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Le patrimoine résonne dans les esprits comme un héritage immuable pour les générations futures. Il se présente comme un trésor qui aide à mieux comprendre nos sociétés, notre évolution et, pourtant, il vacille entre force et fragilité. Qu’il soit matériel ou immatériel, c’est à travers lui que ceux qui nous ont précédés nous transmettent leur histoire.

Au XXe siècle, deux disciplines souvent distinguées l’une de l’autre – la muséologie et l’ethnologie – sont nées avec un objectif commun, celui de récolter les témoins du passé, de les préserver et de les transmettre.

En suivant la trame du patrimoine à l’épreuve du temps, il est intéressant de retracer les liens entre l’ethnologie, étude des peuples et de la culture populaire, et la muséologie, étude de la mise en valeur du patrimoine matériel et immatériel. Ce retour en arrière permet de comprendre comment se sont développées ces deux disciplines pour ainsi mieux entrevoir leur devenir[1].

Notre point de départ se situe en 1937, au deuxième Congrès de la langue française au Canada, où l’on assiste à une véritable prise de conscience quant à la conservation du patrimoine « canadien-français ».

Au fil du texte, nous aborderons la modernisation des institutions culturelles au Québec, notamment avec la décentralisation en 1973 de Parcs Canada au Québec et la création du Musée de la civilisation en 1988. Cette dynamique de modernisation permet l’inclusion du patrimoine dit populaire et du patrimoine immatériel au sein des institutions muséales. Enfin, dans le développement d’une discipline, il ne faut pas oublier l’importance des formations pour les générations futures qui constitue le troisième axe de cet article.

Notre réflexion est basée sur la place du patrimoine immatériel, qui est souvent négligée et pourtant si fondamentale dans l’histoire culturelle. L’UNESCO a adopté en 2003 une définition du patrimoine culturel immatériel (PCI), contribuant ainsi à sa reconnaissance et, ce, sur la scène internationale.

On entend par « patrimoine culturel immatériel » les pratiques, représentations, expressions, connaissances et savoir-faire – ainsi que les instruments, objets, artefacts et espaces culturels qui leur sont associés – que les communautés, les groupes et, le cas échéant, les individus reconnaissent comme faisant partie de leur patrimoine culturel. Ce patrimoine culturel immatériel, transmis de génération en génération, est recréé en permanence par les communautés et groupes en fonction de leur milieu, de leur interaction avec la nature et de leur histoire, et leur procure un sentiment d’identité et de continuité, contribuant ainsi à promouvoir le respect de la diversité culturelle et la créativité humaine.

UNESCO 2003

Cet article souhaite donc faire le lien entre les deux disciplines qui ont émergé au XXe siècle et rappeler que l’ethnologie a joué un rôle fondamental dans l’histoire de la muséologie en Amérique du Nord.

Les prémisses de l’ethnologie et de la muséologie comme discipline : mise en contexte

Au Québec, si la récolte du patrimoine matériel a commencé avec l’arrivée des Européens en Amérique du Nord, une nouvelle dynamique apparaît avec le nationalisme dit « de survivance » (Monière 2001 : 76) à la fin du XIXe siècle. Ce nationalisme de survivance peut être défini comme un nationalisme attaché aux valeurs et aux traditions des Canadiens français, engendré par une crainte de perdre celles-ci.

D’une part, dans une volonté de sauvegarder « le patrimoine et les traditions québécoises, élites, clergé et chercheurs (ethnologues, historiens de l’art, historiens…) ont ce même réflexe de collecter et de collectionner le patrimoine matériel au XIXe et au XXe siècles » (Castelas 2015). Comme le constate Raymond Montpetit, ces premières préoccupations conduisent à la parution de premiers travaux sur le patrimoine culturel québécois et, plus particulièrement, des traditions orales. « À partir de cette époque [1860], une véritable concertation s’organise pour récupérer notre patrimoine folklorique. Gaspé, Taché, Larue, Ferland, Gagnon et plus tard Faucher de Saint-Maurice mettent par écrit des contes, des légendes et des chansons populaires » (Montpetit 2016).

D’autre part, le modèle du musée évolue dans la seconde moitié du XIXe siècle et « passe ainsi de la connaissance du territoire transmis par les musées de sciences à la connaissance du soi soutenue par les musées d’histoire » (Castelas 2015). À cette même époque débute la création d’institutions muséales que l’on connaît encore aujourd’hui. L’Art Association of Montreal, créée en 1879, donne naissance au Musée des beaux-arts de Montréal, le Musée du Château Ramezay est également fondé, et le musée Redpath ouvre lui aussi ses portes en 1882 au sein de l’Université McGill afin de mettre en valeur les collections paléontologiques de William Dawson (Lacroix s.d.).

Ces nouveaux musées traduisent la volonté de ces sociétés savantes de valoriser le nationalisme, qu’il soit canadien ou canadien-français. Ces musées arrivent comme une seconde vague après l’apparition des musées de sciences. Après l’échec de la Rébellion des patriotes et de l’acte d’Union du Bas et du Haut Canada, les élites francophones notamment sentent le besoin de se réapproprier leur propre histoire.

Bergeron 2015 : 334

Par ailleurs, nous observons dans l’histoire du Québec au XXe siècle trois principales vagues d’initiatives pour la récolte et la mise en valeur du patrimoine, permettant à l’ethnologie de prendre forme et à la muséologie d’émerger.

