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« …a definition of language is always, implicitly or explicitly, a definition of human beings in the world ».

Williams 1977 : 21

Ce numéro thématique d’Ethnologies explore les thèmes connexes de la langue et de la culture et, en particulier, la manière dont la langue et la culture contribuent à la définition du soi dans des contextes locaux, régionaux, nationaux et globaux. Les contributeurs approchent ces thèmes selon les perspectives de l’ethnomusicologie, des études canadiennes, de l’anthropologie culturelle ou de la linguistique. Leur sujets s’étendent de la musique celtique, métisse ou iroquoise jusqu’aux questions des langues minoritaires affectant les Canadiens francophones ou ukrainiens de l’Ouest canadien en Alberta, ou les Musulmans de l’Irlande du Nord, en passant de la féminisation des noms de métier au Québec et en France, à l’idéologie du langage chez les Muinane de la Colombie amazonienne. Les auteurs utilisent les méthodes de l’ethnographie, de l’ethnohistoire ou de l’archivistique pour recueillir leurs données, ainsi que l’exégèse de textes clés et l’analyse d’évènements culturels pour en extraire des aperçus de schémas d’utilisation de la langue et de la formation identitaire. Ils placent ces schémas en contexte à l’intérieur de communautés spécifiques, établissent des comparaisons avec d’autres communautés et utilisent des cadres théoriques de nature largement sociolinguistique et postmoderne.

Un article récapitulatif récent de Duranti (2003) identifie trois paradigmes de recherche qui s’appliquent à la relation entre langue et culture. Le premier — associé principalement à Boas (1911, 1942), à Sapir (1924, 1949) et à Whorf (1956) —, dont les racines remontent au moins à l’Idéalisme allemand et au Romantisme (Chomsky 1966), se focalise sur la relation entre grammaire et vision du monde. Le deuxième, dérivant des travaux de Gumperz et Hymes (1964) sur l’ethnographie de la communication, met l’accent sur les aspects pragmatiques de l’utilisation du langage. Le troisième, plus éclectique, explore le rôle de la langue dans la formation de l’identité. Les travaux de Butler (1990) sur la performativité, l’étude de Woolard et Schieffelin (1994) sur l’idéologie de la langue et l’analyse de Trechter et Bucholtz (2001) sur l’hégémonie et la race constituent autant d’exemples du troisième paradigme.

Les auteurs de ce numéro intègrent presque tous l’éclectisme de ce troisième paradigme. Cependant, comme le fait remarquer Duranti, « les paradigmes ne meurent pas » et « les chercheurs n’ont aucune difficulté à passer d’un paradigme à l’autre » (2003 : 333-334). Et effectivement, de par sa nature même, le troisième paradigme transcende les frontières entre la grammaire et les pragmatiques implicites dans les deux autres paradigmes. Ainsi, rien de surprenant à ce que les articles qui suivent se présentent finalement sous la forme d’un mélange de ces trois paradigmes, à la recherche de ce que Spitulnik définit comme « une percée vers une autre forme de relation » (2003 : 339). Cette relation entre langue et culture est intégrative, locale et anti-hégémonique et, cependant, partie constituante d’un discours de plus en plus global.

Deux des auteurs de ce numéro abordent la question des minorités francophones au Canada. Leur recherche, très originale, se démarque de la tendance qu’a le courant dominant de notre presse de juxtaposer sans cesse la politique de la langue du Québec avec celle du reste du Canada. Dans son exploration des tensions entre le désir de promouvoir soit la performance athlétique, soit la francophonie, aux Jeux francophones de l’Alberta (JFA), Christine Dallaire observe que « les organisateurs reconnaissent généralement que l’agenda sportif a dominé le processus d’organisation des JFA ». Parmi les raisons à cela figurait le désir des organisateurs de gagner en crédibilité auprès des agences de financement sportif (qui répartissent les fonds exclusivement en fonction des performances athlétiques), d’attirer des athlètes de haut niveau, bilingues ou monolingues anglais, de la communauté (anglophone) dominante, de dépolitiser et dé-historiciser l’événement et de se focaliser sur des questions techniques d’organisation, plutôt qu’affronter le problème de « comment inverser le déclin continu du nombre des Francophones en Alberta ». De cette manière, « le but des JFA a glissé de la promotion de la francophonie à l’organisation d’une grande compétition sportive ». Dallaire termine néanmoins son article sur une note positive. Elle suggère qu’en augmentant le nombre des entraîneurs certifiés et des organisateurs sportifs officiels francophones en Alberta, les organisateurs des JFA pourraient bien un jour résoudre l’apparente contradiction entre l’excellence sportive et la francophonie dans leur province.

