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Trajectoires divergentes

Il y a dix ans, Denise Bell Hyland et son mari ont quitté les États-Unis après une dispute avec une multinationale du pétrole. Après avoir vendu leur maison et leurs terrains, ils ont déménagé à la campagne, dans les environs de Noto, ville du sud-est de la Sicile, qui, avec sept autres centres de la région, a été inscrite en 2002 sur la liste du patrimoine mondial de l’UNESCO. Là, ils ont acheté une nouvelle maison, différente de la précédente, mais elle aussi entouré de terrains. En leur qualité d’agriculteurs, tous deux ont pris part à un film documentaire intitulé « 13 variations sur un thème baroque. Ballade pour les pétroliers du Val di Noto », qui a été réalisé en 2006 par trois jeunes cinéastes siciliens. Le film donne la parole à ceux qui, dans la région du « Val di Noto », ont mené, entre 2005 et 2007, un mouvement de vive opposition à la possibilité d’effectuer des forages d’exploration pétrolière accordée par la Région sicilienne à la Panther Oil, une multinationale américaine. Dans le film, Denise, rappelant sa décision de quitter les États-Unis et son sentiment d’être persécutée par les compagnies pétrolières, explique son amour pour sa nouvelle terre en décrivant les arbres centenaires dont on peut obtenir, dit-elle, une huile spéciale, tandis que son mari rappelle au public la difficulté d’un combat qui vient de commencer, qui ne peut être autre que collectif et qui s’avèrera capable de maintenir au fil du temps l’état d’effervescence émotionnelle des citoyens et des élus. La caméra nous les montre, enfin, enlacés, regardant le coucher de soleil sur le paysage des monts Iblei.

Au cours des dix dernières années à Noto (et de manière comparable à Modica, Caltagirone, Raguse et Ortigia – cette dernière incluse dans la liste du patrimoine mondial de l’UNESCO en 2005), l’inscription à la classification de l’UNESCO a lancé un processus socioéconomique et politique complexe : une augmentation importante des flux touristiques ; la gentrification naissante d’une partie du centre-ville et des campagnes, qui a amené de riches étrangers à s’installer dans le district et qui s’est traduite par la production de (nouveaux) sentiments d’appartenance au territoire ; l’émergence de nouvelles émotions liées au patrimoine ; une redéfinition des politiques de développement économique. Comme Noto et six autres municipalités du sud-est de la Sicile, Militello a été incluse dans la liste du patrimoine mondial de l’UNESCO, mais dans le cas de cette dernière (comme à Palazzolo Acreide, Scicli et en partie à Catane), la classification UNESCO semble avoir été un simple étiquetage qui s’est avéré incapable de produire des conséquences sociales, politiques et émotionnelles importantes. Après 2002, par exemple, aucun Américain, Allemand ou Anglais n’est venu vivre dans les campagnes de Militello, ni n’a acheté de maison dans le centre-ville. La seule Américaine à devenir militellese a été Jennifer Lynne Gareis, actrice hollywoodienne ayant de lointaines ascendances locales, connue pour avoir interprété le rôle de Donna Logan dans la série Beautiful et qui, en décembre 2009, a reçu la citoyenneté d’honneur. Le nombre de résidents est en baisse, les flux touristiques sont restés marginaux à tel point que dans la ville, aujourd’hui encore, il n’existe aucune structure d’accueil.

Les débats et les confrontations qui ont secoué la « société politique » et « la vie civique » (Chattarje 2006 ; Herzfeld 2009) du sud-est sicilien (ou Val di Noto) néo-imaginé n’ont que marginalement affecté la vie politique locale ; le patrimoine (ou du moins le patrimoine défini par le système taxonomique UNESCO) ne génère aucune émotion positive et même la référence au processus d’inscription à la liste du patrimoine mondial de l’UNESCO provoque, au contraire, chez beaucoup de Militellesi, des réactions indifférentes ou ironiques. En fait, ces personnes ont de bonnes raisons de réagir avec ironie : la présence de l’UNESCO, au-delà du logo sur le site officiel de la Ville, semble d’abord attestée par une plaque apposée sur un palais décati, très agréable mais dans un abandon total, qui est devenu le siège du Club UNESCO, une association à laquelle, en juillet 2007, la mairie de Militello, prenant une décision d’une valeur symbolique involontaire, a confié l’ouverture et la fermeture du cimetière.

Dans cet article, j’ai l’intention de réfléchir d’une part aux voies divergentes que les deux endroits, Noto et Militello, ont suivies après leur inscription simultanée à la liste du patrimoine mondial de l’UNESCO, et d’autre part aux réactions divergentes, même émotionnelles, que les habitants des deux villes semblent avoir eu face au processus d’inscription dans l’heritage-scape (Di Giovine 2009). À partir de cette comparaison, je vais essayer, en conclusion, de proposer quelques remarques générales sur les pratiques patrimoniales et sur les économies morales et politiques dont elles sont les expressions[1].

La renaissance du « Val di Noto »

Le 18 juin 2007, en présence des plus hautes autorités nationales (y compris le Premier ministre Romano Prodi) et régionales, la cathédrale de Noto a été rouverte au public après l’effondrement du 13 mars 1996. Si, comme je l’ai indiqué précédemment (Palumbo 2003), son écroulement avait lancé le processus ayant conduit huit villes du sud-est de la Sicile au sein de la liste du patrimoine mondial de l’UNESCO (Ortigia a été insérée trois ans après), la réouverture officielle de la cathédrale Saint-Nicolas semble confirmer la fin du processus de construction/institutionnalisation patrimoniale d’un nouveau paysage politique et culturel. L’événement de 2007, en effet, se déroule dans un espace public désormais très différent. Le point n’est pas, ou n’est pas seulement, qu’en 2007 neuf villes et un site de falaise (la nécropole de Pantalica) de la région aient été inscrits sur la liste du patrimoine mondial de l’UNESCO, ou simplement qu’après cette inscription les flux touristiques dans la Sicile du sud-est aient augmenté de manière significative. Pour en comprendre le sens et la portée, nous pouvons (re)partir du mouvement de protestation contre le forage pétrolier qui a paru dans le « Val di Noto » entre 2005 et 2008. La réouverture de la cathédrale de Noto offre aux manifestants anti-forages la possibilité de faire entendre leur voix sur la scène médiatique nationale. Le 18 juin, en fait, un grand groupe de manifestants occupaient une position centrale sur la pittoresque place de la Cathédrale, immédiatement à droite de la porte de l’Hôtel de Ville, face à l’escalier menant à la cathédrale. Toutes les autorités qui, de l’Hôtel de Ville, montaient à la cathédrale n’ont pas pu l’ignorer et ont donc été obligées d’entendre leurs protestations.

