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Robert-Lionel Séguin fait partie de ces personnages incontournables qui ont contribué au développement de l’ethnologie au Canada. Son oeuvre figure encore aujourd’hui comme l’un des plus riches[1]. Avec le recul des années, l’oeuvre de Séguin me semble encore plus significatif, dans la mesure où on voit bien qu’il se situe à la jonction de trois disciplines intimement liées : l’histoire, l’ethnologie et la muséologie[2].

La place qu’occupe Séguin dans l’histoire de la discipline demeure encore aujourd’hui unique. Lorsqu’on y regarde de près, son cheminement apparaît en un sens atypique. Séguin est resté tout au long de sa vie en marge des grands courants et des écoles. Il ne fréquentait que très peu les colloques et les universitaires. Il préférait consacrer son temps et ses énergies à ses recherches et à ses enquêtes sur le terrain. Il n’a jamais véritablement intégré d’équipe de recherche. Il a pourtant collaboré à plusieurs institutions majeures (Musée du Québec, Musée de l’Homme, Institut national de la civilisation, Centre d’ethnologie française). À la fin de sa carrière, il trouve à l’Université du Québec à Trois-Rivières un lieu d’accomplissement pour son projet de centre de recherche et de musée des arts et traditions populaires. Malheureusement, le temps lui aura manqué. On peut dire qu’il était en quelque sorte un solitaire qui préférait se consacrer à ses propres projets. Malgré ce trait de caractère, il a choisi la voie de la médiation des savoirs. C’est ce qui l’a conduit à tant écrire dans les revues savantes, dans les journaux et les revues populaires (voir Bouchard et Saulnier 1983 : 51-85). Il fut d’ailleurs un des premiers à profiter des tribunes de la radio et de la télévision pour faire connaître l’histoire de la vie quotidienne des Québécois. Par ses publications sur la vie matérielle de « l’habitant » et la « civilisation traditionnelle », Séguin a fait déborder le concept de patrimoine en ouvrant la porte à des travaux originaux sur la vie quotidienne.

Dans l’oeuvre monumental de Robert-Lionel Séguin, on a surtout retenu ses travaux d’historien et d’ethnologue. Pourtant, Séguin se révèle un des plus importants collectionneurs au pays. Tout au long de sa vie, il achète et documente une impressionnante collection d’objets ethnographiques qui deviendra le coeur de son projet de musée national des arts et traditions populaires du Québec. Si ces deux dimensions de sa personnalité sont bien connues, on ignore trop souvent la contribution originale de Séguin à la muséologie au Canada et en France. Quand on examine avec soin son oeuvre, il n’y a là rien de surprenant. Par les hasards de la vie, Séguin a trouvé dans les musées un lieu d’expression et de médiation des savoirs qui va orienter une part importante de sa carrière.

Je propose donc dans cet article de revisiter l’oeuvre de Robert-Lionel Séguin par le biais de ces trois dimensions de sa carrière (d’ethnohistorien, de collectionneur et de muséologue) et de poser un regard nouveau sur la fortune critique de son oeuvre. On verra à travers ces trois trajectoires comment Séguin a contribué aux transformations profondes de l’ethnologie dans la seconde moitié du XXe siècle.

Historien de l’homme du Québec

La deuxième guerre mondiale a joué un rôle important dans la carrière de Séguin, comme le rappelle son ami, Marcel Brouillard, dans la biographie qu’il lui a consacrée, L’homme aux trésors. Lorsqu’il est appelé pour faire son service militaire, Séguin est exempté, car il travaille sur la terre de

Raoul Servant, célibataire, dans la Grande-Ligne à Rigaud. Durant la guerre, on permettait à un cultivateur d’avoir un employé à son service. C’est là, qu’il apprit vraiment le métier de fermier, jusqu’en 1945. Traire les vaches, nourrir les poules et les cochons, faire les foins, mettre en silo, tracer un sillon avec une charrue tirée par un cheval n’ont plus de secrets pour Lionel, le paysan basané. Tôt chaque matin, il quitte la maison du village, à pied ou à bicyclette, pour aller prêter main-forte à Raoul, l’oncle de celle qui deviendra son épouse en 1957, Huguette Servant.

Brouillard 1996 : 41

Brouillard souligne que cette ascendance « campagnarde » de Séguin « a fortement influencé les goûts de Lionel pour l’histoire du pays, les études historiques » (26).

Après la guerre, son intérêt marqué pour l’histoire et les documents d’archives conduit Robert-Lionel Séguin à entreprendre d’abord une carrière d’archiviste au bureau du protonotaire de la Cour supérieure du district de Montréal. Au cours des années 1950, Séguin occupe un poste d’archiviste au Musée de la Province de Québec. Il y dépouille alors avec minutie les actes notariés, documents judiciaires, registres paroissiaux, ordonnances et autres documents anciens. Cette étape de sa carrière est déterminante, car il entre en contact avec la collection d’objets ethnographiques du Musée de la Province et avec les documents historiques conservés aux Archives nationales de la Province, qui occupent les mêmes locaux que le Musée. Séguin trouve dans ces sources archivistiques les témoignages historiques permettant d’étayer ses recherches sur les objets de la vie matérielle. Jean Simard, qui a écrit un article dans le numéro spécial soulignant les soixante ans des Cahiers des Dix, indique que les travaux de Séguin s’inscrivent, à cette époque, « dans le droit fil de la tradition d’érudition de Pierre-Georges Roy, d’Édouard-Zotique Massicotte et des collaborateurs du Bulletin des recherches historiques. Il ne faudra pas du reste s’étonner de l’attrait qu’exerce sur lui le BRH auquel il participera régulièrement à partir de 1949, quand la revue échoit à Antoine Roy » (Simard 1996 : 146).

Il est par ailleurs probable que Séguin ait également été influencé par les travaux de Marius Barbeau, qui occupait un poste d’anthropologue au Musée national du Canada. À compter de 1925, Barbeau s’intéresse tout particulièrement aux arts populaires du Canada français (voir Béland 1988), en particulier à la sculpture, au tissage et à l’artisanat. Barbeau avait déjà publié, en 1937, Québec où survit l’ancienne France, qui représente l’un des premiers ouvrages consacrés aux objets patrimoniaux. Cette publication est bientôt suivie, en 1942, par Maîtres artisans de chez-nous. Barbeau se joint à la nouvelle équipe des Archives de folklore dirigée par Luc Lacourcière dès sa création en 1944. On confie à Barbeau le cours « En quête de connaissances anthropologiques dans l’Amérique du Nord, depuis 1911 » (Du Berger 1997 : 9). Si Barbeau demeure un modèle pour Séguin, on doit également tenir compte de l’influence du premier historien de l’art québécois, Gérard Morisset, qui étend le concept d’oeuvres d’art aux oeuvres artisanales et à l’art populaire. D’ailleurs, au moment où Séguin entre au Musée de la Province, Gérard Morisset en est le directeur. Bien qu’il occupe le poste de direction du Musée, Morisset demeure avant tout un chercheur qui a mis en chantier l’inventaire des oeuvres d’art qui représente un des projets de recherche les plus importants au pays. Ses travaux le conduisent à réaliser une exposition rétrospective consacrée à l’art du Canada français pour souligner le centenaire de l’Université Laval en 1952. C’est donc dans ce contexte d’effervescence de la recherche sur le patrimoine du Canada français que Séguin débute sa carrière comme archiviste et chercheur dans le milieu muséal.

