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L’identité culturelle des individus, qui se construit et se transforme tout au long de leur vie, s’exprime de façon privilégiée dans les récits que ces individus font de leur existence, de leur jeunesse surtout, souvent perçue comme la période de leur vie où ils expérimentaient leur culture d’origine dans toute sa plénitude. L’expression identitaire est particulièrement intéressante à étudier en contexte migratoire, puisqu’elle doit alors prendre en compte le contraste existant entre le milieu d’origine et le milieu d’accueil de la personne immigrée.

Dans cet article, nous allons interroger la mémoire de sept aînées et aînés d’origine vietnamienne habitant maintenant Québec et Montréal. En décrivant certains des souvenirs d’enfance et de jeunesse que ces aînés ont été amenés à relater dans des circonstances qui seront expliquées plus loin, on tentera d’élucider les traits saillants mis en exergue dans leurs récits de vie, ainsi que la pertinence qu’ils accordent à leur expérience culturelle passée dans le contexte migratoire qui est maintenant le leur. Il ne faut pas chercher dans ce texte une analyse des pratiques sociales vietnamiennes et des valeurs qui les sous-tendent. Nous y examinons plutôt le contenu de sept récits de vie recueillis au Québec, afin d’illustrer la façon dont la mémoire migrante joue un rôle identitaire chez celles et ceux qui en sont les porteurs.

L’identité culturelle et son expression

L’étude de l’identité a donné lieu à de multiples discussions et définitions qu’il n’y a pas lieu de reprendre ici. Rappelons simplement que les débats dans le domaine distinguent généralement entre une vision dite substantiviste, qui considère l’identité comme donnée une fois pour toutes, et une approche constructiviste, qui voit plutôt les phénomènes identitaires comme des ressources sociales en construction et en transformation perpétuelles (Dorais 2004a). La lectrice ou le lecteur intéressé à la question pourra consulter les ouvrages — fondamentaux chacun à sa manière — de Sélim Abou (2002) sur l’identité culturelle, Carmel Camilleri et al. (1990) sur les stratégies identitaires, Benedict Anderson (1996) sur la genèse des identités nationales et Pierre-Jean Simon (1999) sur l’identité ethnique, ou encore l’utile synthèse de Poutignat et Streiff-Fenart (1995).

Pour les fins de cet article, on peut définir l’identité comme la façon dont l’être humain, en tant qu’individu membre de collectivités diverses (familiales, sociétales, ethnoculturelles, nationales, etc.), construit et se représente son rapport avec ce qui l’environne (milieu physique, groupes sociaux, individus porteurs de traits culturels spécifiques). Comme cet environnement est en perpétuelle mouvance, l’identité se façonne et se refaçonne sans cesse, tout en possédant un noyau dur qui lui sert de fondement et donne à l’individu le sentiment d’une certaine permanence au milieu des vicissitudes de la vie. Ce noyau dur repose avant tout sur la mémoire, que celle-ci soit individuelle (les souvenirs d’enfance par exemple) ou collective (les représentations du monde que véhiculent les discours entendus dans les collectivités dont on fait partie)[1]. La construction identitaire reflète donc l’histoire de vie de chacune et de chacun.

Les représentations du monde relevant en grande partie de ce que l’on appelle communément la culture — conçue ici comme un mode spécifique d’appréhension et de compréhension de l’univers environnant, ainsi que d’action sur cet univers —, les phénomènes identitaires ont une dimension culturelle. L’identité culturelle peut ainsi être définie comme le processus grâce auquel les membres d’un groupe partageant une manière partiellement commune de comprendre l’univers, d’agir sur lui et de communiquer ses représentations et ses modèles d’action, prennent conscience du fait que d’autres individus et d’autres groupes pensent, agissent et/ou communiquent de façon plus ou moins différente de la leur. Cette dimension de l’identité se manifeste donc quand les porteurs et porteuses de traits culturels donnés entrent en interaction avec des personnes de culture divergente, ne serait-ce que de façon extrêmement subtile.

Une telle définition de l’identité culturelle est subjective. Elle se distingue d’autres perceptions de ce phénomène (celles dites substantivistes), apparemment plus objectives, qui voient l’identité culturelle comme la somme de tous les traits caractérisant le mode de vie et la vision du monde d’un peuple quelconque[2]. La définition retenue ici privilégie la façon dont les porteurs d’une culture évaluent eux-mêmes leurs ressemblances et leurs différences, tant entre eux que par rapport aux autres, en mettant en lumière les deux facettes complémentaires de l’identité : la similarité et la différence. On est semblable à ses compagnons et compagnes, on s’identifie à eux, alors qu’en même temps, on se distingue de tous ceux qui n’appartiennent pas à son (ou ses) groupe d’appartenance ou qui, de façon extrême, ne sont pas soi-même (Jenkins 1996).

La nature relationnelle, construite et polymorphe (chacun s’identifie de diverses façons, simultanément ou consécutivement) de l’identité fait en sorte qu’elle ne peut être appréhendée qu’à travers l’interaction. L’identité n’est pas une qualité statique, mais un processus dynamique, une ressource sociale qui ne se manifeste que quand elle est mise en acte à travers les attitudes, les comportements et les discours d’individus ou de groupes en contact les uns avec les autres (Hensel 2001). Le discours oral joue un rôle fondamental dans cette mise en acte, à cause de sa fluidité et de son fonctionnement en temps réel, qui permettent à l’individu de réagir immédiatement aux stimuli du milieu et d’exprimer son identité de façon extrêmement fine.

L’expression des dimensions culturelles de l’identité revêt une importance particulière en contexte migratoire, puisqu’elle permet d’établir un contraste entre les habitudes de vie du pays natal et celles de la société d’accueil. Ce contraste touche souvent aux fondements même du processus identitaire, en faisant appel à la mémoire profonde des individus, aux souvenirs d’enfance et de jeunesse qui ont marqué leur enculturation première dans la contrée d’origine. En permettant l’expression et la communication de cette mémoire, le récit de vie d’immigrés, surtout âgés (puisque, en principe, l’écart est alors maximal entre expérience d’origine et vie actuelle), ouvrira donc une fenêtre sur la manière dont l’identité culturelle se construit et est remémorée.

Sept aînés vietnamiens parlent de leur jeunesse

Dans le cadre d’un projet dirigé par l’auteur[3] et visant à créer un outil de sensibilisation au pluralisme culturel, sept aînés des deux sexes (trois femmes et quatre hommes âgés de 61 à 81 ans), tous d’origine vietnamienne mais installés au Québec (quatre à Québec et trois à Montréal) depuis plusieurs années, ont été interviewés au cours du printemps et de l’été 2003. Les entrevues, qui avaient pour but de leur faire raconter leurs souvenirs d’enfance et de jeunesse, portaient sur les points suivants :

  1. Rapports avec les aînés

  2. Rapports avec les autres enfants

  3. Éducation

  4. Rapports avec les gens du village et du quartier

  5. Mariage et enfants

  6. Occupations professionnelles

  7. Fêtes et cérémonies

  8. Culte des ancêtres et religion

  9. Préservation des traditions.

Les propos des aînés, en vietnamien (trois cas) ou en français (quatre cas), ont été enregistrés puis transcrits en français. Ils ont ensuite été arrangés sous forme de dialogue entre les personnes interviewées, dialogue présidé, pour égayer le texte, par le docteur Quynh, un personnage du folklore vietnamien[4]. Le tout a été publié en novembre 2003 (Dorais 2003).

