massives du tourisme culturel et à la standardisation associée à la culture de masse (Richards 2011).

Cependant, comme nous le verrons, l’attention ne peut être réduite à sa qualité de ressource économique limitée ouverte à l’exploitation commerciale. Elle renvoie aussi plus globalement à des régimes, des architectures, des environnements médiatiques, des phénomènes collectifs et des modes d’apprentissage. L’attention a son écologie au sein de laquelle elle est produite, cultivée, développée, et entretenue (Ingold 2001, Citton 2014), et c’est d’autant plus le cas dans les secteurs de la cuisine, de l’alimentation et de la restauration où, à l’exemple du Slow Food, elle peut devenir un lieu de résistance politique. Cet article utilisera donc l’exemple de l’exposition universelle de Milan, pour exposer ces nouvelles formes de captation des publics et leurs effets sur les modes d’exposition, de présentation et de mise en valeur des cultures alimentaires. Il ne s’agit donc pas d’une ethnographie à proprement parler de l’exposition universelle de Milan qui rendrait compte de l’expérience des acteurs sur le site, mais d’une observation in situ d’indices témoignant de mutations dans les pratiques de médiation scénographique lors d’expositions internationales.

Écologies de l’événement touristique global

L’Exposition universelle de Milan, qui s’est déroulée sur six mois entre le 1er mai et le 30 octobre 2015, avait pour thème « Nourrir la planète, énergie pour la vie »[1]. Elle a accueilli un peu plus de 22 millions de visiteurs, sur son site d’1,1 km2 situé dans la municipalité de Rho (voir le plan du site en figure 3). Il s’agissait de la première exposition universelle consacrée spécialement au thème de l’alimentation. À cet effet, l’Expo de 2015 suit la tendance des expositions universelles et internationales du 21e siècle (telles que Hanovre en 2000, Aichi en 2005 ou Shanghai en 2010) en proposant de nouvelles figures du global, de nouvelles images du monde qui sont au diapason des enjeux politiques contemporains : les changements climatiques, les crises écologiques, le développement durable, les énergies renouvelables.

Figure 3

Le plan officiel de l’Exposition universelle de Milan

Le plan officiel de l’Exposition universelle de Milan

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Aujourd’hui, la terre et le ciel, dans toute leur matérialité et leur environnementalité, reviennent hanter les imaginaires politiques du monde, avec les crises écologiques à venir et la constitution de nouvelles figures de la globalité au diapason des enjeux politiques actuels, de Gaïa à l’anthropocène. Cela induit en quelque sorte une remise en question de l’image du « globe », celle qui s’est construite au fil des explorations, de l’industrialisation du monde, du colonialisme, puis de la guerre froide avec les visualisations de la terre vue de l’espace (Olwig 2011, Grievsmuhl 2014, Latour 2015). La figure de la sphère est d’ailleurs omniprésente dans l’histoire des expositions universelles : le panorama de Paris (1900), l’Unisphere de New York (1939), l’Atomium de Bruxelles (1958), la salle de concert de Stockhausen à Osaka (1970), ou le globe géodésique de Buckminster Fuller pour le pavillon américain à l’exposition universelle de Montréal de 1967. Peut-être est-ce alors fort significatif qu’à Milan, le monument central du site ait été plutôt une sculpture de bois et d’acier représentant un arbre, l’« Arbero della vita », symbolisant la Terre nourricière (Figure 4). Les expositions universelles du XIXe siècle chantaient les louanges de la civilisation industrielle et de la colonisation du monde, et les expositions de la seconde moitié du XXe siècle, au coeur de la guerre froide, célébraient la paix mondiale et la commune humanité. Au XXIe siècle, les expositions universelles pensent désormais à l’avenir des conditions de vie sur une Terre qui se dérobe et se dérègle. L’optimisme débridé des expositions de l’ère industrielle a laissé place à un optimisme « prudent » dans un monde traversé de crises économiques et d’incertitudes environnementales[2]. Elles ne pensent plus tant l’expansion que la « limite » (Bonomi 2012) et sont désormais davantage terrestres que globales.

Figure 4

L’arbre de la vie

L’arbre de la vie
Photo : Van Troi Tran, 2015

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Leur planification est incidemment de plus en plus attentive aux émissions de carbone, à la consommation d’énergie, à la production de déchets, et aux effets de leur tenue sur les territoires environnants en ce qui concerne l’air, les sols, les champs électromagnétiques ou le bruit. Pour citer la présentation de l’événement sur le site internet du Bureau international des expositions, les questions posées lors de l’appel à projets du bureau étaient : « Comment assurer une alimentation saine pour tous ? Comment utiliser nos ressources de manière durable ? Comment réduire le gaspillage ? Comment répondre aux besoins alimentaires en utilisant nos ressources naturelles et énergétiques de manière durable ?[3] ». Ainsi, parmi les critères d’évaluation dans l’examen des projets soumis au Bureau International des Expositions, il y a, en plus du soutien citoyen et des modalités proposées pour assurer un équilibre financier, l’impact environnemental du projet. De plus, l’exposition universelle de 2015 coïncidait avec la date butoir proposée par les Nations-Unies pour les objectifs du millénaire sur le développement, soit les huit objectifs adoptés en 2000 à New York avec la Déclaration du millénaire de l’Organisation des Nations unies signée par 193 États membres de l’ONU et au moins 23 organisations internationales, qui ont convenu de les atteindre en 2015. Cinq des objectifs de la Déclaration avaient un lien direct avec le thème de l’Exposition : 1) Réduire l’extrême pauvreté et la faim; 4) Réduire la mortalité infantile; 5) Améliorer la santé maternelle; 7) Assurer un environnement humain durable; 8) Mettre en place un partenariat mondial pour le développement[4]. L’exposition, comme toute rencontre diplomatique d’envergure, fut aussi l’occasion de ratifier une Charte de Milan qui s’engage à combattre la malnutrition, et à promouvoir un accès équitable aux ressources naturelles et une gestion durable des processus de production[5].

