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Depuis le début des années 1980, la région saharienne de Merzouga dans le Tafilalt marocain (Figure 1) est l’objet d’une importante fréquentation touristique. L’ancienneté de ce tourisme dit « de désert » est un fait remarquable. En effet, malgré une absence d’infrastructures (ni eau courante, ni électricité, ni route asphaltée jusqu’au milieu des années 2000), l’offre s’est développée dans cette région pourtant peu accessible. Durant près de 30 ans, le tourisme a fait les beaux jours de nombreux Merzougui[2]. Ces derniers appartiennent à la tribu berbérophone[3] des Aït Khebbach (confédération des Aït Atta), anciens nomades caravaniers qui se sédentarisent progressivement au début du XXe siècle. Encouragée par la colonisation française, par l’Etat marocain puis contrainte par les sécheresses endémiques des années 2000, la sédentarisation de la tribu est aujourd’hui quasiment complète.

Merzouga (Figures 2 et 3) est le plus grand village de sédentarisation des Aït Khebbach qui ont su très vite s’adapter à une demande touristique alors exclusivement occidentale et en pleine expansion jusqu’en 2007/2008. Le premier lieu d’accueil touristique se situait à une dizaine de kilomètres du village, au bord de l’erg Chebbi. Quelques tentes installées à même le sable étaient proposées à des groupes de touristes venus vivre l’expérience de la « vie dans le désert ». La réception de groupes arrivés en 4 x 4 de la ville d’Erfoud, située à 55 km de piste, à l’initiative d’agences touristiques, s’est ensuite développée de façon exponentielle sur une période de plus de 40 ans. La fréquentation d’individuels s’est également accrue. Aussi, on compte aujourd’hui tout au long de l’erg près d’une soixantaine d’auberges[4] qui offrent une grande variété de conditions d’hébergement allant d’une simple chambre aux suites les plus luxueuses. Certaines disposent d’une piscine, un argument devenu indispensable pour augmenter les chances de fréquentation par une clientèle occidentale. Il faut imaginer la rapidité de développement de ce tourisme devenu en moins de dix ans, un presque tourisme de masse favorisé par la construction d’une route asphaltée reliant désormais le village de Merzouga à l’agglomération de Rissani en 2003/2004 ainsi que par l’adduction d’eau courante la même année. Ces deux phénomènes ont permis un réel désenclavement de la région.

Figure 1

Localisation de la région de Merzouga, Sud-Est marocain

Localisation de la région de Merzouga, Sud-Est marocain

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Figure 2

Vue générale du village de Merzouga et des dunes de l’Erg Chebbi

Vue générale du village de Merzouga et des dunes de l’Erg Chebbi
© Marie-Luce Gélard, décembre 2010

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Figure 3

Intérieur du village de Merzouga

Intérieur du village de Merzouga
© Marie-Luce Gélard, décembre 2010

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La mise en valeur d’un patrimoine environnemental et culturel

Avant sa massification, l’offre touristique proposée s’orientait essentiellement autour d’une polarisation entre l’environnement saharien (les dunes de sable) et les références à la « culture nomade ». Je n’aborderai pas ici l’étude attentive des offres touristiques des agences de voyages locales qui organisent un transport en 4x4 pour admirer le lever et le coucher du soleil sur les dunes, du fait de la brièveté du passage des touristes et des contacts restreints entre ceux-ci et les habitants. Relevons cependant l’importance de ces migrations quotidiennes, qui permettent, encore aujourd’hui, aux plus jeunes de vendre fossiles[5] et minéraux, chèches, dromadaires confectionnés à l’aide de fil de fer, etc. Autrefois dévolus aux seuls jeunes hommes qui pouvaient se déplacer en bicyclette entre le coucher et le lever du soleil, sur plusieurs dizaines de kilomètres, pour rejoindre les groupes de touristes ; ce sont parfois aujourd’hui des garçons et des fillettes qui effectuent ces ventes lorsque les touristes viennent à proximité du village ou dans les hameaux voisins. En effet, jusqu’au début des années 2000, les infrastructures touristiques étaient toutes éloignées du village[6]. Il n’y avait que peu de contacts entre les villageois ne travaillant pas dans des hôtels et les touristes de passage. Une fermeture relative qui est toujours souhaitée par beaucoup de Merzougui.

