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La mort dans les bras au milieu de la poussière

L’intensité du soleil d’après-midi ralentit le souffle et les gestes. Il vente peu, heureusement. Car lorsque le vent se lève pour s’engouffrer entre les montagnes noires qui encerclent le désert de Black Rock, la poussière alcaline qui forme la surface entièrement plane et sans vie de cet ancien lac du Pléistocène asséché s’élève et balaie tout, rendant la respiration difficile et empêchant de voir au-delà de quelques mètres. Je pénètre dans le camp Infinite Oasis des HeeBeeGeeBee Healers (HH), un des plus importants en nombre et en réputation au festival Burning Man[1]. Entourant une place au centre de laquelle trône une sculpture métallique aux formes incertaines, les tentes et les toiles battent doucement dans la brise. Le camp semble bien organisé au premier coup d’oeil, tranchant quelque peu avec la plupart des installations temporaires qui composent Black Rock City, cette ville éphémère formée par les dizaines de milliers de participants au festival et qui, dans l’ensemble, ressemble davantage à un immense camp de réfugiés sorti d’un film de Mad Max qu’à une colonie de vacances.

Sous un premier chapiteau circulaire, une session de méditation Vipassana est en cours. Près d’une quarantaine de personnes sont assises en tailleur sur les tapis poussiéreux, cherchant à concentrer leur attention sur leur respiration et suivant les indications du professeur. Tout près, dans une tente bondée en forme de dôme, se déroule une séance de méditation guidée visant à renouer avec l’enfant en soi (inner child) au son d’un tambour amérindien. Un peu en retrait s’élève une autre tente, fermée sur les côtés celle-là, un sanctuaire réservé aux femmes. Une séance de « voyage vers le rêve » y est en cours, invitant les participantes à « découvrir la vérité dans leur propre vie » (et non dans des dogmes issus de l’extérieur). Le tableau à l’entrée annonce un atelier « J’aime mon corps » entre 16 et 17H pour « femmes rondes ou toute autre femme ayant déjà pratiqué une forme de régime ». Encore plus loin, la salle de classe des HeeBeeGeeBee Healers annonce une séance de prière de guérison, « Soul Motion », avec Jerry Jah. Plus tard, après une séance de yoga avec partenaire et un atelier de « guérison 101 », se déroulera la très populaire séance quotidienne de Monkey Chant, inspiré du rituel balinais des Kecak[2].

Deux grands chapiteaux rectangulaires, très animés, ferment l’espace au fond de la cour. Ceux qui souhaitent recevoir un massage ou voir un guérisseur sont invités à laisser leur nom et à attendre (souvent des heures) qu’on les appelle. Les inscrits sont dès lors invités à profiter de l’ombre des chapiteaux et de son sol jonché de tapis pour « relaxer ou méditer, masser son voisin et faire de nouvelles rencontres ». À l’instar du reste du festival, les tenues sont excentriques ou minimales, sexes et seins nus abondent. L’âge des Burners présents est représentatif de ce que l’on trouve au festival Burning Man, à savoir des gens dans la vingtaine jusqu’aux baby boomers approchant la soixantaine (en plus de la présence de plus en plus fréquente d’enfants), avec une plus forte représentation des 25 à 40 ans.

Je prends place, sur un vieux divan installé devant un vieil autobus scolaire transformé en « campeur », auprès de Michael Moss, leader du campement Infinite Oasis, fondateur et « Grand Poohbah » autoproclamé des HeeBeeGeeBee Healers dont la présence à Burning Man remonte à 2000. Nous sommes le samedi de Burning Man 2004, au terme de la semaine que dure ce festival annuel, quelques heures seulement avant que ne brûle le Man au terme d’une orgie de danses de feu et de pyrotechnie, climax après lequel la ville créée de toutes pièces dans le désert de Black Rock, au Nevada, commencera à se défaire et que les 34 000 participants (le festival attire plus de 50 000 personnes par an depuis 2008) retourneront dans ce qu’ils appellent « le monde par défaut », plusieurs étant déjà dans l’attente de tout recommencer l’année suivante. Moss, dans la fin de la trentaine, corps athlétique et cheveux blonds bouclés aux épaules, raconte comment sa petite soeur l’a introduit au monde de Burning Man par le biais de Flipside, au Texas, un des « événements régionaux » qui meublent l’anno incendo. Il enchaîne en expliquant comment, frappé par le sentiment de communauté et inspiré par l’incitation à l’expressivité et au don (et ayant beaucoup de temps devant lui car il est en réorientation professionnelle), il a choisi de monter une équipe de douze participants pour offrir à la communauté de Burning Man son premier campement entièrement voué à la guérison. Travaillant alors dans le domaine de la nutrition, il souhaitait depuis un certain temps s’adonner au « travail holistique sur le corps » (body work), ce qu’il fit à partir de cette première expérience à Burning Man.

Je voulais faire cela depuis longtemps, travailler avec l’énergie, apprendre et enseigner le reiki, la méditation, le yoga. Ma copine de l’époque pensait que toutes ces choses-là qui m’intéressaient n’étaient que superstitions et foutaises [« heebeegeebies » en anglais[3]], alors j’en ai retourné le sens et donné ce nom au camp. À Burning Man, si tu sens que tu fais les choses correctement et que tu vas dans la bonne direction, tout ce que tu veux s’ouvre et s’offre à toi. La distance qui sépare les désirs du possible est très, très mince ici, alors c’est très facile.

Son souhait de travailler en guérison s’est dès lors transporté en dehors de Burning Man dans sa vie de tous les jours. Quoiqu’il ait accompli cette fonction bénévolement, l’organisation des HH occupait alors une part importante de son temps et il la considère comme une véritable expérience professionnelle qui se retrouve par ailleurs bien en vue sur son CV aujourd’hui.