Dans sa note de recherche sur les Protestants francophones du Québec, Marie-Claude Rocher explore une disjonction fascinante entre les hégémonies religieuses et linguistiques au Québec. Depuis l’époque de la Nouvelle-France, les Protestants francophones du Québec ont été doublement ostracisés — d’abord par la majorité francophone catholique, puis par la minorité protestante anglophone. « Cette double traîtrise — ou double appartenance, selon la perspective — plaçait la communauté dans une tension constante entre l’attrait de l’anglicisation, si le choix était de demeurer protestant, ou la conversion au catholicisme, si le choix était de demeurer francophone ». Bien que peu compris, les membres de ce groupe unique ont néanmoins fait perdurer la vitalité de leur communauté au Québec.

Rocher porte une attention particulière à deux collèges protestants établis au milieu du XIXe siècle — l’Institut Feller à Grande Ligne (à présent Saint-Blaise) et l’Institut de Pointe-aux-Trembles à Belle-Rivière (à présent Saint-Eustache). Ces deux écoles furent, au siècle suivant, d’importants centres de développement pour l’intelligentsia protestante francophone au Québec. Cependant, un feu détruisit en 1968 le bâtiment principal de l’Institut Feller. L’établissement de Pointe-aux-Trembles ferma à peu près au même moment. Les livres, la correspondance, les registres d’étudiants, les photographies et les autres matériaux d’archives qui étaient à l’origine abrités dans les bibliothèques et les archives des collèges ont été au cours des ans perdus, volés ou dispersés, rendant très difficile la tâche d’écrire l’histoire des Protestants francophones du Québec.

Ce problème de la destruction des matériaux du patrimoine des Franco-protestants est si aigu, selon Rocher, qu’à moins que des actions ne soient décidées rapidement, écrire l’histoire des Protestants francophones du Québec sera presque impossible. En raison des lacunes dans la documentation d’archives, elle propose que les chercheurs adoptent une approche « écologique » multidisciplinaire intégrant archives orales et écrites, de pair avec la culture matérielle. Cette approche est compatible avec les méthodes ethnohistoriques employées par les anthropologues et les historiens (voir Stevenson 1996 ; Nicks 1996) pour reconstruire des histoires indigènes.

Bien qu’il soit banal de présumer qu’il existe une continuité entre langue et culture, Dallaire aussi bien que Rocher démontrent que ce n’est pas toujours le cas. L’idée que les habitants de régions autonomes ou semi-autonomes parlent nécessairement une langue unique reflète les présupposés qui ont proliféré depuis l’avènement des états-nations modernes. La situation des Franco-albertains et des Protestants francophones du Québec va à l’encontre de tels présupposés, mais il est cependant clair que des disjonctions se sont créées entre leurs identités linguistiques et culturelles. Les organisateurs et les participants des Jeux francophones de l’Alberta conceptualisent la francophonie en termes principalement culturels (par exemple, être d’ascendance française), reflétant la réalité, qui est qu’un nombre croissant d’athlètes participant aux Jeux manquent de facilité en français. En contraste, les Protestants francophones du Québec fondent leur francophonie principalement sur la langue plutôt que sur des facteurs culturels. Leur sentiment d’aliénation a grandi surtout à partir de différences culturelles (spécifiquement religieuses), entre eux et la population majoritaire du Québec, plutôt qu’à partir de différences linguistiques.

Une autre disjonction fascinante entre la langue et l’identification culturelle s’est développée parmi les Musulmans de l’Irlande du Nord. Comme le montre Gabriele Marranci dans son examen de la langue utilisée à la mosquée de Belfast, les immigrants musulmans ont abandonné aussi bien l’arabe que leurs langues vernaculaires afin d’éviter d’être stéréotypés négativement par les Anglophones protestants et catholiques. Il s’agit d’une tendance unique parmi les immigrants musulmans en Europe et dans les Îles britanniques. « Le Centre culturel islamique et sa mosquée sont devenus le symbole de l’unité de l’ummah [communauté] d’Irlande du Nord », selon Marranci. « Chiites et Sunnites (de plusieurs pays), Arabes et Pakistanais, Indonésiens et Malais, Marocains et Algériens, Indiens et Afghans musulmans partagent (contrairement aux autres situations européennes) la même mosquée et le même espace sociopolitique ».

