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Dans les sociétés contemporaines, les festivités sont de plus en plus envisagées comme un produit touristique. Compte tenu de leur capacité d’attraction, elles se retrouvent souvent au coeur des politiques de développement touristique des villes. Au même titre que les éléments du patrimoine bâti, les évènements festifs participent à la création et à la mise en valeur de l’image culturelle d’une ville et contribuent à développer son attractivité auprès de visiteurs potentiels. Comme le souligne Saidi (2010 : 9), « ces destinations mettent ainsi en évidence des attraits patrimoniaux susceptibles de servir, d’une part, de marqueurs touristiques et d’outils de démarcation à l’échelle internationale et, d’autre part, d’emblèmes de fierté et de moyens d’intégration et de cohésion au sein des communautés locales ». La fête, qui est avant tout sociale (Fournier 2009), répond au besoin de cohésion et permet de solidifier l’identification des citoyens à leur localité en misant sur la fierté d’appartenir à une ville qui sait célébrer (Di Méo 2001). Or la création d’un évènement festif trop étroitement orienté à des fins de développement touristique peut entraîner un phénomène de « touristification » ou de « folklorisation » (Origet du Cluzeau 2009 ; Roberge 2010) des biens culturels, en l’occurrence le patrimoine immatériel de la fête. « Les fêtes sont donc souvent l’objet d’une tension entre un désir d’appropriation (“faire sien”), qui conforte le sentiment d’appartenance, et un désir d’attraction (“se projeter”), pour rentabiliser le développement local » (Roberge 2010 : 497). La « touristification » entraînerait, quant à elle, une perte du sens premier de la fête pour la communauté puisqu’elle ne s’adresserait plus à elle mais bien aux touristes.

Le Carnaval de Québec n’échappe pas à cette tendance contemporaine. Au cours de son histoire, le plus gros carnaval d’hiver, et troisième au palmarès des grands carnavals du monde[1], s’est imposé comme un symbole fort pour la ville de Québec. Véritable institution, il jouit d’une grande reconnaissance aux plans national et international. Pourtant, dans les dernières années, le Carnaval de Québec a été considérablement critiqué par les citoyens et les commerçants qui constatent la « réorientation » du Carnaval à des fins touristiques. Le Carnaval se présente comme la « fête du peuple », le plus grand carnaval d’hiver, mais il s’agit là du discours officiel, voire « imposé » de l’institution (Sabev 2003).

Cette étude vise à analyser les défis et les enjeux entourant la création d’une fête citoyenne se tenant en marge de l’évènement officiel du Carnaval de Québec. Née dans ce contexte de questionnement du sens de la fête, la « Revengeance » des duchesses propose de nouvelles activités non reconnues dans la programmation du Carnaval et s’inspire librement de la « tradition » des Duchesses du Carnaval. Depuis 2010, cette activité propose la création d’un blogue collectif tenu par sept à dix duchesses qui représentent certains quartiers de la ville de Québec. Pendant les dix-sept jours du Carnaval de Québec, chaque duchesse possède une page personnelle qu’elle nourrit en y affichant ses créations, que ce soient des billets, des vidéos ou des photos. Chacune utilise Internet pour mettre en valeur son quartier en y présentant les éléments, qui selon elle, sont les plus caractéristiques, qu’il s’agisse de commerces, de lieux ou de personnes. Ensuite, les visiteurs du blogue sont invités à voter pour leur duchesse préférée. Lors du couronnement, le dernier vendredi du Carnaval, ces votes sont convertis en capsule pour le tirage qui élit la reine de la « Revengeance ». Des Duchesses du Carnaval, les organisateurs ont gardé le nom, évocateur pour les résidents de Québec, ainsi que la représentation par le territoire pour rejoindre la communauté et communiquer l’esprit festif inhérent à la fête. Inscrite dans la programmation du Carnaval OFF qui offre entre autres des spectacles musicaux pendant l’espace-temps du Carnaval, la « Revengeance » des duchesses s’adresse aux citoyens qui cherchent à retrouver une formule plus participative de la fête. Par conséquent, il me semble intéressant de s’interroger sur la place et le rôle de cette initiative citoyenne qui se développe en parallèle du Carnaval de Québec. Comment la « Revengeance » des duchesses participe-t-elle à l’appropriation ou plus encore, à la réappropriation du « festif » par les résidents des quartiers de la ville de Québec?

À partir de cette question, il est possible de poser l’hypothèse suivante : la « Revengeance » des duchesses contribue à la mise en valeur festive et carnavalesque de cette période de l’année en impliquant une partie de la population délaissée par le Carnaval, en favorisant la création artistique autour des thèmes du carnaval et des quartiers tout en ramenant l’esprit grotesque et frondeur associé aux carnavals. Ma démarche s’inscrit dans la lignée des dernières études sur le patrimoine immatériel qui considèrent la communauté culturelle comme l’élément fondamental qui le définit et qui participe à sa sauvegarde (Blake 2009 ; Turgeon 2010 ; Bortolotto 2011). Ces communautés sont au coeur des problématiques de promotion et de valorisation du patrimoine et plus particulièrement du patrimoine immatériel. En ce sens, elles sont nécessaires à la vivacité et à la pérennité des fêtes et festivals à caractère patrimonial.

Dans un premier temps, il sera question du lien existant entre la fête, la construction identitaire et l’implication citoyenne. En second lieu, il est important de retracer la genèse de l’évènement festif et de son fonctionnement. Puis cet article soulignera les différents éléments de création et de mise en scène qui ont été établis par les duchesses de la « Revengeance » : le rôle de la duchesse, la place du quartier et la plateforme Internet comme médium de création. Finalement, on ne manquera pas de mettre en évidence les défis et les enjeux de la pérennisation posés, entre autres, par la reconnaissance de cette activité, son financement et la « compétition » avec les « Duchesses » officielles lors de la 60e édition du Carnaval de Québec.