Ce tournant environnementaliste dans l’orientation thématique des expositions universelles doit par ailleurs être mis en parallèle avec un tournant écologique dans la conception des formes et des structures de médiation culturelle. Aujourd’hui les expositions universelles ne s’appuient plus tant sur des dispositifs scopiques de transmission d’information que sur des milieux de diffusion au sein desquels les visiteurs sont immegés, incités à vivre des expériences, à accomplir des performances, et à participer créativement à la fabrique du monde de demain. L’exposition universelle a toujours été, bien entendu, un espace vivant, peuplé de foules, accueillant célébrations, commémorations et cérémonies de toutes sortes, propice aux rencontres et aux interactions, sujet aux aléas du temps qu’il fait et du temps qui passe (Tran 2012). Cependant, l’évocation de la « vie » dans l’intitulé des thèmes de Shanghai 2010 (« Meilleure ville, meilleure vie ») et de Milan 2015 (« Nourrir la planète, énergie pour la vie »), témoingne en ce début de XXIe siècle d’une sensibilité politique émergente à la fragilité des conditions d’existence sur la planète et aux effets pervers d’une modernisation à l’ancienne, telle que célébrée dans les premières expositions de l’ère industrielle dans la seconde moitié du XIXe siècle. Les dernières expositions universelles d’Aichi, de Shanghai et de Milan (comme les récentes expositions internationales de Saragosse en 2008, Yeosu en 2012 et Astana en 2017) insistent de plus en plus dans leurs dispositifs muséologiques sur l’importance de la participation citoyenne et la nécessité de développer de nouvelles manières de produire, de consommer, ou, plus généralement, d’habiter le monde. Citons le rapport de viabilité de l’Exposition de Milan :

the host Country and the Participants will be expected to offer answers on the issue of sustainability and the worldwide nutritional challenge by devising a schedule of events, performances, thematic itineraries, spectacles and opportunities to represent the world’s various food cultures, as well as in other ways. Events and content will be designed to engage the Expo’s Visitors as much as possible, and to spread its messages far and wide, so fulfilling the educational purpose which underlies the whole idea of Universal Expositions.

Expo Milano 2015 : 12

L’objectif proclamé des expositions universelles d’aujourd’hui est donc à la fois d’imaginer de nouvelles solutions de développement durable et d’offir de nouvelles expériences du monde dans un régime qui se veut de plus en plus critique des anciennes conceptions du monde issues de la modernité industrielle. Ces nouvelles tendances dans la conception et le rôle attribué aux expositions universelles du XXIe siècle font évidemment écho au développement de sensibilités écotouristiques (Fletcher 2014), ou plus généralenment axées vers l’expérience sensible d’environnements immersifs que la contemplation d’attractions, d’objets ou de monuments (Richards et Wilson 2007). Les expositions actuelles sont participatives, immersives, intensives. Pour informer le public sur les cultures du monde et interpeller sa participation aux enjeux politiques émergents, elles offrent à leurs visiteurs des jeux, des ambiances, des atmosphères et des sensations. La division du site d’Expo 2015 en clusters, avait pour objectif de remettre le visiteur au centre de l’Exposition en ne répartissant pas les pavilions selon leur provenance géographique, comme c’est traditionnellement le cas, mais selon des thématiques. Cette conception s’inspirait d’ailleurs de l’organisation spatiale des supermarchés en ailes pour différents types de produits (Ciantia et Cilloni, 2012). Quelles architectures, quels designs, quels paysages ont donc été mises en place pour habiter le spectacle de la fabrique collective d’un nouveau monde[6] ?