Au début des années 1950, Séguin s’engage dans des études en sciences sociales, économiques et politiques à l’Université de Montréal. Son travail documentaire sur les objets au Musée de la Province à Québec lui permet d’entrer en contact avec Luc Lacourcière, qui développe alors, depuis 1944, les Archives de folklore de l’Université Laval. Marcel Trudel et Luc Lacourcière dirigeront son projet de thèse sur Le mode de vie matériel de l’habitant aux XVIIe et XVIIIe siècles pour lequel il décroche un doctorat ès lettres en histoire à l’Université Laval en 1961. Cette thèse, qui connaîtra une diffusion importante au moment de sa première édition en 1967, va transformer sa carrière, dans la mesure où il y conforte ses convictions profondes sur la recherche et l’importance d’explorer l’histoire de la vie quotidienne. Comme plusieurs historiens de sa génération, il travaille sur la période de la Nouvelle-France. Ce n’est donc pas un hasard si Marcel Trudel dirige sa thèse. Cependant, Séguin aborde l’histoire sous un angle encore peu populaire au Québec. Inspiré par les travaux des historiens français de l’École des Annales, il s’intéresse à l’histoire de la vie quotidienne et aux gens anonymes que l’histoire officielle ne retient pas. Guidé par l’historien Marcel Trudel et le folkloriste Luc Lacourcière, Séguin poursuit ses recherches, qui seront publiées en 1973, sur le « fonds matériel de notre société campagnarde, pour la période allant du XVIIe au XVIIIe siècle ». En ce sens, il apporte un regard neuf sur cette Nouvelle-France qui fascine tant les historiens québécois.

Cette thèse de Séguin sur « l’habitant », à laquelle Luc Lacourcière apporte ses lumières, ouvre un champ nouveau pour l’étude du folklore à l’Université Laval. Contrairement aux travaux de Soeur Marie-Ursule sur la Civilisation traditionnelle des Lavalois (1951) et de Nora Dawson sur La vie traditionnelle à Saint-Pierre, Île d’Orléans (1960), qui reposent avant tout sur des enquêtes ethnographiques et l’observation sur le terrain, Séguin aborde les mêmes thèmes en puisant presque essentiellement dans les sources archivistiques pour révéler un nouveau visage de l’histoire de la vie quotidienne de la Nouvelle-France.

Dans la préface que signe Luc Lacourcière pour la publication de la thèse de Soeur Marie-Ursule, on retrouve les valeurs qui animent le directeur des Archives de folklore et qui seront reprises par Séguin dans sa première thèse de doctorat :

Au seuil de cette Civilisation traditionnelle des Lavalois, j’invite le lecteur à méditer cette pensée que nous a léguée un profond observateur des pays et des hommes : « Un simple village de chez nous se dérobe. Si nous ne renonçons pas, pour lui, au reste du monde, si nous ne rentrons pas dans ses traditions, dans ses coutumes, dans ses rivalités, nous ignorons tout de la patrie qu’il compose pour quelques-uns ». Ce texte d’Antoine de Saint-Exupéry explique la raison d’être du livre que les Archives de folklore de l’Université Laval ont l’honneur de vous présenter.

Puisse-t-il nous convaincre de l’intérêt qu’à tout point de vue il y aurait pour chacun de nous d’étudier, sans hauteur ni préjugé, la vie de ces humbles gens auxquels nous sommes, trop souvent à notre insu, redevables de tant de biens ».

Soeur Marie-Ursule 1951 : 8

La thèse de Robert-Lionel Séguin, publiée en 1967, marque un tournant dans l’historiographie canadienne, dans la mesure où Séguin devient alors un modèle pour les jeunes chercheurs qui sont sensibles à l’histoire culturelle et aux nouvelles perspectives que révèle l’histoire de la vie quotidienne.

Jusqu’à la publication des premiers travaux de Séguin sur la culture matérielle par le Musée de la Province et le Musée national du Canada au début des années 1960, les ethnologues s’intéressaient principalement au patrimoine immatériel. Si des folkloristes comme Luc Lacourcière, Félix-Antoine Savard, Conrad Laforte, le Père Germain Lemieux (Ontario) ou le Père Anselme Chiasson (Acadie) s’appliquent à la sauvegarde de la tradition orale des Canadiens français aux quatre coins du Canada et des États-Unis, Robert-Lionel Séguin choisit de reconstituer l’histoire de la vie matérielle de la civilisation traditionnelle des Québécois. C’est pourquoi on qualifie bientôt Séguin « d’historien de l’homme du Québec ». Ce qualificatif identifie bien la première partie de l’oeuvre de Robert-Lionel Séguin[3].

Au début des années 1960, Séguin réalise plusieurs mandats de recherche au Musée de la Province (futur Musée du Québec[4]) et au Musée national du Canada[5] à Ottawa où Barbeau a travaillé tout au long de sa carrière.

Bien que Séguin fréquente les Archives de folklore de l’Université Laval au contact de Luc Lacourcière au milieu des années 1950, il choisit de poursuivre sa formation en ethnologie auprès de l’équipe des ethnologues du Musée national des Arts et Traditions Populaires de Paris et de son concepteur, Georges-Henri Rivière (voir Gorgus 2003). Ces recherches sur le terrain l’amènent à soutenir une seconde thèse de doctorat à l’Université René-Descartes en 1972. Il aborde cette fois un sujet délicat : La vie libertine en Nouvelle-France au XVIIe siècle (thèse qui sera publiée en 1973). Chercheur inlassable, il entreprend un autre chantier, qui le conduit cette fois à l’obtention d’un troisième doctorat en ethnologie à l’Université des Sciences humaines de Strasbourg, en 1981, pour son étude sur L’équipement aratoire et horticole en Nouvelle-France et au Québec du XVIIe au XIXe siècles[6].

L’ethnohistorien

Sans être un théoricien, Séguin apparaît pourtant comme un chercheur d’avant-garde. En associant l’étude des faits de culture matérielle aux documents historiques, il expérimente du même coup les bases de l’ethnologie historique. Lors du décès de Séguin en 1982, Jean-Claude Dupont écrit : « Il fut le premier chercheur qui sut faire parler le document figuré : l’objet matériel ne doit pas servir seulement d’illustration graphique, disait-il, pour émailler des pages historiques, mais constituer une des sources d’un langage technologique » (1982 : n.p.)

Séguin débute donc sa carrière dans ce contexte de découverte du patrimoine matériel. Il marche sur les traces de Marius Barbeau et de Gérard Morisset. Cependant, Séguin s’inscrit plutôt dans la suite logique d’Édouard-Zotique Massicotte qui s’intéresse à la vie quotidienne des Canadiens français (voir à ce sujet, Rodrigue 1968). Comme Massicotte, Séguin s’inspire des sources archivistiques pour étayer ses recherches sur les objets de la vie quotidienne. Il s’exprime d’ailleurs sur cette approche dans une entrevue réalisée dans le cadre des Mélanges en l’honneur de Luc Lacourcière alors qu’il prépare sa troisième thèse de doctorat sur l’équipement aratoire ancien du Québec :

Il ne s’agit pas que d’un inventaire du matériel mais également de ses implications historiques, sociologiques, économiques, religieuses, folkloriques, littéraires, iconographiques et judiciaires. […] Il n’y a pas d’étude définitive, ce que je voudrais faire c’est cerner le plus possible tous les aspects de notre civilisation traditionnelle.

Dupont et al. 1978 : 88

Séguin se définit lui-même en opposition avec l’histoire conventionnelle puisque, selon lui, la grande histoire ne retient avant tout que les héros, les martyrs, les chefs religieux, les événements politiques, mais ignore systématiquement ce qu’il convient aujourd’hui de décrire comme la vie quotidienne (Miron 1983 : 7).