La possibilité de manifester au cours d’un événement public majeur et d’occuper une position centrale par rapport à l’espace et aux media est accordée aux manifestants par les autorités municipales qui, avec celles d’autres centres impliqués dans la patrimonialisation de l’UNESCO depuis le début du processus (2005), ont à plusieurs reprises appuyé la protestation. Ce soutien souligne la centralité de la dimension plus spécifiquement politique dans la production du mouvement « populaire » de défense du baroque, du territoire, du « Val di Noto » et du « Sud-Est ». J’ai analysé ailleurs et en détail cette dimension, en montrant comment il est impossible de comprendre l’émergence de sentiments d’appartenance et d’émotions patrimoniales sans avoir à l’esprit les articulations et les divisions de la scène politique régionale et nationale (Palumbo 2006). Je ne peux ici que donner quelques détails nécessaires pour comprendre les contextes plus larges au sein desquelles les émotions patrimoniales et les passions politiques des manifestants ont réussi à prendre forme.

L’inclusion des huit municipalités du « Val di Noto » dans le Patrimoine mondial a eu lieu après un processus politique assez difficile qui, au-delà des conflits au sein des institutions de la région, avait connu en 2000 un arrêt imposé par l’UNESCO. Le motif de ce refus temporaire était l’absence, dans la documentation fournie à l’UNESCO, d’un Plan de gestion capable de fixer et d’assurer des lignes de développement de plusieurs municipalités qui fussent compatibles avec la logique de la classification patrimoniale. Depuis 2001, à partir de l’élaboration d’un tel Plan, un scénario politique complexe a pris forme. En son centre, au niveau régional, Fabio Granata, conseiller pour la Culture de la Région Sicile ; au niveau national, certaines personnalités politiques de centre-droit (alors à la tête de la nation) avec de très forts intérêts économiques dans la région et dans le secteur pétrolier ; et, au sein de l’UNESCO, certains fonctionnaires qui avaient suivi l’affaire et qui sont restés très bienveillants à l’égard de la proposition sicilienne. À la fin de 2001, malgré les nombreux conflits, un document préparatoire à un Plan de gestion a été rédigé et l’UNESCO l’a jugé suffisant pour accorder l’inscription.

Tout autour de la préparation de ce document, dirigée par Fabio Granata, a commencé à prendre forme l’idée de construire un « district culturel du Sud-Est » – une institution qui soit en mesure de coordonner les politiques publiques locales, directement ou indirectement impliquées dans le processus de patrimonialisation, en les poussant vers des formes d’aménagement du territoire compatibles avec l’inscription à la liste du patrimoine mondial de l’UNESCO[2]. Granata et son expert en publicité ont lancé une campagne de promotion efficace (création de sites Internet, invention d’un logo, promotion d’un festival, achat de pages dans les grands journaux nationaux) qui a produit, au moins dans certains segments de la population, quelques consensus autour de l’idée du Sud-Est. Des problèmes sont apparus, toutefois, lorsque la planification envisagée par le district a dû se traduire par des actes administratifs concrets de la part des gouvernements locaux. Dans ces cas, c’est la logique politique qui prévaut. Le plan de gestion, instrument opérationnel liant les municipalités, n’a en fait jamais été approuvé par toutes les municipalités concernées.

Nous voyons alors apparaître un conflit, tout à l’intérieur du centre droit sicilien et national, qui voit d’un côté Fabio Granata, et avec lui une partie de l’Alleanza Nazionale, et de l’autre un ensemble complexe, composé de personnalités de la scène politique nationale, déployée en Forza Italia ou dans d’autres cercles proches de l’AN, le tout ayant des liens solides et des intérêts, y compris personnels, dans l’industrie du pétrole[3]. Le conflit devient évident en 2004 : Granata perd la direction du Département pour le Patrimoine culturel, attribué à un membre de Forza Italia (Pagano), pour être « relégué » au Département pour le Tourisme. Le nouveau commissaire au Patrimoine attaque immédiatement son prédécesseur, soulignant qu’il n’avait pas été en mesure de déterminer l’approbation du Plan de gestion qui aurait dû être remis à l’UNESCO ; il prévoit l’élaboration d’un nouveau plan, dans lequel un dialogue pourrait s’instaurer entre les besoins de protection du territoire et ceux de son développement économique. Ce qui se forme dans ces années-là est une ligne de faille destinée à durer et à se creuser au sein du centre droit sicilien et national, plus précisément entre la vision protectionniste de Fabio Granata et les projets de développement « industriel » de Pagano et ses puissants partisans.

Dans ce contexte éclate l’affaire des concessions pétrolières que la Région sicilienne, après un processus complexe, avait, fin 2004, accordée aux Américains grâce à un acte stipulé par un commissaire ayant des intérêts très forts dans l’industrie pétrolière de Syracuse. Granata et ceux qui avec lui avaient investi, ou étaient encore en train d’investir dans les politiques du patrimoine (la classification de Syracuse-Pantalica à l’intérieur de la liste du patrimoine mondial de l’UNESCO est vivement souhaitée par Granata en 2005), lancent une lutte acharnée contre les forages, soutenus en cela par une nouvelle génération d’administrateurs locaux qui avaient engagé leur action politique dans cette voie. De l’autre côté, nous avons une part importante de la droite régionale et nationale (liée à la figure de l’ancienne ministre de l’Environnement, Stefania Prestigiacomo, née à Syracuse) qui, pour des raisons idéologiques et pour les histoires personnelles de plusieurs de ces protagonistes, est favorable aux excavations pour la prospection pétrolière.

