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... aujourd’hui, lorsque nous parlons de la vie quotidienne, nous devrions être très attentifs à distinguer de qui et de quelle vie quotidienne nous parlons. Quand nous écrivons à propos de l’espace, nous devrions définir de la même manière quel type d’espace nous avons précisément en tête.

Merrifield 2000 : 181

Tout au long des pages d’ouverture de son étude de 1991 sur Calvert, Terre-Neuve, Gerald Pocius argumente son point de vue distinctif sur les liens entre la culture matérielle et l’espace. Bien que A Place to Belong soit basé sur plusieurs décennies de recherches sur la culture matérielle de Terre-Neuve, Pocius établit clairement qu’il ne s’inscrit pas dans la tendance consistant à dissocier, dans les recherches en culture matérielle, certains types d’objets et d’artefacts des activités spatiales et sociales qui leur confèrent un sens. Dans le but d’aborder « l’ethnographie de l’espace culturel » (1991:11), il a dû « commencer par l’espace et découvrir les relations sociales que chaque objet nourrit à l’intérieur de cet espace » (8).

À quoi aboutit une telle ethnographie de l’espace culturel ? Pocius est sans équivoque : inverser la relation analytique entre la culture matérielle et l’espace constitue un modèle d’investigation pour la production sociale de paysages vernaculaires et pour l’organisation spatiale de la consommation. Le résultat donne au lecteur l’aperçu d’un dialogue incessant entre la tradition et la modernité. Calvert n’est pas dépeinte comme une communauté traditionnelle dégringolant inéluctablement sur la route de la modernité, non plus que Pocius ne se contente de révéler les caractères désuets d’une marginalité géographique. Pocius démontre comment les gens s’approprient le présent dans l’articulation sans rupture de leur conception de l’ordonnancement spatial. Il révèle également les conséquences relatives à la perte du sens de l’espace et de ses exigences sociales.

As the ties of place generally weaken in any region, people increasingly create objectified signs of their culture, promoting item-oriented activities under rubrics like “folklore” and “heritage”.

Pocius 1991: 23

Ce modèle de recherche lui permet de s’avancer dans une direction que l’on aurait identifiée il y a une dizaine d’années comme un espace postmoderne dans la représentation.

La même année qu’était publié A Place to Belong, Rob Shields faisait paraître Places on theMargin, compilation de ses essais où il appliquait des traditions critiques de recherche à un certain nombre d’études de cas sur l’espace. En examinant certaines situations topographiques telles que le Nord canadien ou la plage de Brighton, Shields explore la manière dont de tels espaces acquièrent une signification sociale et circulent en tant que représentations.

The social “Other” of the marginal and of the low cultures is despised and reviled in the official discourse of dominant culture and central power while at the same time being constitutive of the imaginary and emotional repertoires of that dominant culture.

Shields 1991: 5

Shields utilise l’expression « spatialisation sociale » pour décrire cette combinaison discursive des représentations spatiales. En s’éloignant de l’importance disciplinaire que Pocius accorde à la culture matérielle et au paysage vernaculaire, Shields considère cette approche de l’espace comme une contribution à « la géographie humaine, la psychologie environnementale et la sémiotique » (11), puisqu’il se réfère à la sociologie et à l’anthropologie pour aborder la définition sociale de l’espace. Cependant, lui aussi estime que les recherches antérieures ont contribué à faire en sorte que l’espace soit analysé en tant qu’ « assemblages d’objets privés de contexte » (26). Shields ne se dirige pas vers une ethnographie de l’espace culturel. S’inspirant de Lefebvre, il se tourne, au contraire, vers « la réception, émise culturellement, des représentations d’environnements, de lieux, de régions, qui “flottent dans la société, comme des idées dans l’air ambiant” » (14).

Pourquoi se servir de ces ouvrages pour introduire ce numéro thématique ? Je me suis attardé sur cette comparaison pour plusieurs raisons. D’abord et avant tout, Pocius et Shields donnent une idée de l’étendue du champ des recherches sur l’espace qu’abordent les recherches individuelles de ce numéro. Leurs publications concurrentes, il y a une dizaine d’années, sont l’indicateur du ferment créatif à l’oeuvre dans plusieurs champs disciplinaires qui s’attaquent au concept d’espace. Ils illustrent le large courant interdisciplinaire qu’a eu, et que continue d’avoir, la recherche culturelle sur l’espace. De tels travaux savants vont de l’étude ethnographique des pratiques quotidiennes (portant surtout sur le folklore, la culture matérielle, la géographie culturelle et les études du paysage) à l’analyse critique des représentations spatiales (davantage issues de la géographie critique, de la sociologie et de l’économie politique). Ces deux ouvrages intègrent également l’énergie polémique de la recherche spatiale dans leurs disciplines respectives, et ils démontrent quelques-unes des innovations des paradigmes de la recherche spatiale.