Comme plusieurs intellectuels de sa génération, Séguin s’identifie au mouvement nationaliste des années 1950 et 1960. Son oeuvre est d’ailleurs représentatif de la quête de l’identité québécoise qui marque la période de la Révolution tranquille. Son action nationale lui vaut d’ailleurs en 1975 le prix Ludger-Duvernay, attribué par la Société Saint-Jean-Baptiste. À cette occasion, Séguin écrit :

Individuellement et collectivement, nous éprouvions le besoin grandissant d’une identité. Au fur et à mesure qu’on se débarrasse de la peur, nous nous interrogeons sur nos origines, sur notre vocation, sur notre mission. Qui sommes-nous ? D’où venons-nous ? Où allons-nous ? D’où l’intérêt grandissant des Québécois pour l’ethnologie et le folklore. Justement parce que ces disciplines impliquent obligatoirement un retour aux sources. Pour un peuple, est-il meilleurs outils d’affirmation que la culture populaire et la civilisation traditionnelle ?.

Rhéaume 1982 : 5

À propos de cette question de l’identité, Séguin précise sa pensée dans une entrevue qu’il accorde à Jacques Dorion dans la revue Réseau. Il y expose son opinion quant à l’intérêt pour l’ethnologie au Québec :

Aujourd’hui, on retrouve notre identité et on éprouve un besoin de retour aux sources comme tout le monde. Actuellement, on atteint ce barème normal et la civilisation traditionnelle va faire partie de l’enseignement pour qu’on forme des ethnologues, des folkloristes. On aura donc un intérêt « normal » pour l’ethnologie comme dans les pays du monde. Moi, je ne vois rien d’extraordinaire là-dedans, mais plutôt un rattrapage que l’on vit actuellement.

Dorion 1976 : 7

Malgré ses positions, Séguin ne se définit pas comme nationaliste car, souligne-t-il, cette expression lui rappelle trop le « nationalisme pleurnichard » des années 1950 et 1960. Il dira plutôt : « Je suis Québécois jusqu’au plus profond de mes fibres » (Dorion 1976 : 7). En ce sens, Séguin ressemble bien aux intellectuels de sa génération, qui se détourneront de la vision canadienne-française au milieu des années 1960, choisissant plutôt de se définir comme Québécois.

Pour contrer l’amnésie culturelle

On l’a vu, la formation archivistique de Séguin l’amène à s’attaquer à cette autre histoire, c’est-à-dire celle des gens ordinaires. Sa démarche a pour but de revaloriser et de redonner un sens nouveau à l’appartenance nationale. Dans le discours de présentation qu’il tient lors de la remise du prix Duvernay à Robert-Lionel Séguin en 1975, le poète Gaston Miron fait ressortir le contexte dans lequel ce chercheur entreprit sa formation :

À l’époque où il commence ses études en histoire et en sciences sociales, dans les années quarante-cinq, la dépossession progressive engendrée par la Conquête, marquée par le traumatisme de l’écrasement de la Rébellion de 1837, atteignent une phase ultime : une quasi-amnésie culturelle. On maintenait notre peuple dans une existence politique insignifiante et dans une aliénation qui l’amenait à mépriser ses valeurs originales au profit du modèle du conquérant. C’était une époque de honte de soi. On s’empressait de cacher ou de se défaire des vieux objets, des vieux meubles, bref de l’héritage, pour les remplacer par du moderne et du chromé. Prélarts, tapisserie, peintures, recouvraient les matériaux d’origine. On avait donc peur de passer pour habitant.

Miron 1983 : 7

Miron donne ici un portrait assez juste des motivations qui alimentent le nationalisme québécois. À ses yeux, Séguin fait partie de ceux qui réhabilitent la culture populaire et qui révèlent les trésors méconnus de la culture matérielle. Séguin participe à ce mouvement de revalorisation de l’histoire et de la culture populaire.

L’idéologie nationaliste doit être envisagée comme un des éléments fondamentaux qui oriente l’oeuvre de Séguin. Dès 1953, il publie deux longs textes sur l’habitant dans l’Action Nationale (mai 1953 : 321-345 ; juin 1953 : 395-422). Son premier ouvrage à paraître (en 1955) ne fut-il pas Le mouvement insurrectionnel dans la presqu’île de Vaudreuil, 1837-1838 ? On lui doit également la publication de La victoire de Saint-Denis en 1968 et de L’esprit révolutionnaire dans l’art québécois en 1973.

Séguin entreprend donc de pallier ce qu’il considère être des carences de l’histoire culturelle des Québécois. Il nous donne un bon exemple de sa perspective historique dans le portrait qu’il trace de son village natal, « Le vrai pays de Rigaud », dans La vie quotidienne au Québec… (Bouchard 1983 : 31-49). Il ajoute au volet historique la perspective de la vie quotidienne des gens qui vécurent autour de Rigaud. Il y incorpore notamment un volet consacré aux voyageurs et cajeux et un autre portant sur le fantastique. En conclusion de cet article, il précise clairement sa philosophie de l’histoire, qui ne doit pas se résumer, comme ce fut trop souvent le cas, à l’arrivée du premier desservant, à « la construction de la première église, l’érection canonique de la paroisse, du village puis de la ville, à l’inauguration du Sanctuaire de Lourdes, l’ouverture de la première école, que sais-je encore ? » (47). Comme il se plaît à le dire lui-même, Séguin retient plutôt l’histoire de l’homme, « de ses joies, de ses peines, de ses aspirations, de ses convoitises, de ses espoirs, de ses déceptions, de ses misères, de ses réussites, de ses qualités et de ses défauts » (47). Pour Séguin, hommes et femmes du passé sont des êtres sensibles, émotifs et intelligents auxquels nous sommes redevables. En somme, c’est de ces gens anonymes qu’il veut témoigner à travers ses publications. Cette perspective rejoint les travaux et les motivations des folkloristes comme Barbeau et Lacourcière.

La formation, de même que les aspirations personnelles de Séguin, l’amènent à se distinguer des historiens et des folkloristes. Ses contacts réguliers avec les chercheurs français le conduisent alors à se définir comme ethnologue.

Moi, je me considère comme un ethnologue. Ce n’est pas une question de vouloir se valoriser. L’ethnologue ou l’ethnographe ont une égale valeur, mais je ne pense pas que l’on puisse faire de l’ethnographie sans faire de l’ethnologie.

Séguin dans Bergeron et al. 1978 : 79

Il convient ici de rappeler que le débat restait encore ouvert au milieu des années 1970 et que plusieurs folkloristes et ethnographes préféraient s’identifier comme ethnologues. Pourtant, le programme offert à l’Université Laval portait toujours le nom d’Arts et Traditions Populaires. On sent bien que Séguin se reconnaît davantage dans les chantiers de recherche menés par les ethnologues du laboratoire d’ethnologie française dans le cadre du Musée national des arts et traditions populaires de Paris.

Séguin explique les fondements de sa méthode dans une entrevue qu’il accorde, avec Jean-Claude Dupont et Bernard Saladin d’Anglure, à des étudiants du programme d’Arts et traditions populaires de l’Université Laval en 1976. Dans un premier temps, Séguin y explique sa perception des trois niveaux de l’anthropologie (ethnographie, ethnologie et anthropologie) tels que définis par Claude Lévi-Strauss — bien qu’il ne soit pas en accord avec la catégorisation de Lévi-Strauss, dans la mesure où il considère qu’il y a danger de segmenter des paliers de recherches qui nécessairement se recoupent à un moment ou à un autre. Selon lui, chaque discipline a sa méthodologie propre et un chercheur ne peut être compétent et efficace à ces trois niveaux.

Il y a pourtant des liens à faire mais un homme ne peut pas être universel. On ne peut pas être un anthropologue chevronné et un ethnologue ou un folkloriste en même temps. Alors, il faut un dénominateur commun. Quelqu’un est anthropologue, quelqu’un est ethnologue. Les deux se complètent. On travaille en équipe. On ne peut pas ignorer une discipline au bénéfice d’une autre. Si on veut faire un travail intéressant sur une base scientifique intéressante, il faut faire appel à toutes les disciplines historiques et folkloriques.

