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Le cas du Creusot occupe une place privilégiée dans l’histoire de la muséologie internationale. Octave Debary a choisi ce terrain pour y observer les effets de la mise en exposition de l’histoire d’une ville qui fut le temple de l’industrie métallurgique française. L’intérêt de cet ouvrage ne tient pas essentiellement dans ce sujet incontournable de la muséologie et de la commémoration ; il tient notamment à l’originalité du regard de l’ethnologue sur la communauté.

Comme l’écrit Jacqueline Eidelman dans La Revue du Musée des arts et métiers (juin 2003), « l’ouvrage surprend et dérange. Il surprend ceux qui s’attendaient à une socio-histoire classique... En effet, et c’est ce qui fait l’originalité du point de vue, la posture de l’auteur est celle de l’anthropologue : celui qui interroge... ». Octave Debary nous entraîne dans une formidable saga à travers les chemins connus et inconnus de la patrimonialisation.

Dans cet ouvrage qui fait parfois penser à un essai, Debary met en relief et questionne l’objet même de la muséologie. L’objet muséologique et patrimonial ne serait-il pas simplement un reste, une trace que les muséologues s’amusent à conserver et à recycler ? L’auteur utilise des images fortes pour questionner le rôle des muséologues. Il y est question de l’alchimie patrimoniale qui, selon lui, « prétend conjurer la mort ». À ses yeux, ce que les États reconnaissent comme des lieux de mémoire « se visitent, dernier passage sur une scène patrimoniale commuée en scène d’oubli ». À ce chapitre, il faut rappeler que les travaux de l’historien Pierre Nora sur les lieux de mémoire ont conduit au milieu des années 1980 à une redécouverte du patrimoine dont on commence à mesurer l’ampleur. Le cas du Creusot représente un des exemples les plus probants de cette vague de patrimonialisation qui traverse les pays industrialisés.

Octave Debary a structuré son ouvrage sur le registre du temps. La première partie, intitulée « Le temps perdu », nous plonge dans l’histoire de cette ville industrielle. On y voit défiler les personnages emblématiques de la famille Schneider qui vont faire du Creusot leur ville. Impossible alors de dissocier la ville de l’entreprise. L’auteur démontre ensuite comment le projet d’un musée de site allait devenir un projet de développement communautaire.

Le cas du Creusot est passionnant car on y retrouve quelques-uns des acteurs les plus influents de l’histoire de la muséologie au vingtième siècle : Georges-Henri Rivière, Marcel Évrard (ethnologue du Musée de l’Homme de Paris) et Hugues de Varine (successeur de G.-H. Rivière à l’ICOM). En 1970, la ville fait appel à Marcel Évrard pour concevoir un projet de musée de l’Homme et de l’Industrie. Quelques mois plus tard, Évrard rencontre Hugues de Varine qui va s’engager pleinement dans ce projet qualifié « d’impossible musée ». On souhaite alors que le musée devienne un instrument de développement communautaire. Dans l’esprit de Varine, le musée doit être au service des citoyens. Il devient même un levier « révolutionnaire et de développement pour une population ». Autour de Varine et d’Évrard va se construire le discours de ce que l’on a ensuite appelé la « nouvelle muséologie » (voir à ce sujet Desvallées 1992 ; Mairesse 2002). À ce titre, l’histoire du Creusot devient incontournable pour bien comprendre l’histoire de la muséologie et les enjeux qui vont se jouer dans le théâtre des musées. Pour les concepteurs, l’espace du musée doit devenir celui de la communauté urbaine. Le Musée sort de ses murs pour être remplacé par le territoire. Pour Hugues De Varine, « la communauté toute entière constitue un musée vivant dont le public se trouve en permanence à l’intérieur. Le Musée n’a pas de visiteurs, il a des habitants ». Il y a ici, à n’en pas douter, une nouvelle vision de la muséologie qui prend forme au Creusot.

Ce qui devait être un simple musée au départ va devenir un nouveau musée, un « écomusée ». Dès lors, l’approche ethnologique prédomine. Le musée du Creusot, qui devait être au départ un musée d’histoire, devient finalement un musée d’ethnologie. C’est d’ailleurs pourquoi on fera appel à Georges-Henri Rivière. Au début des années 1970, Rivière est déjà une légende dans le monde des musées. Il a révolutionné la muséologie au début des années 1930 au Musée de l’Homme alors qu’il définit les bases du futur Musée des arts et traditions populaires de la France. Il occupe ensuite le poste de directeur de l’ICOM de 1948 à 1964.

Comme le souligne Debary, le musée du Creusot devient un écomusée qui « inaugure le passage et la transformation patrimoniale de l’histoire industrielle sur le modèle du monde rural ». Dès cet instant, on définit ce musée comme un musée « essentiellement écologique ». C’est cette piste que l’auteur va identifier pour bien comprendre le système patrimonial. Debary démontre comment cette histoire du Creusot illustre un processus complexe où « le musée s’impose comme le lieu d’une économie des restes de l’histoire ». La réflexion qu’il engage dans cette voie le conduit à penser que les musées conservent des restes recyclés, réparés, réinterprétés. En un sens, il a raison ; mais en vérité la réalité des musées se révèle beaucoup plus complexe. Il existe bien des musées sans collections. On trouve des musées pour qui les objets ne sont pas au coeur des préoccupations. C’est le cas notamment du Musée de la civilisation, qui place l’aventure humaine au coeur de ses réflexions, alors que les objets ne sont là que pour soutenir le propos du récit des expositions. Et puis, il y a musée et musée. Bien que l’ICOM donne une définition officielle des musées, cette définition ne s’applique pas systématiquement à l’ensemble des musées. Les centres d’expositions, les centres d’interprétation, les jardins zoologiques, les aquariums et les économusées font partie de la famille élargie des institutions muséales, mais la problématique de chacun se situe parfois aux antipodes. Pourtant, il est juste de dire que le musée comme institution vouée à la commémoration est le théâtre de l’oubli. Debary fait référence aux travaux de Dominique Poulot, qui a travaillé notamment sur l’histoire des musées au moment de la Révolution française. Les nouveaux musées avaient effectivement pour rôle de faire oublier l’Ancien Régime. Ce qui le conduit à écrire : « détruire et conserver, sous la Révolution, c’est un seul mouvement ». En un sens, le passage de l’histoire se fait alors en recyclant les objets et en baptisant des monuments.

On ne trouvera pas dans l’ouvrage de Debary une histoire de la nouvelle muséologie. D’autres auteurs se sont attaqués à ce sujet. On trouvera cependant dans La fin du Creusot le regard brillant d’un ethnologue qui réfléchit au rôle de l’objet patrimonial et qui nous conduit sur des chemins moins fréquentés pour repenser le rôle des musées et les rapports que les musées entretiennent avec la communauté. Enfin, à travers ce cas unique et particulier du Creusot, il n’est pas simplement question de musées, mais de mémoire et d’identité. En somme, ne serait-il pas question dans cet ouvrage d’identité, perdue, retrouvée et oubliée ?