Considérations méthodologiques

En réponse à l’hypothèse retenue, ma stratégie d’enquête vise à mieux connaître le rôle des acteurs dans cette « redéfinition » du sens de la fête tel que vécu à Québec. Pour ce faire, j’ai rencontré les participantes lors des différentes activités de la « Revengeance » des duchesses. Ces participantes sont encore actives au sein de l’organisation, à titre de duchesses ou de bénévoles. J’ai conduit des entrevues semi-dirigées avec huit d’entre elles, dont Marjorie Champagne, l’instigatrice du projet. Ces entrevues se sont effectuées avant la tenue de la cinquième édition de la « Revengeance » des duchesses. Cette édition est charnière puisqu’elle se tient en même temps que la 60e édition du Carnaval de Québec, l’année qui marque le retour des Duchesses officielles dans la programmation. Les propos recueillis mettent donc en évidence un sentiment d’incertitude vis-à-vis de l’avenir de la « Revengeance ».

La démarche ethnologique qui privilégie le témoignage à la première personne permet de recueillir l’information par voie orale directement sur le terrain et d’appréhender la vision et l’implication des protagonistes elles-mêmes. Elle permet également d’identifier les moyens qu’elles ont employés pour mettre en oeuvre et faire perdurer le projet. C’est l’addition de ces témoignages oraux qui permet de dresser le portrait de cette initiative citoyenne en utilisant comme source première les personnes qui l’ont créée et qui participent à sa « recréation » annuelle. En effet, cette démarche donne l’occasion de mettre en évidence le discours des acteurs, leurs perceptions et la représentation qu’ils ont de la « Revengeance ». J’ai également eu recours à l’observation directe en tant que spectatrice des évènements entourant la cinquième édition de la « Revengeance » des duchesses, ce qui m’a permis de les observer en action et de constater les réactions du public réuni pour l’occasion.

Mon intérêt pour la « Revengeance » des duchesses s’explique, entre autres, parce que je suis originaire de Québec, du quartier Montcalm pour être plus exacte. J’ai grandi avec le Carnaval de Québec dans ma cour, sur les plaines d’Abraham. Vers la fin de l’adolescence et le début de l’âge adulte, j’ai ressenti un désintérêt pour une fête autrefois magique, devenue à mes yeux une fête invisible, à l’exception du soir de la parade et du vendeur d’effigies qui nous rappelait la présence du Carnaval. C’est ma soeur qui m’a fait découvrir la « Revengeance » dès sa première année. Je me suis sentie concernée par cet évènement qui impliquait des citoyens créant la fête. J’ai participé en votant chaque année pour la duchesse de mon quartier. Évidemment, il s’agissait d’un vote partisan puisque, jusqu’à très récemment, j’avais toujours vécu dans le même quartier et qu’il était important pour moi d’encourager la représentante de mon quartier. Il s’agit donc d’un terrain particulier, d’un terrain chez soi qui rend la distanciation parfois difficile. Par contre, l’ethnologie du proche offre un regard de l’intérieur. Je fais aussi partie du public cible de la « Revengeance », d’une part parce que je me situe dans le groupe des 18-25 ans, et des 20-35 ans qui sont le public cible, et d’autre part parce que je partage la vision inclusive de la fête et de l’importance du quartier comme référent identitaire.

Qui plus est, ma soeur aînée, Paméla, s’est impliquée dès la première année dans la « Revengeance » et est devenue la duchesse de Montcalm en 2011. Elle m’a permis d’entrer en contact avec Marjorie Champagne qui m’a ensuite référée à d’autres duchesses. Compte tenu du rôle de Paméla au sein de l’organisation, toutes les filles la connaissaient et, par le fait même, étaient ouvertes à me parler. Cela a définitivement facilité l’approche au sein de cette communauté. Grâce au bouche à oreille, elles ont toutes été au courant de mon enquête de terrain et étaient ravies d’y participer. De plus, pour les filles de la « Revengeance » des duchesses, il y avait un certain emballement quant au fait d’être un sujet d’étude universitaire.

Les recherches de cet article reposent aussi sur un dossier de presse constitué d’articles tirés du quotidien Le Soleil et du quotidien montréalais La Presse. Très riches en informations de toutes sortes, ces articles permettent de nous faire une idée de la perception et de l’attitude des résidents envers le Carnaval, plus spécifiquement envers l’édition de 2013. Loin d’être exhaustif, ce dossier montre tout de même le grand nombre d’articles consacrés aux duchesses, officielles ou non, et souligne l’importance accordée à ce sujet en 2013 alors que ces deux groupes de duchesses sont sur le point de s’affronter en 2014. Les médias et les résidents ont affirmé leur intérêt pour le Carnaval de Québec alors qu’il semblait se détourner de la population locale au profit des touristes.

Fête et communauté

Les fêtes ont une fonction sociale structurante, créatrice d’identité et de sentiment d’appartenance (Fournier 2009). En ce sens, elles sont bien inscrites dans ce processus d’appropriation et de réappropriation qu’est le patrimoine. Plusieurs études sur les fêtes mettent en évidence la dynamique identitaire que revêtent les évènements festifs. Dans un contexte de modernité où de nombreux changements s’opèrent, comme la mobilité sociale ou le processus de globalisation, la nécessité de se réapproprier son « identité » se fait de plus en plus ressentir (Robinson et Picard 2006). Selon Turgeon (2010 : 395), le patrimoine immatériel, dans lequel s’inscrivent les fêtes, serait « un puissant moyen de montrer et d’affirmer l’existence des groupes, surtout ceux qui sont en situation minoritaire ». Par conséquent, il s’agit « d’un outil d’identification, de production d’identité » qui permet de mettre en valeur les dimensions sociales et politiques du groupe en question (Bortolotto 2011 : 31). Ainsi, le patrimoine culturel est un élément essentiel à la construction d’une identité collective.