Bergeron et al. 1978 : 81

La perspective ethnographique de l’histoire amène Séguin à privilégier deux volets fondamentaux. Il jumelle à la fois la consultation de sources écrites et le travail de terrain auprès d’informateurs. Pour lui, il n’y a pas de chronologie spécifique entre ces deux étapes. L’une et l’autre se complètent :

Bref, il faut considérer tous les aspects. Mais, ce n’est pas toujours possible. Ça dépend de la cueillette que l’on fait. […]

Si je compare ce que j’ai recueilli sur le terrain avec ce que j’ai recueilli dans les manuscrits, j’en arrive à faire une comparaison avec un autre terroir ou avec d’autres usages et coutumes.

Bergeron et al. 1978 : 86

Pour Séguin, les fondements de l’ethnologie doivent reposer sur l’étude comparative des données d’enquêtes.

Sous l’angle de la culture matérielle, Séguin développe son approche de la culture québécoise. Son ouvrage portant sur La civilisation traditionnelle de l’habitant aux XVIIe et XVIIIe siècles en est sans aucun doute le meilleur exemple. L’auteur y précise en avant-propos le projet qu’il entend réaliser en reconstituant le mode de vie matériel de nos ancêtres :

[…] on n’avait pratiquement rien écrit sur l’Habitant, ce principal artisan de la Nouvelle-France. Pourquoi ce désintéressement, cette sorte de conspiration du silence à l’égard d’une figure dominante de la société canadienne-française ? Trop de travailleurs n’ont cherché que des sujets à panache. La valeur d’une oeuvre historique s’estime pourtant à d’autres normes. Les coutumes, les moeurs et les conditions économiques de l’homme du terroir méritent sûrement un meilleur sort.

1967 : 7

Malgré son intention d’innover en ouvrant un nouveau chantier de recherche, l’ouvrage de Séguin s’attire les critiques des historiens qui y reconnaissent, bien sûr, « les résultats de longues et difficiles recherches », mais aussi de « graves lacunes de présentation et d’interprétation ». L’historien Jacques Mathieu ajoute :

Le grand nombre de références donne par ailleurs à son étude un caractère scientifique incontestable. Malheureusement, l’Auteur n’est pas sorti du cadre de sa recherche et il a aligné ses fiches à l’intérieur de son plan. Cette méthode et la proximité des sources entraînent maintes redites, des contradictions flagrantes alourdissent le texte et ne lui permettent pas d’exploiter à fond sa documentation, ni de discerner clairement l’évolution de cette civilisation. […]

Le ton moralisateur et la nostalgie des valeurs prônées au siècle dernier alourdissent la valeur de cette étude.

Mathieu 1968 : 73-74

Malgré les critiques formulées à l’endroit de son « habitant type », on doit reconnaître que les travaux de Séguin portant sur l’agriculture et la société traditionnelle n’ont toujours pas d’équivalent. D’ailleurs, si on resitue la parution de son ouvrage dans le contexte de l’époque (1967), La civilisation traditionnelle de l’habitant aux XVIIe et XVIIIe siècles « fut saluée comme un événement marquant » (Moussette 1983 : 21). Son originalité est de joindre l’enquête orale des folkloristes à l’étude des objets et d’offrir ainsi une meilleure compréhension de la culture matérielle. D’ailleurs, c’est dans ce contexte que l’on commence à donner des cours sur la culture matérielle à l’Université Laval. 

Pour Séguin, l’étude de la culture traditionnelle doit passer par l’analyse de la civilisation traditionnelle. Il y consacre toutes ses énergies, multipliant ses recherches, ses publications et ses interventions pour sensibiliser la population qui a, selon lui, un indispensable et salutaire besoin de retourner à ses sources. Ses efforts ne s’arrêtent pas là. Il favorise la multiplication des publications dans le domaine de l’ethnologie et du folklore. Son influence se fera sentir dans le travail de plusieurs historiens. Citons au passage Denis Vaugeois, Jacques Lacoursière, Gilles Boulet et Mgr Albert Tessier, qui créent en 1962 le Boréal Express (2003 : 2-9). Ce nouveau concept de journal historique présente de manière dynamique l’histoire de la Nouvelle-France en tenant compte des aspects de la vie matérielle. Jacques Lacoursière poursuivra sur cette lancée, en publiant à compter de 1980 Nos Racines, qui présente sous forme d’encyclopédie une histoire populaire du Québec.

Passeur de mémoire

Pour bien comprendre toute la valeur et les impacts de l’oeuvre de Robert-Lionel Séguin, il faut pouvoir en mesurer l’étendue et la diversité des thèmes étudiés. En consultant la bibliographie complète de son oeuvre dans La vie quotidienne au Québec. Mélanges à la mémoire de Robert-Lionel Séguin (Bouchard 1983), on ne peut qu’être étonné par l’envergure du travail accompli. Séguin a publié plus de dix-huit ouvrages majeurs, dont trois témoignent de ses thèses de doctorat : La civilisation traditionnelle de l’habitant aux XVIIe et XVIIIe siècles, La vie libertine en Nouvelle-France au XVIIesiècle et son ouvrage posthume, L’équipement aratoire et horticole en Nouvelle France et au Québec ancien du XVIIe au XIXe siècles.

À ces études marquantes pour l’ethnologie de la culture matérielle, il faut ajouter plus de 300 articles parus dans diverses publications, dont le Bulletin des recherches historiques (BRH), la Revue d’histoire de l’Amérique française, l’Action nationale, les Cahiers des dix, Ethnologie québécoise, la Revue d’ethnologie du Québec, Forces, Liberté, la Revue Arts et traditions populaires (Paris), la Revue de l’Académie des sciences d’outre-mer (Paris) et bien d’autres revues savantes, sans compter sa collaboration à divers journaux tout au long de sa carrière.

Comme le souligne Jean-Claude Dupont, uniquement à travers son oeuvre publié, Séguin a écrit plus de 7 000 pages de texte (Dupont 1983 : 29). À cette somme de travail considérable, il faut ajouter ses nombreux manuscrits restés en plan et qui n’attendent que le moment opportun pour être publiés[7].

Séguin est animé d’une passion totale et entière pour la diffusion des connaissances. Il devient rapidement une figure régulière de la télévision québécoise au milieu des années 1960. Cet intérêt pour la transmission de la connaissance le conduit tout naturellement à l’enseignement. Après avoir été chargé de cours de folklore matériel à l’Université Laval en 1966 et 1967, Séguin devient deux ans plus tard chargé de cours en civilisation traditionnelle à l’Université de Montréal en 1969.

Il met ensuite sur pied en 1970 le Centre de recherche en civilisation traditionnelle (CRCT) à l’Université du Québec à Trois-Rivières (UQTR). Brouillard rappelle que le Centre de documentation est un projet initié par le collègue et ami de Séguin, Maurice Carrier. On y découvre également que le ministère des Affaires culturelles est lié au projet de création du centre. Il semble d’ailleurs que le Centre de documentation soit rattaché au projet de l’Institut national de la civilisation :

Lors de la cérémonie du 5 octobre 1970, qui marque officiellement la naissance du Centre de documentation, Maurice Carrier, l’initiateur du projet, et Jean-Louis Longtin, des Affaires culturelles du Québec, insistent pour souligner les mérites du nouveau directeur du Centre, dont la tâche couvrira tous les aspects du milieu matériel, notamment « le costume, les instruments aratoires, l’outillage artisanal, ainsi que les principales coutumes touchant l’acquisition, l’administration, la conservation du patrimoine, la gastronomie…

Brouillard 1996 : 120

Avec l’aide d’une équipe d’étudiants et de chercheurs, il entreprend de dépouiller systématiquement les Archives nationales des XVIIe et XVIIIe siècles, de même que les imprimés des XVIe, XVIIe et XVIIIe siècles. Il en ressort tout ce qui touche de près ou de loin à la civilisation traditionnelle. S’y ajouteront plus tard les archives visuelles et photographiques, des illustrations, des devis sur la technologie et les moeurs, les coutumes et la vie d’antan. Les fichiers s’enrichissent ainsi de plus de 200 000 fiches descriptives. Dès lors, le Centre attire des étudiants de maîtrise, de doctorat et des spécialistes de l’ethnologie du Québec.