L’offre touristique des auberges s’articule autour de deux thématiques : le sable et la rencontre d’une « culture nomade ». L’attraction voire la fascination pour les dunes de l’Erg Chebbi a fait de la région de Merzouga, l’une des régions touristiques incontournables du Sud marocain[7]. Bien moins fréquentée cependant que les stations balnéaires de la côte Atlantique comme Agadir dédiée au tourisme de masse depuis des décennies[8].

Figure 4

Bivouac d’une auberge, Erg Chebbi

Bivouac d’une auberge, Erg Chebbi
© Marie-Luce Gélard, avril 2013

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Dans le « désert », les touristes viennent pour marcher dans les dunes, bivouaquer dans l’oasis de Bou Ichnioune[9], ou faire une promenade en dromadaire. Pour les habitants de la région le tourisme représente leur ressource financière la plus importante. Les acteurs locaux de ce tourisme sont nombreux : personnels des auberges, guides, chauffeurs de 4x4, chameliers, boutiquiers, etc. Les activités proposées sont variées. Elles relèvent d’une utilisation directe de l’environnement naturel et des occupations humaines : promenades et randonnées dans les dunes et au sein de la palmeraie du village avec explication des règles complexes de l’irrigation et des droits d’eau ; lecture des traces et empreintes végétales et animales laissées dans le sable ; lever et coucher du soleil, visite du lac temporaire (dayet Srij) et observation des oiseaux migrateurs (flamands roses), capture de petits animaux : lézard, renard des sables, etc. Dans toutes ces activités l’inventivité et la créativité du guide-accompagnateur sont conséquentes. Ce dernier saura aussi bien sûr adapter son discours à sa clientèle en fonction des attentes. Il existe autant de formules que de rencontres entre des touristes et leur guide, rares sont en effet les voyageurs qui viennent sans demandes d’activités particulières. Jusqu’à l’arrivée de l’asphalte, Merzouga n’était accessible que par des pistes médiocres ce qui nécessitait soit un acheminement par les véhicules tout-terrain des agences de voyage, soit l’accompagnement par un « guide »[10] jusqu’à destination. Quelques touristes seulement s’aventuraient seuls. Le nombre de pistes, la proximité avec l’Algérie voisine (quelques kilomètres) et les risques d’ensablement effrayaient la plupart des voyageurs qui préféraient être accompagnés pour effectuer les 50 km de piste (parcourus en près de deux heures). Ces guides improvisés touchaient d’importantes commissions de la part des auberges où les touristes étaient déposés. Il y aurait beaucoup à dire sur ces systèmes de commissions, sur les relations et les hiérarchies qui se sont développées durant des années mais c’est là un autre sujet.

Figure 5

Autre bivouac installé à quelques centaines de mètres du précédent, Erg Chebbi

Autre bivouac installé à quelques centaines de mètres du précédent, Erg Chebbi
© Marie-Luce Gélard, avril 2013

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La seconde exploitation de l’environnement naturel nécessite un moyen de transport de type 4x4 ou d’un quad pour se déplacer dans les dunes. Il s’agit de « labourer les dunes » comme disent certains Merzougui, une façon de qualifier cette activité d’inutile voire d’absurde. Cela concerne aussi l’utilisation du ski et du snowboard[11] pour descendre les pentes des plus grandes dunes (Figures 6 et 7).

Figure 6

National Park de Great Sand Dunes, Colorado (USA)

National Park de Great Sand Dunes, Colorado (USA)
© Marie-Luce Gélard, juillet 2016