Une première vague se manifeste dans la première moitié du XXe siècle. Les changements de mode de vie au Canada français incitent des chercheurs à récolter et à mettre en valeur le patrimoine traditionnel et folklorique qui tend à disparaître. Le Musée national du Canada (aujourd’hui nommé Musée canadien de l’histoire) prend son essor avec l’arrivée d’Edward Sapir et de Marius Barbeau, fondateur de l’ethnologie canadienne, comme anthropologue en 1911. La rencontre de Barbeau et de Franz Boas, père de l’anthropologie nord-américaine, est déterminante et ouvre le champ de recherche de la mémoire orale. « Il y a deux ans, à un congrès anthropologique, un savant américain demandait : “les Canadiens-français, eux, ont-ils conservé leurs traditions orales et leurs contes ?” Personne ne put répondre à cette question, faute de documents » (Barbeau 1916 : 450-451). Marius Barbeau outrepasse alors sa mission au Musée – celle d’étudier les peuples autochtones – et part à la rencontre des communautés rurales du Canada français pour recueillir les chansons et les contes. Si, lors de sa recherche, il se concentre sur la tradition orale, telle une réponse indirecte au propos de Lord Durham qualifiant les Canadiens français de « peuple sans culture », bon nombre de chercheurs et d’étudiants poursuivent la récolte du folklore, permettant de valoriser la culture québécoise encore aujourd’hui.

Dans les années 1930, en 1937 pour être plus précis, le deuxième Congrès de la langue française se tient à Québec. Sont présentes des personnalités telles que Lionel Groulx, fervent défenseur de la culture canadienne-française, Luc Lacourcière, jeune chercheur en histoire orale, ou encore Maurice Duplessis, Premier ministre du Québec de l’époque, qui « proclame l’appui du gouvernement québécois au maintien des traditions ancestrales, particulièrement la religion et la langue ». En effet, si depuis les années 1960, le rôle de l’Église a été relégué par celui de l’État, il faut souligner qu’à cette époque l’Église soutient la sauvegarde de la culture canadienne-française. Le foisonnement se poursuit dans les années 1940 et 1950 avec plusieurs inventaires : Luc Lacourcière entreprend un vaste inventaire du patrimoine oral des francophones au Québec et qui s’étendra sur l’ensemble du territoire au Canada et aux États-Unis ; Jean-Marie Gauvreau collecte l’artisanat et les techniques traditionnelles ; quant à Gérard Morisset, son inventaire permet une revalorisation de l’histoire de l’art et notamment des peintures européennes et québécoises conservées dans les collections de l’Université Laval. L’Université, comme nous le verrons dans la troisième partie, crée en 1944 les Archives de folklore et d’ethnologie, rassemblant les archives et les enregistrements historiques de plusieurs générations de chercheurs. La création des Archives de folklore par Luc Lacourcière s’inscrit en continuité avec les préoccupations de Gaspé, Taché, Larue, Ferland, Gagnon et Faucher de Saint-Maurice pour la sauvegarde des traces de la culture populaire. Inspiré par les travaux d’Arnold van Gennep, Lacourcière souhaite réaliser « un inventaire scientifique et complet du folklore et rendre au peuple, dans l’avenir, une partie des biens qu’il nous a légués » (Du Berger 1997).

C’est à Gérard Morisset surtout mais aussi à Jean-Marie Gauvreau que revient la paternité de l’inventaire systématique. Morisset y consacrera le plus clair de sa carrière qui s’échelonne de 1937 à 1969 en tant que fondateur et directeur de l’Inventaire des oeuvres d’art. Gauvreau s’intéressait pour sa part à l’artisanat comme solution à la grande crise qui sévissait alors et à la reprise de l’économie après la guerre. Pour cela il fallait dresser l’inventaire sur base d’enquêtes et c’est ce qu’il fit pendant les étés de 1937 à 1944.

Simard 1993

Une deuxième vague se manifeste au cours de la décennie 1960 alors que la Révolution tranquille entraîne avec elle la modernisation du Québec. René Rivard dira : « [l]a nationalisation de l’électricité, c’est à ce moment-là que pour la première fois on devenait propriétaire. Pour avoir un nom, il faut posséder quelque chose. Je change d’appellation de Canadien français à Québécois en 1963 » (Castelas 2015).

Cette révolution s’organise sur le plan économique – par exemple les francophones peuvent accéder à des postes de responsables jadis réservés aux anglophones –, ainsi que sur le plan identitaire – Jean Lesage, Premier ministre du Québec après Duplessis, choisit le slogan « Maîtres chez nous » et affirme une position nationaliste.

Du côté culturel, les premiers musées sont mis en place par les amateurs et les sociétés savantes au XIXe siècle (Art association of Montreal, Musée Redpath…).

Il faut cependant attendre l’Exposition universelle de 1967 pour qu’apparaissent de nouvelles manières de faire. L’Expo 67, intitulée Terre des hommes, met en avant la diversité du monde à travers les pavillons des pays et les pavillons thématiques. Les réalisations et les innovations qui y sont présentées font d’ailleurs écho à l’ethnologie et à la muséologie. Nous y reviendrons plus en détail dans la deuxième partie.

La troisième vague apparaît dans les années 1970-1980 : la génération des baby boomers entre sur le marché du travail. À cause de leur poids démographique, leurs idées nouvelles prennent place dans les différentes sphères de la société. Dans le domaine culturel, Parcs Canada est alors le principal employeur et sert de terrain pratique à cette nouvelle génération de muséologues professionnels (Castelas 2016). Alors que le réseau muséal québécois est embryonnaire, Parcs Canada crée une vingtaine de lieux historiques nationaux où prennent place des expositions et des dispositifs modernes de médiation de l’histoire. La création du réseau repose sur des équipes d’archéologues, d’historiens, d’ethnologues, de conservateurs, de restaurateurs, d’architectes, d’interprètes et de guides animateurs. Le réseau muséal de Parcs Canada est le premier et le plus important à ce jour à mettre en place au Québec des équipes professionnelles formées au concept américain d’interprétation du patrimoine.