Comme l’avait fait avant lui Jean-Claude Dupont, Séguin quitte l’Institut national de la civilisation pour devenir professeur d’ethnologie spécialisé en culture matérielle à l’Université du Québec à Trois-Rivières. « Jusqu’en 1971, Séguin est détaché du ministère de la Culture du Québec qui le prête à l’UQTR. Après cette date, il devient officiellement professeur au Département d’histoire. Le Centre continue toutefois, sous sa direction, à constituer les fichiers les plus complets qu’on puisse imaginer sur les éléments fondamentaux de notre civilisation » (Brouillard 1996 : 119).

En même temps qu’il crée le centre de recherche en civilisation traditionnelle de l’UQTR, Séguin dirige en 1972 la collection d’ethnologie des cahiers du Québec, publiée par Hurtubise HMH puis, en 1975, il crée grâce au CRCT la Revue d’ethnologie du Québec, publiée chez Leméac. Douze numéros paraîtront à un rythme assez constant pendant cinq ans. Pour chaque numéro, Séguin écrit un article original, mais il permet surtout à de jeunes chercheurs de publier, d’être lus et de développer le champ nouveau de la culture matérielle.

Pour mieux faire connaître la vie traditionnelle des Québécois, Séguin utilise un autre moyen de communication que l’écriture. Sa rencontre avec le cinéaste Léo Plamondon en 1970, à l’Université du Québec à Trois-Rivières, donne naissance à une série de films ethnographiques sur des métiers traditionnels. Séguin et Plamondon réalisent conjointement les six premiers films de la série. Il s’agit de Armand Felx (faiseur de violons), Émile Asselin (forgeron), Le charron (avec Émile Asselin), La pêche à l’anguille, Eugène Dionne (ferblantier) et Jean Perron (sellier) (Plamondon 1983 : 350). L’Office national du film et Radio-Canada lui permettent de réaliser plus de vingt films consacrés aux métiers artisanaux du Québec.

Prolifique sur le plan de la recherche et de l’écriture, Séguin poursuit la diffusion de ses travaux par le biais de colloques savants au Québec, au Canada et à l’étranger. Il participe notamment aux colloques portant sur La religion populaire au Québec (Université de Sherbrooke, 1976) et Le folklore religieux (Université Laurentienne, Sudbury, 1978). Il contribue au Premier congrès international d’ethnologie au Musée national des Arts et traditions populaires de Paris en 1971. Il est également présent à l’occasion du Colloque d’ethnologie France-Canada à Paris en 1973 ainsi qu’au Premier symposium d’ethnologie euro-américaine au Musée de l’Homme de Mexico en 1974, dans le cadre de l’American Anthropological Association.

Dans un article publié par l’Institut québécois de recherche sur la culture en 1983, Paul-Louis Martin propose une synthèse de l’ethnographie au Québec. Il souligne notamment que « peu de travaux ont vu le jour depuis les publications de Robert-Lionel Séguin au cours des années soixante » (1983 : 156). Ce constat permet d’évaluer l’originalité et le caractère avant-gardiste de Séguin dans le champ de la recherche en culture matérielle.

La passion de la collection

Maurice Rheims, auteur d’un ouvrage marquant sur le phénomène du collectionnement, distingue plusieurs catégories de chercheurs d’objets : les collectionneurs, les amateurs et les curieux. La distinction entre ces catégories est parfois nuancée. Le collectionneur a, écrit-il,

dans un domaine déterminé, le désir de tout posséder. Pour l’assouvir, il met en jeu son goût, naturel ou acquis, le sens de la perfection et son instinct de chercheur. Mais, en même temps que les objets, il cherche tout ce qui témoigne de son origine, tout ce que la littérature spécialisée a fait paraître sur eux, les expertises et les mercuriales qui donnent leur cote. Il a le flair du chasseur, l’âme du policier, l’objectivité de l’historien, la prudence du marchand de chevaux.

1981 : 27

Certains diront qu’on ne devient pas collectionneur, mais qu’on l’est, tout simplement. Séguin fait partie de ceux que l’on appelle les chercheurs de trésors (voir à ce sujet Gijseghem 1985). Bien qu’il se soit surtout consacré à la quête des objets, il suit les traces de Barbeau, de Lacourcière et des folkloristes qui cherchent, collectent et archivent des témoignages de tradition orale. Les Archives de folklore de l’Université Laval ne conservent-elles pas les collections des enquêtes ethnographiques des folkloristes et des ethnologues ?

Le moins que l’on puisse dire, c’est que Séguin s’est consacré corps et âme à la passion du collectionnement. Très tôt, il collectionne des pièces de numismatique et de philatélie. Son intérêt se porte également vers les documents anciens et les livres rares.

Comme le rappelle son ami de longue date, Marcel Brouillard, très tôt Séguin « consacre de plus en plus d’heures à ses recherches et à l’achat d’antiquités : mobilier, poterie, outils, vaisselle, lingerie, costumes et beaucoup de catalognes et courtepointes du Québec ancien. Homme de terroir, il est aussi homme de terrain » (1996 : 41).

Tout au long de sa carrière, il parcourt le Québec de long en large. Il connaît toutes les boutiques d’antiquités de la province. Il achète des objets qui témoignent de la vie rurale traditionnelle. Les antiquaires savent bien ce qui l’intéresse et ils le contactent régulièrement pour lui signaler qu’ils ont trouvé un objet rare et singulier, propre à compléter sa collection. Parfois, ce sont des gens qui le contactent tout simplement pour lui dire qu’ils ont vu un instrument aratoire abandonné dans un champ ou pour lui offrir un objet ancien.

Séguin choisit attentivement chaque objet. Quand on examine sa collection, on constate par exemple qu’il a acquis plus de 17 charrues. Bien qu’elles semblent identiques, Séguin les a choisies précisément parce qu’elles illustrent des variantes et que la série permet d’observer les améliorations technologiques. En fait, Séguin s’inspire de la méthode typologique développée par les ethnologues du Musée national des Arts et traditions populaires de Paris, qui s’inspirent eux-mêmes des travaux d’André Leroi-Gourhan. D’ailleurs, la galerie d’étude du Musée des Arts et traditions populaires fut réalisée par Georges-Henri Rivière, assisté d’André Desvallées, puis par Jean Cuisenier (Cuisenier et Tricornet 1987 : 165-215). On retrouve là le modèle qui inspire et motive Séguin, qui souhaite réaliser un musée comparable au Québec.

Séguin semble motivé par une autre raison qui le pousse à collectionner de la sorte. Les objets qu’il trouve servent à illustrer ses articles et ses ouvrages. Les objets deviennent les éléments de son propre laboratoire de recherche sur la culture matérielle. Jean Simard suggère d’ailleurs que

les collections d’objets joueront dans la production scientifique de l’ethnologue un rôle analogue aux archives dans sa première production historienne. Désormais, archives, bibliothèque, artefacts et informateurs trouveront appui l’un sur l’autre pour documenter ses recherches. Telle sera sa méthode, qu’il n’expose guère d’ailleurs, « trop occupé pendant cette trentaine d’années consacrées à dresser le corpus des activités rurales traditionnelles ». C’est plutôt en mettant ce mode en usage que Séguin en démontrera l’efficacité, comme il le fera dans les Cahiers des Dix.