Moss m’explique comment la mission de guérison des HH consiste en fait à changer le monde « un Burner à la fois », comme l’affiche un T-shirt porté par certains guérisseurs passant près de nous. À l’instar de la culture holistique qui s’est développée à partir des années 1960, les HH cherchent à changer le monde en transformant les individus, essentiellement en les révélant à eux-mêmes et en les accompagnant dans le cheminement qu’est la vie selon eux. Moss cite l’exemple de personnes ayant changé d’emploi et de perspectives de carrière après leur rencontre avec les HH, se réorientant vers une pratique de guérisseur ou adoptant tout simplement une vie plus saine et motivée par une conception moins matérialiste de la réussite. Moss me conte alors cette histoire visant à illustrer ce qu’il entend par guérison comme force de changement dans le monde. Il me rappelle un événement qui a eu lieu l’année précédente, en 2003, lorsqu’une jeune femme est tombée sous les roues d’une remorque en mouvement, la nuit.

Le premier Black Rock City Ranger à se rendre sur les lieux de l’accident fut Ranger Badger. Les rangers forment un corps de volontaires qui agissent à titre de secouristes et de policiers sur le territoire couvert par l’événement. Ranger Badger en était à sa dixième expérience. L’abdomen de la jeune femme avait été broyé et elle perdait du sang entre ses jambes. Elle est morte dans le bras de Ranger Badger, impuissant. C’était la première fois qu’il ne pouvait rien faire en situation. Le lendemain, des collègues rangers l’ont emmené, sous le choc, au campement des HH. Moss alla à sa rencontre. Badger lui dit immédiatement qu’il ne croyait pas au genre de choses qu’on faisait ici, à quoi Moss répondit, sans s’en préoccuper davantage : « Well, whatever » [Bien, peu importe].

Aussitôt que j’ai mis mes bras autour de lui, il a fondu en larme, raconte Moss. On l’a couché sur une table et on lui a prodigué de l’acupuncture et des massages. On lui a donné des jus de fruits et on s’en est occupé avec soin jusqu’au soir. Il était prêt à quitter Burning Man pour ne jamais revenir. Il ne supportait pas de n’avoir pu rien faire. Il était en crise, avec l’envie de fuir et de renier tout ce qu’il avait fait durant toutes ces années, prêt à renier Burning Man. « À quoi bon tout ça ? » disait-il. Il se sentait coupable et révolté. Finalement, il est resté jusqu’à la fin du festival et a quitté avec les membres de son campement qui lui ont été d’un grand support. Quelques jours plus tard, de retour chez lui, il nous a envoyé un long courriel nous remerciant à profusion. Il disait maintenant comprendre ce que nous faisions. Nous avons eu un réel impact sur sa vie.

Plutôt que d’abandonner dans un sentiment de faillite et d’amertume, dans la blessure et l’impuissance face aux événements, les HH sont parvenus à conserver Badger dans la communauté de Burning Man et à lui permettre de traverser cette expérience traumatisante. Des informateurs m’ont indiqué qu’il était d’ailleurs retourné à Burning Man en tant que Ranger l’année suivante.

Le festival Burning Man

Ce récit qui m’a été légué comme un exemple de guérison s’inscrit dans l’expérience plus vaste de Burning Man. Il semble que ce dernier soit un lieu extrêmement propice pour ce genre d’expérience, ce qui nécessite qu’on s’attarde quelque peu sur une description de l’événement dans son ensemble.

Vers la fin des années 1980, Larry Harvey et une poignée d’amis se sont rassemblés sur la plage de Baker Beach à San Francisco avec boissons et victuailles ainsi qu’une statue de bois de près de trois mètres représentant une forme humaine à laquelle ils mirent le feu[4].

Instantanément, se rappelle Harvey en entretien, ceux qui étaient sur la plage sont accourus et se sont mis à chanter et à danser autour du feu. Nous nous sommes regardés, en réalisant tous la même chose : nous venions de créer de la communauté.

Ainsi l’expérience a-t-elle été réitérée sur cette plage à la fin de l’été, avec une popularité grandissante. Tant et si bien que le service d’incendie a mis fin à la réunion au tout début des années 1990, forçant Harvey et ses acolytes à trouver un autre endroit où tenir l’événement. Il fut décidé que l’étendue du désert saurait remplacer le sentiment d’infini qu’offrait le rivage maritime, et l’événement a donc été transporté dans le très éloigné désert de Black Rock, dans le nord du Nevada, à plus de trois heures de route de la ville la plus proche, Reno, ville casino aux airs de Far West où Johnny Cash a chanté avoir tué un homme. Les années 1990 ont vu l’événement se définir et se populariser, contraignant à une certaine planification et une certaine organisation.

Le mot d’ordre à Burning Man est la participation. À l’aide d’une véritable armée de bénévoles, l’organisation assure la planification générale de l’événement, la construction du Man, la construction de Center Camp (lieu de rencontre et de diffusion), la gestion des toilettes sèches, la coordination des Rangers et des premiers secours, les relations avec les autorités, la subvention de certaines des oeuvres d’art monumentales qui parsèment l’espace ouvert de la Playa, la coordination de la mise à feu du Man et ainsi de suite. Autrement, l’organisation ne fournit rien. Les participants doivent emporter avec eux tout ce dont ils ont besoin pour l’événement, ne pouvant rien se procurer sur place (hormis de la glace), ce qui inclut non seulement tout l’équipement et les costumes, mais également la nourriture et l’eau (y compris l’eau pour se laver). De surcroît, la politique de Burning Man veut qu’aucune trace ne subsiste de l’événement après-coup, et les Burners ont la responsabilité de ramener avec eux tous leurs déchets, y compris leurs eaux usées et leurs mégots de cigarettes. Ainsi, l’incroyable diversité d’activités offerte aux participants est l’oeuvre des participants eux-mêmes.