Le Service Interprétation/muséologie au bureau de Québec compte déjà en 1975, sous la direction de René Rivard, quelque 35 muséologues, réalisateurs d’exposition, muséographes et techniciens. Plus de 85% d’entre eux feront carrière en muséologie, non seulement à Parcs Canada mais aussi dans divers musées et lieux patrimoniaux du Québec et du Canada. On n’a qu’à penser à Francine Lelièvre, Denis Lavoie, Michel Barry, Annette Viel, pour ne nommer que quelques-uns de ceux qui ont participé au développement de la muséologie québécoise. À partir des années 1970, la production muséologique de Parcs Canada devient un modèle pour la professionnalisation du réseau muséal québécois qui débute dans la décennie 1990.

Sans filet ni tradition, cette génération met en place les bases théoriques et pratiques de la muséologie québécoise. Cela s’accompagne notamment d’une valorisation de la culture populaire, celle de leurs parents : les objets du quotidien entrent au musée.

À la fin des années 1980, deux évènements majeurs se préparent : le 350e anniversaire de Montréal, où les projets d’agrandissement (du Musée McCord, du Musée des beaux-arts de Montréal, entre autres) et les créations d’institutions (telles que le Biodôme, le Musée Pointe-à-Callière, etc.) sont au rendez-vous. De plus, le Musée de la civilisation de Québec, inauguré en 1988, propose un nouveau modèle de « musée de société » rassemblant les aspirations de cette génération où le public ainsi que la culture des peuples occupent une place centrale. « Il ne se définit pas comme un musée d’ethnologie, ni un musée d’anthropologie, ni un musée d’histoire » (Bergeron 2005 : 75).

On ne peut passer sous silence le Congrès du Conseil international des musées (International Council of Museums, ICOM) à Québec en 1992. Cet évènement, réunissant des délégations de nombreux pays, permet de faire connaître la muséologie québécoise à l’international, une muséologie créée sous l’impulsion d’une génération en quête de savoir.

Ces trois points chronologiques représentaient un retour en arrière nécessaire afin de présenter le contexte et nous permettent à présent de présenter trois études de cas.

L’ethnologie et la muséologie : les institutions culturelles comme flambeaux

Au Québec, les musées et les ethnologues commencent à collaborer après la Deuxième Guerre mondiale, à concilier leurs savoirs et à élaborer ensemble une meilleure conservation et interprétation du patrimoine ethnographique de la société québécoise, alors appelée canadienne-française.

Nous traverserons le XXe siècle à travers trois exemples qui illustrent bien ce mouvement, soit le Musée du Québec qui fut le premier musée national, le réseau Parcs Canada qui introduit la philosophie de la muséologie américaine centrée sur la culture populaire et l’Écomusée de la Haute-Beauce qui fut un laboratoire pour le mouvement de la nouvelle muséologie.

Annoncé en 1922, le Musée de la province de Québec ouvre ses portes en 1933. Il se présente en quatre grandes divisions, à savoir la peinture, la sculpture, les sciences naturelles et les « choses dites canadiennes » (Hamelin 1991). Il faut cependant attendre la fin de la crise économique qui suit le krach de 1929 pour voir la collection de « choses dites canadiennes » démarrer et ce, sans soulever beaucoup d’enthousiasme. En effet, le premier directeur du musée, Pierre-Georges Roy, s’en occupe peu. Il laisse le soin au conservateur, Paul Rainville, de développer les collections et la programmation du Musée. La collection de « choses canadiennes » reste en marge des collections d’oeuvres d’art. En 1941, elle compte à peine 200 objets. Pendant le mandat de 11 ans de son successeur, Paul Rainville, elle s’enrichit de quelque 300 pièces et atteint près de 550 objets.

Il faut attendre l’entrée en poste de Gérard Morisset comme directeur de 1953 à 1965, pour assister à un véritable développement des collections. Il double rapidement la collection, qui atteint les 1000 pièces. Il caresse ce rêve depuis longtemps puisque, dès 1937 dans son rapport L’Inventaire des oeuvres, il se donne pour mandat de réaliser le sauvetage de l’ensemble du patrimoine artistique, comprenant indistinctement l’art traditionnel, l’art populaire et l’artisanat.

Les goûts personnels des responsables du musée orientent la cueillette vers les arts décoratifs, excluant en grande partie les objets courants de la vie quotidienne. Ainsi, lorsque Marius Barbeau et Morisset y organisent les premières grandes expositions sur la culture matérielle du Québec, ils doivent emprunter plusieurs objets à des collectionneurs privés, dont William H. Coverdale, propriétaire de la Canada Steamship Lines. Bien que la collection de « curiosités » du Musée du Québec n’ait pas encore trouvé son créneau, on doit à Gérard Morisset d’avoir reconnu le patrimoine ethnographique québécois comme digne d’intérêt et d’avoir été le premier à en favoriser la sauvegarde.