1996 : 147

Au fil des ans, il acquiert des milliers d’objets qu’il entrepose dans sa maison de Rigaud. Cette collection va rapidement se multiplier. Elle occupe bientôt toute sa maison et la grange déborde d’objets. Il accumule plus de 35 000 objets propres à illustrer le mode de vie rural traditionnel. Il pousse le collectionnement jusqu’à rechercher des bâtiments anciens. Cette collection de petits bâtiments est rassemblée sur le site du Musée des arts et traditions populaires du Québec en 1996, grâce au directeur du musée et ancien recteur de l’UQTR, Gilles Boulet.

À cette collection unique s’ajoutent des documents d’archives. Séguin avait rassemblé dans le centre de recherche en civilisation traditionnelle plus de quarante mètres linéaires de documents ayant servi à rédiger ses nombreux ouvrages sur la civilisation traditionnelle. On retrouve notamment, dans ces archives notariales, des donations entre vifs, des contrats de mariage et de vente, des actes de succession et des inventaires après décès.

Pour mesurer l’ampleur du travail accompli, il convient de comparer la collection de Séguin avec la collection ethnographique nationale du Québec. La collection ethnographique développée initialement au Musée du Québec à compter de 1933 est finalement confiée en 1984 au futur Musée de la civilisation. La collection compte alors environ 50 000 objets. En comparaison, la collection de Séguin, dont la majorité des pièces sont historiées, regroupe près de 9 500 objets. Rappelons d’ailleurs que la célèbre collection Coverdale, acquise par le ministère des Affaires culturelles en 1968 et qui est considérée comme la collection fondatrice du Musée de la civilisation, comptait 2 500 objets (Dubé 1998 : 31-33). C’est donc dire le caractère exceptionnel de cette entreprise menée par un seul homme. Mais, ce qui compte ici, ce n’est pas le nombre des objets, mais la qualité scientifique des choix. On ne s’étonne donc pas que le gouvernement du Québec, de même que le gouvernement fédéral, souhaitaient au début des années 1980 acquérir la collection Séguin.

Jean Simard, qui s’était vu confier le mandat avec Michel Lessard et Paul Carpentier d’évaluer la valeur marchande de la collection Séguin, a laissé un témoignage éclairant sur le « monde enchanté de sa collection » et sur le rapport passionné qu’il entretenait avec ces objets.

Ce sera mon premier et mon dernier contact avec Robert-Lionel Séguin, rencontré à Rigaud dans le monde enchanté de ses collections. J’y ai reconnu l’homme simple et aux yeux rieurs dont on m’avait parlé. Pressé de nous communiquer sa passion dévorante, il nous a ouvert les portes des trois remises qu’il avait fait construire pour y loger les instruments aratoires (batteuses, cribleuses, râteleuses, herseuses, charrues), les moyens de transport (traîneaux, carrioles, canots, pirogue) et les outils des métiers artisanaux (rouets, métiers à tisser, scies, haches, couteaux). Ensuite nous sommes passés à la visite des bâtiments anciens où il m’avait réservé la découverte de 200 images religieuses de grand format, gardées à l’étage de sa maison paysanne du XIXe siècle, bâtie en pièce sur pièce. Le soir venu, notre hôte nous garda à souper dans un décor art populaire fourni de coqs, de bouteilles-passion… et de calvados.

Simard 1996 : 148

Pour Robert-Lionel Séguin, cette collection pourrait bien donner naissance à un musée national des arts et traditions populaires du Québec. D’ailleurs, Séguin formule dès 1976 le projet de créer un « futur musée des arts et traditions populaires où jeunes et vieux, étudiants et travailleurs, initiés et profanes, découvriraient et étudieraient les origines, l’évolution et la transmission de la culture québécoise » (Godin 1984 : 9).

En 1979, le ministère des Affaires culturelles du Québec reconnaît, à titre de bien culturel, la collection Séguin pour sa valeur scientifique et historique d’objets ethnographiques. Grâce à l’intervention du recteur de l’Université du Québec à Trois-Rivières, Gilles Boulet[8], la collection est finalement acquise par l’Université qui entend promouvoir le projet d’un musée des arts et traditions populaires à Trois-Rivières.

Muséologue malgré lui

Dès le milieu des années 1950, Séguin, qui se définit alors comme un chercheur, fait une première incursion dans le monde des musées. Il devient chargé de recherche au Musée de la Province (Musée national des beaux-arts du Québec) en 1958. Le directeur du Musée et responsable de l’inventaire des oeuvres d’art, Gérard Morisset, lui confie des mandats de recherche pour documenter la collection ethnographique du Musée. Sans être conservateur, il devient chercheur en culture matérielle.

Robert-Lionel Séguin débute ses travaux de recherche au Musée national du Canada alors que Jacques Rousseau vient tout juste d’en quitter la direction (1956-1959). On doit rappeler que Jacques Rousseau (botaniste, géographe et co-fondateur du Jardin botanique de Montréal avec le frère Marie-Victorin) fut le premier directeur francophone du Musée national du Canada. Rousseau et Séguin se côtoient à la Société des Dix pendant de nombreuses années. On retrouve alors Luc Lacourcière et l’abbé Albert Tessier qui sera à l’origine de la mise en valeur du site historique des Forges du Saint-Maurice et l’animateur d’une équipe de jeunes historiens qui fondent le journal historique Le Boréal Express (Boréal Express 2003 : 2-9). C’est donc dans ce réseau de chercheurs que Séguin évolue. Il est influencé par les travaux de communication de l’histoire d’Albert Tessier, par les travaux scientifiques de Jacques Rousseau et par la perspective folklorique et ethnographique de Luc Lacourcière.

De 1960 à 1965, on le retrouve au Musée national du Canada à Ottawa comme chargé de recherche sur le milieu matériel québécois. Au cours de cette période, il publie les résultats de ses travaux dans la collection des bulletins d’histoire du Musée national du Canada. On lui doit notamment des ouvrages marquants : Les moules du Québec (1963), Les granges du Québec (1963), Le costume civil en Nouvelle-France (1968), La maison en Nouvelle-France (1968) et Les Divertissements en Nouvelle-France (1968).

Durant cette période paraît un ouvrage qui va influencer les travaux des ethnologues et des chercheurs en culture matérielle pendant plus de vingt ans. Il s’agit de la parution, en 1963, de l’ouvrage de Jean Palardy portant sur le Mobilier ancien du Canada français (Bergeron et Dupont 2003 : 147). Les Québécois accueillent avec enthousiasme cette première étude spécialisée sur le mobilier ancien. Illustré et bien documenté, l’ouvrage de Palardy stimule la recherche sur les objets domestiques et contribue à la valorisation des antiquités. En fait, la parution de cet ouvrage correspond à la vague d’intérêt que les Québécois commencent à porter aux antiquités. On remarquera cependant que le livre de Palardy ne présente que des meubles rappelant la période de la Nouvelle-France. L’intérêt pour l’histoire et le patrimoine se concentre effectivement sur cette période historique. Il faudra attendre les années 1970 et 1980 pour que la recherche s’ouvre aux objets témoins du XIXe siècle et du XXe siècle.