Nous avons déjà évoqué la figure de l’arbre, qui était centrale sur le site de l’Expo 2015, mais aussi présente à travers les différents espaces verts intégrés dans la conception des bâtiments, comme la forêt « Breathe » au pavillon de l’Autriche ou les arbres fruitirers au pavillon du Bahrein. Plus généralement, l’agriculture imprégnait l’architecture même des pavillons, tels que ceux de l’Israël ou des Etats-Unis, qui exposaient sur leurs murs extérieurs de nouvelles techniques écoénergétiques d’irrigation de manière à créer un pavillon littéralement vivant, et changeant d’apparence au fil des récoltes et des saisons (Figure 5). Comme le signalent Larkin (2013) ou Kaika et Swyngedouw (2000), les infrastuctures, par leur efficacité et leur fonctionnalité, ont aussi leur politique et leur rhétorique. C’est d’autant plus le cas lors d’événements internationaux impliquant la circulation massive d’objets et de personnes, et l’afflux considérable de touristes, ce qui entraîne inévitablement un travail important de revitalisation des infrastructures urbaines des villes d’accueil. Toujours selon le rapport de viabilité de l’Exposition, les bâtiments représentent le « niveau primordial » dans l’actualisation du thème de l’Exposition, ils incarnent par leur propriétés matérielles l’idéal d’hamornie environnementale qui s’exprime dans le thème et les objectifs de l’événement :

Here Expo Milano 2015 aims above all to build an Exhibition involving minimum material intervention at the Site, so that it fits harmoniously into its surrounding landscape and the Exhibition Spaces are a concrete expression of the content within, thanks to the materials chosen and the ways in which Visitors use those spaces.

Expo sustainability report 2015

Figure 5

Le mur vert du pavillon d’Israël

Le mur vert du pavillon d’Israël
Photo : Van Troi Tran, 2015

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L’une des conceptions muséographiques les plus originales de l’Exposition de Milan qui synthétisait ces nouvelles tendances vers l’engagement participatif du public, la prise en considération de l’empreinte écologique de l’événement, et la prise de conscience des problématiques de développement durable dans l’industrie agro-alimentaire, était celle du pavillon de la Suisse, qui avait pour idée phare le concept de limite. Alors que les tours du pavillon étaient remplies de produits (de l’eau, du sel, du café, des pommes), les visiteurs étaient invités à se servir, tout en gardant à l’esprit que ces produits étaient disponibles en quantité limitée pour la durée de l’Exposition. Selon les mots du communiqué officiel du gouvernement Suisse : « c’est le sens de la responsabilité de chacun qui décidera de ce qu’il restera aux suivants et pour combien de temps ». Il s’agissait ainsi de « faire réfléchir les visiteurs sur leur rapport à la consommation », sur la disponibilité des denrées alimentaires et l’importance du développement durable dans toutes les étapes de la chaîne alimentaire. De plus, après l’exposition de 2015, les tours ont été reconverties en serres urbaines dans les villes Suisses et 75% des matériaux utilisés dans le pavillon et ses infrastructures pourront être récupérés à l’isssue de l’événement. L’exposition entendait donc représenter : « une Suisse durable, responsable, innovatrice et fidèle à ses traditions [7]».

Pour Walter Benjamin, qui s’intéressait vivement aux grandes expositions universelles parisiennes de la fin du XIXe siècle, l’exposition était vue comme une mise en équivalence généralisée des marchandises, alors disposées côte à côte dans différents étalages adjacents dans la grande foire internationale (Benjamin 2002). Cependant, l’Exposition de Milan, précisément par son orientation thématique sur l’alimentation et son discours au diapason des défis environnementaux d’aujourd’hui, nous invite à explorer sous un angle écologique, tant sur la forme que sur le contenu, les nouveux modes de construction de la valeur au XXIe siècle, dans un monde qui a perdu l’optimisme industriel des siècles précédents. À la suite du théoricien allemend des médias Friedrich Kittler, l’environnement a récemment connu un nouvel intérêt dans le champ des media studies (Fuller 2005, Zielinski 2013, Parikka 2015a, 2015b) qui prennent aujourd’hui d’autant plus au sérieux la matérialité, ou l’élémentalité des médiations (Peters 2015). Ainsi, les pavillons d’exposition ne sont plus seulement des monuments architecturaux destinées à transmettre des informations, projetter des images, véhiculer des récits et célébrer le Progrès. Malgré leur caractère éphémère, à l’ère de l’anthropocène, on ne peut plus ignorer qu’eux aussi transforment le paysage, le sol, l’eau, l’air.

Slow Food, Fast Food, Flow Food

Cette grande mise en scène célébrant le développement durable, la biodiversité et les cultures alimentaires du monde dans un événement touristique à grande échelle n’allait évidemment pas sans sa part de controverses. L’exposition de Milan a généré son lot de critiques et d’oppositions, dont une manifestation orchestrée la veille de l’ouverture, pendant laquelle une étudiante déclara : « L’Expo, ça ne veut pas dire énergie pour la vie, mais dette, bétonnage et précarité ![8] ». Parmi les participants, l’architecte Jacques Herzog, qui a dessiné avec Herzog & de Meuron la zone Slow Food, a dit en entrevue, sur un ton de désillusion, que les Expos ne sont pas devenues autre chose que « de gigantesques spectacles conçus uniquement pour attirer des millions de touristes[9] » (Frearson 2015a). La déception était notamment amplifiée par le fait que la firme Herzog & de Meuron, qui avait été commissionnée par les organisateurs pour la conception globale du site d’Expo 2015, avaient du abandonner projet après n’avoir pu réussir à convaincre les organisateurs d’imposer leur canevas architectural et leur vision du site à l’ensemble des participants[10].