En 1968, trois ans après le départ de Morisset, le Musée du Québec se porte acquéreur des 2500 objets d’ethnographie québécoise et des 800 pièces d’origine autochtone de la collection Coverdale. La même année, ce sont les 1659 pièces de la collection Chapais-Bernard qui sont acquises. Elles illustrent alors l’univers d’une grande famille bourgeoise du Québec. L’année suivante, le musée fait l’acquisition de la très belle collection Lucie-Vary composée de quelque 600 pièces, surtout des meubles, des jouets, des girouettes, des moules à sucre… En deux ans, la collection passe ainsi de 1000 à plus de 7000 objets.

Ce court résumé montre la situation de l’ethnologie au Musée du Québec jusqu’à la fin des années 1960. À quelques exceptions près, le contexte des autres musées québécois est analogue à celui du musée provincial. Il faut rappeler que, durant ces années, les Québécois vendent toutes leurs « vieilleries » à des ramasseurs et antiquaires peu consciencieux. Ainsi, des milliers d’objets de ce patrimoine prennent tous les jours, par camion, la route des États-Unis. Mais les années 1960 sont turbulentes et remettent presque tout en question alors que s’amorce la Révolution tranquille, avec la montée du mouvement souverainiste – du RIN jusqu’au FLQ et au PQ –, jusqu’à la Crise d’octobre en 1970.

D’autre part, l’année 1967, qui souligne le Centenaire de la Confédération canadienne, devient l’occasion pour le gouvernement fédéral de développer le réseau des musées. Lors d’Expo 67 à Montréal, les Québécois prennent conscience de l’Autre et, par le fait même, des multiples traditions – rituelles, culinaires, créatrices…– de la planète. Ils y voient aussi les grands pouvoirs de communication de plusieurs expositions présentées, celles de Lanterna Magica, du Pavillon Bell ou d’autres, et s’y intéressent. L’année 1967 voit également plusieurs projets de musées locaux et communautaires s’amorcer ou se réaliser au Québec, dans un grand courant collectif de commémoration du passé et des communautés fondatrices des différentes régions du pays. Pour la plupart, ce sont de petits musées qui se servent de leurs collections, en grande partie ethnographiques, pour présenter l’histoire de leur coin de pays.

Il faut souligner ici un autre évènement, moins connu celui-là, qui favorise de manière marquante le rapprochement entre musées et ethnologie : la création de Parcs Canada au sein de la gouvernance fédérale le 1er avril 1973. Jean Chrétien, alors ministre des Affaires indiennes et du Nord et responsable des Parcs nationaux et des Lieux historiques nationaux, annonce une opération de grande envergure pour le patrimoine canadien. Elle est issue de la réflexion d’un important groupe de travail appelé Task Force on Strategy for Evolution et dont le québécois René Rivard fait partie à titre de Directeur-surintendant des Lieux historiques nationaux du Québec et de l’Ontario.

Pour réaliser cette opération, ce groupe recommande trois grands changements :

  • l’unification des Parcs nationaux et des Lieux historiques nationaux en une seule et même unité de gestion, de recherche et de développement ;

  • la décentralisation d’Ottawa vers cinq grandes régions canadiennes des fonctions de recherche, d’interprétation et de conservation du patrimoine, ainsi que des services d’accueil des visiteurs et de planification stratégique ;

  • la création et la rénovation de plusieurs grands Parcs nationaux et historiques : au Québec, en plus de la restauration des forts Chambly et Lennox et des fortifications de Québec, sont développés le Parc de l’Artillerie à Québec, celui de la Bataille de la Châteauguay à Howick, la Maison Georges-Étienne Cartier à Montréal, les parcs nationaux Forillon et de la Mauricie, les Forges du Saint-Maurice à Trois-Rivières, le Parc Cartier-Brébeuf à Québec, la Maison Louis-H. Saint-Laurent à Compton, le Fort Témiscamingue et plusieurs autres.

La décentralisation des services d’interprétation, dont René Rivard devient le premier directeur, constitue un pas majeur dans le développement des liens entre l’ethnologie et la muséologie. Le déploiement des pratiques de l’interprétation renforce les messages communiqués aux visiteurs des parcs historiques et nationaux, en leur ajoutant des dimensions de culture matérielle et immatérielle jusqu’alors peu présentées au public. Les nouveaux parcs historiques et le village de Grande-Grave au parc Forillon sont d’emblée programmés pour parler de la vie quotidienne dans le contexte des commémorations qu’ils sont mandatés à présenter. D’ailleurs, René Rivard traduit en français dès 1974 le livre culte de Freeman Tilden, Interpreting Our Heritage, paru en 1957. Tilden, journaliste à cette époque, avait fait le tour des parcs naturels aux États-Unis et analysait ce qu’il y voyait, ce qu’il y apprenait et observait. Dans ce livre, il dégage six grands principes pour une interprétation réussie du patrimoine. Pour René Rivard, c’est surtout le quatrième principe qui l’inspire : « le but premier de l’interprétation n’est pas d’instruire, mais de provoquer ». Il s’agit là d’une nouvelle manière de communiquer et aussi d’être tout à fait moderne. Pour ce faire, l’équipe d’interprétation de Parcs Canada compte beaucoup sur l’expertise des ethnologues universitaires ou travaillant à la Direction du patrimoine au Ministère des Affaires culturelles du Québec.