Au début des années 1960, on retrouve Séguin en France au Musée national des arts et traditions populaires de Paris. Il y rencontre le muséologue Georges-Henri Rivière qui prépare l’ouverture de son musée des Arts et traditions populaires auquel il travaille depuis le milieu des années 1930. Rivière a acquis depuis longtemps une reconnaissance internationale comme muséologue et communicateur. Il a notamment réussi à révéler les travaux des ethnologues français à travers des expositions marquantes. Ses cours de muséologie à l’École du Louvre attirent des étudiants français et étrangers[9]. On lui doit également la création de l’ICOM, qui regroupe les musées au niveau international. Au moment de leur première rencontre, Rivière est déjà une légende vivante. On peut croire que cette rencontre s’est révélée déterminante dans l’oeuvre de Séguin. Au cours de son premier séjour en France, Séguin parcourt plusieurs régions rurales de France et il réalise des enquêtes ethnographiques sur la vie matérielle des paysans. Grâce au Conseil des arts du Canada, on le retrouve d’ailleurs en mission de recherche en France en 1964, 1965 et 1966.

À six reprises, Lionel fait un stage de quelques semaines au Musée des arts et traditions populaires de Paris, où il travaille sous la direction d’ethnologues et de folkloristes aussi réputés que Georges-Henri Rivière, alors conservateur du Musée (avant Jean Cuisenier), Jean-Michel Guilcher et surtout Jean Brunhes-Delamarre, reconnu comme l’autorité européenne en technologie et en équipement agraires.

Brouillard 1996 : 122

Son intérêt pour les objets et les musées l’amène à réaliser des inventaires. Ainsi, il réalise en 1963 l’inventaire de la collection Jean-Marie Gauvreau à l’Institut des arts appliqués de Montréal. Ce travail de terrain lui permet de produire en 1964 une exposition de la collection Gauvreau à l’Institut des arts appliqués, dans le cadre de ce que Séguin désigne alors comme un musée-laboratoire en civilisation traditionnelle.

Au cours des années 1960, Séguin réalise plusieurs expositions qui lui permettent de synthétiser et de diffuser ses recherches sur la culture matérielle. En 1961, il inaugure une première exposition sur l’intérieur québécois aux XVIIIe et XIXe siècles au Stratford Shakespearean Festival de Stratford, en Ontario. En 1963, il présente une exposition sur le mobilier ancien du Québec au Centre d’art du Mont-Royal à Montréal. La même année, il produit une exposition consacrée aux jouets anciens du Québec pour la Centrale d’artisanat au Palais du commerce de Montréal. On l’invite à nouveau en 1969 à présenter une exposition sur l’art populaire québécois. La même année, le ministère des Affaires culturelles du Québec lui confie la réalisation d’une exposition sur le mobilier québécois des XVIIe et XVIIIe siècles à la maison Chevalier (Place-Royale à Québec)[10].

L’année 1967 est devenue une année de référence pour les Québécois. C’est, bien sûr, l’année de l’Exposition universelle à Montréal, mais c’est également l’année qui marque un tournant dans l’histoire de la muséologie québécoise. Le gouvernement de l’Union Nationale, qui souhaite la création d’un Musée de l’Homme du Québec, commande une étude sur la situation des musées au Québec à l’ethnologue Jean-Claude Dupont (Arpin et Bergeron 2001 : 407-421). Le rapport qu’il dépose au ministère des Affaires culturelles recommande plutôt la création d’un Institut national de la civilisation (INC). Le gouvernement adopte ce projet de musée national d’ethnologie et une première équipe se constitue, sous la direction de Jean-Claude Dupont. On retrouvera dans cette équipe Michel Gaumond du Service d’archéologie, Gérard Morisset du Service de l’inventaire général, Jean Trudel du Musée du Québec, Jean Simard, Paul-Louis Martin et Robert-Lionel Séguin. Pour une foule de raisons, qui semblent tenir surtout au contexte de changement de gouvernement, le projet est finalement abandonné au début de l’année 1970. Ce n’est que quelques années plus tard que le projet de l’INC se réalisera à travers le projet du Musée de l’Homme d’ici (Bergeron, Allaire et Dupont 2002) qui deviendra le Musée de la civilisation (Bergeron 2002a). Bien que l’ambitieux projet de l’INC ne se réalise pas immédiatement, il n’est pas étonnant que Robert-Lionel Séguin soit associé au projet. À la fin des années 1960, Séguin est devenu la référence dans le réseau des musées pour l’étude des objets ethnographiques.

Il faut également souligner la réalisation par Séguin de trois expositions majeures en France. En 1976, il inaugure l’exposition consacrée aux Catalognes et courtepointes de l’ancien Québec au Musée national des arts et traditions populaires de Paris[11] et au Musée des beaux-arts de La Rochelle[12] en 1980. En 1979, on l’invite à nouveau à réaliser une exposition intitulée Se vêtir au Québec (costume paysan québécois au XIXe siècle) au Musée national des Arts et traditions populaires. Enfin, il présente en 1980 une exposition sur La couverture de lit du Québec ancien au Musée des Beaux-arts de La Rochelle qui sera reprise au Musée régional de Vaudreuil-Soulanges[13]. Dans les trois cas, ces expositions lui permettent de présenter les pièces de sa collection personnelle. Enfin, ces manifestations témoignent des liens qu’il entretient avec les ethnologues français depuis le début des années 1960.

Marcel Brouillard indique dans la biographie qu’il consacre à Séguin que le directeur du Musée national des arts et traditions populaires de Paris, Jean Cuisenier, l’aurait motivé à créer un musée d’ethnographie au Québec.

Jean Cuisenier n’a pas eu fort à faire pour convaincre Séguin qu’un musée d’ethnographie est aussi un laboratoire destiné à étudier, à prospecter, à recueillir sur le terrain des renseignements vivants, susceptibles de mieux nous faire comprendre les mutations de notre société, celle encore de nos grands-parents, de nos parents et la nôtre. À partir de cette année-là, en 1973, il n’arrêtera jamais de revendiquer pour le Québec un musée des arts et traditions populaires.

1996 : 115

Ce réseau que Séguin développe en France lui sera utile tout au long de sa carrière. Des libraires l’informent quand ils trouvent des ouvrages rares susceptibles de compléter sa collection. De même, des antiquaires recherchent pour lui des pièces originales (116).

Comme le souligne à juste titre Jean-Claude Dupont dans un article-synthèse consacré à l’étude de la culture matérielle, plusieurs ethnologues ont contribué au développement de collections ethnographiques et à la création de musées et de laboratoires de recherche en culture matérielle.

Ils voulaient créer des musées, des archives, des banques de photographies et de témoignages oraux, à la façon des fonds de documents historiques. La plupart de ces spécialistes-collectionneurs ont laissé des données très utiles de nos jours. Que feraient les spécialistes de l’agriculture, des métiers et de la vie domestique, par exemple, s’il n’y avait pas le fonds Robert-Lionel Séguin ? Et où en seraient les études sur l’art traditionnel religieux et profane si les fonds documentaires de Marius Barbeau et de Gérard Morisset n’existaient pas ?.

1997 : 27

Dupont aurait très bien pu multiplier les exemples d’ethnologues qui ont constitué des collections et qui ont oeuvré à la mise en place du réseau des musées au Québec en citant la contribution de : Carmen Roy (Musée de l’Homme), Germain Lemieux (Centre franco-ontarien de folklore), Paul Carpentier (Musée du Québec, Musée canadien des civilisations), Jean-Claude Dupont (INC, Musée de la civilisation), Bernard Genest (ministère de la Culture et des Communications), Paul-Louis Martin (Musée de Rivière-du Loup, CBC et UQTR), Richard Gauthier (Parcs Canada), Jean Simard (Institut national de la civilisation, muséologie Université Laval), Marcel Moussette (Parcs Canada, archéologie historique Université Laval), Richard Dubé (Musée de la civilisation), René Bouchard (art populaire, SQE), Jean Lavoie (Musée de Vaudreuil, CBC), Pierre Lessard (Parcs Canada), Michèle Paradis (Musée des religions, Musée de culture populaire de Trois-Rivières), Michel Lessard (UQAM, réseau des musées), Normand Lafleur (Trois-Rivières), François Tremblay (Musée de la civilisation), Laurier Turgeon (Ethnologie Université Laval, centre d’interprétation des Basques à Trois-Pistoles), Cyril Simard (CBC, réseau des économusées) ou Philippe Dubé, (Parcs Canada, Musée de la civilisation, muséologie Université Laval). Avec le recul des années, on constate que les ethnologues se sont engagés de manière significative dans la recherche et l’acquisition de collections ethnographiques, de même que dans leur mise en valeur dans le réseau des musées québécois et canadiens.