La participation de l’oragnisation Slow Food à l’exposition universelle avait par ailleurs de quoi surprendre. Comme l’on pouvait s’y attendre, Carlo Petrini, le fondateur du mouvement, avait lui-même des mots très abrasifs envers l’Exposition de Milan avec sa mise en valeur de l’agriculture industrielle et commerciale, ses partenariats avec les grandes multinationales alimentaires et l’orientation de ses exhibitions sur la consommation de masse plutôt sur que le travail des producteurs agricoles. Il exprimait ainsi ses craintes en décembre 2014 : « Mi auguro che l’Expo si qualifichi per la presenza dei produttori di cibo e che non diventi solo una kermesse per consumatori. Chi produce il pane quotidiano merita di essere il protagonista dell’Expo [J’espère bien que l’Expo pourra compter sur la présence de producteurs alimentaires, et qu’elle ne sera pas qu’un festival pour les consommateurs. C’est ceux qui produisent le pain quotidien qui méritent d’être les protagonistes de l’Expo] » (propos recueillis dans Fazio 2014a). De plus, les paysans eux-mêmes semblaient écartés de l’événement alors que l’Expo metttait de l’avant la voix des représentants de l’industrie agroalimentaire internationale, ceux-là même que Petrini accuse continuellement d’être les principaux responsables des difficultés à « nourrir la planète », du fait qu’ils considèreraient l’alimentation comme une marchandise plutôt qu’un bien commun[11]. Si, comme le montre l’anthropologue Anna Tsing, le capitalisme global est aujourd’hui traversé de frictions tout au long des chaînes d’approvisionnement des produits (Tsing, 2005), l’Exposition, dans sa mise en scène lisse de la production agricole et des cultures culinaires à travers le monde permettait précisément de polir et effacer ces frictions sociales de l’économie mondialisée sous les discours iréniques du développement durable et de la diversité culturelle. Petrini justifiait d’ailleurs la présence de Slow Food à Milan en invoquant que l’Expo en soi est une tribune incontournable pour la promotion de sa cause. Comme il le mentionne dans le quotidien communiste Il Manifesto à l’occasion d’une interview : « Expo è il trionfo del capitalismo ma siamo tutti lì, la sedia vuota non serve [L’exposition est le triomphe du capitalisme, mais une politique de la chaise vide ne rapporte pas] » (propos recueillis dans Fazio, 2015a). Pour Carlo Petrini, l’Expo était une « opportunité » [12], celle d’informer tant le public que la classe politique sur les effets délétères de la mondialisation des systèmes de production alimentaire sur les famines, le monde rural ou la biodiversité (Fazio, 2014a). Bref, il s’agissait de diffuser un autre son de cloche, alors que les organisateurs de l’Expo semblaient accorder davantage d’attention au fonctionnement et au succès de l’événement qu’aux réels problèmes générés par l’industrie agroalimentaire.

Il faut par ailleurs noter que Slow Food occupait l’un des espaces les plus importants sur le site de l’Exposition. L’organisation disposait d’un périmètre triangulaire situé à l’extrémité est de l’Exposition, dans la Piazza della biodiversità (à droite sur le plan complet de l’Expo). Le site possédait trois structures suivant les trois arêtes du triangle (Figure 6) : a) l’exposition, dans laquelle les visiteurs pouvaient s’informer sur les enjeux politiques actuels de l’alimentation, b) le théâtre qui présentait des films, des pièces ou des concerts sur l’alimentation, et c) le comptoir de dégustation, où les visiteurs pouvaient découvrir vins et fromages de différentes régions de l’Italie, qui répondaient aux critères d’authenticité du Slow Food. Au centre de ces trois structures, se trouvait le jardin Slow Food (Figure 7), occupant une superficie de 250 mètres carrés. Il comprenait surtout des produits de la région de la Lombardie comme des fèves Gambolò, des oignons rouges de Breme, du maïs épineux de Gandino et des poivrons de Voghera (ces trois derniers produits sont listés dans l’Arche du goût de Slow Food). Son objectif était de générer un intérêt chez les visiteurs[13] en les initiant aux méthodes agro-écologiques de jardinage. Le public avait ainsi la possibilité de s’instruire notamment sur l’évaluation de la qualité des sols, le positionnement des semences, le choix des plantes selon leurs fonctions, les techniques pour une irrigation sans gaspillage, l’usage et l’entretien des outils, et les manières de récolter (Zavagno 2015).