C’est dans ce cadre politique que commencent à se faire entendre les protestations de ceux qui, dans la société civile, s’opposent à l’extraction du pétrole dans la région et à toutes les hypothèses de développement qui menacent l’environnement, le territoire du « Val di Noto » et son patrimoine baroque. Les protestations de la base ont, en effet, le soutien des gouvernements locaux dont les dirigeants se situent dans des sensibilités politiques proches de Fabio Granata, mais aussi des gouvernements de gauche qui considèrent que la défense du territoire est un bon combat. Grâce à ce soutien politique et au fait d’entrer sur une scène politico-culturelle qui avait entamé le processus de repenser l’imagination identitaire du territoire, le mouvement d’opposition au pétrole est en mesure d’avoir une certaine visibilité dans les espaces publics de la région et un certain écho dans les pages des journaux locaux, dans la presse écrite et à la télévision. Malgré cela, cependant, le mouvement anti-forages ne parvient pas à s’affirmer pleinement sur la scène régionale des médias (les principaux journaux siciliens relèguent les nouvelles le concernant dans les pages de l’actualité locale, en s’abstenant de relater les vraies questions politiques que le mouvement a mises sur le tapis) et il est effectivement absent du débat politique national. La situation change, toutefois, à l’approche de la réouverture de la cathédrale de Noto.

Le 7 juin 2007, en effet, l’un des journaux nationaux les plus importants, la Repubblica, publie un appel pour la défense du Val di Noto, signé par Andrea Camilleri, appel immédiatement repris par la presse nationale et étrangère ; en quelques jours, il reçoit 80 000 adhésions. Politiquement, la situation est effectivement très complexe. La nation est à la veille de nouvelles élections (le gouvernement instable de Romano Prodi tombera huit mois plus tard) et ce n’est peut-être pas un hasard si Camilleri et la Repubblica, liés à la gauche, lancent en Sicile, alignée à droite, la question du « Val di Noto ». D’autre part, Fabio Granata, sur son site Internet, accueille avec enthousiasme l’initiative de Camilleri. Du côté de la partie politique adverse, le président de la Région, Totò Cuffaro, a annoncé en même temps que la Panther Oil avait renoncé à prospecter dans la ville de Noto, probablement pour s’affranchir des initiatives de Camilleri et Granata, tout en cachant l’intention de la multinationale de poursuivre les forages dans d’autres sites du sud-est.

La renaissance du « Val di Noto », comme on le voit, est un processus complexe, où les conflits et les tensions sont bien enracinés dans le cadre de la politique nationale et régionale, et dont les protestations et les passions patrimoniales de ceux qui s’opposent aux forages ne sont qu’un aspect. Et pourtant, ces gens descendent dans la rue à plusieurs reprises, produisent un film, signent des pétitions, animés du désir de défendre le « Val di Noto », avec son style baroque magnifique et ses paysages naturels. Si le fait de croire que ces émotions sont étrangères à la scène politique peut paraître naïf, on se tromperait toutefois à les considérer simplement comme des conséquences mécaniques et instrumentales des intérêts de la dynamique politique. Nous devons, en d’autres termes, prendre au sérieux ces nouvelles émotions qui animent les élus et qui poussent des centaines de personnes ordinaires à agir en public ; ce sont des passions qui semblent révéler la stratification des sentiments d’adhésion avec les choses, les lieux et les environnements soumis au processus de classification de l’UNESCO.

La Sicile de Montalbano

En conclusion de ma monographie L’UNESCO et le campanile (Palumbo 2003 : 358), j’avais suggéré que, précisément du fait de l’action institutionnelle de l’UNESCO, l’expression « Val di Noto » – qui, jusqu’en 1996, n’avait aucun sens pour la plupart des habitants des villes de la Sicile du sud-est[4] – et les sentiments d’admiration pour le baroque auraient pu devenir, après l’inscription, des éléments de routine dans la conscience des acteurs sociaux de la région. À la lumière de ce qui s’est passé au cours des dix dernières années, cette hypothèse semble être juste, mais à vrai dire, je n’aurais jamais imaginé qu’en quelques années les gens descendraient dans les rues pour défendre le « Val di Noto », son architecture baroque et ses beautés naturelles. En 1996, la ville de Noto était dans un état de semi-abandon ; la plupart de ses bâtiments historiques croulants étaient emprisonnés dans des échafaudages (Stajano 2001 : 35). En dépit de quelques événements intéressants qui se sont produits dans les années 1980, lorsque, comme l’a écrit Stajano (2001 : 92-94), un groupe de jeunes de la ville s’est opposé à des formes de spéculation dissimulées sous un projet de « récupération » de l’héritage baroque de Noto, aucun indice au cours des années où je vivais en permanence dans la région (1994-1998), ne m’avait permis de prévoir l’émergence (ou la réémergence) des passions civiques et patrimoniales. Alors, comment cela a-t-il été possible, en un laps de temps aussi court ?