Une économie de dons

Le leitmotiv de participation va de pair avec la caractéristique principale de l’événement, à savoir qu’il ne s’y échange pas d’argent. Une fois sur place (l’achat du billet d’entrée coûte entre 210 et 300 $), les participants peuvent oublier leur portefeuille, tout comme leurs clés et leurs téléphones portables. L’interdiction de commerce et de publicité (les Burners sont encouragés à n’afficher aucun logo) et l’absence de commanditaires pour l’événement fait en sorte que « l’éphéméropolis » (Black 1998) ainsi créée appartienne en propre aux participants. L’absence d’échanges de type marchand laisse place à une foisonnante économie de don, le troc demeurant un fait marginal et limité à quelques objets pratiques.

Le don n’est pas le troc, rabattu par les économistes sur l’échange marchand entendu au sens de transfert de valeurs reconnues égales. Le troc ainsi compris n’engage à rien, il ne crée pas de dette entre les individus, ne génère pas de relation sociale[5]. Le don, en revanche, ne se referme pas sur lui-même une fois accompli, ne se suffit pas à lui-même. Comme l’écrit Alain Caillé, le don affirme la primauté du lien social : « Que le lien importe plus que le bien, voilà ce qu’affirme le don » (Caillé 2000 : 9). Comme l’a décrit Marcel Mauss (1999) dans son célèbre Essai sur le don, ce dernier se décline en trois temps suivant la triple « obligation/liberté »[6] de donner, recevoir et rendre. Ainsi, le don engage le don. À Burning Man, cet effet d’entraînement est des plus palpables. L’événement lui-même et la quasi-totalité des campements, oeuvres d’art et activités sont le fruit de travail bénévole. Les participants commentent sans cesse à quel point ils sentent recevoir – des autres, de Burning Man dans son ensemble, de la Playa (« the Playa provides »), de « l’Univers ») –, et comment ils sentent l’envie de donner à leur tour, de contribuer en quelque manière à la communauté. Car le donateur duquel on reçoit comme le destinataire du don semble toujours être, en dernière instance, le tiers que constitue la communauté de Burning Man dans son ensemble. Ainsi si l’on donne à d’autres, c’est par envie de donner et pour contribuer au « projet Burning Man ». On donne parce que l’on sent que l’on reçoit. D’ailleurs, les participants disent fréquemment qu’ils reçoivent beaucoup plus qu’ils ne donnent. Le don crée du lien social et sa multiplication au sein d’un espace tel que Burning Man crée un sentiment de communauté palpable. Les participants sont en dette face à cette communauté et, souhaitant en faire partie, ressentent l’envie de donner. Il s’agit d’une obligation positive, une incitation que Jacques T. Godbout (2007) qualifie de « dette mutuelle positive ». L’obligation de donner est vécue subjectivement sur le mode du désir, et le donateur retient surtout le plaisir qu’il y a à donner.

Le fondateur de Burning Man, Larry Harvey, évoque souvent l’entreprise en termes de laboratoire social. La culture est une production spontanée, se plaît-il à dire, et elle a horreur du vide. Burning Man vise précisément à créer un espace vide, établissant ainsi un cadre pour une libre production culturelle d’autant plus prolixe qu’elle est soustraite aux échanges marchands et aux socialités contractuelles. Ce cadre n’est pas laissé au hasard, même si son principe premier est le pragmatisme. Le plan d’urbanisme de Black Rock City a été élaboré suivant « une sorte de géométrie sacrée » (Harvey) inspirée notamment des civilisations méso-américaines. Ainsi, la ville comme telle et les campements sont disposés en cercle autour d’un espace vide, la Playa, au centre de laquelle trône le Man, figure de bois et de néon montée sur une structure variant chaque année et visible de partout. Organisée autour de cet « axis mundi »[7], la ville forme une sorte de fer à cheval, un cercle ouvert à son extrémité nord, car « le sens de Burning Man ne doit jamais être fixé et sa communauté ne jamais se refermer sur elle-même »[8].

Les ressorts de la guérison

La thématique de la guérison, comme celle de la spiritualité et de la religiosité auxquelles elle est liée, parcourt l’ensemble du festival Burning Man et ne se limite pas aux frontières du camp Infinite Oasis. Elle est une dimension courante de l’expérience Burning Man qui, pour sa part, l’excède de beaucoup. Qu’est-ce que la guérison, et comment s’inscrit-elle tout naturellement dans le contexte autrement fortement festif et hédoniste de Burning Man ? Cet article s’appuie sur une recherche menée sur le festival Burning Man depuis 2002 et comprenant l’observation participante lors des éditions de 2003, de 2004 et de 2008[9]. Dans le cadre de cette recherche qui demeure en cours, c’est le phénomène dans son ensemble qui m’a intéressé, quoiqu’une attention particulière a été portée aux dimensions religieuses d’abord (2003), puis politiques (2004). Il s’est agi de tenter de rendre compte globalement du phénomène Burning Man qui dépasse le seul événement du Nevada et implique ses participants à l’année. Afin d’être au coeur des choses, j’ai intégré en tant que membre participant un groupe de San Francisco qui organise un campement thématique depuis le milieu des années 1990. C’est à partir de cet ancrage dans un groupe bien connu autant de l’organisation que des participants que j’ai récolté des données suivant une méthodologie multiple (je serais tenté de dire tous azimuts), attentive à rendre compte des activités tant la nuit que le jour. Les notes ont été consignées sur magnétophone plutôt que dans un carnet, ce dernier étant utilisé surtout pour noter des rendez-vous et écrire le nom des personnes rencontrées ou recherchées, tandis que des centaines de photos ont été collectées (prises par moi ou recueillies de participants). La recherche a comporté d’innombrables conversations informelles ainsi qu’une trentaine d’entretiens semi directifs visant à obtenir la plus grande diversité de témoignages possibles recueillis dans des environnements aussi différents que possible. S’ajoutent à cela des entretiens informels et semi directifs avec différents membres de l’organisation, y compris trois entretiens formels de plus d’une heure avec Larry Harvey. En 2008, j’y suis allé accompagné d’une équipe documentaire en tant qu’un des « personnages » du film et ai ainsi pu avoir accès à l’intégralité du matériel vidéo[10]. Les données présentées ici constituent donc un fragment du corpus plus vaste de la recherche et une fraction de la problématique globale.