Figure 6

Le plan de la zone Slow Food, dessiné par Herzog & de Meuron

Le plan de la zone Slow Food, dessiné par Herzog & de Meuron

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Figure 7

Le Jardin de la zone Slow Food à l’heure de l’Aperitivo slow

Le Jardin de la zone Slow Food à l’heure de l’Aperitivo slow
Photo : Van Troi Tran, 2015

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De plus, en début de soirée, de 18h à 21h, la zone Slow Food proposait quotidiennement à ses visiteurs un « aperitivo slow ». Pour 10 euros, le client avait droit, avec un système de coupons (Figure 8), à deux coupes de vin et quatre échantillons de fromage d’Italie. Un préposé expliquait alors individuellement à chaque visiteur, en italien ou en anglais, pour chaque produit de consommation inclus dans l’Aperitivo, sa spécificité et sa singularité en décrivant son origine, son ancrage culturel, sa méthode de fabrication, ses caractéristiques gustatives, et bien entendu la manière de le déguster pour mieux apprécier ses particularités (Figure 9). Le cadre vert du jardin Slow Food tout comme les structures de bois des pavillons, permettaient une certaine isolation sonore par rapport au bruit de l’exposition, et avait effectivement pour effet de recréer un rythme et une ambiance de tranquillité sensorielle propice à la dégustation attentive et délicate des vins et fromages[14].

Figure 8

Les trois tickets pour l’Aperitivo Slow

Les trois tickets pour l’Aperitivo Slow
Photo : Van Troi Tran, 2015

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Figure 9

Les explications du représentant de Slow Food sur les différents produits servis à l’Aperitivo Slow

Les explications du représentant de Slow Food sur les différents produits servis à l’Aperitivo Slow
Photo : Van Troi Tran, 2015

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Nous tenons cependant à insister sur un autre point, soit les effets formels de l’Expo et de son écologie de l’attention sur les formes de médiation alimentaire. L’Aperitivo slow était somme toute une forme de Slow Food « prêt-à-porter » appuyée sur une organisation logistique rationnalisée pour les besoins d’un événement touristique, quelque part à mi-chemin entre valorisation qualitative des cultures traditionnelles et distribution d’échantillons typique des foires commerciales contemporaines. D’ailleurs, l’un des paradoxes les plus intriguants de l’exposition universelle de Milan était l’étrange proximité entre la zone Slow Food, située à l’extrémité de l’Expo, et le restaurant McDonald’s, à une cinquantaine de mètres de distance[15]. La participation de la firme multinationale à l’Expo se justifiait officiellement par leurs initiatives locales de développement agricole en Italie. Conformément au récent tournant de l’entreprise vers la préférence locale dans la sélection des producteurs, en 2014, 80% des produits alimentaires servis dans les 510 restaurants McDonald’s d’Italie étaient de provenance italienne. Le programme Fattore Futuro (« Faire le futur »), une initiative de McDonald’s pour encourager de jeunes agriculteurs italiens dans leurs initiatives en développement durable a ainsi été lancé à l’occasion de l’Expo, ce qui impliquait, tant sur le site web qu’au restaurant, une présentation multimédia de l’activité des 20 producteurs sélectionnés pour fournir McDonald’s dans les trois années suivantes[16].

La multinationale américaine mettait donc elle aussi en valeur son implication pour le développement durable dans la conception même du pavillon de l’Expo. Le restaurant a été dessiné pour être construit avec des matériaux recyclés ou recyclables, il exposait ses panneaux solaires visibles sur le toit (Figure 10), et des dispositifs éducatifs faisant la promotion de l’agriculture locale étaient présentés à l’intérieur du restaurant tels que des écrans tactiles, des murs d’images, et une Xbox avec le jeu vidéo Farming Simulator. Ce retour vers le local de McDonald’s qui s’est traduit notamment par une adaptation plus fine de son offre alimentaire selon les préférences nationales (voir Watson 2006), témoigne évidemment de cette nouvelle valorisation de la différence culturelle dans les produits de consommation. À cet effet, Carlo Petrini et Slow Food ont émis des réserves face à ce nouvel intérêt accordé à la provenance des produits dans l’opération marketing de McDonald’s, en soulignant que cela masque de réels problèmes structurels qui vont au-delà de l’origine géographique des ingrédients, soit la rétribution équitable des producteurs et la biodiversité (Parasecoli 2015). Ainsi, autant les promoteurs du Slow Food devaient « accélérer » leurs services pour répondre aux besoins de la clientèle de l’Exposition, autant les entreprises de « fast food » devaient, de leur côté, à l’occasion de l’Exposition, « s’enraciner » en mettant de l’avant les qualités de leurs produits, leur caractère local, leur inscription temporelle et leur pérennité culturelle. L’exemple des pavillons de Slow Food et de McDonald’s montrent donc que l’opposition entre les deux « idéaux-types » du fast food et du slow food en une époque où se rencontrent l’anthropocène et l’économie de l’attention n’est pas forcément aussi simple qu’il n’y paraît, alors que le Slow Food se globalise et que le Fast Food se localise.

Figure 10

Les panneaux solaires du pavillon de McDonalds

Les panneaux solaires du pavillon de McDonalds
Photo : Van Troi Tran, 2015

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Cet enchevêtrement des échelles de référence, qui invite à une conceptualisation dynamique des espaces de production et de consommation alimentaire, se manifeste d’autant plus à l’Exposition universelle de Milan par l’étonnante mise en valeur de la mobilité comme symbole d’une nouvelle authenticité culinaire, au diapason de la vie urbaine actuelle et de la circulation transnationale des cultures. Cela s’incarne notamment sous la forme nouvellement à la mode des food trucks dans les métropololes d’aujourd’hui : comptoirs mobiles symbolisant une alimentation rapide, sur le pouce, préparée sur place, et intégrée pleinement aux rythmes quotidiens de la vie contemporaine imposés par la flexibilisation des heures de travail. Nous avons évoqué plus haut le pavillon des Pays-Bas (Figure 11), le « Alternative Burger Collective », un pavillon à ciel ouvert, à propos duquel les concepteurs soulignaient le caractère divertissant, stimulant et convivial, à l’exemple d’un festival néerlandais, mettant notamment de l’avant l’importance de la rencontre et de l’échange international l’idées pour faire face aux enjeux planétaires contemporains[17].