À titre d’exemple, l’aménagement de la Maison Saint-Laurent à Compton, en Estrie, est un projet remarquable de la coopération ethnologie-muséologie. La famille Saint-Laurent avait légué en 1976 au gouvernement canadien le lieu de naissance de son 12e Premier ministre. Dès sa prise de possession par Parcs Canada, l’ethnologue Suzanne Lacasse fait une recherche vidéographique complète des intérieurs et extérieurs des lieux pour se pencher ensuite sur la vie quotidienne des Saint-Laurent durant la première moitié du XXe siècle. Ce minutieux travail d’enquête s’avéra capital dans la mise en valeur de ces lieux et de l’homme qui en est issu. L’équipe d’interprétation et de muséologie a en main toutes les données nécessaires au ré-ameublement et à l’interprétation de la maison et du magasin général à l’époque de la jeunesse de Louis Saint-Laurent. Ce projet ouvre ses portes au public en 1982.

Un autre exemple de coopération ethnologie-muséologie est l’embauche dès 1974 par Parcs Canada (région du Québec) d’ethnologues, dont Richard Gauthier et Louise Bernard, pour la recherche et l’entretien des collections transférées des réserves d’Ottawa ou acquises pour les nouveaux sites à aménager. Ils développeront quelques années plus tard une version canadienne de classification des objets de culture matérielle issue du système élaboré par l’américain Chenhall (1978), mais bonifié, et toujours utilisé dans plusieurs musées du Québec (Bernard, Gauthier et al. 1994). Ce système s’inspire des orientations données dans l’Atlas linguistique de l’Est du Canada par Pierre Auger, de l’Office de la langue française du Québec : « [l]’histoire d’un peuple est indissociable de l’histoire des mots qui ont servi à dénommer ses idées comme ses biens » (Dulong et Bergeron 1980). Il constitue un autre des nombreux legs importants de Parcs Canada à la muséologie québécoise.

Enfin, un troisième exemple de coopération ethnologie-muséologie est digne de mention. C’est celui de la sauvegarde et de la mise en valeur du village de Grande-Grave, au parc Forillon, sauvé de justesse de la démolition qui suivit l’expropriation pour la création du parc national. Il s’agit en effet d’une grande « victoire » de l’interprétation et de l’ethnologie sur les principes de conservation des milieux naturels protégés, car le village de Grande-Grave, créé en 1798 par la compagnie jersiaise Janvrin et qui eut jusqu’à 400 habitants à son apogée à la fin du XIXe siècle, était voué à disparaître de la carte. Il faut rappeler que le thème d’interprétation du parc Forillon est « Harmonie entre l’homme, la terre et la mer », un thème hautement ethnologique par sa formulation. Le directeur des Services d’interprétation d’alors, René Rivard, voulait en faire un écomusée – sur les conseils du grand ethnologue français Georges Henri Rivière, père des écomusées –, mais la population ayant été expulsée par son expropriation en 1970, il était impossible d’implanter à Grande-Grave une « aventure muséologique » de ce genre. Il fallut donc se replier sur une valorisation de type « musée de plein-air » complétée d’un système d’interprétation expositionnel et interactif d’animations présentées en saison estivale aux visiteurs du parc Forillon.

Figure 1

La maison Louis-S. St-Laurent à Compton, la chambre où est né l’ancien premier ministre du Canada et une vue du spectacle multimédia présenté sur sa vie dans le hangar attenant au magasin général de son père

La maison Louis-S. St-Laurent à Compton, la chambre où est né l’ancien premier ministre du Canada et une vue du spectacle multimédia présenté sur sa vie dans le hangar attenant au magasin général de son père

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Dès 1975, l’historienne Francine Lelièvre – aujourd’hui directrice du Musée d’archéologie et d’histoire Pointe-à-Callière, à Montréal – est choisie par Rivard pour s’attaquer à ce grand projet de valorisation ethnologique, soutenue par les importantes ressources professionnelles des équipes d’interprétation, d’ethnologie et de conservation de Parcs Canada, disponibles au bureau régional de Québec. Ainsi, le Magasin Hyman & Sons, la maison et les dépendances de l’anse Blanchette, la maison Dolbel-Roberts et divers bâtiments annexes sont progressivement « muséalisés ». Ce travail de reconstitution et de valorisation s’échelonne sur une décennie, les premières installations ouvrant leurs portes en 1982.

Figure 2

La maison Blanchette, à Grande-Grave, Parc national Forillon, une maison de pêcheur-agriculteur complètement remeublée sous forme d’un “musée de plein air”

La maison Blanchette, à Grande-Grave, Parc national Forillon, une maison de pêcheur-agriculteur complètement remeublée sous forme d’un “musée de plein air”

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Figure 3

La grange-étable de l’anse Blanchette et son exposition d’interprétation à l’étage, dans le fenil

La grange-étable de l’anse Blanchette et son exposition d’interprétation à l’étage, dans le fenil

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Vers la fin des années 1970, plusieurs musées et lieux du patrimoine adoptent les pratiques de l’interprétation pour communiquer leurs messages aux visiteurs et aux populations environnantes. Le futur Musée de la civilisation de Québec, sous l’impulsion de l’historien et fondateur des éditions du Boréal, Denis Vaugeois, alors ministre des Affaires culturelles dans le gouvernement de René Levesque, opte pour cette nouvelle approche muséale où la « muséologie des objets », courante à cette époque, est remplacée par la « muséologie des sujets », elle-même issue des pratiques thématiques de l’interprétation. Rappelons que le Musée de la civilisation ouvre ses portes en 1988, soit une dizaine d’années après l’impulsion donnée par Vaugeois. Les années 1980 sont donc florissantes pour la muséologie et l’ethnologie québécoises car de plus en plus d’ethnologues sont formés en culture matérielle, le propre des collections muséales. La muséologie québécoise se transforme et a de plus en plus besoin de l’apport des ethnologues pour présenter et raconter l’histoire humaine et sociale du Québec. Le Musée de l’Amérique française à Québec, le Musée des Arts et Traditions populaires de Trois-Rivières, le Musée de la Gaspésie et plusieurs musées régionaux recrutent donc des diplômés en ethnologie pour améliorer leurs collections et leurs présentations : la rencontre muséologie-ethnologie fonctionne de mieux en mieux.