Le patrimoine n’est pas un objet mais un processus vivant (Smith 2006) par lequel les sociétés définissent elles-mêmes leurs « propriétés patrimoniales ». Il s’agit en effet d’une intervention volontaire des hommes, celle de transmettre des objets et des pratiques du passé aux générations futures (Tornotore 2010). De ce fait, le rôle de la communauté culturelle est déterminant puisque ce sont ses membres qui déterminent ce qui est patrimoine et qui participent à sa valorisation. D’ailleurs, la fête serait avant tout un élément du patrimoine qui appartient à la communauté. D’après l’ethnologue Abrahams (1987 : 181), « festivals are ultimately community affairs. Indeed, they provide the occasion whereby a community may call attention to itself and, perhaps more important in our time, is willing to display itself openly ».

Le Carnaval de Québec : une tradition récente et « inventée »

La tradition du carnaval au Québec n’est pas aussi ancienne que l’on pourrait le croire. En Nouvelle-France, les jours gras, de l’Épiphanie au Mardi gras, qui précèdent une longue période de pénitence, sont fêtés par les habitants. Ces fêtes ne sont pas en lien direct avec le Carnaval de Québec tel qu’on le connaît aujourd’hui. En effet, le Carnaval de Québec est une « tradition inventée » qui remonte à la fin du XIXe siècle. Les traditions inventées peuvent trouver leur source dans la tradition ancienne ou simplement se juxtaposer à elle (Hobsbawn 2006). Ainsi, le Carnaval de Québec est un bon exemple puisqu’il s’agit d’une fête hivernale « inventée » avec son lot de « traditions » mais qui s’inscrit dans une tradition plus ancienne, celle de célébrer le carnaval (Provencher 2003 ; Roberge 2010) dans le but de solidifier un sentiment d’appartenance.

Le Carnaval de Québec est tout d’abord imaginé par Frank Carrel à la fin du XIXe siècle pour contrecarrer le ralentissement économique de Québec dû à la fermeture des chantiers navals. La création d’un carnaval des neiges devait renforcer l’économie fragile de la capitale québécoise. Cependant, en raison des deux guerres mondiales et de la crise économique, cette tentative d’implantation d’un carnaval hivernal à Québec n’est qu’un demi-succès puisqu’il ne se tient que sporadiquement. Il faut attendre le début de la deuxième moitié du XXe siècle pour voir un carnaval annuel dans la capitale nationale. Ainsi, en 1954, la première édition du Carnaval de Québec tel que nous le connaissons aujourd’hui est réalisée par Louis-Philippe Plamondon, Wilbrod Bherer et Louis Paré. Au-delà de la fête pour la fête, le Carnaval répond à des objectifs précis de rayonnement international. D’ailleurs, la mission du Carnaval de Québec souligne très bien l’importance touristique et économique de l’évènement avant l’aspect social, qui devrait être au coeur de la fête.

Le Carnaval de Québec en collaboration avec Loto-Québec s’est donné la mission d’organiser annuellement une fête populaire hivernale dans le but de générer à Québec une activité économique, touristique et sociale de première qualité et dont les gens de la région seront fiers. (www.carnaval.qc.ca)

La « Revengeance » des duchesses : une réappropriation citoyenne de la fête

Les Duchesses du Carnaval ont marqué l’imaginaire des Québécois. Elles font partie de la programmation officielle de 1954 à 1996. Les sept Duchesses participent au Carnaval à titre d’ambassadrice pour leur « duché ». Elles visitent les hôpitaux et les écoles et sont présentes à toutes les activités du Carnaval. Les Duchesses jouent également un rôle de financement, puisque ce sont elles qui favorisent la vente de la bougie. Elles occupent le temps du pré-carnaval et annoncent la venue inévitable de Bonhomme. La fin des Duchesses fut une décision politique car le concours tel qu’il était présenté s’avérait davantage un concours de beauté que certains tenaient pour superficiel, voire dégradant. Les pressions populaires en faveur de la disparition de cette activité sont finalement entendues. Le virage « famille » entrepris par le Carnaval de Québec depuis 1997 vise à redorer l’image du Carnaval, ternie par les abus d’alcool et les polémiques entourant les Duchesses (Provencher 2003). Cependant, il n’est pas sans conséquence puisqu’il exclut le groupe d’âge des 18-25 ans. « En effet, concentrant leurs efforts sur les “activités familiales”, les organisateurs avaient forcément négligé ce groupe trop âgé pour être “enfants” et souvent trop jeune pour être “parents” » (Sabev 2003 : 225). Ainsi, on constate une désappropriation de cette fête pour une partie de la population alors que dans sa définition, elle se veut pour tous.

La « Revengeance » des duchesses naît grâce à une création vidéo dans le cadre d’un KINOMADA[2] en 2009. Ainsi, Marjorie Champagne est appelée à réaliser une vidéo et décide d’y présenter le retour des Duchesses du Carnaval sur un ton humoristique. Le succès de la vidéo, lors de sa présentation, confirme l’intérêt encore vif des résidents de Québec pour cette activité. Marjorie Champagne décide alors de recréer le concours des duchesses avec l’aide de François Mercier au support informatique, dans un format actuel, via Internet. En 2010, entourée de neuf autres duchesses recrutées pour l’occasion, elle lance la « Revengeance » des duchesses. L’objectif n’est pas de ramener les duchesses telles qu’elles étaient, mais bien de proposer quelque chose de nouveau et d’actuel. Marjorie et ses acolytes ont transformé cette activité considérée par plusieurs comme antiféministe. En effet, le discours féministe est inhérent au projet de la « Revengeance » qui offre aux femmes et aux hommes qui le désirent un espace créatif destiné à s’exprimer et à célébrer les quartiers de la ville de Québec et leur fête par excellence, le Carnaval.