Figure 11

Le camion du Alternative Burger Collective au pavillon des Pays-Bas

Le camion du Alternative Burger Collective au pavillon des Pays-Bas
Photo: Van Troi Tran, 2015

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Mais cette valoraisation de la mobilité, de l’événementialité et de la construction de réseaux internationaux comme marqueurs de nouvelles identités nationales ouvertes au XXIe siècle était d’autant plus évidente au pavillon des États-Unis. Déjà, l’exposition audiovisuelle du « Great American Foodscape » présentée en une séquence de sept écrans au rez-de-chaussée du pavillon mettait en valeur le caractère multiculturel du patrimoine culinaire américain, où un « taco coréen » est tout autant américain qu’une pomme de terre de l’Idaho :

From North to South, East to West, you’ll find flavors and foods as diverse as the American people themselves. American cuisine is a celebration of immigrant heritage and influences, indigenous traditions, and abundant local ingredients. Signature foods vary from state to state, city to city. A Korean taco is equally as American as an Idaho potato. The cross-pollination of cultures and ingredients expressed through our food speaks to the American spirit of resourcefulness, adaptability, and inventiveness—we make food that is at once proudly defined as American and invested with the traditions and stories of our diverse heritage[18].

Mais la mise en valeur de la mobilité comme symbole national au pavillon des États-Unis se déployait surtout dans son secteur de consommation, le « Food truck nation » (Figure 12) situé dans une cour ouverte à l’arrière du pavillon. Les différents menus qui étaient offerts aux quatre cantines mobiles recouvraient eux-mêmes différents espaces géographiques du pays : BBQ truck (porc effiloché à la sauce BBQ de la Caroline), Desert Truck, Burger Truck (boeuf angus de l’Oregon), Seafood Truck (crab cakes de la Nouvelle-Angleterre et saumon de Alaska) et la présentation mettait elle-même en valeur à la fois une culture de l’entrepreneuriat et un mélange d’innovation et de tradition propre à la gastronomie américaine au confluent de plusieurs cultures :

The hottest food trend in America isn’t being served in restaurants. It’s on the streets of cities and towns across the country. Food trucks, food carts, and other artisanal street vendors have brought a veritable smorgasbord to the road. As much a symbol of American entrepreneurism as gastronomic creativity, these new-wave food trucks serve up a wide variety of dishes, traditional and modern—BBQ, burgers, Korean tacos, grilled cheese, wood-oven pizza, schnitzel, vegan delights, waffles, cupcakes and so much more.[19]

Figure 12

Le « Burger truck » de la Food Truck Nation au pavillon des États-Unis

Le « Burger truck » de la Food Truck Nation au pavillon des États-Unis
Photo : Van Troi Tran, 2015

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Slow food, fast food, flow food : l’opposition souvent invoquée entre la singularité du patrimoine culturel et l’uniformisation d’une culture mondialisée semble se dissoudre avec l’émergence des industries créatives et du tourisme événementiel, qui conduisent non seulement à des métissages culturels mais aussi à des métissages de vitesses au sein des opérations de mise en valeur des cuisines et des produits alimentaires. C’est d’ailleurs d’autant plus le cas lorsqu’il est question des marques.

L’espace-temps des marques entre singularité et standardisation

Milan 2015, c’est aussi l’exposition des noms propres de Made in Italy. San Pellegrino, Moretti, Nutella, Grom, Martini, Illy, Kinder, Campari, Ferrero. Dans la zone centrale de l’exposition, à la croisée des deux principaux axes du site, la Piazza Italia rassemblait les expositions et les comptoirs des marques alimentaires italiennes les plus connues et les plus reconnaissables internationalement. Certaines avaient même leur propre pavillon, comme San Pellegrino, Birra Moretti ou Martini, exposant non seulement un produit, mais un « style de vie » symbolique de l’italianité, incarné dans l’ambiance du pavillon, la décoration, et le design du mobilier. Carlo Petrini n’avait certainement pas tort lorsqu’il déplorait qu’Expo 2015 ne soit somme toute qu’une gigantesque opération publicitaire bénéficiant aux grandes compagnies. Mais Slow Food, n’est-il pas aussi l’exemple typique d’un brand ? Un logo simple représentant un escargot, aisément reconnaissable, accompagné de deux mots de quatre lettres en anglais international, compréhensibles pour tout le monde, qui n’ont aucun besoin d’être traduits dans une autre langue et auxquels peuvent s’indentifier facilement les consommateurs.