Il faut souligner le développement au Québec de la « nouvelle muséologie » avec la création d’une dizaine d’écomusées au cours de la période de 1978 à 1984, alors que les musées conventionnels s’approprient les pratiques de l’interprétation. Ces écomusées – Haute-Beauce, Fier Monde à Montréal, Rivière Rouge à Nominingue, Écomusée de l’Au-delà, Rivière Pentecôte sur la Côte-Nord, Deux-Rives à Valleyfield, etc. – sont tous issus d’une volonté populaire de se donner de nouveaux outils culturels et patrimoniaux communautaires. Peu survivent, en raison de l’abandon par les politiciens de l’idée de musées moteurs du développement culturel et touristique, des compressions budgétaires de la culture et du moratoire du Ministère de la Culture pour la reconnaissance et le soutien au fonctionnement des musées. Le fleuron des écomusées québécois, celui de la Haute-Beauce, se transforme vers 1990 en une dizaine de petites unités muséales locales, encore pour la plupart existantes aujourd’hui, soit la Maison des gens de Saint-Hilaire, le Moulin de Courcelles, la Maison du Granit, le Moulin à cardes d’East-Broughton, etc.

Figure 4

Écomusée de la Haute-Beauce, au début des années 1990 : la Maison des gens de Saint-Hilaire, le Musée et Centre d’interprétation de Saint-Évariste, et une exposition sur le labeur des femmes qui allaient travailler dans les filatures de la Nouvelle-Angleterre

Écomusée de la Haute-Beauce, au début des années 1990 : la Maison des gens de Saint-Hilaire, le Musée et Centre d’interprétation de Saint-Évariste, et une exposition sur le labeur des femmes qui allaient travailler dans les filatures de la Nouvelle-Angleterre

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L’Écomusée de la Haute-Beauce est le premier au monde à expérimenter le développement d’une collection « écomuséale ». Pour ce faire, des cours de formation en muséologie populaire sont donnés sur deux ans à quelque 300 résidents du territoire écomuséal, formant ainsi dans chacun des douze villages qui le composent au moins deux douzaines de « conservateurs » initiés en muséologie, en ethnologie et en conservation du patrimoine, capables d’oeuvrer dans ces domaines au niveau local, tout en bénéficiant de l’appui de l’équipe technique de l’écomusée. À notre connaissance, il s’agit de la première expérience en ce sens à donner à des populations locales le pouvoir, les savoirs et les outils muséographiques nécessaires pour travailler à la préservation de leur territoire, selon la formule de René Dubos reprise au Sommet de la Terre qui s’est tenu à Rio de Janeiro en 1992 : penser globalement, agir localement. Peu à peu se développent une pensée et des actions de revendications « alter-muséologiques », telles que définies par Pierre Mayrand, inspirateur, travailleur et défenseur de l’Écomusée de la Haute-Beauce.

Dans un article Yves Bergeron résume bien la situation des années 1985 à 1990.

Le ministère des Affaires culturelles abandonne de nombreux projets et doit éliminer plusieurs programmes de financement. Le secteur des musées et du patrimoine va s’engager dans une longue traversée du désert. Le ministère abandonne bientôt la direction du patrimoine de même que la direction des musées. Dans le même esprit, le ministère modifie la loi sur les biens culturels de manière à ne plus supporter à lui seul les responsabilités liées au classement des biens culturels. On propose de confier aux municipalités la responsabilité de désigner et de protéger le patrimoine. Ces choix se doublent d’une nouvelle tendance qui pousse le gouvernement à régionaliser les ministères. Cette opération aura pour effet de démanteler les équipes nationales et de faire disparaître l’expertise acquise au ministère des Affaires culturelles en muséologie et en patrimoine.

Bergeron 2002 : 60-61

La formation des générations futures : chronologie d’une professionnalisation

Si la muséologie existe comme discipline autonome depuis janvier 1987 avec la création de la maîtrise conjointe de l’Université du Québec à Montréal (UQAM) et de l’Université de Montréal (UdeM), il y avait avant cette date différents cursus pour la formation des conservateurs et des muséologues. Au Québec, le programme d’ethnologie de l’Université Laval proposait un profil en culture matérielle qui a contribué à former une génération de muséologues entre 1970 et 1987. Outre ce programme spécialisé, les musées québécois, comme les musées au Canada, comptent sur le compagnonnage afin de former des conservateurs. C’est donc au sein du réseau des musées que l’on entreprend une carrière en devenant d’abord conservateur adjoint.

Ce lien étroit entre muséologie et ethnologie – comme nous l’avons souligné dans notre première partie – remonte à l’année 1944, moment de la création des Archives de folklore (AFUL). Celles-ci sont nées d’une résolution du 2e Congrès de la langue française à Québec en 1937. Luc Lacourcière, titulaire de la chaire, encourage alors l’étude du folklore qu’il envisage sous l’angle complémentaire de la tradition orale et de la culture matérielle. Les Archives de folklore donnent notamment naissance à un programme d’ethnographie et d’ethnologie inspiré par l’oeuvre de Charles-Marius Barbeau au sein du Musée national du Canada (devenu aujourd’hui le Musée canadien de l’histoire).