J’ai pris cependant conscience de la diffusion parmi la population des passions culturelles liées à l’idée du Val di Noto, et donc de la capacité du discours patrimonial de donner lieu à des adhésion identitaires très fortes, grâce à deux étudiants de l’université. Depuis 2001, en effet, l’Université de Messine et la Faculté où j’enseigne ont ouvert un cours de licence de Sciences de l’Éducation (et maintenant un de Sciences de la Communication) à Noto. Je ne peux analyser ici l’histoire de cette ouverture, certainement liée à la phase initiale du projet pour l’inscription des huit municipalités au Patrimoine mondial de l’UNESCO. Au cours de l’hiver 2006, lors d’un cours consacré aux affaires politiques et patrimoniales du sud-est de la Sicile, deux étudiants, parmi les plus actifs bien sûr, me demandent ce que je pense du mouvement contre les forages. Suite à ma réponse, qui tendait à remettre leur mouvement dans le juste contexte, et malgré le caractère critique de mes cours à l’université, ils ont fait valoir leur conviction militante et l’importance de lutter pour la protection des monuments, des sites et des paysages « universellement » définis comme des sites d’exception. Ils ont insisté surtout sur l’importance de concevoir des modes de vie compatibles avec des scénarios culturels et naturels devenus patrimoine collectif de la communauté. Les deux étudiants, leur habillement, leurs idées politiques et leur aptitude au dialogue différente de la moyenne de la classe, étaient clairement de gauche : l’un des deux était retourné en Sicile après une expérience de longue durée de vie et d’études dans le Nord ; l’autre, impliqué dans diverses activités sociales, comptait parmi les dirigeants du petit groupe de jeunes alternatifs et engagés de la ville. Après la discussion en classe, ils m’ont invité à une réunion du groupe NO-TRIV (anti-forage) de Noto. La réunion s’est tenue dans une salle de l’Hôtel de Ville, accordée par le maire, et s’est terminée au moment où le Conseil devait se réunir. Lors de la réunion, avec nos deux étudiants, il y avait une autre étudiante universitaire, un agriculteur qui avait investi dans le tourisme à la ferme, un fonctionnaire municipal et deux dames étrangères (une suisse, l’autre autrichienne), qui avaient acheté des terrains dans la municipalité. Ils étaient intéressés à acquérir des informations sur le paysage politique vers lequel nous nous dirigions ; moi, je voulais comprendre les raisons de leur engagement et de leur passion. En ce qui concerne le contexte politique, ses divisions et ses intérêts, ils n’étaient pas dépourvus d’esprit critique, même s’ils semblaient en général peu idéologisés (à l’exception d’une ou deux personnes se méfiant de l’origine fasciste de certains promoteurs politiques du mouvement), mais très attentifs à la défense de leur territoire, à la qualité de la vie et aux investissements effectués pour le rendre durable et productif. Bien que conscients de l’importance d’un soutien politique à leur combat, ils ne semblaient pas enclins à devenir des outils inconscients dans les mains de tel ou tel groupe, mais plutôt des citoyens croyant, pour des raisons diverses, à la justesse de leur lutte et prêts à défendre « le Val di Noto » et le « Sud-Est ». Leurs propos m’ont frappé, cependant, pour d’autres raisons. J’ai été intrigué d’abord par le fait qu’ils considéraient comme des données évidentes ces entités (le « Val di Noto », le « Sud-Est ») dont j’avais essayé de suivre le processus de construction tout au long de la décennie précédente, à partir de l’interaction entre les classifications de l’UNESCO et ses procédures d’un côté, et les institutions « traditionnelles » d’un territoire vaste et diversifié, de l’autre. Ainsi j’ai été frappé par leur conviction intime de la particulière beauté naturelle et architecturelle de « leurs » lieux. Ce dernier sentiment, assez nouveau, avait été jusque-là absent dans cette couche de la population, ou du moins il s’exprimait en des termes très différents de l’esprit de clocher des historiens et des intellectuels du coin. J’ai été frappé, enfin, par la capacité que de telles passions de l’identité et du patrimoine avaient de faire se rejoindre des personnes provenant de différents pays qui, pour ces mêmes sentiments, avaient choisi de vivre dans le « Val di Noto ».

Le film documentaire à partir duquel nous avons commencé exprime de manière exemplaire l’ensemble de ces traits. Si l’un de mes deux étudiants, interrogés dans le film, dit qu’à son avis la lutte contre les compagnies pétrolières est un moment où « le Val di Noto devient conscient de sa valeur », Denise Bell Hyland, la citoyenne américaine persécutée par les compagnies, décrit en termes passionnés la beauté de ses oliviers et le caractère unique de son huile d’olive produite à partir de cette terre. À son tour, un jeune néo-rural, dont l’accent indique clairement l’origine romaine et urbaine, à pied, torse nu, au milieu des champs de blé et des murets de pierre, explique son choix de vivre avec sa femme et son fils dans une maison délabrée, sans électricité ni eau courante, avec la nécessité de trouver dans ce nouveau monde, peut-être en accord avec le sociologue italien Franco Cassano (1996), les rythmes lents de la Terre-Mère. Un agriculteur de la région, avec femme et enfants, qui a investi dans les produits biologiques, à son tour se dit fier de cultiver « le vrai vieux grain de Sicile », tandis qu’une entrepreneuse du Piémont, qui a quitté son emploi et sa ville d’origine pour acheter des terres dans le sud-est, parle de sa nouvelle terre comme d’une « terre vierge, pas encore contaminée par les erreurs et les horreurs de la modernité ».

Ces attitudes sont communes, entre ceux qui ont donné naissance au mouvement pour défendre le « Val di Noto » contre l’agression des lobbies du pétrole et celles que j’ai trouvées pour la première fois dans la rhétorique des politiciens qui avaient investi dans le processus de patrimonialisation, qui ont continué tout au long de la décennie suivante dans les pages des journaux locaux et qui avaient trouvé avec la classification UNESCO une certification officielle. En outre, dans le film, ainsi que dans les télévisions régionales qui ont suivi la cérémonie de réouverture de la cathédrale de Noto et dans la presse écrite, Roy Bondin, fonctionnaire maltais de l’UNESCO qui a suivi, avec une attitude constamment bienveillante, la proposition du « Val di Noto » jusqu’à son inclusion officielle dans la liste du patrimoine mondial de l’UNESCO, est une présence constante tout au long de la période de lutte. L’UNESCO, dit-il, préfère la « culture » et toutes les politiques qui favorisent la « culture ». Dorénavant, c’est aux Siciliens de défendre leur propre culture. En fait, la présence d’un fonctionnaire de l’UNESCO dans les débats publics de cette phase montre que la défense de la culture du « Val di Noto » a pu devenir une passion partagée pour une partie, aujourd’hui encore faible et marginale, de la population locale, parce que cette culture, une fois incluse dans le système de classification de l’UNESCO, et donc objectivée (Handler 1988) et stéréotypée, est devenue une sorte de marchandise à la disposition de nombreuses personnes, siciliennes ou pas, qui ont commencé autour d’elles à produire des sentiments et des pratiques différentes : des stratégies politiques, des plans économiques, des choix de vie, esthétiques et éthiques, des sentiments et des émotions.