En 2001, le Canada comptait plus de 150 000 résidents d’origine vietnamienne et le Québec près de 30 000, dont 25 600 à Montréal et 1000 à Québec (données du recensement canadien). Ces gens étaient arrivés pour la plupart lors des mouvements de réfugiés des années 1975 et 1979-1981 ou, plus tard, dans le cadre de programmes de réunification des familles (Dorais 2000).

Installés ici depuis maintenant relativement longtemps, mais dépositaires d’une culture millénaire toujours vivante qui se caractérise, entre autres, par des traditions très marquées (influencées par le confucianisme venu de Chine) dans les domaines de la famille, des relations sociales et des cérémonies rituelles, les Vietnamiens constituent un bon exemple de transplantation culturelle apparemment réussie. Il s’avère donc intéressant de voir comment certains d’entre eux, les aînés en particulier, entièrement éduqués dans un milieu qu’on peut qualifier de traditionnel[5], expriment leur identité culturelle en contexte migratoire.

Dans les pages qui suivent, nous essayerons de mettre en lumière les points forts des récits des aînés interviewés dans le cadre du projet. En nous basant sur certains des propos — ciblés mais portant sur une gamme de thèmes assez large — qu’ils ont tenus sur leur enfance, leur jeunesse et la pertinence de leurs traditions en milieu québécois, nous tenterons de dégager les traits culturels distinctifs que chacun d’entre eux met en exergue. Puisque nous n’avons malheureusement pas eu accès au verbatim des entrevues — ayant plutôt travaillé sur une transcription large de celles-ci, parfois traduite du vietnamien — nous n’avons pas été en mesure de procéder à une analyse structurale de texte au sens strict du terme. Nous devrons donc plutôt nous contenter d’une analyse souple du contenu, comparant certains points des récits et soulignant leurs similitudes et leurs différences.

Présentation des aînés

Comme nous le constaterons plus loin, les expériences vécues par les aînés durant leur jeunesse, période historiquement marquée par des changements politiques et économiques importants[6], ne sont pas univoques mais liées au niveau social, au milieu de vie et aux traditions familiales de chacun. Elles varient ainsi d’un individu à l’autre, tout en partageant quand même plusieurs traits communs. On ne peut donc pas parler de « la culture » vietnamienne comme d’un rapport au monde qui serait le même pour tous. Il s’agit plutôt d’un ensemble multiforme de représentations et de pratiques qui peuvent être extrêmement variables, mais qui font généralement sens pour tous ceux qui ont été élevés au Vietnam à une certaine époque (celle où nos aînés étaient encore jeunes). C’est pourquoi il est important de bien situer chacun des aînés dont nous allons examiner le récit de vie[7].

Sept personnes ont été interviewées. Pour préserver la confidentialité de leurs propos, on leur a attribué comme pseudonymes les noms de dynasties ayant régné sur le Vietnam à différentes périodes de l’histoire. Nos aînés seront donc appelés Madame Lê, Mme Dinh, Mme Ly, Monsieur Ngô, M. Trinh, M. Nguyên et M. Trân. Ils ont tous connu des expériences diverses au cours de leur existence, ces expériences incluant, bien sûr, les circonstances de leur migration hors du Vietnam et, pour les aînés originaires du nord du pays, celles de leur installation au Sud-Vietnam après la prise de pouvoir communiste de 1954 (Feray 1979). Certains sont entrés au Canada comme réfugiés, d’autres comme immigrants parrainés par des membres de leur famille, et une personne a longtemps vécu en France avant de venir s’établir au Québec. Leur seul point commun — mais il est d’une importance considérable — c’est d’avoir été élevés au Vietnam à une époque où les pratiques culturelles locales étaient encore relativement peu touchées — du moins pas en profondeur, surtout à la campagne — par les influences occidentales[8]. Le tableau ci-dessous présente un certain nombre de caractéristiques d’enfance des aînés interviewés.

Tableau 1

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Ce tableau est révélateur à plusieurs égards. Il montre que nos aînés ont surtout été élevés en milieu rural (village ou campagne), à l’exception de deux d’entre eux qui ont, respectivement, passé leur enfance et leur jeunesse à Hanoi, alors chef-lieu de l’Indochine (l’entité coloniale créée et gouvernée par la France) et maintenant capitale du Vietnam, et à Saigon, la grande métropole du sud du pays. Trois aînés avaient un père fonctionnaire, deux venaient de familles paysannes, une était la fille d’un soldat travaillant au service des Français et un dernier avait pour père un petit commerçant né en Chine, mais marié avec une Vietnamienne.

À l’exception des deux familles paysannes, les mères de nos aînés restaient au foyer. Elles y étaient responsables de la bonne marche de la maison et de l’éducation des jeunes (au moins trois enfants dans chacune des familles concernées). Ces mères étaient généralement peu ou pas scolarisées et ne parlaient que le vietnamien, alors qu’au moins trois des sept pères avaient eu une instruction plus poussée et connaissaient le français. Ces pères instruits travaillaient comme fonctionnaires, ce qui permettait à leur famille de jouir d’un niveau de vie aisé, très aisé même dans le cas de la famille de Mme Lê, établie à Hanoi. Les autres familles par contre étaient beaucoup plus modestes, et même pauvres dans le cas de M. Nguyên, fils d’un petit commerçant qui, semble-t-il, avait du mal à joindre les deux bouts. À cette époque, on ne devait pas compter sur l’aide de l’État en cas de chômage ou de difficultés financières. Selon nos aînés, il fallait plutôt s’appuyer sur la famille si elle en avait les moyens. Les voisins et les amis pouvaient aussi aider, mais les relations de voisinage et d’amitié restaient discrètes, dictées par le respect d’autrui, la courtoisie et le désir de ne pas se mêler de ce qui ne les regardait pas.

Plusieurs aînés ont connu une amélioration de leurs conditions de vie plus tard dans leur existence. C’est le cas par exemple de M. Nguyên, qui a pu poursuivre ses études secondaires grâce à l’appui financier d’un riche propriétaire de son village, puis décrocher un poste de fonctionnaire ; ou encore de Mme Dinh, qui a appris la couture pour faire vivre sa famille. Dans certains cas, c’est la conjointe qui a apporté un supplément de revenu à son mari. La femme de M. Ngô était enseignante et contribuait ainsi aux gains du ménage, alors que celle de M. Trinh possédait des rizières près de Saigon.

L’éducation des garçons était généralement encouragée. C’est ainsi que M. Ngô et M. Trân, celui-ci de souche paysanne, ont pu poursuivre des études universitaires, et que M. Nguyên, aidé par ses voisins, a terminé son cours secondaire, même si, dit-il, personne de sa famille n’était allé à l’école avant lui. Chez les filles par contre, la situation était différente. On ne voyait pas très bien à quoi l’instruction aurait pu leur servir. Mme Dinh, par exemple, n’a suivi que trois années de scolarité (il est vrai qu’elle venait d’un milieu très modeste), alors que Mme Ly a dû mettre fin à ses études primaires quand, son père une fois parti à l’armée, sa mère lui a interdit d’aller à l’école de peur qu’en sachant écrire, elle n’envoie des lettres aux garçons ! On attendait des filles qu’elles puissent administrer le ménage et s’occuper des enfants. Même dans les familles aisées, il suffisait que la future maîtresse de maison sache lire, écrire et compter de façon à peu près correcte, toute connaissance supplémentaire étant jugée inutile. Le cas de Mme Lê, qui a entrepris des études d’infirmière après avoir achevé son cursus secondaire dans une école française de Hanoi, reste exceptionnel.