Cet article aborde la thématique de la guérison telle qu’on la retrouve dans un événement infusé par la culture holistique issue des années 1960-1970. La discussion et l’analyse s’arrimeront à trois récits dont le premier est l’histoire de Ranger Badger telle que rapportée par Michael Moss. Les deux histoires qui suivent illustrent d’autres dimensions de la guérison sur lesquelles je reviendrai. Les manifestations présentées ici couvrent un large spectre et semblent composer un ensemble si diffus qu’on peut en toute légitimité se demander ce qui peut bien en assurer la consistance. Toutes sont interprétées par les acteurs comme relevant de la « guérison » (healing) et on aurait tort, à mon avis, d’accorder plus d’importance dans l’analyse à une histoire plus dramatique qu’à une autre plus banale, puisque la guérison semble avant tout appartenir en propre à un type particulier de culture. Elle est reliée aux transformations contemporaines du rapport au sens, au monde, à soi, aux autres, à la société et à la communauté. Elle est ce autour de quoi s’arriment certaines recompositions actuelles du religieux. L’hypothèse défendue ici est que ces manifestations permettent d’éclairer certaines logiques profondes pouvant nourrir une théorie anthropologique de la guérison.

Scott, ou la mort vaincue

Scott, Montréalais anglophone d’origine grecque, gérant de café, a été diagnostiqué porteur du cancer. Les tests ont montré l’existence d’exactement cent métastases réparties dans tout son corps. Face au non-sens qui a surgi brutalement dans sa vie, menaçant de l’emporter, la rotondité du chiffre a eu l’effet d’un électrochoc. Il y a vu le signe de cent choses refoulées, qu’il a aussitôt entrepris de nommer, comme son homosexualité, enfin avouée à ses parents plutôt traditionalistes. Lorsqu’il s’est présenté à la clinique de chimiothérapie pour ses premiers traitements, il savait déjà qu’il allait s’en tirer. Il a regardé les gens assis dans la salle d’attente de la clinique d’oncologie et m’a confié qu’à ce moment il savait, simplement en regardant leur « énergie », qui allait survivre et qui allait être emporté par la maladie. La suite allait lui donner raison.

Son employeur, Alex, lui avait dit, au moment où il lui accordait son congé de maladie : « Quand tu seras guéri, je vais t’emmener quelque part. Je t’emmène dans le désert ». Alex, dans la mi-trentaine à l’époque, comme Scott, était un habitué de Burning Man depuis plusieurs années déjà et il lui réservait la dernière semaine d’août. À terme, Scott a bel et bien guéri de son cancer[11]. Au terme de ses traitements, après l’annonce de la disparition de ses métastases, Alex a emmené Scott avec lui à Burning Man. Scott n’avait aucune idée de l’endroit où il allait. Arrivés en avion à San Francisco, ils ont rejoint ceux avec qui ils allaient camper. Burning Man se vit habituellement en groupe, ne serait-ce que pour des raisons logistiques dans les rudes conditions du désert. Ces préparatifs dépassent de beaucoup le simple séjour en plein air et nécessitent souvent des mois de planification.

Au terme d’une douzaine d’heures de route, après avoir traversé les montagnes Rocheuses à la hauteur du lac Tahoe puis être redescendus sur le Plateau aride du Nevada pour s’y enfoncer jusqu’à perdre tout signal téléphonique, ils ont enfin débarqué sur l’immense étendue désertique du désert de Black Rock, sur les lieux du festival. Fatigué de ses épreuves et du périple, ému par l’environnement, entouré de folie et de gentillesse, Scott a pleuré à chaudes larmes. Il a vécu cette année-là une expérience des plus intenses, vivant surtout la nuit, faisant la fête, célébrant la vie, la sienne, reconquise, assumée. Le passage était consumé, sa guérison accomplie. Burning Man arrivait tel un fabuleux rituel permettant de clore la maladie sur des airs de rédemption et d’ouvrir le futur à tous les possibles.

Scott y est retourné l’année suivante. Son expérience fut beaucoup plus intérieure et personnelle, moins festive. Il a passé beaucoup de temps au camp des HeeBeeGeeBee Healers, donnant et recevant des soins et des massages, pratiquant la méditation, le chanting et le yoga, pratiques qu’il a intégrées depuis à sa vie montréalaise, participant à des ateliers de guérison qui le lient aux cycles des astres et de la nature. Il y a eu une autre expérience marquante : assis dans un cercle de méditation, une émotion très forte est surgie du groupe et tous se sont mis à chanter. Il a pleuré à nouveau. Dans ses modalités holistiques contemporaines, la guérison est un chemin que certains événements ponctuent, mais qui ne se termine jamais. La guérison dépasse largement la maladie et le symptôme, elle embrasse la vie dans son entièreté. Elle dépasse le remède prodigué et consiste en l’intégration d’un sens et l’augmentation de l’énergie vitale. Pour Scott, guérir a signifié beaucoup plus que de vaincre la maladie qui affectait son corps. Guérir a aussi et peut-être surtout été une question de sens, d’équilibre retrouvé, d’émotions, de confiance, d’appartenance et de spiritualité. Scott est retourné à Burning Man tous les ans depuis et compte toujours y retourner : « C’est un lieu qui permet de voir ce qui se passe dans ma vie, qui pousse en avant, qui me fait buter sur moi-même et qui m’ouvre aux autres et à la vie. »