Au cours de la décennie 1960, deux grandes figures émergent dans l’histoire de la muséologie. Il s’agit d’abord de Robert-Lionel Séguin, historien de formation qui se réoriente rapidement vers l’ethnographie. On lui doit des publications et des expositions réalisées pour le Musée national du Canada et le Musée des arts et traditions populaires à Paris, avec le concours de Georges-Henri Rivière et Jean Cuisenier. Sa thèse de doctorat consacrée à « l’habitant » dans la « civilisation traditionnelle » devient alors un modèle pour l’étude de la culture matérielle. En 1967, Jean-Claude Dupont s’impose également comme une figure incontournable avec son rapport sur l’avenir des musées au Québec (Arpin et Bergeron 2001). C’est dans ce rapport, commandé par le ministre de la Culture, Jean-Noël Tremblay, que Dupont énonce le concept de ce qui deviendra le Musée de la civilisation. Après quelques mois au ministère des Affaires culturelles, Dupont intègre le programme d’ethnologie de l’Université Laval où il développe rapidement, avec Jean Simard, la spécialisation en culture matérielle. Jean-Claude Dupont prépare alors sa thèse de doctorat sur l’artisan forgeron, qui deviendra rapidement un modèle d’étude exemplaire, où la culture matérielle est intimement liée à l’analyse des traditions du métier. De nouveaux cours en culture matérielle et en muséologie démarrent à l’Université Laval. Jean-Claude Dupont et Jean Simard élaborent alors des projets de recherche avec le ministère des Affaires culturelles. Mentionnons simplement l’inventaire des lieux de culte et le macro-inventaire du patrimoine québécois, qui permettent de couvrir l’ensemble du territoire du Québec. Des ethnologues comme Bernard Genest, Paul-Louis Martin et Yvan Chouinard amorcent ces nouvelles recherches sur le patrimoine matériel et immatériel au ministère des Affaires culturelles.

La décennie 1970 est marquée par le mouvement nationaliste qui favorise l’intérêt pour le patrimoine. Michel Lessard, qui enseigne alors à l’UQAM, publie son Encyclopédie des antiquités du Québec et son ouvrage sur les maisons traditionnelles. On assiste à un intérêt grandissant pour le passé revisité et pour la culture populaire. Les métiers traditionnels font l’objet d’études spécialisées (Bergeron 1987 : 64). Ce nouvel intérêt pour le patrimoine se traduit par le développement du réseau des musées.

Le mouvement est d’abord amorcé par le gouvernement fédéral qui développe le réseau des lieux historiques nationaux. Parcs Canada devient le chef de file du mouvement de la nouvelle muséologie. Au sein de cet organisme, on voit apparaître des équipes multidisciplinaires qui permettent à des historiens, des architectes, des archéologues et des ethnologues de travailler ensemble. Mentionnons la contribution de René Rivard, Richard Gauthier, Yvan Fortier, Pierre Lessard, Paul-Aimé Lacroix, Lise Cyr, Françoise Dubé, Annette Viel et Philippe Dubé. Cette nouvelle génération est animée par l’esprit de la nouvelle muséologie et le concept de l’interprétation défini par l’américain Freeman Tilden. La demande est telle pour la recherche et la médiation du patrimoine que les étudiants finissants en ethnologie trouvent bientôt des postes dans les musées et le réseau de Parcs Canada. Cette nouvelle génération de muséologues-ethnologues influence la manière de traiter le patrimoine.

Au début de la décennie 1980, le patrimoine est marqué par deux phénomènes antinomiques. Le référendum de 1980 sur l’indépendance contribue à un désintérêt des gouvernements pour le patrimoine. Cependant, le grand public demeure sensible au patrimoine et les ouvrages de l’historien Jean Provencher sur les saisons dans la vallée du Saint-Laurent, qui propose une vision ethnologique de la culture québécoise, connaissent un succès populaire qui traduit la sensibilité des Québécois pour le patrimoine.

C’est au cours de la décennie 1980 que se développe véritablement le réseau des musées au Québec. Le ministère des Affaires culturelles crée de nouveaux musées régionaux et on voit surgir sur l’ensemble du territoire des centres d’interprétation du patrimoine. En 1984, le ministère annonce le projet de création d’un nouveau musée national inspiré de l’ethnologie, le Musée de la civilisation. L’équipe du ministère, formée par Roland Arpin, compte notamment André Juneau et Cyril Simard, qui développent le concept. De nombreux ethnologues se joignent à l’équipe du musée. Mentionnons François Tremblay, Richard Dubé, Philippe Dubé, Sylvie Brunelle, Thérèse Beaudoin, Michel Laurent, Yvan Chouinard et Marie-Paule Robitaille. Peu de temps après son inauguration en 1988, le Musée de la civilisation devient un modèle pour la muséologie en définissant le concept de musée de société fondé sur une approche ethnologique de la culture. Inspiré au départ par le Musée des Arts et traditions populaires de Georges-Henri Rivière, le musée se distancie de l’écomusée et développe un modèle distinctif.