Le retour des duchesses adapté au XXIe siècle serait au coeur d’un processus de réappropriation, d’une part de la « tradition » des Duchesses du Carnaval et d’autre part du Carnaval lui-même. Pour les filles qui ont grandi à Québec, comme Marjorie Champagne, le Carnaval est associé à des souvenirs d’enfance et à des traditions familiales. « Dans la famille, c’est une fête aussi importance que Noël. Tous les ans, je suis allée au Carnaval, à la parade » (Marjorie, coll. AFB). Les changements survenus au cours des années ont modifié la relation entre la population et l’évènement. La « Revengeance » des duchesses souhaite inverser la vapeur : « Ce projet-là est né d’un besoin pour certaines gens qui ne se reconnaissaient plus dans le Carnaval de Québec » (Izabelle, Limoilou 2011, coll. AFB). En effet, il s’agirait d’une nouvelle façon de vivre la fête en s’impliquant à l’échelle du quartier et en faisant renaître l’idée de la fête pour la fête. L’une de mes informatrices, Paméla, précise :

Ce qu’on propose c’est intéressant. Ça parle de ce que la ville vit vraiment, des fois c’est pour en faire l’éloge, des fois c’est pour se questionner. C’est purement citoyen quand on se met à définir un projet en lien vraiment avec ce que les gens croient de leur quartier et souhaitent pour leur quartier, c’est comme ça que la « Revengeance » s’est définie dès la deuxième année. On est dans la participation citoyenne créative.

Paméla, Montcalm 2011, coll. AFB

Ce projet s’appuie sur un ensemble de valeurs qui reviennent fréquemment dans le discours des participantes : autonomie, liberté, créativité et intégrité.

La première année de la « Revengeance », Marjorie Champagne a fait appel à ses réseaux personnel et professionnel pour représenter les différents quartiers de Québec. À ce sujet, ce sont souvent les participantes des années précédentes qui convainquent leurs amies de s’inscrire. « Quand je me suis inscrite, je me suis inscrite aussi en encourageant une autre personne à s’inscrire, Sophie Thibeault, qui est comédienne. J’avais envie avec elle de faire de la fiction alors on a fait des vidéos ensemble » (Paméla, Montcalm 2011, coll. AFB). Paméla a ensuite convaincu Xochi d’y participer dans Montcalm en 2013. Quant à elle, Sophie s’est inscrite par elle-même en suivant l’exemple d’une amie d’enfance. « Je me suis dit : “Je serais-tu capable ?” Je me suis assise, j’ai pris un cahier et j’ai fait la liste des idées pour Limoilou. J’ai rempli deux pages d’idées. Alors j’ai envoyé ma candidature » (Sophie, Limoilou 2014, coll. AFB). Le recrutement se fait donc beaucoup de personne à personne.

Pour plusieurs participantes, le but premier est de créer, au sens large, et de s’impliquer. Le blogue de la « Revengeance » offre aux participantes un cadre, voire une vitrine, pour partager leurs créations et mettre de l’avant leurs talents cachés pour la photographie ou la rédaction de poèmes par exemple. Pour certaines, ce cadre créatif leur donne l’occasion de contrer la déprime et l’ennui. « J’ai un diagnostic de dépression saisonnière pour vrai […] J’y ai vu une opportunité artistique et créative, dans un moment mort de l’année, de m’impliquer » (Izabelle, Saint-Roch 2011, coll. AFB). Pour d’autres, il s’agit d’une chance inouïe d’apprendre à connaître son quartier et de tenter de se l’approprier, comme le souligne Sophie.

Dans mon cas, ça fait un an que j’habite ici, pis j’ai habité pendant trois ans Saint-Roch, j’aurais rêvé d’être duchesse de Saint-Roch. Pis là ça fait pas longtemps que je suis ici. J’ai toujours eu un lien avec Limoilou pour différentes raisons. Je viens de m’approprier mon quartier. Je me suis demandé « Est-ce que j’aime assez Limoilou ? » Pis je me suis dit que ça va être l’occasion de l’explorer pis de me l’approprier.

Sophie, Limoilou 2014, coll. AFB

En plus d’encourager la participation citoyenne à la fête, la « Revengeance » des duchesses comble un besoin de se rencontrer, d’appartenir à une communauté et de célébrer au milieu de l’hiver alors que parfois le moral est bas. L’aventure de la « Revengeance » des duchesses marque considérablement les participantes qui, dans les années qui suivent, s’impliquent d’une façon ou d’une autre. Pendant les activités de la « Revengeance », les duchesses de l’édition en cours sont présentes, tout comme de nombreuses participantes des années antérieures qui travaillent à titre de bénévoles pour l’évènement ou qui se présentent pour y participer. Chacune d’entre elles ajoute son grain de sel pour développer et améliorer l’activité. « Je pense que la Revengeance a été créée par un petit noyau de personnes mais comme ça fait cinq ans que ça existe, toutes les personnes qui ont gravité autour ont eu un impact sur ce que ça devient et ce que c’est devenu, ben je pense que j’ai eu un apport quelque part là-dedans aussi » (Paméla, Montcalm 2011, coll. AFB). Cette communauté de la « Revengeance » joue un rôle déterminant dans la tenue de l’évènement et sa réussite.