Finalement, du point de vue religieux, trois des aînés interviewés proviennent de familles catholiques, ce qui ne reflète aucunement l’importance démographique de cette religion au Vietnam, où 10% seulement de la population adhère à l’Église de Rome. Les autres pratiquaient le culte des ancêtres, accompagné, dans le cas de M. Ngô, de pratiques bouddhistes.

Les traits culturels distinctifs que laissent transparaître les récits de vie seront donc contrastés, selon la diversité des expériences vécues par nos aînés. Cette diversité est liée, entre autres, à leur sexe, à leur lieu de résidence (campagne / ville), à leur niveau de vie (modeste / aisé), à leur milieu familial, à leur degré de scolarité et à leur religion. Nous allons maintenant examiner des extraits de ces récits, liés à la famille, au mariage et aux enfants, ainsi qu’aux fêtes et cérémonies[9].

Récits sur les rapports familiaux

Dans ce qu’ils racontent de leurs rapports avec leurs parents et grands-parents, nos aînés insistent avant tout sur l’amour mutuel qui, disent-ils, régnait au sein de leurs familles respectives. Ils apportent cependant des nuances sur la nature et l’intensité de leurs sentiments envers soit leur père, soit leur mère. Le père de Mme Lê, par exemple, était strict mais pas autoritaire. Ses parents, dit-elle, ne punissaient pas leurs enfants : « juste quelques fessées de temps en temps ». Mme Dinh, par contre, juge que son père était sévère, mais que tout le monde s’aimait dans la famille. Mme Ly était beaucoup plus proche de son père, qui lui prodiguait des conseils et vers lequel elle se tournait en cas de problème, que de sa mère, très sévère « parce qu’elle avait beaucoup d’enfants à élever ».

M. Ngô, au contraire, avait un père autoritaire et assez distant envers ses enfants, mais sa mère était beaucoup plus douce. M. Trinh, qui a perdu sa mère alors qu’il était encore enfant, se sentait très proche de son père, alors que M. Nguyên insiste sur la passivité des enfants, « qui obéissaient sans qu’on ait besoin de les gronder ». M. Trân, enfin, adopte un ton plus didactique : le respect et la reconnaissance envers les parents constituent la base de la société vietnamienne. Le père — c’était le cas chez lui — est habituellement plus sévère que la mère, mais les deux parents ne font qu’un dans leur désir d’orienter leurs enfants dans le droit chemin.

Les petits-enfants faisaient preuve de respect envers leurs grands-parents, mais il existait une certaine distance entre les générations. Nos aînés mentionnent la déférence que les jeunes devaient montrer à l’égard des personnes âgées, tout en jugeant que, d’une part, cette déférence était parfaitement naturelle et que, d’autre part, elle inhibait l’effusion des sentiments. Mme Lê parle du respect dû aux aînés comme d’un moule inculqué dans la petite enfance et devenu une seconde nature, alors que M. Ngô mentionne la crainte qu’il ressentait à l’égard de ses grands-parents et le respect purement formel — par exemple, les inviter rituellement à se servir au début de chaque repas — dont il devait faire preuve envers eux. Par contre, Mme Ly considère comme l’un des souvenirs les plus agréables de son enfance le bol de soupe aux nouilles que sa grand-mère maternelle lui achetait chaque fois qu’elle accompagnait celle-ci à la messe.

L’expérience de nos aînés dénote une certaine souplesse à l’égard de la famille étendue. En principe, comme le soulignent M. Ngô et M. Trân, on doit entretenir des contacts beaucoup plus étroits avec la famille de son père qu’avec celle de sa mère et, si possible, on doit vivre avec ses grands-parents paternels. Mais en réalité, on se sent plus proche des parents qui habitent à proximité de chez soi, quel que soit le côté de la famille auquel ils se rattachent. Mme Lê, Mme Ly et M. Nguyên, par exemple, n’entretenaient à peu près aucun contact avec la parenté de leur père, qui vivait loin du lieu où ils habitaient. M. Trân rappelle que ses parents lui répétaient souvent que pour être juste, il faut se comporter de la même façon avec les deux côtés — paternel et maternel — de la famille.

L’expérience des aînés montre donc que les principes confucéens sur lesquels repose la morale familiale vietnamienne savent s’adapter aux circonstances concrètes de la vie de chacun, ce qui introduit un certain degré de variation dans les pratiques culturelles. Cette variation se retrouve, comme on l’a vu plus haut, dans la façon dont les parents se comportaient envers leurs enfants. Alors que certains étaient sévères — M. Trân admet que « [son] père [le] fouettait souvent » — d’autres agissaient de façon beaucoup plus coulante. Selon M. Trinh, il existait plusieurs méthodes disciplinaires, qui étaient fonction de l’attitude des enfants et de la mentalité des parents. Dès le plus bas âge, on inculquait aux jeunes une morale de discipline, d’obéissance, de soumission, de respect, de piété filiale et de reconnaissance. Avant de punir les enfants, on leur rappelait les principes fondamentaux de cette morale. S’ils récidivaient, on leur demandait d’avouer leur faute. C’est seulement à la seconde récidive qu’il y avait punition. Dans tous les cas — et tous nos aînés insistent là-dessus — il régnait dans la famille une atmosphère d’amour mutuel et ce, malgré la sévérité occasionnelle des parents.

La souplesse partielle des pratiques culturelles semble avoir aidé les Vietnamiens — certains d’entre eux tout au moins — à s’adapter au contexte migratoire qui est maintenant le leur. Quelques-uns des aînés soulignent en effet qu’au Québec, les parents originaires du Vietnam sont moins autoritaires avec leurs enfants que ce n’était le cas dans leur pays natal. Pour M. Ngô, la familiarité parents-enfants, et même l’amour mutuel, sont plus grands ici qu’ils ne l’étaient là-bas pendant sa jeunesse. Mme Lê, de son côté, trouve que les relations sociales se sont assouplies, en contexte migratoire comme dans le Vietnam moderne. Ce ne sont plus les parents qui décident de tout. Ils discutent avec leurs enfants et tiennent compte de leur opinion. Mme Lê ajoute que la nature des rapports parents-enfants dépend de l’éducation que les jeunes ont reçue. M. Trinh abonde dans le même sens : si on est bien éduqué dès son plus jeune âge, on aime ses parents et on les respecte autant qu’on le faisait autrefois.

M. Nguyên ne voit pas de changements dans les rapports familiaux entre ici et le Vietnam, puisqu’on s’entraide encore beaucoup. Pour Mme Dinh, parents et enfants font preuve d’autant d’amour qu’auparavant, mais comme les Vietnamiens installés en Amérique du Nord doivent travailler très dur, ils ne peuvent plus soutenir leurs parents — financièrement ou par leur présence physique — autant qu’on le faisait au Vietnam, ce qui contribue à refroidir les relations intrafamiliales. Les enfants visitent leurs parents plus rarement et les aînés s’ennuient, surtout en hiver souligne Mme Ly. Pour M. Trân, comme on a moins de temps à sa disposition, les contacts sont plus rares. Les aînés souhaitent que les jeunes se comportent avec eux selon les normes d’autrefois, alors que leurs enfants voudraient que les parents soient plus ouverts et plus souples, mais les deux générations ont du mal à communiquer entre elles et leurs souhaits réciproques restent souvent ignorés.