La décennie 1990 est marquée par un renouvellement de la muséologie. On peut d’ailleurs parler d’un âge d’or de la muséologie québécoise. Le modèle du Musée de la civilisation fait rapidement le tour du monde à compter de 1992. Au même moment, Cyril Simard développe le concept de l’économuséologie (Simard 2003). Il crée rapidement un réseau d’économusées, valorisant les savoir-faire traditionnels. Cette période correspond à l’arrivée dans le réseau des musées des premiers diplômés du DESS en muséologie de l’Université Laval, dirigé par Philippe Dubé, ethnologue, qui a réalisé l’exposition emblématique « Mémoires » (Bergeron et Dubé 2009 : 307) lors de l’inauguration du Musée de la civilisation. Ce DESS se distingue de la maîtrise en muséologie de l’UQAM et de l’UdeM en misant sur une approche ethnologique de la muséologie, alors que les universités montréalaises s’inscrivent plutôt dans la tradition de l’histoire de l’art.

La décennie 1990 est également marquée par un regain d’intérêt pour le patrimoine et la mise en valeur de la culture québécoise. Ce nouvel intérêt est peut-être lié au second référendum sur l’indépendance de 1995, qui soulève à nouveau la question identitaire. Ce regain d’intérêt se traduit en 1999 par la volonté de la ministre de la Culture du Québec, Agnès Maltais, de mettre en place un groupe-conseil, dirigé par Roland Arpin, qui a pour mandat de proposer une nouvelle politique du patrimoine (Groupe-conseil sur la politique du patrimoine culturel 2000). Rendu public en novembre 2000, le rapport du groupe-conseil propose une définition qui intègre le patrimoine matériel et le patrimoine immatériel. Roland Arpin arrive à convaincre les membres de l’équipe de la nécessité de concilier ces deux dimensions du patrimoine. Cette définition devance de trois ans la convention de l’UNESCO en 2003 sur le patrimoine culturel immatériel (PCI). Le mouvement de reconnaissance du PCI est tel que le Conseil international des musées adopte, en 2007, une nouvelle définition du « musée » qui intègre le concept de patrimoine immatériel comme une responsabilité essentielle des musées. Le ministère de la Culture du Québec a d’ailleurs intégré le concept de patrimoine culturel immatériel dans sa nouvelle loi sur le patrimoine en 2012.

Ce nouvel élan est notamment marqué au début des années 2000 par les travaux de Laurier Turgeon, historien et ethnologue à l’Université Laval. Ses recherches sur la présence basque dans le Saint-Laurent au XVIe siècle et sur l’alimentation relancent l’intérêt pour la culture matérielle et le patrimoine culturel immatériel. Turgeon apparaît comme le successeur de Jean-Claude Dupont. Il développe d’ailleurs, à compter de 2005, le vaste chantier de l’Encyclopédie du patrimoine culturel de l’Amérique française.

Si l’histoire de la muséologie est indissociable de l’histoire de l’ethnologie au Québec, ce sont les méthodes de l’ethnologie qui ont inspiré le projet de recherche « Mémoires de la muséologie », qui a pour objectif de retracer l’histoire de la muséologie à travers une série d’enquêtes ethnographiques auprès de personnalités marquantes. Ce projet initié par Yves Bergeron et François Mairesse a débuté en 2006 avec des entretiens au Québec et en France. Les premiers résultats de ce projet leur ont permis de publier un article consacré à Marcel Masse (dans Monière, Simard et Comeau 2015) et deux ouvrages retraçant la contribution de Roland Arpin et du Musée de la civilisation à la muséologie nord-américaine (Bergeron et Côté 2016a, 2016b). « Mémoires de la muséologie » permet de reconstituer l’histoire contemporaine de la muséologie. Ce projet se poursuit dans le cadre de la Chaire de recherche UQAM sur la gouvernance des musées et le droit de la culture qui regroupe des professeurs et des chercheurs de muséologie, de gestion, de droit et d’ethnologie.

Mot de la fin

La muséologie comme discipline rejoint depuis plusieurs années l’ethnologie, dans la mesure où la dimension ethnologique devient incontournable pour documenter le patrimoine culturel immatériel. Ce mouvement remet à l’avant-plan la logique de la culture populaire dans le monde des musées.

Quand on prend un peu de recul et que l’on observe les musées dans une perspective historique, on constate que l’intérêt pour le patrimoine et la culture populaire est cyclique. Après avoir connu un nouvel élan dans les universités québécoises, avec le dépôt du rapport Arpin sur le patrimoine en 2000, on commence à observer une nouvelle mise à distance du patrimoine dans le monde universitaire. Pourtant, même si le patrimoine semble moins populaire auprès des chercheurs qui y voient parfois une forme d’instrumentalisation de la culture et des questions identitaires, les enquêtes de l’Observatoire de la Culture et des Communications du Québec démontrent que la fréquentation des musées et des lieux d’interprétation du patrimoine est en croissance constante, contrairement à d’autres pratiques culturelles. Il s’agit donc d’un indicateur de la place importante qu’occupe le patrimoine chez les citoyens.

Il ne fait aucun doute que l’ethnologie a façonné l’identité de la muséologie au Québec et au Canada. Depuis que la muséologie se définit comme une discipline à part entière, on a tendance à oublier cette filiation étroite avec l’ethnologie. C’est par la méthode de l’enquête ethnographique auprès de muséologues que des projets en cours tels que « Mémoires de la muséologie », entrepris par Yves Bergeron et François Mairesse ou l’étude menée par Anne Castelas (2016) sur la première génération de muséologues professionnels au Québec, tentent de reconstituer cette filiation dans un monde dont la mémoire est le coeur, mais dans lequel on a peu écrit et laissé de traces sur ces liens. Le métier de muséologue n’est pas né spontanément au Québec et au Canada. Plus que jamais, l’ethnologie est utile pour retracer les origines de la muséologie.