Processus de création et de mise en scène : les éléments carnavalesques

Redéfinition d’un « cliché » : la duchesse

Le Carnaval est une fête empreinte de liberté qui permet la dérision et la contestation de l’ordre social (Bakhtine 1970). Pourtant, cette fête impose son propre système social : un roi des fous. Le carnaval reprend des formes archaïques de pouvoir pour se moquer de la société. Dans le Carnaval de Québec, la thématique de la royauté est bel et bien présente puisque Bonhomme Carnaval tient le rôle de roi de la fête. Ce souverain de l’hiver possède son palais de glace construit en face de l’Assemblée nationale du Québec[3]. Ce symbole est fort : il appuie le pouvoir de la fête qui est au même niveau que le pouvoir législatif. Jusqu’en 1996, le Carnaval commençait avec le couronnement de la reine du Carnaval, celle des sept duchesses qui porterait le titre convoité. La « Revengeance » des duchesses reprend cette idée de royauté. Si Bonhomme Carnaval se moque du pouvoir établi avec son palais s’élevant à l’opposé du Parlement, la « Revengeance » se moque du pouvoir représenté par Bonhomme et par les reines de jadis. Loin de reprendre le modèle établi des Duchesses du Carnaval, la « Revengeance » y insuffle un côté moqueur et frondeur. Pour la première année de l’évènement, les photos officielles représentent chacune des participantes faisant une grimace grotesque, ce qui est tout à fait à l’opposé du sourire et du salut des Duchesses du Carnaval[4]. En ce sens, à l’issue du concours de la « Revengeance », c’est la « reine des folles » qui est couronnée, reprenant du même coup l’archétype du souverain du carnaval.

Pour Marjorie Champagne, la « Revengeance » des duchesses offre un nouveau modèle, celui d’une femme qui s’exprime et qui profite d’une plateforme Internet pour mettre en valeur son côté créateur et sa folie contagieuse. La duchesse de la « Revengeance » est propriétaire de son image et de son discours. L’authenticité est d’ailleurs au coeur du discours de plusieurs participantes. Chaque duchesse est unique et mérite d’être connue et entendue. En ce sens, la « Revengeance » s’oppose au conformisme présent dans le concours des Duchesses officielles. Après tout, les représentantes du Carnaval, pour la durée de l’évènement, étaient habillées de façon identique. Contrairement au processus de sélection des Duchesses qui délimitait l’âge et le sexe des participants, dans la « Revengeance », les critères de sélection sont très inclusifs. Les organisateurs recherchent des participantes créatives sans égard pour leur âge ou leur apparence physique. Les participants masculins sont les bienvenus (à condition qu’il n’y en ait qu’un par an) et jusqu’à maintenant, ils ont été deux à participer à l’aventure. Cependant, c’est toujours le féminin qui l’emporte. On parle donc d’« un duchesse ».

L’un des objectifs de la « Revengeance » est de donner aux femmes un lieu d’expression et de participer à briser l’isolement social. Marjorie explique :

Ce projet-là a aussi pour mission de donner une petite tape dans le dos. […] Souvent, il y a des filles qui m’ont dit : « J’ai jamais osé participer à une activité de création parce que j’avais pas confiance en moi ». […] Ça fait partie de notre mission de donner confiance aux femmes.

La « Revengeance » permet donc aux participantes la création d’un personnage, celui de l’Ambassadrice du quartier, qui leur ressemble (ou pas). Le personnage permet à la participante d’être plus extravertie, de faire quelque chose qu’elle n’aurait pas osé faire. La couronne sert en quelque sorte de masque, mais ne cherche pas à camoufler l’identité et la personnalité de la duchesse. À titre d’exemple, en 2011, la duchesse de Saint-Sauveur se présente comme la duchesse Rétro-Pop et mise sur l’univers d’Alys Robi pour construire son personnage. Mathieu, quant à lui, crée Sissi, un personnage drag, qui rejoint la vision « mode » du quartier Saint-Roch qu’il voulait mettre de l’avant.

La « Guerre des clochers » : mise en scène d’un quartier

Pour l’édition de 2013, les organisateurs du Carnaval de Québec ont centralisé la fête sur les plaines d’Abraham. Les critiques ont été nombreuses de la part des citoyens et des commerçants de la ville de Québec qui déploraient la perte du sentiment festif : le Carnaval est devenu invisible depuis la rue. En cloisonnant le fête dans un lieu central de la haute-ville, les organisateurs ont construit des frontières autour de la fête et brisé l’esprit diffus de celle-ci, contrevenant ainsi à l’un des principes fondamentaux du carnaval, bien décrit par Bakhtine : « Pendant toute la durée du carnaval, personne ne connaît d’autre vie que celle du carnaval. Impossible d’y échapper, le carnaval n’a aucune frontière » (Bakhtine 1970 : 15).

Il faut dire aussi que cet esprit de cloisonnement va à l’encontre de la tradition carnavalesque de Québec. Pendant les premières années du Carnaval, les sites officiels sont répartis sur certains lieux de la haute-ville mais de nombreuses activités se déroulent en basse-ville. À titre d’exemple, la rue Sainte-Thérèse revêt le titre de « rue du Carnaval » à partir de 1960 (Provencher 2003 : 65). « Les résidents [du quartier Saint-Malo] ont réalisé que la période carnavalesque appelait la fantaisie et la décoration extérieure. Dans un geste collectif admirable, ils ont créé l’avenue du Carnaval » (Provencher 2003 : 64). La rue devient alors un symbole du Carnaval de Québec bien qu’elle n’ait pas été créée par celui-ci[5]. Un autre élément contribue à la diffusion de la fête sur le territoire de la ville : la présence des Duchesses. Pendant le règne des Duchesses du Carnaval, la ville est divisée en sept « duchés » qui couvrent l’ensemble du territoire (six pour Québec et un pour Lévis). Pour l’occasion, les Duchesses circulent dans la ville, participent à différentes activités, visitent des hôpitaux et des foyers de personnes âgées. « C’était une façon, à l’époque, de faire participer les gens de toute la capitale au Carnaval. Ça générait un fort sentiment d’appartenance, que l’on veut reproduire » (Champagne citée par Diotte, 2 février 2011).