La perception par nos aînés des relations familiales en contexte migratoire apparaît donc contrastée. Certains insistent sur les améliorations — la plus grande souplesse par exemple — des rapports parents-enfants, alors que d’autres déplorent le fait que les jeunes n’ont plus beaucoup de temps pour s’occuper d’eux ou, encore, trouvent que rien n’a vraiment changé. Tous, cependant, insistent sur le lien que les jeunes doivent garder avec les personnes âgées. C’est là une attitude assez normale pour des gens de leur génération.

En résumé, les relations intrafamiliales semblent être perçues comme reposant ou devant reposer, dans le Vietnam d’autrefois comme dans le Québec où on vit aujourd’hui, sur l’amour mutuel et la reconnaissance des jeunes envers leurs aînés. C’est là la base de la piété filiale, vertu au coeur de la morale sociale confucéenne. Cette vertu doit être inculquée aux enfants par l’éducation. Le comportement des jeunes envers leurs parents peut souvent s’expliquer par le fait qu’ils ont reçu une « bonne » ou une « mauvaise » éducation. D’où l’importance de l’apprentissage de la discipline — « naturelle » aux dires de plusieurs aînés — et la nécessité des études en général (les deux aînées peu scolarisées déplorent leur manque de formation et ont tenu à ce que leurs enfants aillent à l’école).

L’esprit pratique l’emporte cependant souvent sur la norme culturelle, et nos aînés en sont bien conscients. Les manifestations concrètes des rapports familiaux varient donc selon le niveau et les conditions de vie de chacune et de chacun, selon les époques aussi, et selon le lieu de résidence (campagne ou ville ; Vietnam ou Québec). On pourra ainsi avoir des relations plus suivies avec sa famille maternelle — ce qui diverge en principe de la norme confucéenne — ou, en contexte migratoire, essayer d’être moins autoritaire, plus compréhensif avec ses enfants, tout en déplorant que les occupations de ceux-ci les éloignent de leurs parents. Dans l’ensemble cependant, nos aînés estiment qu’au Vietnam comme ailleurs, les pratiques culturelles vietnamiennes, celles d’autrefois autant que celles d’aujourd’hui, se caractérisent toujours par l’importance affective — et aussi économique et sociale — qu’on accorde à la proche famille.

Récits sur le mariage et les enfants

Tous les aînés interviewés ont été mariés — l’un d’eux l’a même été deux fois, suite à un veuvage — sauf Mme Lê que, dit-elle, ses parents n’ont jamais forcée à épouser quiconque et qui est restée célibataire toute sa vie. À l’exception de M. Trân qui s’est marié plus tard, nos aînés ont convolé assez jeunes, poussés par leurs parents à fonder un foyer, afin de perpétuer la lignée.

Mme Dinh faisait de la couture pour la famille de son futur mari. Elle a rencontré celui-ci à quelques reprises avant le mariage, mais pas souvent, car c’est elle qui tenait la maison pour ses frères et soeurs et elle était très occupée. En raison de la modestie des moyens du couple, la cérémonie de fiançailles a été simple : le promis a remis à Mme Dinh et à ses proches quelques fruits enveloppés dans du papier rouge, de l’argent et des bijoux de peu de valeur. Leur mariage a eu lieu à l’église catholique, puis les oncles et les cousins du mari sont allés chercher la nouvelle épousée pour l’amener dans sa belle-famille. Mais il ne s’agissait là que d’un geste rituel puisque, dès le lendemain, le couple est retourné vivre dans la famille de Mme Dinh, dont les frères et soeurs requéraient la présence. Ce retour était d’autant plus facile que le mari, orphelin et enfant unique, n’entretenait pas d’obligations envers de proches parents.

Mme Ly dit avoir d’abord fréquenté un homme riche mais sans instruction. Son père, dont elle appréciait les conseils, lui a alors présenté un jeune homme instruit mais de moyens très modestes, en lui suggérant de l’épouser. Comme c’était le cas avec Mme Dinh, ils se sont peu vus avant le mariage car tous deux travaillaient fort. Lors des fiançailles, le promis n’a pu offrir à sa future belle-famille que quelques fruits. Les noces elles-mêmes ont été très simples : les conjoints, qui travaillaient ce jour-là, se sont présentés à l’église à l’heure convenue et la cérémonie a été suivie d’une réception. Mme Ly est ensuite allée vivre chez son mari. Elle aimait bien son beau-père (sa belle-mère était décédée), ses beaux-frères et ses belles-soeurs, mais « pas autant que [ses] propres parents ».

M. Ngô, de son côté, a épousé une camarade d’enfance dont les parents connaissaient les siens depuis longtemps. Les deux familles étant plus aisées que celles de Mme Dinh et de Mme Ly, les fiançailles furent plus élaborées. Les familles discutèrent longtemps, par exemple, des cadeaux que les parents de M. Ngô devaient offrir à ceux de sa fiancée, pour redistribution dans toute la famille étendue : bouteilles de vin, boîtes de biscuits, noix, etc. Le jour du mariage, M. Ngô et ses proches sont allés chercher la fiancée chez elle pour la ramener chez son futur. Après s’être prosterné devant l’autel des ancêtres du marié, le couple a échangé des anneaux — « chez nous on pratiquait ça » commente M. Ngô à propos de cette coutume importée d’Europe — puis est allé à la mairie signer les papiers de mariage, avant que la journée ne se termine par un banquet. Les nouveaux mariés ont habité pendant un certain temps chez les parents de M. Ngô. Celui-ci dit qu’il s’entendait bien avec sa belle-famille.

M. Trinh, lui, affirme d’emblée qu’il n’a « pas connu de premier amour » (c’est-à-dire qu’il n’a fréquenté personne avant le mariage) et qu’il a respecté le choix des siens qui lui avaient déniché une fille « de bonne famille et bien éduquée ». Les futurs ont été présentés à leurs beaux-parents prospectifs par l’entremetteuse qui avait mis les deux familles en contact. Comme ils se convenaient les uns aux autres (même niveau social) le mariage a été décidé. M. Trinh signale que si l’un des jeunes avait déjà aimé quelqu’un d’autre — ce qui n’était pas son cas — il aurait pu refuser le choix de ses parent.

Le jour des fiançailles, la famille du promis a offert des bijoux à celle de sa future, mais pas d’argent liquide (on en aurait cependant offert si la jeune fille avait été pauvre). Le couple s’est marié en 1944, alors que la guerre faisait rage au Vietnam. Pour des raisons de sécurité, la femme de M. Trinh est retournée vivre chez ses parents à la campagne, alors que lui demeurait chez les siens à Saigon et allait la visiter les week-ends. Ce n’est qu’en 1946 qu’ils purent emménager dans leur propre maison. Notre aîné dit avoir considéré sa belle-famille comme la sienne propre.

À l’instar de M. Trinh, M. Nguyên a épousé par obéissance la jeune fille que sa mère lui destinait, une voisine fille d’instituteur à la retraite. Les deux familles étant très pauvres, seuls les proches parents participèrent au banquet de noces (« les gros mariages c’est pour les riches » commente M. Nguyên). C’est seulement alors que le marié dit avoir « connu l’amour », c’est-à-dire avoir eu ses premières relations sexuelles, les rapports pré-maritaux étant sévèrement interdits dans le Vietnam traditionnel. Comme il possédait un appartement de fonction (il travaillait déjà pour l’administration), c’est là que le couple alla vivre après le mariage. M. Nguyên affirme avoir respecté son beau-père comme s’il l’avait eu pour maître d’école[10].