Les marques sont évidemment devenues une forme culturelle omniprésente dans une économie de l’attention où les marchandises doivent compétitionner sur le plan qualitatif par la promotion de caractéristiques uniques et de signes distinctifs. D’ailleurs, les expositions universelles ont été historiquement d’importants épisodes dans la mise en valeur des marques françaises à la fin du XIXe siècle, notamment pour le vin (Tran 2012) ou le fromage de roquefort (Vabre 2015), à une époque où le marché de l’alimentation, en pleine industrialisation, était traversé par de nouvelles incertitudes générées par la prolifération de copies, de fraudes et de falsifications. Mais alors que la culture industrielle extensive produisait des marchandises et des êtres pouvant être mis en équivalence selon des unités de valeur homogènes sur le marché, dans la culture intensive postindustrielle de l’économie de l’attention, la valeur marchande des produits se construit sur la singularité et la différenciation d’un produit par rapport aux autres selon le regard du consommateur (Arvidsson 2006, Lash 2010). D’où l’intérêt des marques, qui permettent à la fois une singularisation des produits par rapport aux autres, une stabilisation de leurs qualités par la création de produits standardisés et aisément reconnaissables, et une ouverture sur le futur. La valeur de la marque réside dans son « unité dynamique » qui passe à la fois par une standardisation des formats et des prix, une distinction par rapport aux compétiteurs en terme d’image et de contenu, et un processus ouvert dans lequel le consommateur lui-même participe à la production de la valeur (Lury 2004, Moor 2007[20]). Les marques fixent du temps et fabriquent de la durée. Elles sont des objets immatériels qui opèrent une médiation entre l’offre et la demande, par l’organisation, la coordination et l’intégration de l’information et de ses usages. Dans ces nouveaux modes de construction de la valeur de l’économie de l’attention, les compagnies fabriquent donc des expériences pour engager les consommateurs et établir des connexions personnelles, sensibles, mémorables (Pine et Gilmore, 1999).

Mais avec le développement de cette économie de l’expérience, a émergé dans les dernières décennies un nouveau vocabulaire qui traverse autant l’univers de la publicité que celui de la muséologie : le “storytelling transmédia”, le “marketing expérientiel”, et le “branded entertainment.” La problématisation ethnologique de ce phénomène inviterait alors à explorer quelles sont les pratiques et les discours qui se rassemblent derrière le jargon de buzzwords provenant de la communication et du marketing ? Si les marques ont pour fonction de produire simultanément de la constance et de la différence, il reste alors à élucider comment se décline les significations de ses deux termes selon les contextes et les mises en pratique. D’ailleurs, le branding et la patrimoinialisation ne partagent-ils pas justement cette double logique de la singularisation et de la standardisation (l’inscription d’un bien culturel singulier sur une liste officielle guidée par des critères universels) ? Les exhibitions commerciales dans le cadre d’expositions universelles contemporaines participent précisément à ce mélange de commercialisation et de patrimonialisation, tout comme le Guinness Storehouse de Dublin, le World of Coca-Cola d’Atlanta (qui à d’ailleurs récemment renommé son département d’archives « communication du patrimoine »), le musée Heineken Experience d’Amsterdam qui a été intégré en 2012 sur la « Route européenne du patrimoine industriel », ou le musée de la bière Sapporo qui a été inscrit sur la liste des sites patrimoniaux de Hokkaido en 2004.

Il est de plus intéressant de constater comment les récits mobilisés pour la mise en valeur des marques à l’Expo intègrent, par leurs nouvelles inflexions environnementales, plusieurs échelles qui articulent, à la manière du discours écologiste, l’action locale à la pensée globale, mais tout en demeurant intégrés aux réseaux de circulation du capitalisme international. Le pavillon San Pellegrino (Figure 13) présentait la marque comme « ambassador of taste, quality and Italian style » selon les mots de Stefano Agostini, président du groupe San Pellegrino. L’exposition elle-même était consitutée essentiellement d’un monumental comptoir de dégustation et de sièges rouges et blancs, et des panneaux explicatifs indiquaient l’importance du recyclage des bouteilles, les initiatives de développement durable de la compagnie, et surtout le rôle de l’eau pour la vie sur la planète. L’enchevêtrement du corps, de l’eau, de la terre, de la nation et du monde s’exprimait dans un texte en lettres capitales, encadré sur l’une des parois du pavillon :

In the beginning, a drop of water. A unique story, a voyage, a life cycle manifested in all its purity. The sun, the rising vapour, the rain that returns the water to the earth. The long, slow path underground.

Then, the miracle. Life begins again, the spring that gushes a unique pure, crystal clear mineral water, essential for body and soul. A body dancing, living, exploring and creating, and its hands and creativity give rise to a new nature in nature.

Bringing the beauty of the italian civilization, its art, architecture and elegance to the entire world of today. Bringing life, passion, sharing.

Figure 13

Le pavillon de San Pellegrino

Le pavillon de San Pellegrino
Photo : VanTroi Tran, 2015

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L’Expo en tant que performance, événement intensif, facilitait donc cette singularisation de la marque à différentes échelles spatiales et temporelles, de l’expérience sensible du corps au devenir de la nature, de même que son ancrage dans le passé (la civilisation italienne) et son ouverture vers le futur promise par les deux lignes concluant le message : « A story renewed every day. With every single sip ».