Marranci fournit des preuves convaincantes à la prédominance de la langue anglaise chez les Musulmans d’Irlande du Nord. Les réunions et les discussions informelles au Centre culturel islamique se déroulent toujours en anglais. Les sermons du service du vendredi à la mosquée se font en anglais, qui est aussi la langue d’instruction à l’école coranique. Selon Marranci, les Musulmans camouflent leur ethnicité en Irlande du Nord en s’abstenant de parler tant leurs langues vernaculaires que l’arabe. Ils agissent ainsi, suggère-t-il, pour éviter de se trouver impliqués dans les « troubles » affectant les communautés protestantes et catholiques.

Plus largement, cette observation de Marranci fournit un intéressant coup d’oeil aux débats de l’après-11 Septembre sur les « troubles » affectant le monde musulman et l’Occident (Geertz 2003 ; Said 2003). Son observation de l’assimilation linguistique qui paraît encourager l’unité culturelle pourrait être interprétée comme un signe d’espoir, si ce n’était du terrible spectre de la haine et de la violence sectaire ayant motivé l’émergence de cette ummah musulmane anglophone en Irlande du Nord.

À première vue, les Musulmans de Belfast ont peu en commun avec les Canadiens ukrainiens de Mundare, petite ville agricole du centre de l’Alberta. Cependant, les résidants des deux communautés négocient continuellement leur identité dans des contextes transnationaux, dans le cas des Musulmans de Belfast en tant que membres de dar-al-islam [la maison de l’Islam] et dans le cas des habitants de Mundare par le biais d’activités culturelles telles que le festival Obzhynsky des récoltes. De manière significative, là où les Musulmans de Belfast s’écartent de leurs habitudes en utilisant l’anglais lors d’occasions publiques, les habitants de Mundare préfèrent utiliser l’ukrainien (bien que l’on admette devoir le traduire pour que les jeunes puissent le comprendre).

Cette étude auto-ethnographique de Natalia Shostak portant sur l’identité ukrainienne-canadienne se fixe sur l’histoire de Bogdan et d’Iryna Pivovarchuk, qui ont immigré d’Ukraine à Mundare en 1992. En relatant l’engagement des Pivovarchuk dans l’association culturelle locale, Zustreech, Shostak démontre l’existence d’un conflit entre deux notions rivales de l’authenticité à Mundare (« l’identité ukrainienne locale » et « l’identité ukrainienne de la patrie »).

Shostak écrit de manière poétique. Elle utilise des détails ethnographiques nuancés (« I use the Russian spelling of Bohdan’s name for it is how it is written in his legal documents ») avec beaucoup d’efficacité (dans ce cas pour éclairer son identification culturelle à la fois avec la Russie et avec l’Ukraine). À travers un maillage d’extraits de dialogues, elle capture l’enthousiasme et l’intimité de son sujet (Bogdan : « We had to adapt to the local ways, you see… Iryna : … but we could have done more »). Et des extraits soigneusement choisis des performances traditionnelles du festival Obzhynsky révèlent les rémanences d’influences staliniennes en Ukraine (« It is the Harvest Day, the day of tireless workers »).

Shostak argumente l’échec des Pivovarchuk dans leur combat pour établir une authentique (c’est-à-dire sur le modèle soviétique de la mère patrie) Zustreech, Association culturelle ukrainienne. Elle en conclut qu’à Mundare l’identité a presque toujours été contestée et que « l’identité ukrainienne locale poursuit simplement son “voyage” à travers une nouvelle forme de contestation, cette fois déclenchée par les conséquences du changement politique global des années 1980 et 1990, ainsi que par une nouvelle vague d’immigration en provenance d’Ukraine ».

Le thème de la contestation identitaire prend une grande place dans l’étude de Lynn Whidden sur les chansons de femmes chez les Métis[1]. Tout comme les manifestations folkloriques du festival Obzhynsky à Mundare, la chanson folklorique des Métisses fournit un contexte à l’étude d’identités émergentes. Whidden remarque que « les Métisses chantaient en cri, en saulteux, en français, en michif, en anglais, ou en combinant parfois plusieurs langues en une seule chanson ». Effectivement, il est possible de trouver des traces d’influences ukrainienne, voire polonaise, dans le texte d’au moins une des chansons qu’elle a traduites (« First time I met that girl it was at an Appleski dance »).