Étant données les approches de l’espace diverses et souvent divergentes, est-il possible de retrouver leurs antécédents communs ? C’est une raison supplémentaire de comparer ces deux ouvrages : leur publication la même année subvertit la tendance à concevoir comme un récit linéaire la manière dont la recherche critique et culturelle sur l’espace s’est développée. Nous sommes tentés d’imaginer un développement monolithique et progressif, qui aurait pu débuter à un moment de « haute modernité » avec l’analyse positiviste de l’espace conçue dans l’expression souvent citée de Foucault comme « le mort, le fixe, le non-dialectique, l’immobile » (Foucault 1980 : 70). Ceci amène à cibler une recherche qualitative plus engagée. L’espace peut être considéré tout d’abord en termes d’expériences humaines particulières, puis en tant que reflet de l’expérience sociale, et peut-être ensuite en tant que constitutif de l’expérience sociale (Davies et Herman 1971). Quelques rencontres transformationnelles avec la tradition des études marxiste auraient alors modifié la direction de la recherche, reléguant à l’arrière-plan les projets tant positivistes que qualitatifs en une confrontation directe avec le capitalisme (Lefebvre 1974). L’élaboration d’une économie politique de l’espace dans les études culturelles a proliféré dans les travaux portant sur la race, la classe et le genre (Berry et Henderson 2002 ; Razack 2002 ; Kennedy 2000 ; Mohanram 1999 ; Ainley 1998 ; Ingram et al. 1997 ; Hayden 1995 ; Massey 1994), ainsi que dans ceux portant sur l’espace en tant que lieu de contestation ou de résistance (Sharp et al. 2000 ; Pile et Keith 1997). La périodisation postmoderne s’est initialement formée autour des conceptions de l’espace en tant que représentation, peut-être en tant que discours, dans une première phase, poststructuraliste, mais se renforçant ensuite dans la conception de l’espace hyperréel de la simulation, ou bien de l’espace globalisé de la disjonction et de la différence (Watson et Gibson 1995).

Certes, l’historiographie de la géographie critique proposée par Edward Soja et d’autres (Soja 1989, mais voir aussi Gregory 1990 et Philo 2000 pour une réévaluation) s’accorde implicitement avec un tel récit imaginaire. La publication simultanée des ouvrages de Pocius et Shields suggère la nécessité d’une vision plus hétérogène de l’historiographie et des programmes de recherches dans lesquels prend forme l’exploration continue de l’espace et de ses synonymes. Comparer ces deux ouvrages nous amène à remarquer ce qu’exclut un tel récit. Il existe une tendance, dans les traditions critiques, à repousser vers les marges la recherche ethnographique et culturelle empirique. Malgré cela, la recherche sur le paysage culturel a fortement conscience de son propre développement historique (Groth 1997 ; Hayden 1995 ; Meinig 1979). Elle peut faire remonter quelques-unes des influences explicites de sa formation jusqu’à la géographie française, originellement à travers les traductions de J.B. Jackson (voir Lefkowitz Horowitz 1997), et elle a maintenu son engagement envers la critique théorique (voir Holdsworth 1997) de manière effective et productive. Plus généralement, les études anthropologiques de l’espace ont pu redresser la tendance citadine qui consiste à minimiser la recherche rurale (Cloke et Little 1997 ; Rotenberg et McDonough 1993 ; Ferguson et Gupta 1992). De manière significative, ces efforts anthropologiques tendent à reconceptualiser la notion d’une culture qui serait indépendante de limites spatiales (Marcus et Myers 1995 ; Marcus 1994 ; Rosaldo 1988). Tandis que d’autres champs des sciences sociales portaient un nouvel intérêt à l’espace, l’anthropologie critiquait sa propre tendance à considérer la culture comme isomorphique dans l’espace. De nouveaux modèles d’investigation, s’appliquant aux formes de l’identité transculturelle et au mouvement de la culture dans l’espace, sont devenus de plus en plus importants (Gupta et Ferguson 1992). Il ne fait pas de doute que la prolifération des nouvelles formes de distribution médiatiques a accéléré certains aspects de la discontinuité spatiale et culturelle (Acland 1999), mais “ pour qui? ” et “  dans quelle mesure? ”, la question reste en suspens (Massey 1994). La force de ces approches culturelles, au sens large, de l’espace, est qu’elles situent l’expérience sociale de l’espace en termes corporels (Teather 1999) et qu’elles fondent les conséquences politiques et économiques de l’espace et de ses « délocalisations » en termes de formations sociales particulières (Burawoy 2000).

Les articles de ce numéro ont en commun cette historiographie imaginaire ; ils se fondent sur elle tout en reconsidérant ce qu’elle avait exclu. Ils fondent la critique théorique, ils articulent le local et ils incorporent des expériences particulières de l’espace. Ils remettent sans cesse et vigoureusement en question les concepts intellectuels fondamentaux. Plus important peut-être, ils poursuivent le dialogue entre l’ethnographie, la culture et l’espace en le rédigeant à partir de l’espace de leur propre vie. Pour revenir à la citation ouvrant cette introduction, ils ont soigneusement défini la vie de qui et l’espace de qui ils ont réellement en tête.