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Figure 7

Skis de fond posés devant un bivouac

Skis de fond posés devant un bivouac
© Marie-Luce Gélard, avril 2013

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C’est ensuite la mise en scène de la « culture nomade » qui est utilisée pour distraire les touristes avec des activités là encore très variées et qui se modifient régulièrement : la cuisson du pain dans le sable, le port du voile de tête (chèche), le thé pris sous une tente, le « frigo berbère » (système de refroidissement éolien des boissons), la « pizza berbère »[12] à Rissani avec visite du souk saharien[13], la rencontre avec des nomades, la visite du village dit « des Noirs » de Khamlia. Autrefois acteurs des parcours transsahariens et membres d’une puissante tribu guerrière les Aït Khebbach ont très tôt « utilisé » des esclaves. Leur fonction principale consistait à mener en pâture les troupeaux de dromadaires et de chèvres. On estime généralement que la traite a duré du XVIIIe au XXe siècle (le dernier marché attesté au Maroc date de 1920). L’affranchissement des esclaves a été tardif, vraisemblablement dans le courant des années 1950. Dans les années 1970, le chef de la tribu exigea que l’on attribue des terres aux familles des anciens esclaves afin qu’ils puissent les cultiver. Ainsi, à proximité de Merzouga il existe un petit village, Khamlia, habité majoritairement par les descendants des esclaves de la tribu, village devenu à ce titre une « attraction touristique ».

D’autres activités sont aussi proposées qui illustrent l’ingéniosité des nomades pour dominer un environnement naturel perçu le plus souvent par les voyageurs comme particulièrement hostile. On pourrait faire l’inventaire des offres et des adaptations constantes en fonction des nouveautés et des évolutions de la demande touristique, plus intéressant est de relever une forme originale de tourisme intra-national, un tourisme de l’intérieur qui n’a pas encore été l’objet d’études spécifiques : « les bains de sable », qui souligne l’importance de la mise en avant d’un patrimoine environnemental.

En effet, si le « tourisme de désert » a été étudié, il l’a surtout été en lien avec les théories développementalistes, insistant sur les dégâts causés aux écosystèmes[14], la pollution, ou la mauvaise gestion des déchets (Picon-Lefebvre et Chaouni, 2012; Unesco, 2003; PNUE, 2006). Il est rarement l’objet d’une étude endogène, articulant les pratiques locales et les représentations induites par ces mêmes pratiques, à l’exception de quelques travaux (Boulay, 2006 ; 2009 ; Grégoire, 2006). Or, il apparaît important d’analyser ce tourisme intérieur, local et presque exclusivement intra-national, une nouvelle forme de tourisme saharien.

Les « bains de sable » une nouvelles forme de tourisme endogène : invention, réinvention ou création ?

L’apparition de ces nouvelles formes de tourisme créatif/inventif par une immersion active, au sens propre et au sens figuré, les « bains de sable », fait suite à une importante diminution du tourisme international depuis le milieu des années 2000. J’entends par « créatif » non pas un tourisme créateur, dans le sens d’une production artistique, (C. Richards & C. Raymond, 2000)[15] mais la créativité, l’inventivité des populations pour concevoir une « offre » touristique nouvelle laquelle engendre une expérience spécifique et une mise en exergue de la culture et/ou du patrimoine local. Il n’est pas non plus question « d’une invention de la tradition », expression phare des années 1980 (Hobsbawm et Ranger, 1983), mais bien plutôt d’une appropriation positive, par les populations locales, de leur environnement saharien longtemps marginalisé. L’invention est ici une création collective qui va puiser ses ressorts dans le registre traditionnel de la culture saharienne. Ce texte propose une illustration de cette question particulière des formes du tourisme intérieur. En effet, si la littérature sur le corps et les pratiques touristiques est abondante[16], les formes de tourisme endogène restent peu analysées dans les espaces sahariens où, comme je l’ai déjà évoqué, seul le tourisme en provenance de l’Occident a été l’objet d’études.

Plusieurs facteurs expliquent la chute soudaine de la fréquentation touristique à Merzouga : la crise économique de 2007 qui a amorcé la baisse des séjours des voyageurs, le contexte politique des « Printemps arabes » et enfin les attentats de 2011 à Marrakech et plus récemment l’assassinat d’un randonneur français en Algérie en 2014, l’attaque contre un hôtel de Sousse en Tunisie en 2015 puis l’attentat du musée du Bardo la même année. Bien que le Maroc soit le pays du Maghreb le moins touché par la réduction de la fréquentation touristique internationale, celle-ci est manifeste, la fascination pour les espaces désertiques a fait place à la peur d’un Sahara « djihadisé ». Les fantasmagories occidentales se succèdent dans ce lieu…

Tourisme thérapeutique, tourisme de santé, ou « sablo-thérapie » ?