Sugarplum et la guérison ordinaire, ou la découverte de soi

Pour étudier Burning Man, j’ai intégré le camp Spock Mountain Research Labs dont certains membres fréquentent l’événement depuis 1995. Bien connus au sein du festival, rédigeant, produisant et distribuant une page de journal satirique quotidiennement, bien rodés en termes d’organisation, ils m’ont permis un accès privilégié au coeur de l’événement. C’est là que j’ai rencontré Sugarplum[12], une fille de trente et un ans vivant à Vancouver et étudiant à l’université en sciences de l’éducation. Elle avait déjà participé à Burning Man à deux reprises, entraînée par des amoureux, découvrant des parts d’elle-même insoupçonnées, s’ouvrant à la folie des autres et, surtout, à la sienne. Comme pour une majorité de participants, Burning Man avait eu l’effet d’une révélation. Elle en était sortie transformée, libérée, énergisée. Contrairement à ce que l’on pourrait croire, les participants à Burning Man sont loin d’être tous des marginaux ayant décroché de la société. Une bonne majorité est, comme Sugarplum, issue des classes moyennes éduquées et assez bien intégrée socialement, quoique animée par un désir de découverte et attirée par les possibilités d’explorer, de se mettre à l’épreuve, de vivre des expériences et des relations sociales sincères. Lors de Burning Man 2004, elle en était à une étape de sa vie où elle songeait à laisser son copain et retarder ses études. Le copain en question ayant décidé de ne pas la suivre à Burning Man, elle était habitée de doutes et d’incertitudes[13].

Le mercredi après-midi, tandis que l’événement semblait être sur le point de vraiment « décoller » (les participants arrivent à partir du dimanche et prennent au moins une bonne journée pour monter les campements et s’acclimater), tandis qu’un soleil de plomb faisait que tous cherchaient ombre et repos, elle s’est levée de son fauteuil poussiéreux dans la mansarde de fortune du campement puis s’est dirigée sans trop d’objectif ni d’attentes vers la « Chambre des conseils » de la Pyramid of Advice. Si les HeeBeeGeeBee Healers constituent la centrale des activités de guérison, on retrouve plusieurs autres campements offrant pareilles activités un peu partout dans la ville. Sugarplum avait envie d’une rencontre un peu plus intime, un peu en retrait. Elle a été reçue par une jeune femme de son âge dans une sorte de tipi fait de toile et recouvert, à l’intérieur, de tissus aux motifs hindous. Deux fauteuils confortables se faisaient face, de part et d’autre d’une table basse où on avait servi des thés glacés à la menthe. La consultation ne suivit aucune prescription de durée et se fit hors de tout cadre analytique, telle une conversation avec une bonne amie. Seulement, l’amie en question était une inconnue qui l’écoutait et lui suggérait des façons de voir autrement sa vie. Elle n’était pas thérapeute professionnelle, seulement une jeune femme qui avait envie d’offrir ce genre de service, d’aider quelqu’un, d’écouter. Au bout de deux heures, Sugarplum est réapparue au camp, souriante et emplie de sérénité. Elle venait de faire une réalisation banale, mais ô combien signifiante. Participant à Burning Man sans la présence d’un copain pour la première fois, elle s’est rendu compte que ce Burning Man lui appartenait en propre. Elle était là pour elle et elle seule, libre de ses investissements. Elle était indépendante. Encore mieux : seule, sans support amoureux, sans béquille, dans l’étrange et effervescent contexte de Burning Man, elle était bien. Elle avait confiance en elle-même. Elle y découvrait sa liberté et son courage, sa valeur propre, et y trouvait une licence pour l’expression de sa sensualité. À l’instar d’innombrables Burners, elle se sentait ici chez elle. Tout en résonnant au plus profond, la guérison est une chose parfois bien banale.

Trois dimensions de la guérison

Les HH annoncent qu’ils « créent une oasis enracinée, un environnement enrichissant d’écoute et de soins où l’on propose des services de guérison pour l’ensemble de la communauté de Black Rock City ». Leur intention ce faisant est « de permettre que l’énergie de guérison » qu’ils cultivent « se diffuse dans le monde de manière à promouvoir l’amour, la guérison et un état supérieur de conscience et d’existence pour tous »[14]. Les HH offrent une grande variété de thérapies menées par leur vingtaine de guérisseurs, allant du reiki au massage, en passant par la réflexologie, la guérison « tantrique », les « voyages chamaniques »[15], la voyance, la manipulation des ondes cérébrales alpha, les tentes de sudation (sweat lodge) et la guérison « alchimique » : en somme, l’entière panoplie des techniques holistiques. Ces activités sont gratuites et bénévoles, et c’est le désir de venir en aide aux autres et de contribuer à l’expérience de guérison qui est la principale source de motivation déclarée par les guérisseurs. Si une certaine expérience est nécessaire dans le domaine thérapeutique pour pouvoir être admis comme guérisseur, certains font autre chose professionnellement. Il est généralement admis chez les HH que tout le monde a en soi le potentiel d’être un guérisseur ; ceux qui le deviennent sont simplement ceux qui ont reconnu ces capacités en eux-mêmes (ce « don ») et leur ont permis de s’exprimer.

À l’instar de la socialité radicalement égalitaire de Burning Man, l’autorité des guérisseurs ne procède pas du pedigree de la formation et encore moins d’une lignée de transmission, mais plutôt de l’efficacité[16] de l’enseignement, elle-même découlant de la « fluidité » et de « l’authenticité » de la relation avec ceux qui participent aux ateliers. Le fonctionnement des HH se prémunit également contre les relations d’autorité. Tout comme Larry Harvey ne possède pas de pouvoir sur ce qui se passe à Burning Man et est couramment référé en termes de « guru » ou de « président » par dérision, le titre de Grand Poohbah, expression foncièrement ironique, vise à empêcher une réelle prise de pouvoir. À la manière des Guayakis étudiés par Pierre Clastres (1974), le chef n’a pas de pouvoir coercitif[17]. Si l’organisation nécessite une tête pour assurer la coordination des activités, le fonctionnement est collégial et consensuel, fondé sur l’engagement collectif et la reconnaissance des talents et des contributions de chacun[18].