La « Revengeance » des duchesses a plutôt opté pour une représentation par quartiers, beaucoup plus évocatrice que celle des duchés, afin de réveiller le sentiment identitaire des gens de Québec à l’égard de leur milieu de vie. « Les gens veulent se réapproprier leur quartier et dire haut et fort qu’ils l’aiment » (Izabelle, Saint-Roch 2011, coll. AFB). La stratégie d’appel au vote, mise en oeuvre par les duchesses, suscite une saine rivalité entre les différents quartiers et contribue au développement d’un attachement au quartier. Le vote motive la population à participer puisqu’elle peut faire une différence (dans les pourcentages) pour favoriser sa duchesse lors du tirage. Lors du couronnement, ce sont les noms des quartiers qui sont criés par les spectateurs, pas celui de la duchesse, ce qui montre bien que la duchesse incarne d’abord son quartier.

À partir de la troisième édition de la « Revengeance » des duchesses, les participantes sont invitées à mettre en valeur leur quartier dans leurs publications. Alors que le comité organisateur était anxieux à l’idée d’imposer un thème, les participantes ont plutôt montré leur appui à ce nouveau cadre créatif. « Pour moi c’était important que mon quartier soit représenté derrière mon regard […], je voyais vraiment l’évènement comme une façon pour moi de m’ouvrir à ce qui existe dans mon quartier et comme de fait, j’ai découvert des gens que je connaissais pas » (Paméla, Montcalm 2011, coll. AFB). Loin de restreindre les candidates, le thème des quartiers leur a permis de créer des publications de meilleure qualité et plus cohérentes avec l’esprit du carnaval qui investit les rues, les espaces publics (Bakhtine 1970) et donc, les quartiers.

Les duchesses de la « Revengeance » participent à la construction symbolique et identitaire du quartier en concevant des créations pour leur blogue autour des thèmes qui évoquent des émotions à leurs concitoyens. Chaque quartier possède ses couleurs, son identité, mais c’est à la duchesse de décider lesquelles mettre de l’avant. Elles peuvent souligner le meilleur et montrer le pire – avec une touche d’humour. « Je ne me reconnais dans aucun des clichés de Limoilou. Je pense qu’un quartier, c’est ce qu’on en fait » (Sophie, Limoilou 2014, coll. AFB). Un même quartier peut être représenté et mis en scène de plusieurs manières, en présentant toujours un contenu original malgré la récurrence du thème. La diversité des visions et des actions fait en sorte qu’il y a un renouvellement chaque année. Par exemple, Sissi (Saint-Roch 2013) a décidé de présenter le quartier Saint-Roch comme le quartier de la mode, avec ses boutiques de luxe, alors que Franie (Saint-Roch 2014) évoque le centre-ville sous l’angle de la technoculture, de la diversité et de la proximité. Si, pour l’une, Saint-Roch c’est le paradis du magasinage et, pour l’autre, le centre-névralgique de la ville, elles parlent néanmoins du même quartier. La personnalité de la participante influence évidemment son angle d’approche, autant dans la forme que sur le fond. « C’est sûr que chaque duchesse va parler avec ses valeurs et surtout le bagage de vie qu’elle a. Tout le contenu va être bon pour mettre Saint-Roch en valeur, ou peu importe le quartier, le but c’est ça » (Sissi, Saint-Roch 2013, coll. AFB).

Puisque les quartiers sont au coeur de leurs créations artistiques, les duchesses renforcent leur propre sentiment d’appartenance pour leur quartier. « J’aime [mon quartier] encore plus qu’avant. Je l’aimais déjà mais ça m’a permis d’aller voir dans les petits racoins pis de surtout m’intéresser aux gens qui y vivent » (Izabelle, Saint-Roch 2011, coll. AFB). De plus, la réalisation de leurs publications amène plusieurs duchesses à rencontrer des habitants de leur quartier pour les impliquer dans leurs projets. Par exemple, Franie, duchesse de Saint-Roch 2014, a demandé aux commerçants de participer à un court-métrage mettant en scène leur quartier. D’une certaine façon, le contexte de la « Revengeance » encourage les duchesses à rencontrer leurs voisins et à découvrir les secrets les mieux cachés de leur quartier. Paméla, originaire du quartier Montcalm, n’y avait jamais mis les pieds. C’était un lieu un peu mythique qui venait tout juste de brûler. Elle a décidé de s’en inspirer et de rencontrer cette communauté pour une de ses publications.

J’ai [créé un] petit court métrage sur leur expérience de perte, de deuil, d’attente, face à un lieu qui est comme un lieu rassembleur, leur parvis d’église, leur quai, c’est la place où ces messieurs-là se rassemblent. […] J’ai renforcé leur sentiment d’appartenance […] mais je les ai vus plusieurs fois et suite à ça, j’ai fini par travailler là comme barmaid pendant quelques mois.

Un outil de création à l’ère du Web 2.0 : la plateforme Internet

Le blogue permet à la duchesse de choisir le médium qui lui correspond le mieux, que ce soient la vidéo ou le billet. Sur le blogue comme dans la définition du rôle de duchesse, on encourage fortement la création artistique et la liberté d’expression. « On n’est pas limitées au niveau du contenu. On n’est pas limitées non plus au niveau de la forme » (Anne-Marie, Saint-Sauveur 2013, coll. AFB). La photographie, la présentation d’une personne importante dans un quartier, la promotion d’établissements sont autant de sujets qui peuvent figurer sur le blogue par le biais d’un article ou d’une production artistique. Cependant, les vidéos semblent être les éléments les plus attractifs sur le site. Le vidéoclip de la duchesse de Saint-Roch 2014 a été visionné plus de 6900 fois. Les vidéos amènent les gens sur le site Internet et les invitent à parcourir plus longuement et à découvrir les publications plus conventionnelles.

La « Revengeance » des duchesses a opté pour une formule actuelle en se tournant vers Internet pour faire la promotion du projet.