Les habitants de Merzouga qui vivaient jusqu’alors des revenus d’un tourisme international en très forte baisse, se sont donc adaptés, créant un tourisme thérapeutique spécifique, celui des « bains de sable ». La pratique reste majoritairement sinon exclusivement intra-nationale et de ce fait n’entre pas dans les nouvelles tendances d’un tourisme mondial, auquel la grande majorité des Marocains n’ont pas accès.

Voyons en quoi consiste ces « bains de sable ». Il s’agit par l’immersion du corps dans le sable brûlant, aux heures les plus chaudes, de guérir différents maux : rhumatismes, douleurs articulaires, paralysie, etc. Le procédé doit s’effectuer durant plusieurs jours consécutifs, aussi la pratique s’apparente-elle à une cure.

Le curiste est accompagné d’un aide (une aide s’il s’agit du femme) chargé de lui trouver un endroit propice à la pratique, pas trop loin du village car les déplacements à pied doivent être réduits compte tenu des températures, et où le sable soit propre. Le sable de Merzouga est considéré comme le plus adapté à la pratique du fait de ces caractéristiques physiques, il est constitué de grains ronds, homogènes et qui ne laissent pas de marques sur la peau car il ne contient pas d’argile[17]. C’est un sable « propre » par excellence, expliquent les Aït Khebbach.

L’aide (littéralement « celui qui enterre » ouda-isgaln) se charge de creuser une légère dépression à la surface du sable, dans laquelle le curiste va s’allonger après avoir retiré ses vêtements. On parle de « trou ou de creux » (tahbucht) et l’accompagnateur est payé au nombre de trous effectués. Le curiste est ensuite recouvert de sable jusqu’à la poitrine (Figures 8 et 9). On ne dépose pas de sable au-dessus de la région cardiaque. La durée de l’immersion dépend de différents facteurs (habitude du curiste, état de santé, etc.) mais elle n’excède pas 20 minutes dans les conditions les plus chaudes. La température du sable en surface avoisine les 80° C et la température à l’ombre varie entre 42 et 48° C. Une fois allongé et recouvert de sable, le curiste ressent une intense pression, celle du poids du sable et de la chaleur conjugués. Souvent, les pratiquants disent ressentir l’accélération de leur circulation artérielle. La sudation est abondante, le sable pouvant être mouillé sur plusieurs centimètres d’épaisseur lorsque le curiste se dégage. C’est le but recherché, celui d’une absorption de l’eau contenue dans le corps, plus précisément dans les os, laquelle est considérée comme responsable des rhumatismes. Dès sa sortie, l’aide doit immédiatement couvrir le curiste d’une couverture afin d’éviter une trop grande différence de température et un refroidissement rapide par évaporation de la sueur recouvrant le corps. Il va ensuite s’allonger et se reposer à l’intérieur de l’habitation qu’il occupe. Il est fréquent de voir en été le village traversé par des curistes hommes et femmes recouverts de leurs couvertures, impression visuelle pour le moins surprenante compte tenu des températures[18].

Figure 8

Immersion dans le sable, Taqucht

Immersion dans le sable, Taqucht
© Marie-Luce Gélard, juillet 2008

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Figure 9

Le sable n’est pas déposé au-dessus de la région cardiaque

Le sable n’est pas déposé au-dessus de la région cardiaque

L’aide se protège de la chaleur : masque, chèche et chaussettes tout en surveillant la curiste, Taqucht

© Marie-Luce Gélard, juillet 2008

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Les curistes sont des urbains majoritairement arabophones[19] vivant dans les principales villes du nord du royaume, ainsi que des émigrés installés en Europe qui souffrent, disent-ils, de l’humidité du climat. Humidité considérée comme responsable de nombreux maux du corps que les « bains de sable » vont contribuer à guérir. La perception des désordres intérieurs du corps (lombalgies, rhumatismes, asthme) est associée à une vie urbaine où l’environnement est perçu négativement : humidité, pollution, mauvaise nourriture. Face à ces désordres le désert est pensé comme le lieu par excellence de guérison des corps meurtris par une valorisation environnementale de l’espace saharien distribuant le chaud et le sec[20].