L’intervention publique d’Andrea Camilleri à été, dans ce sens, emblématique. Camilleri, écrivain sicilien, a construit son succès à l’aide d’une langue hybride (un italien cultivé, avec des ajouts lexicaux siciliens et des structures narratives qui intègrent plusieurs styles de récits populaires) et une multitude de personnages siciliens stéréotypés. De cette manière, tout en maintenant un engagement politique ferme contre la violence et les vrais problèmes de la Sicile, il a contribué à construire une autre image littéraire et stéréotypée de la Sicile élégante et amusante. Encore plus marquée, cette tendance est apparue dans une série télévisée qui a connu un énorme succès, « Commissaire Montalbano », adaptée des écrits de Camilleri. L’ensemble de la série, filmée dans les lieux du sud-est (Ibla, Modica, les plages de Samperi), a contribué à façonner dans le sens commun de la nation l’« image au soleil de la Sicile » (pour reprendre la phrase d’une campagne publicitaire réussie voulue par Fabio Granata ; voir, sur la « médiatisation », Mazzarella 2004), loin de la violence mafieuse très répandue dans les médias et les autres nombreuses séries télévisées. Bien que la ville de Vigata et le commissaire Montalbano de Camilleri se situent dans l’ouest de la Sicile, pour le public de la télévision, les lieux de leur héros, le commissaire Montalbano, sont ceux de la Sicile ensoleillée et « propre » du sud-est.

Le côté obscur de la patrimonialisation

Des réalisateurs comme Rossellini, Antonioni, De Sica, Amelio, Tornatore, Zeffirelli – pour ne citer que les plus célèbres parmi ceux qui ont fait de Noto un lieu de l’imaginaire visuel national – ont tourné leurs films dans la scénographie baroque de Noto. Les architectures maniéristes et baroques de Militello, tout aussi charmantes, n’ont jamais attiré l’attention des cinéastes et des intellectuels. Le seul moment médiatique national a été le mariage entre Pippo Baudo, présentateur de télévision, né à Militello, et la chanteuse d’opéra Katia Ricciarelli, qui a eu lieu dans la petite ville en janvier 1986 (voir Palumbo 2003). Après l’inscription à la liste du patrimoine mondial de l’UNESCO, cette petite ville semble être restée en marge du processus qui ailleurs – à Noto, comme à Modica, Scicli et Caltagirone – s’est activé à la suite de la patrimonialisation UNESCO. Par exemple à Modica, à partir de la construction d’une tradition liée à la production de confiseries au chocolat – dont il est dit qu’elle découle directement du monde aztèque – un processus complexe de construction de la typicité alimentaire a commencé, qui a amené la ville à être insérée dans le circuit Euro-Chocolate. Rien de tout cela ne se déroule à Militello, ou le « Festival de la confiture de figue de barbarie », fondé en 1987, reste toujours un festival de village et, surtout, aucune action coordonnée n’a jamais réussi à en faire ni le moteur d’un processus de construction d’une typicité alimentaire, ni, en présence de l’action patrimonialisante de l’UNESCO, n’a jamais sérieusement tenté de développer des formes de connexion avec des réseaux agro-alimentaires tels que, par exemple, Slow Food.

Dans la sphère politique, enfin, Militello, qui avait également joué un rôle décisif dans la redéfinition du projet initial de patrimonialisation (Palumbo 2003), a perdu une bonne occasion par rapport aux dynamiques que nous avons vu se produire à travers la région. La possibilité d’inclure la municipalité dans le groupe des candidats au Patrimoine mondial avait été construite avec habileté par l’adjoint à la Culture du cabinet de centre-gauche qui a gouverné la ville de 1994 à 2002. Dès 1996, il a été en contact avec les adjoints d’autres municipalités, les représentants de l’UNESCO, le ministère des Biens culturels, l’adjoint au patrimoine de la Région Sicile et les Directeurs départementaux du patrimoine de la Sicile orientale. Un tel réseau a été essentiel pour l’inclusion de Militello dans la candidature UNESCO et, donc, dans la liste du patrimoine mondial de l’UNESCO. La nomination par l’UNESCO est venue quelques mois avant les élections qui, en 2003, ont sanctionné à Militello la victoire du centre/droit avec un nouveau maire. Le nouveau cabinet et le nouvel adjoint au patrimoine culturel se sont retrouvés dans la position de gérer l’étiquetage de l’UNESCO – qu’ils n’avaient pas voulu et en tout cas n’avaient jamais soutenu quand ils étaient dans l’opposition – sans projet politique clair ni stratégie globale. Au contraire, soit pour des raisons liées au positionnement politique du Cabinet, plus proche de Forza Italia et des milieux « traditionnels » de l’AN que des idées identitaires-patrimoniales de Granata, soit pour des raisons personnelles, entre 2003 et 2008, l’adjoint au patrimoine, du moins en termes de représentations, a épousé une rhétorique qui récusait le caractère « baroque » de Militello au profit d’un soi-disant caractère classique (la ville est imaginée comme la « Florence des Iblei »). Un tel choix renvoie à la décision d’adhérer au Consortium Ducezio (« Consortium pour le tourisme et les activités de production »), une sorte de « District culturel » alternatif, qui comprend, outre Militello, cinq municipalités, dont aucune n’est inscrite sur la liste du patrimoine mondial de l’UNESCO[5], et qui sont toutes liées à la zone intérieure des Iblei, qui se trouve certainement dans l’ancien Val di Noto mais qui est indubitablement éloignée de l’effervescence politique du nouveau et (ré)émergent « Val di Noto ». De cette façon, l’administration militellese, entre 2003 et 2008, a refusé d’établir des contacts avec les municipalités jouant un rôle dans la restructuration patrimoniale et politique de la région du sud-est et qui transformaient la nomination UNESCO en une étiquette formelle gênante. Comme à Noto, Modica, ou Caltagirone, voire même à Militello, beaucoup de monuments, bâtiments et églises sont restaurés, de sorte que le paysage urbain d’aujourd’hui est désormais beaucoup mieux qu’en 1996. Le problème est que ces oeuvres ne sont pas considérées (et de fait ne sont pas) en relation avec l’entrée sur la liste du patrimoine mondial de l’UNESCO et qu’elles ne restent jamais au sein d’une politique culturelle qui fasse de la nomination UNESCO un outil directeur pour la planification économique et/ou pour l’imagination identitaire.