Prenons également le cas de Birra Moretti, « bière officielle de l’Expo 2015 ». Les valeurs guidant leur participation à l’exposition étaient, selon le site officiel, « excellence italienne » et « développement durable »[21]. Le pavillon, qui présentait la compagnie comme « une histoire italienne » faisait ainsi de la publicité pour leur logique « 0 km », c’est-à-dire l’idée d’une bière à empreinte de carbone minimale (Figure 14). Pour répondre à cet objectif, Moretti pouvait bénéficier d’un partenariat avec la compagnie de distribution italienne Partesa (chaque entreprise étant aujourd’hui la propriété du groupe Heineken), ce qui permettait de réduire au maximum la distance de transport de la bière, produite à Comun Nuovo à quelques dizaines de kilomètres de Milan.

Figure 14

La colonne centrale du pavillon de Birra Moretti

La colonne centrale du pavillon de Birra Moretti
Photo : Van Troi Tran, 2015

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Dans leur magistrale étude sur les nouvelles formes de marchandisation, Luc Boltanski et Arnaud Esquerre montrent que le passé est devenu une ressource pour la construction de la valeur, particulièrement dans le cas français où de nombreuses marques sont associées à une dimension historique ou patrimoniale comme dans le cas de Veuve Cliquot, Camembert, Chanel, Saint Laurent (Boltanski et Esquerre 2017 : 37). À cela, s’associe dans le discours publicitaire l’exaltation d’un présent, d’une jouissance singulière dans l’acte de consommer de manière à ne pas réifier les références dans une représentation conservatrice. Mais ce que la promotion des marques italiennes à l’Exposition universelle de Milan met également en évidence, par l’insistence nouvelle sur les problématiques environnementales et les innovations technologiques orientées vers le développement durable, c’est maintenant l’importance du futur comme ressource mobilisable dans les pratiques de marchandisation ou de patrimonialisation.

Conclusion

Si, comme le soutient le philosphe Bernard Stiegler : « nous vivons dans un monde où l’attention est sollicitée à tout moment, au point de devenir le nerf de la guerre économique, centrée sur des stratégies de captation et de capture » (Stiegler 2014 : 128), du point de vue de l’anthropologie économique cette mutation est significative, car elle se traduit effectivement par un tournant qualitatif dans le domaine du marketing et surtout du tourisme. Les marques s’historicisent, s’ancrent dans une généalogie, un terroir, un patrimoine, une culture, de manière à mieux mettre de l’avant leur propre spécificité sur un marché international saturé d’informations. Les exemples du slow food, du fast food, des food trucks, et des marques présentes à Expo 2015 nous font voir une mobilisation d’écologies, d’historicités et de représentations du monde pour mettre en valeur leur inscription dans une durée, et ce, dans le cadre d’un événement international, soumis aux pressions spatio-temporelles du « capitalisme intensif » (Lash 2010).

Comme le disent les théoriciens de l’« économie de l’expérience » Pine et Gilmore (1999), la compétition dans l’industrie des services conduit à la création de nouvelles expériences de consommation pour accentuer la différentiation de l’offre. Cela se traduit notamment dans le secteur de la restauration ludique par « l’eatertainment » dans des établissements comme le Hard Rock Cafe ou le Planet Hollywood, dont les marques sont davantage associées à l’expérience thématique singulière proposée par le restaurant qu’à son offre culinaire en tant que telle. L’Expo 2015 tend cependant à nous montrer que ce phénomène s’étend aujoud’hui tout autant aux modes de promotion des produits gastronomiques, locaux, du terroir, ou écologiquement responsables. Dans un contexte de développement du « tourisme créatif », où la participation active du visiteur est elle-même intégrée à la mise en scène, le public est là aussi invité à sentir, toucher et vivre son rapport avec des aliments et des traditions culinaires.

Il y a déjà 50 ans, Marshall McLuhan et Quentin Fiore soulignaient dans un petit livre richement illustré que le médium est massage (McLuhan et Fiore 1967). Derrière le contenu des médiations, se trament des environnements, des chambres d’échos, des sensoria, dont les mutations sont d’autant plus significatives culturellement et politiquement. Les formes de médiation des cultures gastronomiques et des patrimoines culinaires dans un contexte d’économie intensive intégrée aux réseaux de circulation de l’information, invite ainsi non seulement à la création de nouveaux récits de distinction et d’authentification des produits, mais aussi au design de nouvelles « écologies » de la consommation : des environnements et des ambiances produisant des modes différenciés de captation des publics à travers la production d’expériences sensorielles singulières.

Si les expositions universelles, en tant qu’attraction touristique et événement diplomatique spectaculaire pour les élites politiques et économiques, ne sont probablement pas le lieu le plus propice pour une remise en question de l’ordre politique existant ou des structures actuelles de l’économie mondiale, elles mettent aussi de l’avant de nouvelles formes matérielles et médiatiques d’intervention et de participation au XXIe siècle.