Cette valorisation est doublement intéressante car elle induit une modification notable des hiérarchies habituelles dans lesquelles les ruraux sont l’objet d’un relatif mépris de la part de certains urbains et cela d’autant plus qu’il s’agit de populations nomades. Cette inversion progressive de l’image de l’autre est exemplaire. Elle correspond aussi à une revendication récente qui passe par l’affirmation d’une culture saharienne.

La médiation environnementale au service du tourisme thérapeutique

Comme précédemment énoncé, les ressources de la majorité des habitants de Merzouga sont liées au tourisme international sous des formes multiples, tourisme de désert, tourisme de masse et désormais « tourisme thérapeutique » ou « tourisme de santé ». Ce dernier est devenu en moins d’une dizaine d’années une source de revenu très importante qui vient aujourd’hui compenser la baisse brutale de fréquentation étrangère. Il convient de bien comprendre que les émigrés, tous Marocains, qui pratiquent ces bains de sable ne sont pas les acteurs habituels du tourisme de désert, plutôt réservé aux Occidentaux. Aussi, il s’agit de la part des populations locales d’une création, d’une invention d’une pratique destinée à pallier cette notable baisse de fréquentation touristique internationale au Sahara.

Durant près de 4 mois de juin à septembre, le village de Merzouga est métamorphosé par l’afflux de curistes. C’est aussi le cas du village voisin de Hassilbyeb. Il est difficile de fournir une évaluation chiffrée du nombre de curistes, c’est l’activité économique (commerces, restaurants, etc.) qui en reflète l’ampleur. En 2014, on relevait la présence de plusieurs dizaines de bouchers alors que trois suffisent en basse saison. On notait l’ouverture de petits restaurants proposant des grillades ou de la soupe d’orge, des vendeurs de jus d’orange frais, des herboristes (venus de l’agglomération voisine de Rissani[21]), des marchands de beignets, de pain, de gâteaux. Bref, toutes les activités du commerce de bouche que l’on trouve dans les grandes villes. L’importation massive de ces activités durant tout l’été au sein du village est aussi, pour les habitants, un moyen de montrer leur capacité d’adaptation et d’accueil, eux encore souvent considérés comme des « campagnards », des « bledards », des « sahraouis ». Les urbains découvrent qu’ils ne vont manquer de rien… et sont souvent très surpris.

Ainsi, par exemple, la pratique du hammam fort développée en milieu urbain et périurbain est absente dans les villages sahariens de la région. Depuis quelques années, et en raison de l’affluence des curistes urbains, un hammam saisonnier s’est installé au centre du village. Le bain apparaît ici pour les curistes comme l’expression de la « culture citadine »[22]. Plusieurs explications peuvent être fournies concernant l’absence habituelle de hammam. Il faut en effet une masse considérable de bois pour chauffer l’eau, lequel est évidemment rare dans l’environnement saharien. Il est de plus vraisemblable que la cause soit liée aussi à des pratiques distinctives où l’eau n’est pas valorisée de la même manière. En effet, dans l’univers saharien considéré, le chaud et le sec orientent les registres du bien être. Et, de fait, c’est la pratique du hammam sans eau, sorte de bain de vapeur qui est privilégiée[23].

D’autres créations de commerces et d’échoppes provisoires se développent chaque année au gré des « modes » des villes voisines (Rissani et Erfoud), la plupart des villageois y participent et bénéficient de retombées économiques notables. L’investissement est minimal et tous peuvent s’improviser vendeurs pour quelques mois ou quelques jours.

On assiste donc à une modification conséquente de la physionomie du village, d’autant que les curistes viennent aujourd’hui en famille pour plusieurs jours parfois semaines consécutives. Beaucoup arrivent avec leur véhicule[24] ce qui contraint à modifier les règles de circulation à l’intérieur du quartier rassemblant les commerces de Merzouga qui serait, sans cela, totalement paralysé par l’afflux de voitures. Posséder une voiture pour les villageois, comme pour beaucoup de Marocains, reste rare et réservé aux plus fortunés.