Malgré l’apparent engouement des chanteuses métis pour le syncrétisme linguistique dans les textes de leurs chansons, la ligne mélodique de celles-ci laisse prédominer l’influence française. Whidden attribue celà à « la compartimentalisation des chansons autochtones et européennes » et à « l’amour des Métisses pour la nouvelle musique européenne et leur acceptation de celle-ci », deux éléments qui, rassemblés, suggèrent que les Métis forment une nation distincte. Elle émet l’hypothèse que des styles très marqués et des différences fonctionnelles ont créé un gouffre infranchissable entre la musique cri traditionnelle (de forme conservatrice, chantée uniquement par des individus et empreinte d’une grande et efficace signification spirituelle) et la chanson folklorique française (souvent chantée en groupe pour le divertissement, déployant de considérables variations mélodiques et textures harmoniques).

Whidden analyse en profondeur la structure des textes des chansons métis, relevant la présence de répétitions, de parallèles et de tournures stéréotypées. Elle attire l’attention sur la fréquente référence aux oiseaux chanteurs européens tels que les pinsons et les rossignols, dont les chants, suggère-t-elle à la suite de Feld (1982), ont été « incorporés à la chanson humaine pour devenir la métaphore sonore de la nostalgie et de la tristesse ». D’autres influences européennes se trouvent dans des références à la guerre franco-prussienne de 1870 et à un régiment d’infanterie français.

Peut-être la plus grande influence européenne dans la chanson des Métisses est-il le thème ambigu de l’amour romantique (sentiment totalement absent des textes des chansons cri traditionnelles). Quelques chansons métisses célèbrent la passion des amours de jeunesse :« Vingt ans, vingt ans, c’est la belle âge. On trouve l’amour, dans chaque mot dit ». Mais la plupart expriment la tristesse et le sentiment de la perte : « Pleurez pauvres yeux, mon sort funeste. J’ai perdu, j’ai perdu mon amant ! » Whidden suggère que ces chansons tristes reflétaient assez exactement les vies des Métisses, qui vivaient fréquemment de longues périodes de séparation d’avec leurs parents et leurs frères et soeurs, la mort de nouveaux-nés et même l’abandon de la part de leurs maris. « Comme beaucoup d’anciennes chansons folkloriques », écrit Whidden, « elles ne contestent pas les structures sociales et les situations ; elles sont un appel plutôt qu’une affirmation. Elles révèlent l’acceptation de la vie telle qu’elle est ».

Là où Whidden remarque une disjonction entre la musique cri traditionnelle et les chansons du XIXe siècle des Métisses, inspirées de textes et de mélodies folkloriques français, Lisa Valentine discerne une unité fondamentale entre la musique traditionnelle iroquoise et une chanson de protestation d’un auteur-compositeur seneca contemporain, Sam Hess. « L’utilisation faite par Sam d’une structure mélodique country au rythme très lent, accompagnée d’accords légers à la guitare, indiquait immédiatement au public que cette chanson lui parlerait d’un trouble émotionnel », écrit Valentine.

Selon Valentine, le texte et la mélodie de la chanson de Sam Hess se démarquent totalement de ceux des chansons des rituels et cérémonies traditionnels des Iroquois. Cette chanson retient néanmoins certains traits caractéristiques du discours cérémoniel Iroquois, parmi lesquels : l’usage répétitif de parallèles et de conjonctions de coordination pour véhiculer le sens de la construction dramatique ; le fait de placer les expressions d’accomplissement à la fin des strophes ; ainsi que l’usage d’un langage poétique pour véhiculer le concept de la transformation.

Whidden et Valentine inscrivent toutes deux leur recherche ethnomusicologique dans des traditions musicales vivantes. Elles le font en menant des entrevues ethnographiques avec des chanteurs et musiciens, incluant ce faisant une perspective interne au groupe étudié dans leurs analyses. Elles cherchent, de plus, à incorporer ce que Silverstein (1976, 1993) appelle le « discours métapragmatique » (c’est-à-dire le fait de s’exprimer au sujet du contexte de l’expression). Heather Sparling utilise également cette stratégie réflexive dans son étude de la relation entre la musique gaélique et la langue à Cap Breton, en Nouvelle-Écosse.