M. Trân, enfin, a rencontré sa future par l’intermédiaire d’un compagnon de chambre à l’hôpital. Il faisait alors partie de l’armée sud-vietnamienne et avait suivi des cours de droit. Il était donc plus âgé que nos autres aînés. Ce compagnon lui ayant dit qu’il « avait un ami qui connaissait une belle fille qu’il pourrait lui présenter », M. Trân prit rendez-vous avec la demoiselle en question et ils se plurent. Qui plus est, les deux familles acceptèrent bien cette rencontre, surtout, affirme notre aîné, quand les parents de la femme constatèrent qu’il était « un homme bien ». Les tourtereaux parlèrent donc rapidement de mariage (c’est la soeur aînée de M. Trân qui, en raison du décès du père et de la maladie de la mère, demanda la main de la jeune fille au nom de la famille). Comme on était en guerre, les fiançailles furent très simples (don à la famille de la fiancée de quelques fruits et bijoux enveloppés dans du papier rouge), de même que les noces (cérémonie à l’église suivie d’un repas chez le marié). Après le mariage, le couple habita son propre logement, ce que M. Trân conseille à ses enfants de faire car cela procure plus d’intimité. En dépit de cette intimité recherchée par le couple, M. Trân dit avoir aimé sa belle-famille autant que la sienne (« quand on est marié, on devient un »).

Ces récits de mariage montrent d’abord le contraste qui existait autrefois — et qui existe peut-être toujours au Vietnam (voir Blanc 2001) — entre ce qui se passait chez les riches (cérémonies et cadeaux plus élaborés) et chez les pauvres (célébrations réduites au minimum), chez les catholiques (passage à l’église) et chez les non-catholiques. Les fréquentations, les fiançailles et le mariage proprement dit pouvaient donc prendre des formes diverses selon les circonstances, mais les récits de nos aînés mentionnent la présence de rituels de base que tous semblent considérer comme essentiels ou, du moins, importants : cadeaux de fiançailles (enveloppés dans du papier rouge) à la famille de la promise ; « enlèvement » de la fiancée, qu’on amène chez son futur mari (même si, comme Mme Dinh, elle retourne chez elle le lendemain) ; repas de noces.

Ces rituels se rattachent à un modèle culturel plus complexe, sans doute rarement suivi dans son entier, de ce qu’était un « mariage traditionnel » au Vietnam. Mme Lê, originaire du nord du pays, et M. Trinh, qui vivait au sud, décrivent de façon assez semblable, malgré quelques variantes, les étapes canoniques de ce cérémonial : accordailles par le biais d’une entremetteuse ; cadeaux de fiançailles (emballés en rouge, couleur de la joie) distribués à la famille étendue de la promise ; cérémonie de fiançailles chez la jeune fille, où on présente son promis à sa future belle-famille (y compris aux ancêtres) et où on demande formellement la permission d’emmener la promise dans la famille de son mari ; « enlèvement » de la fiancée le matin du mariage, quand le fiancé et sa famille viennent la chercher chez ses parents avec des présents[11] pour la ramener chez eux en procession ; présentation de la jeune fille aux ancêtres de son époux, devant l’autel desquels on se prosterne[12] ; banquet de noces chez les parents du mari ; conseils donnés aux futurs époux par un vieillard ; visites de courtoisie aux principaux invités dans les jours suivant la noce ; etc.

Tous nos aînés mentionnent le fait que le mariage doit être une démonstration d’harmonie familiale : on a confiance en ses parents — chez qui on vit généralement encore — pour ce qui est du choix du conjoint (ou, comme M. Trân, on estime essentiel que la famille approuve un choix personnel) et on considère sa belle-famille comme la sienne propre. Plusieurs aînés signalent aussi le rôle joué par l’éducation dans le choix du conjoint : Mme Ly préfère un pauvre instruit à un riche ignorant ; M. Trinh mentionne que la fiancée qu’on lui proposait était « bien éduquée » ; M. Nguyên épouse la fille d’un instituteur ; et M. Trân est accepté de sa future belle-famille parce qu’il est un « homme bien ». Nos aînés reprennent ainsi deux éléments discursifs — harmonie familiale et importance de l’éducation — qui tenaient une place de choix dans leurs récits sur la famille. Ces éléments semblent donc faire partie du noyau dur de leur identité culturelle.

Tous les aînés mariés ont eu leur premier enfant plus ou moins un an après leur mariage, l’union maritale étant considérée comme indissociable de la procréation. Mme Dinh, qui s’est séparée assez tôt de son mari, n’a eu qu’une fille, dont elle était proche comme sa mère avait été proche d’elle. Elle estime avoir traité sa fille comme il se doit, la gâtant beaucoup d’une part, mais, d’autre part, lui interdisant de sortir seule et d’aller s’amuser pour éviter qu’elle subisse de mauvaises influences. Mme Dinh tenait également à ce que sa fille soit instruite, comme elle-même ne l’avait pas été.

M. Ngô aussi affirme avoir poussé ses quatre enfants à poursuivre leurs études, tout en leur expliquant pourquoi il les encourageait dans cette voie. À partir de l’âge de 18 ans, il les a considérés comme des amis plutôt que comme des personnes qui lui devaient obéissance, une attitude contraire à celle que son père avait eue à son égard. Mme Ly, par contre, dit avoir imité le comportement de son père envers elle, en jouant le rôle de confidente auprès de ses onze enfants. Elle était sévère avec eux, mais « pas autant que [son] mari ».

M. Trinh, lui, estime ne pas avoir été sévère avec ses enfants et s’être comporté en bon père de famille : « je les aimais, je les nourrissais, je les éduquais ». Il les a élevés de la façon dont lui-même l’avait été. Même attitude tolérante chez M. Nguyên et M. Trân, plutôt sévères quand les enfants désobéissaient (« je leur donnais parfois de petites tapes » dit le premier), mais insistant sur le fait qu’il faut aimer ses rejetons et leur donner des conseils plutôt que des ordres, et aussi leur expliquer en quoi ils ont erré (« pas juste les gifler » selon M. Nguyên) en commettant ce que l’on considère comme une faute.

Nos aînés semblent avoir apprécié la naissance de chacun de leurs enfants, même quand il s’agissait de filles, souvent dédaignées par la tradition confucéenne (« un testicule vaut dix filles » affirme un dicton vietnamien ; voir aussi Bélanger 2002). Selon M. Trân, « ce que Dieu nous donne on l’accepte et on l’apprécie », et d’après M. Nguyên (dont le père venait de Chine), au Vietnam, « ce n’est pas comme chez les anciens Chinois, où la tradition commandait de noyer les filles parce qu’elles ne comptaient pas ».

Les aînés interviewés semblent donc considérer qu’il faut traiter les enfants avec une certaine sévérité, mais que celle-ci doit être motivée par l’amour parental et compensée par une attitude d’écoute envers les jeunes. Ils estiment avoir repris envers leurs enfants l’attitude que leurs parents avaient eue envers eux, sauf quand, comme c’est le cas de M. Ngô, cette attitude est jugée négative. Les aînés insistent aussi, encore une fois, sur l’importance de l’éducation à donner aux jeunes.