La présence des curistes a aussi engendré des modifications de l’habitat et une forte urbanisation. En effet, pour répondre au besoin d’hébergement durant la période estivale, beaucoup ont construit des pièces adjacentes à leur habitation, et plus tard de petites annexes à proximité ou dans leur propre cour intérieure. Les constructions au sein des villages et les différentes appropriations foncières sont d’une grande complexité. Ce n’est pas un phénomène propre à la région mais dans cet espace longtemps demeuré à l’écart et délaissé par l’état[25], la question des constructions sans autorisation est d’une ampleur manifeste[26]. Aussi, afin de pouvoir développer les offres d’hébergement des curistes, la construction à l’intérieur de sa propre maison ou la modification de l’habitation elle-même est devenue courante. Les grandes habitations[27] ont été divisées en plusieurs parties permettant de louer des chambres aux curistes ou des petits appartements. La manne financière tirée de cet hébergement est très importante d’autant qu’elle peut ne rien coûter en investissement, il n’est pas besoin de meubler ou d’offrir un confort particulier. A titre indicatif, la location d’une chambre pour une nuit s’élève à environ 200 Dh, une maison à 500 Dh, les curistes y demeurant plusieurs jours d’affilée, le gain est substantiel[28].

Contrairement à l’usage, le village de Merzouga n’est pas clos sur lui-même, il ne possède ni mur d’enceinte ni barrière protectrice, les maisons sont très éloignées les unes des autres, donnant un mitage très dispersé, bien différent de l’habitat montagnard regroupé et souvent protégé à l’image de l’Atlas marocain. Ces distinctions résultent de l’ancien mode de vie nomade (village de sédentarisation construit progressivement). Aussi, l’appropriation des terres pour étendre les habitations et construire des chambres à louer pour les curistes s’est développée de façon exponentielle, on assiste même à un phénomène de con-urbanisation[29] entre Merzouga et le hameau voisin de Takucht situé à quelques centaines de mètres plus au nord. C’est dire le nombre de curistes venus pratiquer les « bains de sable ». Durant l’été 2014 et l’été 2015 il était difficile de trouver une seule chambre libre à Merzouga !

Pour bien comprendre ce phénomène d’expansion des « bains de sable », il convient de revenir sur la genèse du phénomène.

Les « bains de sable » : une création ?

La pratique des « bains de sable » à Merzouga est ancienne mais elle s’est très longtemps limitée à un usage réduit à quelques dizaines de curistes. J’ai pu en observer les débuts dès le milieu des années 1990, à cette époque les « bains de sable » semblaient générer plus de tensions que d’attrait. En effet, durant l’été, le quartier des commerces de Merzouga se voyait soudain investi par des hommes (étrangers au village) qui venaient pratiquer des « bains de sable ». On pouvait alors observer un certain mécontentement de la part des habitants en raison des perturbations engendrées par leur présence. J’ai souligné le cloisonnement des relations entre villageois et touristes occidentaux facilité par les distances séparant les auberges de la vie au village. Mais, les premiers curistes des années 1990 louaient des chambres au sein des maisons du village et y vivaient seuls[30]. A l’époque Merzouga ne disposait pas d’eau courante, les hommes en cure devaient aller eux-mêmes chercher de l’eau à la source, et perturbaient ce lieu alors exclusivement féminin. Les femmes voyant arriver un de ces curistes se chargeaient de remplir ses bidons, sans qu’il fasse la queue, pour écourter son temps de présence. Une situation d’autant plus gênante que durant la période estivale, les tours d’eau à la source sont fréquents en raison de la chaleur. Au total, l’affluence des femmes à la source allongeait considérablement le temps d’attente. L’intrusion des premiers curistes, qui plus est des hommes arabophones[31] était donc très mal vécue par les femmes. À cela s’ajoutait le fait que les curistes étaient plutôt des hommes mariés, alors que le puisage de l’eau est majoritairement effectué par des jeunes filles célibataires. Bref, cette confrontation inhabituelle était très perturbante. L’était alors tout autant le fait de laisser entrer des « étrangers » dans sa maison, espace intime. Les plus âgées étaient les plus opposées à l’intrusion des curistes, hommes et femmes confondus, s’imaginant se trouver nez à nez avec un étranger. On pouvait entendre « c’est honteux de louer sa maison ». De plus, les curistes du début des années 1990 adoptaient parfois dans le village des tenues vestimentaires alors considérées comme indécentes et inappropriées comme le port du short et du survêtement. Les relations étaient aussi tendues du fait de l’attitude hautaine de certains urbains à l’égard des habitants du village.