L’indifférence, sinon l’ostracisme de la classe politique qui aurait dû construire les liens et les actions nécessaires pour lancer un processus de rétroaction positive entre les rhétoriques du patrimoine, les mesures institutionnelles et les sentiments subjectifs, trouve une correspondance dans la communauté locale qui a produit des sentiments d’indifférence, sinon de malaise, contre tout ce qui a à voir avec l’UNESCO. Dans les journaux locaux et les débats publics, dans le sens commun, l’UNESCO reste une réalité lointaine, que l’on observe froidement et ironiquement. Les raisons de la nomination obtenue (également) par Militello ne font pas partie du vécu des acteurs sociaux qui, en effet, considèrent d’un oeil critique l’absence d’effets spécifiques résultant de l’inclusion de la ville au Patrimoine mondial (pas d’augmentation du flux touristique, aggravation des conditions économiques mondiales, manque d’initiatives entrepreneuriales liées à l’accueil des touristes) ; ils ont tendance à considérer avec une ironie amère l’écart entre les déclarations officielles et la réalité quotidienne. La nomination UNESCO est donc considérée comme le résultat de l’action intelligente, honnête, mais utopique et inutile de l’ancien adjoint, ou comme une rhétorique officielle utilisée par les autorités dans des contextes cérémoniels.

Ce n’est donc pas un hasard si les événements politiques et les luttes qui ont caractérisé l’espace du sud-est entre 2002 et 2007 sont encore loin du scénario militellese. Personne n’a jamais été séduit par le « Sud-Est », personne n’est jamais descendu dans la rue pour manifester contre les pétroliers, et aucun Militellese, pour autant que je sache, n’a participé aux manifestations à Noto. Le nouveau territoire du Val di Noto (ou du Sud-Est) n’existe tout simplement pas pour Militello et n’a donc pas mobilisé d’émotions patrimoniales ou de passions politiques. Le monde social vécu et pratiqué par ses habitants, profondément et longuement lié à l’histoire de la région des monts Iblea et, comme nous le verrons, profondément lié à la renaissance baroque de ce territoire après 1693 (qui est la raison précise de l’inclusion dans la liste du patrimoine mondial de l’UNESCO), est loin du « Sud-Est » stéréotypé, médiatique, patrimonial et idéal de Granata, Camilleri, Montalbano et de l’UNESCO elle-même.

Les passions politiques et publiques ne manquent pas à Militello et elles sont effectivement des aspects irréductibles de la vie sociale. Ces passions polémologiques continuent, toutefois, à agir sur des plans et des scénarios très différents de ceux dans lesquels prennent forme les émotions liées au patrimoine institutionnel et subjectif du nouveau « Val di Noto ». Les troubles politiques qui animent les actions des individus (hommes adultes) de Militello sont l’expression, et à leur tour produisent, des poétiques sociales (Herzfeld 1997) différentes de ce que nous avons lu dans les actions des néo-ruraux du « Val di Noto », des néo-localistes du « Sud-Est » et des néo-patrimonialistes de Noto. Ils semblent exiger des subjectivités inscrites dans des économies morales (Asad 2003) autres que celles dans lesquelles agissent des personnes qui, plus ou moins inconsciemment, appartiennent aux scénarios relevant d’une postmodernité contrôlée par les classifications iconiques d’organismes transnationaux (Palumbo 2009a, 2010b, 2013b).

Le cas du magnifique palais baroque (XVIIIe siècle) de la famille Jatrini, siège du fantomatique Club UNESCO, peut nous aider à mieux comprendre cette différence. Le palais Jatrini, qui aujourd’hui semble abandonné, a fait l’objet de litiges et de conflits, et a été une source de divisions profondes. En 1996, la dernière héritière de la famille Jatrini est morte sans descendance, après une longue maladie. Pendant sa maladie, elle avait été prise en charge par deux hommes âgés, profondément liés à la famille et au frère de cette femme, qui avait été curé de Santa-Maria pendant plus de quarante ans ; ils étaient donc totalement dévoués à leur paroisse. Ces deux hommes, qui connaissaient l’intention de la femme de faire don de ses biens à la paroisse, approuvaient certainement et appuyaient ce choix car ils étaient convaincus que ces biens étaient étroitement liés à l’histoire de leur paroisse. Dans le même temps, alors qu’il apparaissait que la disparition de la femme était imminente, ils avaient demandé au prêtre à plusieurs reprises de commencer à planifier l’utilisation de l’héritage. Le curé, qui probablement avait reçu des directives claires de la part de l’évêque, n’exprima jamais son opinion et, au moment du décès de la femme, se limita à prendre note de sa volonté. Les deux hommes, et avec eux une partie importante de la communauté marianese, continuèrent à faire pression sur le prêtre et sur l’évêque afin que les biens (le palais de la ville, deux belles maisons rurales avec un terrain attenant, d’autres maisons et des terres) puissent être gérés par les fidèles – évidemment sous contrôle ecclésiastique. En espérant visiblement un rôle d’intermédiaires, les deux hommes âgés, et avec eux de nombreux autres paroissiens, cependant, étaient très préoccupés par le fait que le patrimoine de la famille Jatrini, constitué à l’intérieur de la paroisse de Santa-Maria, puisse être géré à d’autres fins que celles prévues dans le testament par un curé pro tempore et un évêque étranger à la communauté. Contrairement à ces attentes, le curé et la curie s’efforcèrent de réaffirmer le droit de l’Église de disposer des biens hérités sans contrainte d’aucune sorte. La question, comme vous pouvez l’imaginer, n’est pas seulement économique, mais juridique : qui a le droit de gérer et de diriger l’utilisation de ces biens, l’Église, désormais propriétaire légal, ou les marianesi, qui considèrent que ces biens sont un héritage de leurs ancêtres ? Face à un prêtre et une curie évidemment intéressés par une gestion « minimale » de l’héritage, les marianesi, entre 1996 et 1998, firent plusieurs propositions d’utilisation. Certains voulaient transformer une des maisons de campagne en un agritourisme géré par une coopérative marianese, d’autres que le palais de la ville devienne le siège d’un musée paroissial, et d’autres encore ont demandé qu’il soit transformé en centre culturel. Ces propositions créèrent des groupes et des divisions, du consensus et du conflit, au sein de la communauté marianese, entre celle-ci et la partie adverse nicolese, entre tous et l’administration municipale. L’héritage Jatrini et ses bâtiments, au lieu d’être immobilisés dans la logique formelle de l’ordre discursif du patrimoine, fonctionnent comme des concreta (Faubion 1993) par lesquelles les individus, les groupes, les factions, les partiti et les contrapartiti, donnent vie au singulier espace public local. Pris dans des tensions similaires, le palais Jatrini a été visité deux fois par des voleurs qui, sachant ce qu’il fallait rechercher, le dépouillèrent de meubles, objets, livres, pour être finalement donné en concession à un particulier, également lié à la paroisse de Santa-Maria, qui a transformé ce succès temporaire en un point à son avantage sur la scène politique locale.