En tant qu’enseignante en langue gaélique, Sparling met l’accent sur l’importance de renouveler et de revivifier le gaélique, qu’elle voit comme la clé de la préservation de la culture gaélique. Avec moins de cinq cents personnes à le parler (approximativement 0,5 % de la population totale de Cap Breton), « la culture gaélique est en grand danger de disparaître de la région ». Alors que certains gaélophones se mobilisent pour promouvoir leur langue, les autres remettent ces efforts en question. Se référant à Dorian (1981), qui a étudié la disparition d’un dialecte gaélique en Écosse, Sparling met en relief une attitude particulièrement pernicieuse qu’elle a elle-même rencontrée parmi des gaélophones du Cap Breton, mécontents et lourdement affectés économiquement : « Quel avantage y a t-il à apprendre le gaélique aujourd’hui ? Cela ne sert à rien quand on cherche du travail ».

L’un des aspects particulièrement intéressants de la recherche de Sparling est son argumentation de la relation méta-pragmatique articulée par différents musiciens du Cap Breton, par des enseignants de la langue et par des activistes culturels, entre la langue et la musique gaéliques. La culture gaélique, selon les termes d’un informateur, est « basée sur une langue que les gens parlent et avec laquelle ils communiquent… et de là provient sa littérature, qui est communiquée à travers la chanson ».

Sparling juxtapose les deux versions du raisonnement selon lequel le gaélique et la musique gaélique sont mutuellement déterminants au Cap Breton. Dans l’un, que j’appellerais « déterminisme culturel », elle affirme l’importance des bardes gaéliques en tant que porteurs de la langue et de la culture et soutient que « la chanson traditionnelle [gaélique] procure une raison d’être à la langue, puisqu’il y a peu de raisons d’apprendre le gaélique en l’absence d’une culture vivante et vibrante ». Dans cette version, « le langage est musique et la musique est langage ». Dans l’autre version (que l’on pourrait dénommer « déterminisme linguistique »), Sparling cite un informateur qui soutient que la langue représente « la chaîne et la trame de toute culture » et que « toutes les autres choses en découlent ».

Sparling établit un va-et-vient entre les déterminismes linguistique et culturel tout au long de son article, généralement en appuyant davantage du côté du premier. Cette équivoque apparente reflète une tension implicite qui court à travers la littérature récente en ethnomusicologie (Feld et Fox 1994) et en ethnographie (Magne 1991), en ce qui concerne la relation entre langue et culture. Il serait sans doute préférable d’éviter d’encadrer ce sujet en termes de primauté de l’un des facteurs sur l’autre, cependant. De tels débats se fondent sur une contradiction empiriquement impossible à prouver autant qu’à nier. Il semble plus productif d’accepter que la langue et la culture soient mutuellement imbriquées sans poser en principe une relation causale unidirectionnelle.

Le concept de discours méta-pragmatique est étroitement lié à celui de « l’idéologie du langage », que Silverstein (1979 : 193) a défini comme « tous les ensembles de croyances relatifs à la langue, articulés par les utilisateurs comme une rationalisation ou une justification de leur perception de l’usage et de la structure de leur langue ». Silverstein poursuit en distinguant les « idéologies indigènes », qu’il appelle aussi « la linguistique vernaculaire » des « conceptions scientifiques » qui ont émergé de « l’idéologie des langues vernaculaires européennes » (204). Il soutient que « la compréhension par les autochtones de l’usage de leur propre système linguistique entre fréquemment en conflit avec la perspective [scientifique] comparative-fonctionnaliste » (208). Ce conflit sera résolu quand nous commencerons à « percevoir le langage comme relevant du même ordre “culturel” que le reste de la vie sociale » (208, 234).

En discutant des théories des Muinane sur le soi et la sociabilité, Carlos Londoño Sulkin esquisse un discours méta-pragmatique indigène sur l’idéologie du langage. Selon Londoño Sulkin, les Muinane croient que le monde est un endroit hostile et dangereux, peuplé de puissantes substances telles que la pâte de tabac, la coca, les piments rouges, l’eau et les herbes variées qui peuvent provoquer des calamités chez les humains. Afin de parer aux effets malfaisants de telles substances, les mambeadores (hommes adultes qui consomment des feuilles de coca réduites en poudre) doivent régulièrement organiser des danses rituelles dans leurs maisons longues. À l’occasion de ces événements a lieu un Íímaji [discours rituel, littéralement « un chemin de langage »] afin de lier et d’immobiliser symboliquement les substances puissantes pour le bien du mambeadore, de sa famille et de ses alliés. Ces discours sont conceptualisés comme des sentiers de forêt qui relient les mambeadores les uns aux autres ainsi qu’aux substances qu’ils souhaitent contrôler dans la forêt.