En contexte migratoire, l’éducation peut poser problème. Mme Dinh pense que les enfants vietnamiens scolarisés au Québec en savent beaucoup plus que leurs parents et, en conséquence, refusent de les écouter. Au Vietnam, les parents donnent des ordres et les jeunes obéissent alors qu’ici, ils ont tendance à s’opposer aux idées de leurs parents. Mme Ly abonde dans le même sens : les enfants vietnamiens élevés au Canada cherchent à imiter les jeunes Nord-Américains et ne veulent plus toujours écouter leurs aînés.

M. Ngô, par contre, voit des aspects positifs dans la situation actuelle. Il est exact qu’ici les parents vietnamiens jouissent de moins d’autorité qu’autrefois, mais ils éduquent leurs enfants de façon beaucoup plus pratique qu’on ne le faisait traditionnellement, car ils possèdent maintenant les connaissances scientifiques nécessaires à l’éducation efficace des jeunes. M. Trân est d’accord avec lui. On ne peut pas importer ici les méthodes pédagogiques qui avaient cours au Vietnam pendant sa jeunesse. Il faut enseigner aux enfants à gérer leur liberté en leur prodiguant des conseils plutôt qu’en leur donnant des ordres. Sur le plan professionnel par exemple, on ne peut plus forcer les jeunes à étudier la profession ou le métier que les parents leur souhaitent voir exercer.

Beaucoup plus âgé que M. Ngô et M. Trân, M. Dinh déplore les mauvaises influences subies par les jeunes Vietnamiens de troisième génération nés au Québec : « on leur accorde beaucoup de libertés, de droits et de protection, ce qui va à l’encontre de l’éducation que leur donnent leurs parents ». Cette affirmation, qui rejoint les idées émises par Mme Dinh et Mme Ly, met en lumière les contrastes — surtout liés à l’âge et à la situation familiale — existant entre les opinions des aînés quant à la valeur, bonne ou mauvaise, de l’éducation reçue en contexte migratoire. 

Récits sur les fêtes et les cérémonies

Les fêtes et cérémonies ont joué un rôle important pendant l’enfance de nos aînés. Tous se souviennent, par exemple, de la façon dont on célébrait le Têt Nguyên Dan, le Nouvel An lunaire, fin janvier ou début février. Comme ils l’avaient fait pour le mariage, Mme Lê et M. Trinh décrivent de façon détaillée le modèle canonique de célébration du Têt, c’est-à-dire les pratiques considérées comme essentielles pour que le Nouvel An soit fêté de façon rituellement complète : cérémonie d’envoi du dieu du foyer au ciel, pour qu’il y fasse rapport sur les activités de la famille (23e jour du dernier mois de l’année)[13] ; nettoyage et décoration (en rouge) de la maison ; achat d’arbustes qui fleuriront au premier jour de l’année et de vêtements neufs à porter au Jour de l’An ; visite à la pagode bouddhique au moment du passage à la nouvelle année ; observation d’interdits divers (ne pas balayer par exemple, pour ne pas chasser l’argent de la maison) ; choix d’une personne prospère et de bonne réputation comme premier visiteur au matin du premier jour ; tir de pétards ; prosternation de la famille devant l’autel des ancêtres ; visites reçues et rendues ; étrennes monétaires données aux enfants ; repas collectifs ; etc.

Dans la pratique cependant, on n’observait pas toujours tous ces rituels et, chez les catholiques, ceux-ci variaient en partie. M. Ngô, qui était bouddhiste, considérait le Têt comme le plus grand jour de l’année. Il se souvient des étrennes qu’il recevait, des vêtements neufs qu’il portait, des jeux auxquels il s’adonnait en famille (dont un jeu de cartes à fonction divinatoire), du culte des ancêtres et des banquets. M. Trinh, lui, se rappelle plus particulièrement les pièces de théâtre populaire qu’on jouait à cette occasion, tandis que M. Nguyên mentionne le fait que chez lui, malgré leur pauvreté, toute la grande famille contribuait à l’achat de nourriture pour l’autel des ancêtres, et que sa grand-mère donnait dix sous aux enfants comme étrennes du Nouvel An (alors que, ajoute-t-il, il est maintenant en mesure de donner dix dollars à chacun de ses petits-enfants).

Chez les catholiques, les parents de Mme Dinh achetaient de la nourriture pour trois jours (habitude présente aussi chez les non-catholiques), afin de ne pas avoir à se procurer de denrées pendant les fêtes. Sa famille ne faisait cependant rien de spécial pour le Têt, sauf manger des gâteaux et des légumes réservés à cette occasion. Mme Ly se souvient, elle aussi, des sucreries et des gâteaux du Nouvel An, mais elle se rappelle également les distributions d’étrennes et les visites aux grands-parents pour leur souhaiter la Bonne Année. M. Trân, de son côté, est un peu plus disert. Il se souvient que chez lui on se réveillait à minuit le premier de l’an, afin d’offrir ses voeux aux membres décédés de la famille. Les enfants allaient ensuite se recoucher tandis que les parents continuaient à prier. Tout le monde assistait à la messe de huit heures, puis les paroissiens souhaitaient la Bonne Année à leur curé. Le deuxième jour de l’an, on visitait la parenté et les enfants recevaient comme étrennes des pièces de monnaie dans une enveloppe rouge [li xi]. Le troisième jour enfin, on allait au cimetière pour nettoyer les tombeaux familiaux et y déposer des fleurs (une coutume normalement observée avant le Têt chez les non-catholiques).

Le Têt était ainsi célébré de façon contrastée selon la religion et les moyens de chacun, mais certains éléments reviennent dans tous les récits, ou presque : hommage aux défunts de la famille (culte des ancêtres ou, chez les catholiques, prières pour les morts) ; visites pour souhaiter la Bonne Année ; étrennes aux enfants ; repas collectifs avec mets spéciaux. La plupart de nos aînés s’entendent aussi sur le fait que la célébration du Nouvel An durait trois jours, quoique certains mentionnent qu’autrefois on fêtait pendant sept (Mme Dinh) ou même quinze (M. Ngô) jours, ou que les pauvres ne pouvaient célébrer qu’une seule journée (Mme Dinh).

Les enfants célébraient la Mi-Automne [Têt Trung Thu] le quinzième jour (pleine lune) du huitième mois lunaire. Nos aînés se souviennent de processions aux lanternes, de chansons et de gâteaux et autres sucreries. Mme Lê se rappelle que les enfants de Hanoi faisaient en procession le tour du petit lac Hoan Kiem au centre de la ville, alors que M. Trân et ses camarades tournaient autour de leur église paroissiale. M. Trinh mentionne que pendant que les enfants se promenaient avec des lanternes, leurs parents allaient contempler la lune en mangeant des gâteaux et en se remémorant des souvenirs de jeunesse.

On célébrait aussi à d’autres occasions. Mme Lê parle ainsi des fêtes nationales françaises à Hanoi, mais pour souligner que ses proches ne s’adonnaient à aucune activité particulière ces jours-là. M. Ngô mentionne les fêtes du génie tutélaire protecteur de son village, célébrées avec du théâtre populaire, la cérémonie taoïste du [14], et un grand banquet. M. Trinh souligne la cérémonie pour les âmes errantes, le quinzième jour du septième mois lunaire, où on dressait, devant les maisons, des autels avec offrandes d’encens et de nourriture pour les défunts dont personne ne célébrait le culte. M. Nguyên, enfin, se souvient surtout des anniversaires de décès. Chaque fois que sa famille célébrait le culte d’un de ses ancêtres, le jour anniversaire de sa mort — selon le calendrier lunaire —, on invitait les gens du voisinage à venir participer au banquet qui suivait les prosternations devant l’autel : « les voisins venaient alors chez nous et ça nous plaisait, parce que nous savions que nous aurions beaucoup de choses à manger ».