Parmi les techniques de guérison offerte par les HH, l’exotisme côtoie les techniques aux consonances plus « scientifiques ». La diversité des techniques est fortement valorisée (la diversité est en fait valorisée en elle-même), tout comme le sont l’exploration, l’expérimentation et l’expression de soi. La question de l’incompatibilité des différentes techniques et de leur efficacité propre ne se pose pas a priori. Toutes ont quelque chose à offrir et chacun doit trouver celle (ou plus généralement celles) qui lui convient à un moment donné. L’investissement personnel dans chaque technique et la croyance dans les vertus de chacune varie grandement d’un Burner à l’autre, certains pratiquant simplement pour se détendre ou se faire du bien, d’autres dans le but de cheminer dans une « voie ». Ce que toutes ces pratiques ont en commun, toutefois, c’est de s’inscrire dans une culture de la quête de soi, dans un cheminement personnel visant d’abord le bien-être, mais également l’amélioration morale, l’abondance, l’amour, des relations sociales harmonieuses et nourrissantes, ainsi qu’un sentiment d’équilibre avec le monde et la nature, voire avec l’univers. Ce sont donc à proprement parler des techniques du corps (Mauss 1950) visant la production d’une subjectivité, à savoir des techniques de soi (Foucault 1984).

Comme en témoigne ce qui précède, la guérison entreprise par les HH participe pleinement de l’expérience totale que propose Burning Man. Ici intériorité, croissance personnelle et spiritualité s’accordent tout à fait avec le caractère fortement hédoniste et festif de l’événement. Avoir pris des substances et avoir dansé toute la nuit par exemple n’empêche pas certains Burners de participer à une séance de yoga ou de méditation quelques heures plus tard en matinée. Plus encore : dans ce cadre ritualisé structuré par une économie de don, ces expériences aux apparences hétérogènes sont perçues comme se nourrissant les unes les autres. La densité, la diversité et l’intensité des expériences vécues à Burning Man dans un contexte où un véritable potlatch de dons et de contre-dons dynamise un fort sentiment de communauté, d’ouverture et de liberté, tout ceci est perçu comme favorisant l’ouverture et contribuant à l’efficacité symbolique et thérapeutique des pratiques.

Retour sur les trois récits : topiques et dynamiques de la guérison

Les récits de Ranger Badger, de Scott et de Sugarplum illustrent autant de dimensions effectives de la guérison sur lesquelles on peut maintenant s’attarder.

Ranger Badger, ou la primauté de la relation

L’histoire de Ranger Badger recevant les soins des guérisseurs des HH montre l’importance du rapport humain dans le processus de guérison. Dans une recherche portant sur la pratique homéopathique, Odile Sévigny a relevé comment les homéopathes qu’elle a interrogés affirment que la relation sociale thérapeutique constitue la donnée la plus significative dans le traitement (Sévigny 1999 : 44). Dans le cas présent, il est clair que la relation importe plus que la référence à un ensemble de croyances, de symboles et de notions données. Lorsque, en fin de matinée suivant l’accident ayant coûté la vie à la jeune fille décédée dans ses bras, Badger arrive chez les HH conduit par des collègues Rangers, il est sous le choc et pas du tout enclin à faire confiance aux thérapeutiques holistes. Il ne croit pas à « ces sornettes ». Or la réaction de Michael Moss est tout simplement de le prendre dans ses bras, Badger tombant immédiatement en pleurs, ses défenses personnelles fondant devant l’accueil du guérisseur. Le traitement qu’a reçu Badger est d’abord et avant tout pratique, et c’est bien là que réside son efficacité. De la même manière que le Man ne signifie rien, qu’il est un prétexte à la participation et à la communauté, ainsi ce sont les techniques de guérison en tant que pratiques et non leurs substrats théoriques et rhétoriques qui comptent ici. L’autodérision des HeeBeeGeeBees combinée au sérieux de leur engagement envers la communauté Burning Man et ceux qu’ils soignent l’illustre à merveille. Voilà pourquoi autant de techniques et de méthodes différentes peuvent cohabiter sous un même toit. Ce n’est pas que les HH mélangent tout et n’importe quoi, ni n’importe comment. Plutôt, pour eux : « Efficiency is the measure of truth » [La vérité se mesure à l’efficacité]. L’efficacité pratique, et non la compatibilité théorique et logique des méthodes, est le critère de validation qui préside à l’ensemble de ces bricolages et de ces syncrétismes.

Il y a lieu ici de reprendre la distinction entre efficacités technique et symbolique (Sévigny 1999). À la différence de la relation médicale (efficacité technique) où la relation est donnée au départ (« l’usager » reçoit l’attention du « spécialiste » dont la légitimité et le pouvoir lui viennent d’une institutionnalisation sociale), la relation thérapeutique à la base de l’efficacité symbolique est à construire et ne peut naître que dans un climat de confiance. À cet égard, le contexte de Burning Man favorise beaucoup un tel climat de confiance grâce au fort sentiment de communauté et l’éthique d’acceptation de l’autre qui découlent de l’économie de dons. Les HH en rajoutent en mettant beaucoup d’énergie afin de créer un espace accueillant baignant dans une ambiance décontractée et sereine dans laquelle tous sont invités à la fois à prendre contact avec eux-mêmes et les autres.

La relation thérapeutique consiste à écouter la personne recevant les soins. L’empathie, la capacité de ressentir le vécu de l’autre, est ici fort importante. Pour cela, il faut prendre le temps de faire les choses. À nouveau, la temporalité hors du temps de Burning Man est favorable et échappe aux horaires bien remplis de la vie courante. Le participant qui tient le rôle du thérapeute, déjà dans une position de don par son bénévolat, donne du temps au participant sans les limites de la vie quotidienne. Il lui donne son écoute et peut-être ses conseils que le receveur, en confiance, reçoit. Il peut dès lors à son tour se confier, se donner au thérapeute qui aussi, de son côté, se voit reconnaître ses capacités thérapeutiques, ses talents, son don de guérisseur. Les conditions de l’efficacité thérapeutique sont réunies, le demandeur de soin se sent accueilli, reconnu dans la singularité de son vécu.

Je me sens accueillie ici, m’a confié une participante interrogée. J’étais venue l’année dernière alors que j’avais peine à m’adapter au climat et à l’intensité qu’il y a à Burning Man, et ils m’ont écoutée, rafraîchie et massée. Après avoir passé la journée ici, je suis retournée à mon camp avec une tout autre énergie et prête à me lancer. Ça a été un tournant.