Tout ceci s’est peu à peu modifié au cours du temps. En raison des relations qui se sont parfois nouées entre les curistes et les familles de Merzouga, créant des liens quelque fois étroits (échanges de services, hébergement dans les villes des curistes, etc.). On a assisté au désenclavement de la région qui a vu des circulations et des échanges avec l’extérieur plus nombreux. De nouveaux rapports en ont découlé entre visiteurs/curistes et visités illustrant pleinement les nouvelles formes de médiation du patrimoine, ici environnemental, par les locaux.

Aussi, en quelques années, la pratique encore très limitée s’est développée avec une rapidité surprenante. Selon certains, c’est l’efficacité du traitement et le bouche à oreille qui a permis un tel développement. Pour d’autres, il s’agit d’une pure « invention » pour attirer les touristes.

Du fait de l’augmentation de la fréquentation, il a fallu mieux encadrer les demandes tout en diversifiant les offres. Les Merzougui insistent sur l’importance d’aller voir son médecin traitant avant de pratiquer les « bains de sable » car de nombreux décès sont survenus ces dernières années. Le dispensaire de Merzouga se voit aussi attribuer la présence d’un ou deux médecins généralistes pour répondre aux besoins des curistes[32].

Le choc thermique pouvant être violent, il est aujourd’hui conseillé aux plus fragiles d’attendre la fin de l’après midi, lorsque la chaleur est moins forte. Il est recommandé aux curistes de boire beaucoup durant le bain, de l’eau à température ambiante. Autrefois, le discours était différent, il convenait de rechercher la chaleur la plus intense, seuls quelques verres de thé chaud étaient permis. Le principe étant de retirer l’eau contenue dans les os, il n’était pas question de boire autre chose qu’un liquide chaud.

La mise en avant de la pratique « expérientielle » du patrimoine saharien, sable et chaleur permet aux Merzougui de développer des discours sur les bienfaits du climat en insistant sur les vertus de la dessiccation. Ce n’est pas seulement le sable qui guérit désormais ce sont aussi les plantes médicinales sahariennes et la nourriture. Là encore, les aliments issus de produits secs sont mis en valeur pour leurs vertus. Les bénéfices des dessiccations alimentaires (viandes, légumes et fruits) sont évoqués comme un régime parallèle qui vient parachever les bienfaits de la cure. Dans la région, on relève habituellement la mise en valeur de tous les produits secs, qu’il s’agisse de l’alimentation (viande séchée, légumes, nourriture spécifique pour le bétail, etc.), des thérapeutiques (brûlures au soufre, fumigations), ou encore de l’esthétique corporelle et des rapports de séduction : parfums à brûler et colliers odoriférants où seule l’odeur dite « sèche » (référence faite aux supports odoriférants) caractérise la « bonne odeur ». Ces préférences sont alors énoncées aux curistes comme pleinement liées à la bonne santé des Sahariens et aux vertus de leur climat.

La mise en exergue de ces qualités environnementales fait partie des avantages que le curiste doit ressentir en pratiquant ce tourisme de santé. On voit ainsi, depuis quelques années, se développer la vente de lait de chamelle, dont on vante les qualités thérapeutiques, un lait susceptible de soigner les maux d’estomacs et l’anémie. Tout comme la viande de dromadaire, plus gouteuse, moins grasse et plus saine que la viande de boeuf. L’image du dromadaire, animal saharien par excellence est très intéressante, elle passe d’un objet de monture récréatif (à l’usage des Occidentaux) à un usage ici pleinement et exclusivement thérapeutique. Les moutons élevés par les nomades aux alentours de l’Erg Chebbi sont aussi valorisés car ils ne mangent que des herbes « sèches » du désert, dans ce discours l’alimentation devient thérapeutique. Ce sont les produits du désert qui soignent au-delà du sable.

Il se crée ainsi une mise en valeur de l’environnement saharien alors qu’il était jusqu’ici mal considéré et plutôt délaissé par les Marocains.

La créativité des Sahariens en direction d’un tourisme intra-national mettant à l’honneur l’environnement se développe et se déplace, les aspects contemplatifs et paysagers sont désormais moins présents. C’est le sable et le soleil, les propriétés absorbantes du sable et de la chaleur qui sont au coeur des discours : sablothérapie, sabulum thérapie, psammatothérapie et autre arénothérapie comme on peut le lire sur les sites internet de quelques auberges. Désormais, plusieurs hôtels se spécialisent dans la réception des curistes, lesquels semblent toutefois préférer demeurer au village, dans des habitations.