Le Web est à la source, est le fondement même de ce que la « Revengeance » des duchesses est. C’était de se doter des moyens dont on dispose aujourd’hui, à notre époque, pour être à quelque part indépendant oui, mais de mobiliser la population locale autour d’un sentiment festif, qu’on sentait qui existait plus nécessairement avec la fête du Carnaval de Québec.

Paméla, Montcalm 2011, coll. AFB

Les réseaux sociaux jouent donc un rôle important dans la diffusion des créations artistiques des duchesses. Par le biais de Facebook, les duchesses peuvent inviter leur réseau à suivre leurs aventures. Marjorie Champagne définit le site Internet de la « Revengeance » des duchesses comme une « communauté virtuelle hyper locale » qui met en valeur la création artistique. Avec Internet, la « Revengeance » entre dans les maisons et y amène un esprit carnavalesque. Lors de leur visite, les visiteurs sont appelés à en découvrir davantage sur les différents quartiers et surtout à réagir par le biais du vote ou du partage sur les réseaux sociaux. « C’est ça le but du blogue. C’est que les gens réagissent. On leur répond » (Izabelle, Saint-Roch 2011, coll. AFB). L’utilisation du blogue rejoint donc l’idée d’un carnaval sans frontières.

Pour la « Revengeance » des duchesses, Internet est le meilleur moyen de communication. Pourtant, comme le soulignent plusieurs participantes, ce n’est pas suffisant pour impliquer la population dans les activités festives de l’organisation. Le contact humain et la rencontre sont aussi au coeur du projet. Le fait d’inviter de vive voix les gens à s’intéresser au projet a parfois plus d’impact qu’un simple courriel. La combinaison d’Internet et des contacts en personne serait la clef de la réussite.

Moi j’avais mis beaucoup d’énergie sur ce que j’ai créé sur le Web, sur ce qui allait attirer l’attention via la plateforme, pour amener les gens sur le blogue, mais en même temps, le contact un à un aussi est important. Les gens vont finir par aller voir le blogue si tu les rencontres dans la vie. Donc, j’ai pris la peine d’aller rencontrer les gens sur la rue Cartier.

Paméla, Montcalm 2011, coll. AFB

Dans certains quartiers, le travail de sensibilisation n’est pas aussi exigeant que dans d’autres. Le quartier Limoilou ayant déjà une identité forte, il est donc plus facile de motiver sa population à s’impliquer dans la « Revengeance ». Dans des quartiers aux frontières floues comme Vanier ou Beauport, cela peut s’avérer plus difficile. « Le quartier Limoilou vit déjà très bien sa fierté de par lui-même. Mon quartier me supportait même avant moi. […] Tout d’un coup, je devenais une personnalité “connue”. Je me faisais crier sur la rue : “C’est notre duchesse !” » (Izabelle, Saint-Roch 2011, coll. AFB)

Dans cet esprit de rencontre, dès la première année la « Revengeance » crée deux évènements au Cercle, un pour présenter les duchesses et un autre pour y couronner la reine. D’autres projets s’y sont greffés comme une exposition d’art sur Crazy Carpets, une soirée d’improvisation, la parade des duchesses sur l’avenue Cartier et la tournée des bars. Ces activités hors Internet permettent aux duchesses de la « Revengeance » d’interagir directement avec la communauté et en même temps de promouvoir les créations artistiques disponibles sur le blogue.

Enjeux et défis : pérennisation d’une « nouvelle tradition »

En cinq ans, la « Revengeance » a évolué. Dès la deuxième année, on peut constater des modifications, motivées par les réactions des visiteurs en ligne, pour mieux répondre à leurs attentes. Cependant, la pérennisation de cette activité ludique est loin d’être certaine. En effet, trois éléments viennent menacer la continuité de cette initiative citoyenne destinée à « rendre » le Carnaval de Québec à ses habitants. Ces enjeux seront déterminants dans la poursuite (ou non) de la « Revengeance » des duchesses.

Dès sa première année, la « Revengeance » des duchesses  bénéficie d’une couverture médiatique importante. Tout ce qui entoure les duchesses est un sujet sensible à Québec et les polémiques entourant leur retour ont attisé l’intérêt des médias locaux. « De reprendre les duchesses alors qu’il n’y en avait plus, ça, au niveau médiatique, ça été vraiment winner » (Champagne, coll. AFB). La couverture médiatique joue un rôle déterminant dans la fréquentation du blogue. Marjorie, l’organisatrice, a remarqué que chacune des entrevues accordées à la radio ou à la télévision entraîne un intérêt pour le blogue. Elle reconnaît donc l’importance des médias « classiques » pour rejoindre une partie de la population qui n’a pas été directement touchée par les réseaux sociaux. Par contre, le rayonnement de l’activité est limité aux personnes qui décident de consulter le blogue.

D’un autre côté, la « Revengeance » des duchesses est confrontée à sa non-reconnaissance par le comité organisateur du Carnaval de Québec. L’institution est bien évidemment au courant des projets de l’organisation citoyenne, mais elle a refusé de reconnaître officiellement le retour des duchesses sous cette forme excentrique. À l’occasion du 60e anniversaire du Carnaval en 2014, l’organisation a préféré ramener les Duchesses sous un angle différent en présentant une formule misant sur l’organisation d’une activité festive et hivernale dans chacun des sept « duchés ». Les Duchesses du Carnaval 2.0 reprennent en main leur duché respectif et appellent à la fête avant le début du Carnaval. Ce retour s’inscrit dans les nouvelles orientations du Carnaval qui visent à décentraliser la fête, notamment en réinvestissant les rues avec les « rues du Carnaval ». Devant la réussite de leur retour, le Carnaval conservera l’activité pour 2015.