Donner et recevoir des soins, c’est donc reconnaître et être reconnu dans son vécu – reconnaissance engagée par le cycle du don. Dans le cas de Ranger Badger, la souffrance engendrée par l’événement qui menaçait de mettre un terme à des années de participation a pu être reconnue, entendue et partagée. De même Badger a-t-il pu être reconnu pour ses services comme Ranger, au-delà de l’échec que constituait pour lui la mort de la jeune femme. Être souffrant, c’est être en besoin de relation et de reconnaissance.

Scott, ou la guérison comme intégration du non-sens

L’histoire de Scott est plus complexe, moins événementielle, et Burning Man ainsi que les HH arrivent pour ainsi dire à la fin de la « guérison » proprement dite. La première expérience de Burning Man au sortir de l’épreuve de la maladie est une fête de la vie, le terme heureux de la guérison, le couronnement d’un long rituel de passage. Les HH apparaissent dans son récit lors de la deuxième année tandis que, réintégrant la vie ordinaire, Scott fait de son deuxième Burning Man un moment pour prendre contact avec lui-même et expérimenter des pratiques qu’il ne se permettait pas dans sa vie quotidienne, à Montréal notamment, par peur du jugement des autres. Son récit fait voir que son passage aux HH constitue une manière d’intégrer dans sa vie les apprentissages faits lors de sa lutte contre le cancer. En cela son histoire illustre une autre dimension fondamentale de la guérison qui est d’intégrer la maladie et, plus globalement, l’existence, dans un système de sens.

Odile Sévigny écrit que les homéopathes tentent de réunir ce qui a été désuni, qu’ils réintègrent les maux dans une totalité signifiante (Sévigny 1999 : 48). La sociologue Meredith McGuire écrit pour sa part que la guérison est un processus qui consiste à donner une signification aux maux et, ajout important, à s’approprier et à expérimenter ces significations par des pratiques incorporées et des expériences sensibles : « part of the healing process consists of discovering the meaning of a person’s illness episode and then addressing that meaning through embodied practices » (McGuire 1985 : 142). L’histoire de Scott est révélatrice à cet égard. C’est en nommant, donc en assignant une signification aux métastases, c’est-à-dire aux irruptions de non-sens, de mort, dans son corps et dans sa vie, que Scott effectue le travail de guérison. La guérison est un processus qu’il s’est approprié, et non qu’il a subi. Il est devenu acteur de son devenir. Le travail symbolique partait de l’expérience de son corps malade pour y retourner en tant que puissance guérisseuse. Tant et si bien qu’il se considérait déjà guéri avant même le premier traitement de chimiothérapie. L’efficacité technique de la médecine moderne, dans ce cas, n’aurait fait que confirmer au niveau matériel ce qui avait déjà eu lieu au plan symbolique. En somme, l’histoire de Scott fait ressortir la manière dont la guérison est un travail sur le non-sens. Guérir, c’est franchir la mort pour gagner de la vie.

Dire que la guérison consiste à donner un sens à ce qui excède ou défie le sens ne fait pas de la guérison une opération avant tout mentale. Comme le souligne Meredith McGuire, l’intégration dans un système de sens ne peut se faire qu’à travers des expériences et des pratiques incorporées. Les symboles composant ce système de sens ne sont pas des abstractions purement mentales ou cognitives. Symboles et corps sont liés. Comme l’exprime David Le Breton,

l’efficacité des symboles ne se réduit pas à une efficacité psychologique. Les symboles interviennent sur l’être dans son ensemble, dans sa corporéité et à la condition qu’ils soient introduits dans le contexte d’une relation sociale. […] L’efficacité symbolique consiste à établir un processus de symbolisation. Or symboliser […] c’est utiliser le symbole pour entrer en contact avec ce qui dépasse la personne tout en l’habitant profondément. Ce quelque chose prend d’abord son sens dans la relation entre deux personnes, dans un rapport de réciprocité par un souci mutuel de l’autre qui n’a rien à voir avec l’échange équivalent[19].

Le Breton 1990 : 50

Donner du sens, c’est transformer le mortifère en vivifiant. C’est travailler le corps. Comme l’expriment également ces propos de Le Breton, le sens est le produit de sujets désirants au sein de relations sociales, de relations de corps à corps, de corps en présence. Voilà sans doute pourquoi on reconnaît au toucher des vertus curatives si importantes, comme le suggèrent l’importance du corps et le passage par le toucher d’un grand nombre de techniques de guérison holistiques. Le sens se construit dans et par une relation sociale que matérialise le toucher. Le corps à corps exprime de manière brute qu’il n’y a pas de sens qui ne soit partagé. L’expérience de Scott lors de son premier Burning Man équivaut justement à enraciner le passage à la vie et au sens par une expérience partagée qui agit comme une reconnaissance et une confirmation. Qui dit expérience dit vécu et, comme l’affirme McGuire, il s’agit dès lors d’une affaire de corps.

Sugarplum, ou la guérison comme construction de Soi

L’histoire de Sugarplum, enfin, illustre justement la manière dont la relation sociale sert de support à la découverte et au partage d’un sens. Elle permet également de baliser ce qui a été dit sur la guérison pour éviter d’en faire un modèle trop général. Les modalités de guérison décrites ici sont le fait d’une culture particulière propre à l’Occident et fortement marquée par l’entrée depuis les années 1950 et 1960, dans la société de consommation et la médiasphère globalisante. De plus, ces modalités holistiques n’épuisent pas le tout des recompositions actuelles du religieux[20]. Meredith McGuire a, il y a déjà une vingtaine d’années, tiré les grandes lignes des différences qui existent entre la guérison dans la mouvance holistique et dans les mouvements chrétiens contemporains, notamment charismatiques évangéliques et pentecôtistes :

The main point of divergence between Christian healing movements and many of the other new alternative healing systems is on the relative importance of the self. While both types of healing promote the empowerment of the sick person, their conceptions of the source of healing power are very different. Christian groups typically view the power as transcendent, external to the individual. Most (but not all) alternative healing groups considered individual power to be an expression of some greater power, but individuals need not look outside themselves for the source of the empowerment they need.