Londoño Sulkin suggère que les mambeadores développent une compréhension réflexive de l’efficacité du Íímaji. Sur un plan, ils croient qu’ils peuvent contrôler les substances dangereuses par le discours ; le discours dans ce cas fonctionne à la manière de ce que Geertz (1973) a dénommé un « modèle réduit » de réalité. À un autre niveau, plus réflexif, les mambeadores comprennent les « chemins de langage » comme des « figurations » de la réalité. C’est-à-dire que leur discours assume une fonction métapragmatique — ils sont capables de parler en leurs propres termes du contexte de leurs discours.

D’un point de vue occidental, les idéologies du langage chez les Muinane paraissent profondément enracinées dans la matérialité. Les mots des Muinane font plus que signifier des objets, des sentiments et des pensées. Ils sont inhérents aux substances et y sont incorporés. Les idéologies occidentales du langage, d’un autre côté, mettent l’accent sur l’abstraction et la transcendance. Les mots se définissent par leur absence du monde matériel et par leur capacité à représenter des idées. En tant que pur logos, ils s’assemblent suivant des principes de syntaxe et de sémantique[2].

Pour faire pendant au traitement largement ethnographique et psychologique de l’idéologie du langage chez les Muinane par Londoño Sulkin, Elizabeth Dawes, discutant de la féminisation des noms de métier en français, emploie une fine analyse grammaticale de la manière de marquer le genre selon des contextes historiques et politiques particuliers et les situations auxquelles font face les femmes francophones au Canada, en Belgique, en Suisse et en France. Dawes décrit de quelle manière la distinction tripartite des noms masculins, féminins et neutres en latin s’est simplifiée en noms masculins et féminins en français, avec pour résultat parfois une marque du genre contradictoire dans des mots tels que « l’utérus » et « l’ovaire » (masculins) ou « la prostate » et « la testostérone » (féminin). Elle relève certaines formes masculines d’adjectifs et de noms qui ne subissent pas la marque du genre et décrit la manière dont, au Moyen Âge, des terminaisons féminines s’ajoutaient aux noms masculins non marqués décrivant des occupations variées afin de signifier le rôle de l’épouse (par exemple, « un boucher » est un boucher mâle et « une bouchère » est l’épouse d’un boucher). À la fin de la Première guerre mondiale, quand les femmes commencèrent à occuper des emplois traditionnellement masculins, la terminaison féminine des noms non marqués en vint à désigner le nom de métier au féminin (« une bouchère » en vint à désigner « une femme boucher »). En une tentative de standardiser la féminisation des titres qui avait commencé à la fin des années 1970, les gouvernements du Québec, de la Belgique, de la Suisse et de la France établirent les Offices de la langue française. La féminisation des titres s’est déroulée de manière quasiment systématique au Canada, en Belgique et en Suisse. Cependant, en France, il y eut peu, voire pas, de féminisation des noms de métier de haut statut (par exemple, les termes « un médecin », « un professeur » et « un chef » s’appliquent indifféremment au masculin et au féminin), même s’il existe des possibilités de distinguer le genre masculin ou féminin, ou bien de rendre neutre le genre de tels noms. La raison en est, selon Dawes, que les membres de l’Académie française ont résisté aux groupes de pression féministes. En France, les contraintes de la réforme linguistique ne proviennent pas de la langue, observe-t-elle, mais de l’idéologie du langage des francophones en France. « La féminisation des titres n’est pas un problème linguistique » conclut Dawes, « c’est un problème de société ».

Pris ensemble, les articles de ce numéro réitèrent l’assertion de Williams (1977 : 21), qu’une « définition du langage est toujours, implicitement ou explicitement, une définition des êtres humains dans le monde ». Ils nous montrent comment les langues que nous parlons, chantons, prions ou menons notre vie de tous les jours, véhiculent des informations sur nos identités, nos idéologies et nos histoires, individuelles et collectives. La langue et la culture s’influencent ainsi mutuellement. La grammaire, les catégories pragmatiques et méta-pragmatiques se projettent dans le monde et notre compréhension du monde se projette elle-même dans ce que nous estimons signifiant dans notre discours. Le langage et l’idéologie s’imbriquent, définissant non seulement notre compréhension de la manière dont nous parlons, mais aussi la manière dont nous comprenons la signification de ce dont nous parlons.