À la fin de 2013, l’annonce du retour des Duchesses ne fait pas plaisir aux participantes de la « Revengeance ». Bien qu’envisagée, l’inclusion de la « Revengeance » à la programmation officielle a été finalement écartée. On peut se questionner sur l’intérêt, pour l’institution, d’intégrer une activité qui revendique son droit et sa liberté d’expression. En effet, l’initiative citoyenne tient à son droit de parole et ne le sacrifierait pas pour être reconnue officiellement par le Carnaval. Pendant les deux premières années de l’évènement OFF, l’instigatrice souhaitait cette intégration, mais son discours a changé au cours des années. Désormais, il n’est plus question d’intégrer le Carnaval pour conserver cette liberté inhérente au projet.

Le combat des Duchesses : la « Revengeance » contre les Duchesses officielles

Ainsi, l’édition 2014 a opposé deux monarchies : d’un côté les Duchesses officielles et, de l’autre, celles de la « Revengeance ». Déjà, il est possible de faire une comparaison au niveau du nombre d’inscriptions aux deux activités : 268 pour le Carnaval et 40 pour la « Revengeance ». Selon Marjorie Champagne, cette différence s’explique par les moyens financiers et médiatiques du Carnaval de Québec. « David contre Goliath », souligne Sissi. « Mais on le sait tous que c’est David qui va gagner » (Sissi, Saint-Roch 2013, coll. AFB). Toutes ne partagent pas sa confiance. Paméla, pour sa part, pense que le retour des duchesses, c’est la mort de la « Revengeance », que le Carnaval va l’étouffer. Marjorie croit que, même si la « Revengeance » est menacée cette année, il est possible qu’elle continue malgré tout parce que le modèle du Carnaval n’adhère pas totalement aux valeurs d’autonomie, de liberté, de créativité et d’intégrité promues par la « Revengeance », notamment en ce qui concerne l’âge des participantes.

La « Revengeance » des duchesses n’a aucun commanditaire. L’organisation s’est entourée de différents partenaires avec lesquels elle procède à un échange de visibilité : le Cercle offre gratuitement la salle de spectacle pour la présentation et le couronnement de la reine et le blogue est hébergé sans frais par l’organisation monlimoilou.com. L’absence de commanditaires contribue à préserver la liberté d’expression inhérente au projet. En effet, les commanditaires ont souvent un droit de regard sur les activités. Ainsi, ils participent parfois à orienter le discours, ce qui effraie les organisateurs. Izabelle souligne l’importance pour la « Revengeance » de « rester vraie et de protéger ses valeurs », même si, pour ce faire, il faut refuser de grosses sommes d’argent qui auraient pu servir à mettre en valeur le projet. Pour se financer, les membres de la « Revengeance » participent à la vente de différents articles comme des briquets, des t-shirts ou des sapins à l’occasion de l’activité « Miracle sur la 3e avenue ».

Les montants récoltés sont donc beaucoup moins élevés qu’avec la participation de commanditaires. Par conséquent, la réussite des activités de la « Revengeance » des duchesses est assurée grâce à la participation de nombreux partenaires, des duchesses des années précédentes et de nombreux bénévoles qui s’impliquent dans leur création et leur réalisation. Pour les anciennes duchesses, le fait de donner de leur temps bénévolement semble être le meilleur moyen pour la survie de la « Revengeance ». Ce seraient donc l’essoufflement et l’épuisement des bénévoles qui menaceraient le plus l’organisation.

Conclusion

Cette étude a permis de faire ressortir le côté carnavalesque et festif présent au coeur de la « Revengeance » des duchesses. Par la création d’un personnage de duchesse et la diffusion de la fête en dehors du site officiel des plaines d’Abraham, la « Revengeance » renoue avec la définition de « carnaval ». La folie, le grotesque et les revendications font partie intégrante de ce projet citoyen. En décloisonnant le carnaval au moyen d’Internet et en participant à la (re)création d’un sentiment d’appartenance à l’intérieur des différents quartiers, la « Revengeance » des duchesses rappelle que la fête, pour réussir, doit être d’abord et avant tout sociale. Loin des préoccupations touristiques du Carnaval de Québec, cette initiative citoyenne met de l’avant le Carnaval par le peuple et pour le peuple. Il s’agit également d’un processus collectif où chaque duchesse amène sa vision du Carnaval et met à profit sa créativité. La « Revengeance » des duchesses invite à une participation citoyenne gratuite fondée sur la relation identitaire des citoyens à leur quartier et rejoint les 18-25 ans et les 25-40 ans, oubliés par le Carnaval. Les valeurs d’intégrité, d’authenticité et de liberté rappellent le sens peut-être perdu de la fête carnavalesque à Québec. Les duchesses de la « Revengeance » se sont réapproprié une « tradition » en lui donnant une nouvelle couleur, un nouveau sens et surtout un nouveau message, celui de la duchesse qui représente une femme moderne, authentique et créative.

De plus, les discussions et la couverture médiatique entourant la création de la « Revengeance » des duchesses ont réveillé à Québec l’intérêt de la population pour cette activité écartée de la programmation officielle. « C’est Marjorie Champagne qui a ramené les duchesses à la vie. C’est grâce à elle qu’on parle des duchesses aujourd’hui » (Sissi, Saint-Roch 2013, coll. AFB). En créant un évènement qui fonctionne, qui a mobilisé une partie de la population et, surtout, qui a attisé les débats, le « vide » créé en 1997 par le virage « famille » s’est fait ressentir encore plus. La population et le maire lui-même ont exigé leur retour. Ainsi, par son existence même, la « Revengeance » est responsable, d’une certaine façon, de la compétition qui s’est déroulée en 2014. Il s’agit là d’une des répercussions les plus importantes de cette activité carnavalesque. Par conséquent, cela soulève des questions sur la viabilité des initiatives citoyennes au coeur de la fête. Le danger d’institutionnaliser ces initiatives par leur intégration est de mettre en péril les valeurs qui ont conduit à leur création au profit de visées économiques et touristiques.