Les catholiques avaient leurs propres célébrations. Outre Noël, Pâques et les autres fêtes du calendrier liturgique commun, chaque paroisse célébrait à sa manière. Mme Ly se rappelle avec émotion la Semaine Sainte dans son village, et plus particulièrement le chemin de croix du Vendredi Saint, où un acteur incarnant Jésus rejouait la Passion. M. Trân, lui, parle de la fête de sa paroisse, le 15 août, date où on organisait une kermesse et des activités diverses auxquelles on conviait les gens des paroisses voisines.

L’arrivée d’un nouveau-né n’était pas considérée comme une occasion de célébrer et on ne célébrait pas non plus les anniversaires de naissance, ni chez les catholiques ni chez les autres. Tout le monde vieillissait d’une année au Jour de l’An lunaire. Selon M. Ngô, ce n’est que quand une personne atteignait soixante, puis soixante-dix ans, qu’on fêtait sa longévité. Les familles pieuses soulignaient cependant le premier mois, puis la première année de l’enfant, peu importe qu’elles soient bouddhistes (M. Trinh) ou catholiques (Mme Dinh).

Les décès, par contre, faisaient l’objet de cérémonies élaborées et de croyances nombreuses que détaillent, encore une fois, Mme Lê et M. Trinh : constat du décès ; achat du cercueil ; prières bouddhistes auprès du corps, souvent sous la direction d’un bonze ; détermination de l’heure la plus faste pour l’enterrement ; prosternations des visiteurs devant l’autel dressé près du cercueil ; vêtements spéciaux portés par la famille endeuillée ; cortège funèbre (à pied, puis en voiture si le cimetière est trop éloigné) vers le lieu de sépulture ; dernières prières et prosternations devant le cercueil ; terre et fleurs jetées dans la fosse ; enterrement au milieu des gémissements des proches ; etc. Les cérémonies catholiques semblent avoir été un peu plus simples, mais elles comprenaient elles aussi des prières auprès du défunt exposé chez lui, un cortège funèbre (après la messe de funérailles à l’église) et un enterrement auquel assistaient la famille et les proches.

Ce qui paraît avoir varié, c’est le nombre de jours pendant lesquels le défunt était exposé à la maison : quatre ou cinq (M. Ngô), trois ou quatre (Mme Lê), trois (M. Trinh), deux (Mme Ly), ou même un seul (Mme Dinh et M. Trân). La température ambiante, de même que la présence des proches à proximité ou, au contraire, la nécessité d’attendre l’arrivée de parents vivant au loin, déterminaient sans doute le déroulement et la longueur des cérémonies funéraires. Celles-ci étaient peut-être plus courtes chez les catholiques.

Nos aînés catholiques croient, bien sûr, à l’immortalité de l’âme, mais ils ne pratiquent pas le culte des ancêtres. Selon Mme Ly, on peut prier ses parents défunts sans avoir pour cela à déposer des offrandes sur leur autel et à se prosterner devant celui-ci. Et pour M. Trân, comme les ancêtres sont au paradis — puisque, de leur vivant, c’était des gens biens — quand on pense à eux, on pense à Dieu. « J’ai un autel des ancêtres dans mon coeur », précise-t-il.

Mme Lê, qui n’est pas catholique, croit elle aussi en la survie de l’âme. « Tout ne se termine pas avec la mort », dit-elle. Quand on a la foi, on sait que nos parents continuent à veiller sur nous. Pour M. Ngô, les âmes des ancêtres sont bien présentes sur l’autel chaque fois qu’on célèbre leur culte. Elles y viennent protéger leurs descendants encore vivants. Par contre, M. Trinh et M. Nguyên voient plutôt le culte des ancêtres comme un symbole de respect et de reconnaissance envers ceux qui nous ont engendrés. « Il ne faut pas être superstitieux », dit le premier, en croyant en la présence réelle des défunts sur leur autel. Comme celles de Mme Lê et de M. Ngô, leurs familles rendaient cependant à leurs ancêtres un culte régulier à l’occasion du Têt ou des anniversaires de décès. Mais seul M. Ngô fréquentait la pagode bouddhique avec sa mère. Mme Lê y allait très rarement et elle ne se définit aucunement comme bouddhiste.

On peut donc constater qu’au-delà d’une similitude de base — malgré des différences certaines entre les catholiques et les autres — dans la célébration du Têt et dans la ritualisation des rapports avec les défunts, les récits de nos aînés divergent sur la forme de ces cérémonies et rituels, ainsi que sur l’interprétation qu’on en donne. Ces divergences peuvent être liées à la religion de chacun[15], mais pas uniquement. Elles reflètent aussi des traditions familiales différentes. Par contre, les récits convergent quant à la nature des fêtes et cérémonies traditionnelles : tous les aînés se souviennent avoir célébré le Têt, la Mi-Automne, les funérailles et les anniversaires de décès, même s’ils ne le faisaient pas tous de la même manière. On se réfère donc encore ici à un modèle culturel unique de par son fondement — la nécessité de célébrer les mêmes moments forts de l’année et de l’existence — mais multiple quant à ses réalisations concrètes.

Cette possibilité de réalisations multiformes, due au pluralisme syncrétique de la culture vietnamienne, explique sans doute pourquoi les fêtes et cérémonies du Vietnam ont pu être transplantées à l’étranger et s’y adapter sans trop de problèmes aux circonstances nouvelles nées de l’immigration. Nos aînés mentionnent certaines de ces adaptations : on célèbre le Têt le samedi ou le dimanche — et pas nécessairement le premier de l’an — pour que travailleurs et étudiants puissent participer aux célébrations ; celles-ci ont souvent été simplifiées par rapport à ce qu’elles étaient autrefois et le nombre de fêtes a diminué. Puisque chaque famille s’adonne à ses propres occupations, le privé prend le pas sur le collectif et le Têt, comme les autres fêtes, est de moins en moins commémoré publiquement. En contexte migratoire, en effet, les cérémonies privées — mariages et funérailles par exemple — sont encore célébrées avec le même éclat et le même luxe de détails, ou presque, qu’autrefois. Selon M. Nguyên, les mariages sont même devenus plus grandioses ici — avec 200 à 300 invités — qu’ils ne l’étaient au Vietnam[16], alors que les fêtes collectives ont été simplifiées de beaucoup dans la diaspora.

Réflexions des aînés sur la pertinence de leur expérience culturelle

Nos aînés ont été invités à s’exprimer sur la pertinence de leur culture ancestrale pour les jeunes d’origine vietnamienne vivant au Québec et — pourquoi pas ? — pour la population canadienne en général. On leur a aussi demandé comment, à leur avis, on pouvait favoriser la préservation et la transmission des traditions et des valeurs vietnamiennes au Canada.

