En 1973, il y a donc aujourd’hui près de 35 ans, Clifford Geertz publiait pour la première fois sa fameuse réflexion sur la description dense (thick) en anthropologie. S’appliquant non pas tant à énoncer un programme pour l’anthropologie (à dire en somme ce que devraient faire les anthropologues), mais bien plutôt à circonscrire la démarche anthropologique, Geertz réaffirmait en outre le caractère descriptif de l’activité des anthropologues. D’entrée de jeu, il proposait que, pour savoir en quoi consiste une discipline, il ne fallait pas tant s’intéresser aux résultats qu’elle produit, aux théories qu’elle formule ou aux découvertes qui en émanent, mais bien plutôt regarder ce que font concrètement ses praticiens. Et Geertz disait qu’à l’évidence, ce que font les anthropologues, ce sont des descriptions, c’est-à-dire de l’ethnographie. Le propos de Geertz est toujours d’une grande actualité chez les anthropologues et il me semble aujourd’hui pouvoir également très bien s’appliquer à ce qu’est devenue l’ethnologie canadienne. Pour les besoins de ce texte et de façon tout à fait exceptionnelle, je voudrais me permettre d’utiliser la distinction nord-américaine classique que font (ou que faisaient encore récemment) les ethnologues et les folkloristes entre ethnologie et anthropologie, l’ethnologie se présentant elle-même comme l’étude diachronique des cultures occidentales et se caractérisant par le fait que le chercheur soit lui-même de la culture qu’il étudie (le « proche » ou le « même »), alors que l’anthropologie est (ou était) plutôt pensée comme l’étude synchronique des cultures exotiques, qui ne sont donc pas celles de ceux qui les étudient (Bergeron et al. 1978 ; Desdouits 1997). Encore faut-il préciser qu’en Amérique du Nord, de façon générale, cette distinction est essentiellement faite par les ethnologues et les folkloristes et demeure le plus souvent ignorée par les anthropologues, lesquels, peut-être eu égard à leur nombre (plus important que celui des ethnologues), semblent couramment faire abstraction de l’existence même de cette discipline, qui s’est longtemps voulue distincte de la leur. Bien sûr, avant de recourir à une telle distinction, il faut par ailleurs tout de suite ajouter qu’on ne saurait plus aujourd’hui avoir l’idée de donner quelques fondements théoriques, méthodologiques ou épistémologiques à celle-ci. De fait et bien qu’elle ait jadis adopté la forme que je viens d’énoncer et que ce soit cette distinction qui soit à l’origine d’institutions et de traditions disciplinaires distinctes, il y a bien sûr aujourd’hui des chercheurs formés en ethnologie qui travaillent dans des perspectives synchroniques et parfois aussi (quoique plus rarement) dans des contextes exotiques, et il y a déjà un bon moment que les anthropologues ont entrepris de s’intéresser à la dimension historique des phénomènes qu’ils étudient et que plusieurs ont également entrepris d’appliquer leur démarche aux sociétés occidentales. Cela dit, il y a tout de même encore lieu de reconnaître l’existence d’une distinction institutionnelle et de traditions disciplinaires distinctes. En effet, à l’Université Laval il y a toujours un programme d’ethnologie distinct du programme d’anthropologie, tout comme à l’Université Memorial, il y a toujours un département de folklore distinct du département d’anthropologie, et on constate le même genre de dédoublement dans la large majorité des universités américaines qui comptent des départements de folklore. Je voudrais finalement insister sur le fait qu’on aurait certainement tort de croire que cette distinction n’est plus aujourd’hui qu’une histoire de découpages administratifs : rien ne me semble plus faux ! En effet, alors que les anthropologues se reconnaissent eux-mêmes comme les héritiers de Mauss ou de Malinowski, les ethnologues se reconnaissent plutôt comme les héritiers de Van Gennep ou de Propp et, pendant que les étudiants en anthropologie à Laval lisent pour une première …
Appendices
Références
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