McGuire 1985 : 277

En somme, la guérison de type chrétien dépend d’un sens qui est garanti par une source extérieure, la figure transcendante de Dieu, tandis que la guérison de type holistique s’inscrit plus directement dans le projet kantien suivant lequel le sujet se construit lui-même et trouve en lui-même les fondements normatifs de son agir, contre les dogmes religieux ou politiques. Si l’évangéliste ou le pentecôtiste reçoit le sens de Dieu, l’holiste travaille à se donner lui-même un sens. La différence réside dans la source du sens, soit radicalement transcendante (Dieu) ou issue d’une transcendance plus immanente (le Soi, la « Vie » ou « l’Univers », souvent une combinaison mal articulée des trois). Comme l’écrit McGuire, ce n’est pas que l’arrimage à une transcendance ait disparu dans la mouvance holiste, seulement elle a changé de forme. La référence transcendante n’est plus Dieu, mais plutôt une entité entièrement dépersonnalisée et cosmique, force qui unit le cosmos, la nature et l’humanité, souvent désignée simplement par les termes « Vie » ou « Univers » : « C’est la Vie qui a voulu que j’apprenne cela » ; « l’Univers m’envoie un message » ; etc.[21]

L’expérience de guérison de Sugarplum s’opère à partir de ce genre de référence à une transcendance qui devient immanente en la soumettant à un projet de Soi. Ce Soi est d’ailleurs lui-même croyance en une forme de transcendance. Une transcendance non pas hors de ce monde comme on imagine la figure de Dieu, mais intérieure, immanente, alliant l’inquiétante étrangeté de l’inconscient de la psychanalyse avec la forme idéalisée d’un Soi toujours à construire, toujours en devenir. Ces deux croyances, l’une cosmique, diffuse et tout englobante, et l’autre, intérieure et idéale, qu’on appelle le Soi, sont en fait les deux côtés d’une même pièce. Une forme de croyance au destin sous-tend le tout (Lemieux et Milot 1992), c’est-à-dire d’un devenir organisé. Ainsi, chez les personnes s’inscrivant dans cette mouvance, les difficultés, les épreuves, les maux et les écueils sont interprétés comme « arrivant pour une raison ». Ils sont perçus comme autant d’opportunités d’apprentissages et d’appropriations de soi, comme en témoigne le récit de Sugarplum (mais aussi celui de Scott, et même celui de Ranger Badger). Ainsi, ce projet de Soi se présente comme un cheminement accomplissant un progrès (meilleure connaissance de soi, plus grande confiance en soi, relations sociales plus authentiques, etc.) (Lemieux 2002), forme individualisée et intériorisée du mythe moderne du Progrès. Ce projet de Soi auquel Burning Man contribue, avec ses dimensions holistiques comprenant la santé physique, psychologique, émotionnelle, relationnelle et spirituelle, n’est pas autre chose qu’une forme contemporaine du salut.

Il ne faudrait surtout pas en déduire que l’investissement dans ce projet de Soi sous-tendant les modalités holistiques de la guérison équivaudrait à une résorption des religiosités contemporaines dans le narcissisme. Au contraire, on a vu que la socialité particulière de Burning Man constituée de relations de dons tous azimuts nourrissait ce genre d’expériences thérapeutiques, initiatiques, « spirituelles » et rituelles. Ainsi, c’est l’ouverture et le don aux autres qui permet l’expression de soi et lui fournit son cadre normatif et relationnel. On rejoint à nouveau Meredith McGuire qui a insisté sur le fait que ce type de pratiques thérapeutiques et symboliques démontrent un haut niveau d’engagement et d’investissement envers les autres, qu’elles sont motivées non pas par l’intérêt personnel et l’accumulation de quelque capital symbolique, religieux, culturel ou social suivant l’analytique bourdieusien, mais bien par un souci authentique du bien-être non seulement des autres, mais de la communauté de Burning Man dans son ensemble.

Tel que l’illustrent tant l’histoire de Sugarplum que les propos de Michael Moss, lorsque les Burners donnent d’eux-mêmes et travaillent à la guérison et au bien-être des autres, ils travaillent en même temps à leur propre bien-être et à leur propre guérison.

Like most of my respondents, according to their holistic perspective, when they are working for the healing of others, at the same time they are promoting their own health and well-being in all aspects. And when they are working for healing social relationships and the well-being of the environment in all its aspects, they are simultaneously promoting their own spiritual development.

McGuire 1985 : 154

Vu sous l’angle d’un réseau constamment réactualisé de dons servant la finalité supérieure du « projet Burning Man » et de sa communauté effervescente et éphémère, la guérison, en tant que dimension importante des ritualités et des religiosités contemporaines, est conditionnée par le tissu de relations sociales qu’elle-même sert en retour à régénérer. En somme, si la « guérison » apparaît comme une thématique large et diffuse dans de vastes pans de la culture infusée des principes holistiques issus de la « contre-culture » des années 1960-1970, il est néanmoins possible d’en regrouper les multiples expressions au sein d’une analytique qui recoupe d’autres travaux sur la guérison et composé au minima de ces trois dimensions : la primauté de la relation sociale dans l’efficacité thérapeutique, construite sur des rapports mutuels de dons et de contre-dons échappant à la logique du contrat ; l’intégration des singularités dans une totalité signifiante traduite dans des expériences et des relations incorporées ; et enfin, dans la culture qui est la nôtre, la participation à la construction toujours inachevée d’un projet de Soi actualisé dans une narrativité elle aussi toujours soumise à la performativité relationnelle et la reconnaissance. En première comme en dernière instance, il semble que la guérison soit dès lors toujours, surtout, dans le désert de Black Rock comme ailleurs, une affaire de dons.