Le palais, qui s’inscrit dans, et produit, un univers social fondé sur la lutte et le combat, est laissé vide, inerte, sans personne qui puisse le sauver. L’emplacement du Club UNESCO dans le Palais, alors, plutôt que d’être le signe d’un désir de réaménagement grâce à une politique de (re)développement du centre historique liée aux processus en cours dans la région, représente une fois de plus le dernier acte de la compétition que les groupes et les personnes de Militello, depuis des siècles, se livrent pour le contrôle et la gestion de ce qu’aujourd’hui, de l’extérieur, nous appelons « le patrimoine culturel ». Le siège du Club UNESCO est, pour ainsi dire, du ressort de son directeur, qui est également directeur de la chorale de Santa-Maria et l’homme de confiance du curé et qui a été proche du maire de gauche. Pris dans ce réseau de relations schismogénétiques et régressives, le palais, avec sa plaque de l’UNESCO, se trouve dans un état d’abandon total.

Classifications transnationales, passions patrimoniales et troubles politiques

Nous pouvons maintenant tirer quelques conclusions à partir de l’observation d’un paradoxe. L’inclusion des huit municipalités de la Sicile du sud-est au Patrimoine mondial se base sur la reconnaissance de la reconstruction, exceptionnelle et constante dans toute la région, qui a suivi le séisme de 1693. De ce point de vue, le baroque tardif est le style artistique et architectonique qui a caractérisé l’ensemble des travaux. Le contexte économique, la reconstruction politique, sociale et, plus spécifiquement, juridictionnelle de ce processus, que les chercheurs depuis longtemps avaient mis en évidence, sont pratiquement ignorés par la classification UNESCO, entièrement centrée sur la dimension urbaine et artistique. Ce classement élimine du processus de patrimonialisation des dynamiques sociopolitiques qui ont été à la base de la reconstruction du XVIIIe siècle du « Val di Noto » et qui ont continué à animer jusqu’à aujourd’hui tous les contextes, soit tout au long du processus d’évaluation des demandes d’inscription, soit immédiatement dans les années suivantes. À Militello, comme dans certains autres centres concernés, les dynamiques de faction et de juridiction qui ont été les moteurs les plus puissants de la reconstruction du XVIIIe siècle, et qui ont été éliminées du processus officiel de patrimonialisation, sont encore fortes. Elles provoquent toujours les passions politiques des acteurs sociaux, enveloppant les bâtiments et les sites concernés par les classifications de l’UNESCO dans un réseau de pratiques sociales et d’émotions qui, tout en se focalisant sur des objets qu’il nous est difficile de définir comme « patrimoine », figurent maintenant au « patrimoine ».

Ce qui continue à inspirer la plupart des actions à Militello, ce sont des « agitations politiques », des émotions agressives et de factions qui sont menées autour des, et par les, choses du « patrimoine ». La patrimonialisation elle-même, interprétée en termes métonymiques (avec le Palais du Club UNESCO) ne devient qu’un simple élément, un concretum (Faubion 1993), l’un des nombreux moyens disponibles pour continuer à jouer leur propre jeu polémologique. Cette « poétique sociale », qui peut continuer à donner un sens (mais toujours plus autonome et étroit) sur la scène locale, et qui a joué un rôle important dans la phase de conflits qui se sont produits dans la région à partir de l’émergence de la proposition d’inscription au Patrimoine mondial, provoque des effets très négatifs lorsqu’elle opère sur un scénario – celui du « Val di Noto » entre 2005 et aujourd’hui – entièrement nouveau.

L’histoire de la naissance du « Sud-Est » et de la renaissance du « Val di Noto » nous a apporté ce nouveau scénario sociopolitique, dominé par l’imagination et construit à partir des logiques iconiques et essentialistes de la classification transnationale de l’UNESCO. Il y a quelques années, après une recherche qui avait consisté à étudier la patrimonialisation initiale de la zone, j’avais essayé d’indiquer quelques traits constitutifs de ce processus. Premièrement, il était clair que l’action bureaucratique et politique de l’UNESCO n’avait pas pour effet d’annuler l’existence des tensions localistes et de sentiments de clocher. Bien au contraire, l’UNESCO les excitait et, en quelque sorte, les réactivait, même après des décennies, voire des siècles de quiescence.