Pour ce qui est du premier point, la plupart des aînés ont répondu qu’il était essentiel que les jeunes Québécois d’origine vietnamienne continuent à préserver la tradition familiale : respect des personnes âgées, culte des ancêtres, reconnaissance envers les parents. Certains ont ajouté à cela la célébration des fêtes vietnamiennes (le Têt par exemple), le goût pour l’éducation, ou même des éléments matériels comme le vêtement traditionnel. Plusieurs ont insisté sur l’importance des valeurs morales : l’esprit d’union, la prière, l’interdiction de vie conjugale avant le mariage, etc. Certaines remarques se voulaient pratiques : quand un enfant marié habite avec ses vieux parents, les deux familles peuvent se rendre mutuellement service. En somme, les aînés ont une vision de la tradition vietnamienne en contexte migratoire qui correspond d’assez près à l’identité culturelle qu’expriment leurs récits de vie. Certains d’entre eux reconnaissent cependant la part jouée par la modernité, comme Mme Dinh, qui affirme qu’on doit rester fidèle à soi-même, peu importe où l’on vit, tout en adoptant ce qu’il y a de meilleur dans les deux traditions (vietnamienne et canado-québécoise) auxquelles on a accès ; ou M. Nguyên, qui souligne la nécessité pour les Vietnamiens vivant à l’étranger de s’adapter à certaines habitudes de leur société hôte.

En ce qui concerne l’apport éventuel des Vietnamiens à la culture et à la société d’ici, nos aînés se font moins diserts. M. Nguyên avoue ne pas savoir, alors que Mme Dinh et M. Ngô ne pensent pas que les traditions vietnamiennes puissent être d’une quelconque utilité aux Canadiens d’autres origines. M. Trinh, par contre, parle d’entente mutuelle : avec du temps et de la bonne volonté, Canadiens et Vietnamiens apprendront à vivre en harmonie et leurs cultures s’interpénétreront peu à peu, comme le feront aussi celles des autres groupes ethniques établis au Canada. Mais seuls M. Trân, Mme Ly et Mme Lê ont une opinion bien arrêtée : ce qui manque au Canada comme au Québec d’aujourd’hui, c’est l’esprit de famille et le respect des aînés qu’on observait au Vietnam du temps de leur enfance. Les jeunes d’ici devraient donc emprunter à leurs concitoyens d’origine vietnamienne un peu de leur politesse envers les aînés, de leur sens de la famille et de leur piété filiale.

Comment faciliter cette transmission des valeurs et traditions ? Deux aînés ne savent pas trop. D’autres y voient une question d’éducation. Éducation des enfants d’abord, dans le coeur de qui on devrait graver dès le plus jeune âge les principes moraux qui en feront des citoyens utiles. Éducation des parents aussi, à qui il faudrait donner des cours pour leur apprendre à mieux guider leurs enfants en contexte migratoire. Seul, toutefois, M. Trinh propose un plan bien précis pour transmettre les valeurs traditionnelles aux jeunes Viéto-canadiens et à la société majoritaire : donner des cours de cultures ethniques — y compris de culture vietnamienne — à l’école secondaire ; organiser des conférences sur ce thème ; publier des livres sur les traditions vietnamiennes ; et procéder à des échanges interculturels qui permettraient de sélectionner les meilleures traditions de part et d’autre.

Conclusion

Ces réflexions de nos sept aînés sur l’importance et la pertinence de la culture vietnamienne telle qu’ils l’ont expérimentée pendant leur enfance et leur jeunesse synthétisent bien les éléments de base de l’identité culturelle mis en lumière par leurs récits de vie[17]. Cette identité, ce caractère réputé particulier des pratiques et représentations des Vietnamiens, se fonde, me semble-t-il, sur trois points principaux, d’origine confucéenne (Lê 2000) : l’amour familial, l’éducation et les rituels.

Les récits sur la famille et ceux sur le mariage insistent sur la présence dans tous les foyers d’un sentiment d’amour partagé entre parents et enfants et entre frères et soeurs, sentiment qui s’étend aussi à la parenté par alliance. Cet amour se manifeste sous des formes diverses selon le lieu et les conditions de vie de la famille en cause. Certains parents sont plus sévères et/ou plus distants que les autres à l’égard de leurs enfants. Dans tous les cas cependant, même quand il y a sévérité extrême, on dit s’aimer beaucoup (« qui aime bien châtie bien »). Mme Dinh, par exemple, gâtait énormément sa fille unique tout en lui interdisant, pour son bien, de sortir seule et d’aller s’amuser.

L’amour familial, et plus particulièrement la piété filiale des enfants à l’égard des personnes âgées, se fonde sur l’éducation. Tous les aînés insistent sur l’importance d’une bonne éducation, qu’il s’agisse d’instruction académique ou de formation à la morale confucéenne. Ici encore, les situations concrètes varient. Certains aînés ont pu aller à l’école, d’autres — des femmes en l’occurrence — non. Certaines familles, constatent nos aînés, élèvent bien leurs enfants, alors que d’autres ont plus de mal à y arriver. Mais tous s’entendent sur le fait qu’un jeune sans éducation morale ne peut se comporter selon les normes de la culture vietnamienne.

Les rituels enfin, qu’il s’agisse du mariage, des funérailles, des anniversaires de décès ou des grandes fêtes et cérémonies marquant l’année lunaire, le Têt en particulier, jouent un rôle important dans le maintien et la transmission des représentations et pratiques culturelles. En mettant celles-ci en acte, ils contribuent à renforcer l’identité des jeunes et des adultes et à maintenir ainsi leur adhésion au noyau dur de la culture vietnamienne.

Les récits de nos aînés montrent que le détail des rituels peut varier énormément selon les circonstances de vie et, surtout, selon la religion de chacun. Ces récits montrent cependant aussi que tous les aînés se réfèrent à des modèles culturels communs qui sous-tendent la façon dont ils célèbrent ces rituels. Les catholiques en particulier, malgré leur non-pratique du culte des ancêtres, commémorent quand même à leur façon (messe, prières) les anniversaires de décès et le Nouvel An lunaire, marquant par là qu’ils reconnaissent, à l’instar de leurs compatriotes non chrétiens, le rôle que les défunts continuent à jouer au sein de la famille. Plus généralement, nos aînés catholiques partagent pleinement la morale confucéenne et même une bonne partie de la cosmologie taoïste, communes à l’ensemble des Vietnamiens[18].

Les récits analysés dans les pages qui précèdent démontrent la souplesse des pratiques culturelles et ce, malgré l’existence des modèles ci-haut mentionnés. Cette souplesse a sans doute aidé nos aînés à accepter le fait que le contexte migratoire qui est maintenant le leur les obligeait à modifier certaines pratiques liées à leur identité culturelle (sur la migration de la culture vietnamienne, voir, entre autres, Carruthers 2002 et Thomas 1999). Tout en reconnaissant ces modifications (indépendance grandissante des enfants à l’égard de leurs parents, privatisation et simplification des rituels, etc.), tous ne les jugent pas de la même manière. Certains insistent sur la nécessité pour les parents d’adopter une attitude plus ouverte envers leurs jeunes, alors que d’autres déplorent le fait que les enfants n’ont plus beaucoup de temps à consacrer à leurs vieux parents. En général cependant, comme le montrent les réflexions des aînés à propos de la pertinence de leur expérience culturelle, on tient à ce que les valeurs de base telles qu’on se les remémore — amour familial, importance de l’éducation, nécessité de certains rituels — soient transmises aux jeunes Vietnamiens vivant au Québec et au Canada, certains ajoutant même que ces valeurs pourraient être utiles à la société canadienne dans son ensemble.

En somme, en permettant aux aînés d’origine vietnamienne que nous avons interviewés d’exprimer — de mettre en acte — leur identité culturelle à travers leurs souvenirs d’enfance et de jeunesse, leur mémoire leur donne la possibilité d’interpréter et de rendre signifiant, à la lumière de leurs expériences passées, le contexte migratoire qui est maintenant le leur. Cette mémoire, devenue migrante, reste donc toujours une mémoire vivante.