Perceptions, images et représentation du curiste

J’ai montré ailleurs comment la dénomination des curistes a longtemps été peu flatteuse (Gélard, 2013a). La plus courante employée est celle de « poisson de sable » (islman n-talght), en référence au Sincus sincus, sorte de lézard qui se déplace dans le sable à la façon d’un poisson (Figures 10 et 11). La comparaison animalière choisie n’est pas flatteuse mais le dégagement du curiste du sable après immersion rappelle la sortie de l’animal. L’appellation connue aujourd’hui de la plupart des curistes est remplacée par le mot chghchman qui est le terme amazigh pour désigner le Scincus scincus ou bien encore l’expression amazigh aït ouzgal « ceux qui s’enterrent » soulignant l’ironie d’une pratique comparée à un « auto-enterrement ». Si beaucoup à Merzouga et dans toute la région bénéficient des retombées financières, la dévalorisation verbale des « chghchman » perdure ; même si elle est moins forte, on continue de penser qu’ils ne comprennent pas grand chose au mode de vie saharien. L’ouverture de la région à ce tourisme thérapeutique intérieur contribue cependant à modifier les perceptions négatives des urbains envers les Sahariens. Ces derniers connaissent presque tous la vie urbaine (scolarisation, études supérieures, ou recherche d’emploi) contrairement aux urbains qui découvrent le lieu, les bienfaits du désert et de son climat. Les Merzougui l’tont bien compris en choisissant de développer l’offre des « bains de sable », autrefois si décriée. De nombreuses auberges ont longtemps refusé d’accueillir des curistes, au prétexte que le mélange avec la clientèle occidentale était trop complexe. Certains responsables d’auberge expliquant que les curistes ne respectaient pas toujours les lieux, « débarquaient dans leurs couvertures au bord de la piscine ! » et qu’il était très difficile de faire coexister curistes et touristes occidentaux.

Figure 10 et 11

Poisson de sable (scincus scincus)

Poisson de sable (scincus scincus)
© Marie-Luce Gélard, avril 2013 et juillet 2000

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En conclusion, le tourisme thérapeutique autrefois peu développé devient un enjeu économique majeur pour la région de Merzouga. Il a pleinement été créé par les habitants afin de combler la baisse de fréquentation des touristes occidentaux. On pourrait parler là d’une créativité compensatrice. Nous sommes assez loin des expériences touristiques interprétées comme créatrices de sensations nouvelles, il s’agit d’une nouvelle configuration locale qui mérite une attention particulière. En dehors de l’aspect financier plus intéressant est de voir comment de nouvelles relations se tissent entre des populations jusqu’ici séparées. Il ne s’agit pas seulement d’une distinction entre urbains et ruraux, distinction qui n’a pas grande signification au Maroc du fait de la proximité des deux espaces, mais bien plutôt d’une modification de l’image des Sahariens et du désert.

L’image du visiteur et celle du visité se transforme mécaniquement du fait de cette nouvelle altérité que les « bains de sable » imposent désormais chaque année durant plusieurs mois. Une altérité qui est aussi faite d’une double proximité par rapport au tourisme occidental, celle d’une proximité physique par un vivre ensemble effectif au sein du village (qui n’existe pas avec le tourisme de désert et encore moins avec celui de masse) et une proximité culturelle (identité marocaine). Ce tourisme national toujours en pleine expansion impose de nouvelles relations. D’une part face à un espace où le patrimoine local environnemental devient l’objet de la médiation et d’autre part, face à une inversion des hiérarchies traditionnelles : urbanité et ruralité.

Le Sahara longtemps déprécié par beaucoup de Marocains issus des grandes villes du royaume devient un espace propice au bien être et à la guérison des corps meurtris par la vie urbaine. Il impose aussi une nouvelle image des « Sahraoui », ces proches longtemps perçus comme des « étrangers de l’intérieur ».

L’ouverture du désert à un tourisme thérapeutique national modifie les relations sociales et permet une reconfiguration économique de ces espaces longtemps délaissés.