J’ai remarqué, cependant, que les conflits exacerbés par l’intervention d’une institution supranationale devaient être occultés par la représentation officielle. Le « patrimoine universel » qui, pour être reconnu, avait dû renouveler d’anciennes rancunes, devait être purifié de toute référence aux conflits qui avaient eu lieu au sein des contextes sociaux que la classification officielle était en train de redéfinir. Cela tenait, pensais-je, au système taxonomique qui doit produire des « choses culturelles », des objets essentiels du patrimoine, des images iconiques, stéréotypées et immuables des « réalités » sociales : des identités, disais-je, à vendre sur le marché des patrimoines-marchandises. J’ai remarqué enfin que, dans tous les cas, le processus de patrimonialisation conduit à la construction d’entités sociopolitiques nouvelles qui, même alors (2002-2003), semblaient prêtes à devenir des espaces sociaux et politiques « réels » pour les émotions et les pratiques des hommes et des femmes de la région. Plus tard (Palumbo 2006), en continuant à travailler sur la Sicile du sud-est, j’ai pu voir comment, dans la construction progressive de ces nouvelles formes d’imagination de l’appartenance (le sud-est précisément, et le « Val di Noto », mais aussi le néo-autonomisme sicilien), il s’agissait toujours d’affrontements, de conflits, de tensions et d’intérêts de natures différentes et que, par conséquent, le processus de production de nouvelles formes de localisation qui avait été produit par l’intervention de l’UNESCO était encore bien vivant et rayonnant.

Ce n’est que quelques années plus tard (Palumbo 2010a, 2010b, 2011, 2013b) que j’ai commencé à comprendre comment tous ces processus ont à voir avec des questions plus générales. Ils se réfèrent à des systèmes taxonomiques (le patrimoine, l’alimentation, le sport, la mode, le tourisme) capables d’organiser la production mondiale de nouvelles formes de l’imaginaire social et de les intégrer à un système hiérarchique de la gouvernance mondiale (Herzfeld 2004 : 3-4). Le fait d’iconiser, d’essentialiser, voire d’institutionnaliser et de mettre en marché la culture, que j’avais constaté en observant les interactions entre l’UNESCO et les querelles de clocher siciliennes, était l’expression d’un processus plus large qui, suivant Appadurai (1996), déplaçait le centre de la gouvernance politique de l’imaginaire national (qui repose sur des symboles ayant des racines communes dans les communautés « naturelles », bien qu’elles soient plus raréfiées ; voir Herzfeld 1992 : 68) vers l’imaginaire, bien plus abstrait, mais non moins contraignant, des nouveaux et dynamiques scénarios mondiaux. Comme les stéréotypes des styles de football nationaux ou ceux des plats typiques, même les aspects essentialisés du patrimoine, quand ils immobilisent et simplifient des contextes, des objets, des pratiques, en les soustrayant, du moins idéalement, à des espaces spécifiques d’interactions (les neighborhood d’Appadurai), produisent néanmoins de nouveaux scénarios, de nouveaux espaces de/pour l’imagination de l’appartenance (les localities d’Appadurai). Des espaces nouveaux qui semblent s’organiser dans un jeu différent de ceux que modulaient les scénarios décrits ci-dessus et qui sont capables eux aussi de produire des émotions et des passions susceptibles de toucher les coeurs et de mener à des actions (Bunten 2008 ; Peuthz 2011). La possibilité de revenir à la Sicile du sud-est de ces dernières années avec un regard théorique différent m’a donné l’opportunité d’observer de près et avec précision la structure de ces nouveaux scénarios et l’apparition de nouvelles formes de représentation/construction du sentiment d’appartenance.

Bien sûr, le « Val di Noto » et le « Sud-Est » sont des constructions imaginaires très récentes, produites par l’interaction entre la gouvernance bureaucratique de l’UNESCO, les dynamiques politiques locales, régionales et nationales, les rhétoriques identitaires mises en place par des groupes d’intérêt spécifiques et, à nouveau, par des stéréotypes cinématographiques, télévisés et littéraires (Rossellini, Antonioni, Amelio, Tornatore, Camilleri), par des campagnes publicitaires, nationales et internationales, par les premiers effets de la patri-capitalisation de l’UNESCO sur les flux touristiques, par les intérêts des tours-opérateurs et des agents immobiliers (qui ont effectivement vendu une partie substantielle des campagnes aux riches du nord de l’Italie et de l’Europe du Nord). En même temps, cependant, l’apparition de ces nouvelles entités iconiques-patrimoniales a commencé à restructurer l’imagination de groupes de population de plus en plus importants. Des guides, souvent regroupés en coopératives de services, des jeunes qui suivent des cours consacrés au patrimoine et au tourisme à l’université et/ou à la Région, des enseignants « engagés » dans les écoles primaires et secondaires, certains universitaires, des néo-ruraux qui, venant de diverses parties du monde, deviennent parmi les plus ardents partisans de ces (de leurs) nouvelles localités. Et bien sûr, des hommes politiques – soit ceux qui, dans la voie de la ré-imagination de leur monde et de son développement, ont consacré, avec une profonde conviction, une grande partie de leur engagement et de leur réputation, soit ceux qui ont utilisé une rhétorique identitaire à la mode pour des intérêts particuliers ; et les gens ordinaires – les entrepreneurs, les agriculteurs, les hôteliers, qui ont investi, financièrement et existentiellement, dans le processus de patrimonialisation. En un mot, tous ceux que nous avons vus se rassembler autour du mouvement et qui ont commencé à développer des sentiments patrimoniaux pour une localité (imaginée, stéréotypée, essentielle) qu’ils commencent à ressentir comme leur appartenant. Ils représentent actuellement une partie limitée de la population, mais économiquement et politiquement importante, dont nous pouvons imaginer qu’elle aura de plus en plus d’importance dans la détermination des configurations institutionnelles et culturelles à venir de ce territoire.

C’est à leurs passions et à leurs actions que je réserverais l’expression « émotions patrimoniales », pour signifier les premières graines que le processus de reconfiguration de l’imagination politique et culturelle causée par l’UNESCO semble avoir semées dans leur économie morale et dans la (re)configuration du « soi » public et privé (Bunten 2008). Les autres, celles de mes amis militellesi qui persistent à vouloir jouer le jeu du polemos et du défi, sont des passions politiques. Passions de ceux qui ne sont toujours pas capables d’imaginer de nouvelles formes de l’imagination sociale et culturelle et ne voient même pas l’intérêt qu’il y aurait à orienter leur « agitation politique » vers de nouveaux projets (patrimoniaux) de sens, et donc de vie (même si postmoderne).