À travers ces premières expériences, Séguin découvre que les musées permettent de diffuser des travaux scientifiques à un large public. L’exposition devient un espace de médiation entre le chercheur et le grand public. C’est ce qui motive Séguin à concevoir le projet de création d’un musée des arts et traditions populaires québécois à Trois-Rivières. À ce propos, il souligne la nécessité d’en faire un lieu d’expression de l’identité québécoise : « [il] est beau de parler d’identité et de fierté, mais encore faut-il donner un sens à cette identité et à cette fierté. Comment parler de musée sans parler de conservation du patrimoine ? » (Séguin dans Dorion 1976 : 8).

Malgré l’énergie qu’il déploie pour réaliser ce projet et malgré l’appui inconditionnel du recteur de l’UQTR, Gilles Boulet, il faudra attendre plus de vingt ans pour que le projet se réalise. À titre de directeur général, Gilles Boulet inaugure finalement le Musée des arts et traditions populaires du Québec à Trois-Rivières le 26 juin1996. Malheureusement, dès la première année, le nouveau Musée éprouve des difficultés financières, de sorte que Gilles Boulet doit quitter un an plus tard (1997)[14]. Après plusieurs changements au niveau de l’administration, le Musée ferme ses portes en 1999 pour rouvrir au printemps 2003 sous un autre nom et un autre concept. Les raisons de cet échec sont difficiles à cerner, dans la mesure où plusieurs facteurs ont contribué à la fermeture[15]. Une chose est certaine, le projet initial de Séguin de créer un musée national d’ethnologie ne s’est pas réalisé. Cependant, on peut dire que le Musée de la civilisation se rapproche de ce que Séguin envisageait comme muséologie. Lorsqu’on examine attentivement l’exposition permanente Mémoires[16], on y retrouve les thèmes de recherche de Séguin ainsi que le type d’objets qu’il a collectionnés tout au long de sa carrière. D’ailleurs, l’exposition que le Musée de Trois-Rivières consacra en 1996 à l’oeuvre de Séguin était une des expositions préférées des visiteurs, qui y découvraient ce personnage plus grand que nature.

Fortune critique

Robert-Lionel Séguin s’inscrit dans la continuité des grands chercheurs comme Barbeau, Lacourcière et Morisset. Cependant, il s’est tenu en marge des grands courants de recherche ; il les a le plus souvent devancés. Bien qu’il ait côtoyé Luc Lacourcière, fondateur des Archives de folklore de l’Université Laval, et ses collaborateurs préoccupés par la cueillette et l’étude des faits de folklore, Séguin a choisi de poser son regard sur les objets de la culture matérielle. Il a ouvert un champ dont Barbeau, Massicotte et Morisset avaient déjà révélé les pistes.

Bien que la position de Séguin ait été critiquée par plusieurs historiens lors de l’édition de sa première thèse sur l’Habitant en 1967, on a pu constater que sa préoccupation pour la culture matérielle et par conséquent pour la vie quotidienne a transformé la discipline historique. Au milieu des années 1970, de nombreux historiens commencent à s’intéresser à la vie sociale et à la vie quotidienne. Je pense aux historiens de l’Université Laval qui s’associent aux travaux des ethnologues dans le cadre du CÉLAT. Aujourd’hui, les historiens ne remettraient plus en question l’intérêt de travailler sur des problématiques qui permettent de mieux comprendre les dynamiques de la vie quotidienne et de la culture populaire. En ce sens, les efforts de Séguin auront porté fruit.

Tout au long de sa carrière, Séguin se révèle comme un chercheur et un communicateur de premier plan. Il ne cache d’ailleurs pas sa position comme nationaliste engagé. Il reçoit plusieurs distinctions, dont le Prix de l’Association des hebdomadaires de langue française du Canada en 1953, le Prix du gouverneur général en 1968, le Prix Broquette-Gonin de l’Académie française, le Prix France-Québec et finalement le Prix Duvernay (Médaille Benne Morenti de patria) décerné par la Société Saint-Jean-Baptiste de Montréal. De plus, Séguin est reçu membre de la Société royale du Canada, de la Société des dix, de la Société internationale d’ethnologie et de folklore (Paris) et de la Société académique de l’Oise (Beauvais). Il n’est pas surprenant que le gouvernement du Québec ait créé en 1984 le Prix Robert-Lionel-Séguin, décerné annuellement, pour souligner la contribution exemplaire d’une personne qui a oeuvré dans le domaine de la sauvegarde et de la mise en valeur du patrimoine bâti (www.culture-quebec.qc.ca).

Séguin a réalisé une carrière universitaire particulière. Après sa thèse de doctorat sur l’Habitant, on imagine qu’il aurait pu faire carrière à l’Université Laval en développant le champ de la culture matérielle comme l’avait déjà fait Lacourcière pour les traditions orales. Pourtant, Séguin ne trouvera jamais vraiment sa place à Laval. Il faudra attendre l’arrivée de Jean-Claude Dupont et de Jean Simard au début des années 1970 pour que ce secteur de la culture matérielle connaisse un véritable développement à l’Université Laval. Séguin trouvera plutôt sa place à l’UQTR, où il met en place un centre de recherche sur la civilisation traditionnelle. Ce passage à L’UQTR se termine mal pour Séguin. Des tensions se développent avec les historiens de l’UQTR, de sorte que Séguin se voit en quelque sorte forcé de donner sa démission. Jean Simard rappelle cet épisode difficile en soulignant la contribution unique de Séguin à l’histoire culturelle du Québec.

En 1980, Séguin démissionne de ses fonctions de professeur parce que ses collègues avaient majoritairement voté pour lui retirer toute tâche d’enseignement. Le mépris auquel fait allusion Séguin au terme de sa lettre semble lui avoir survécu puisque, 14 ans après sa mort survenue en 1982, lesdits collègues se sont fait rarissimes à l’ouverture officielle du musée consacré à l’oeuvre de sa vie. Pourtant cet ethnologue aura doté Trois-Rivières et tout le Québec du plus important corpus d’archives de la vie matérielle de notre peuple. C’est à Gilles Boulet, devenu le premier directeur de ce musée, que nous devons la réalisation du rêve de Séguin.

1996 : 149

Le centre de recherche sur la civilisation traditionnelle n’a malheureusement pas survécu à Séguin. Cependant, l’idée de créer un musée des arts et traditions populaires a fait son chemin, grâce à son ami Gilles Boulet. Malgré tous les efforts de Gilles Boulet, le projet d’un musée des Arts et traditions populaires n’a pas donné les résultats attendus. Les choses auraient certainement été différentes si le Musée avait vu le jour à la fin des années 1970, alors que l’ethnologie et l’intérêt pour la culture matérielle atteignaient un large public. Aujourd’hui, le Musée de culture populaire de Trois-Rivières fait peu de place à la recherche sur les collections et la culture québécoise. Séguin imaginait plutôt un musée sur le modèle des arts et traditions populaires de Paris, qui intègre le centre d’ethnologie française. Quoi qu’il en soit, la collection Séguin est toujours conservée au Musée québécois de culture populaire où elle reste accessible aux chercheurs et aux muséologues.

Sans qu’il ait souhaité faire carrière comme muséologue, Séguin a consacré une grande partie de sa carrière aux musées. Il a participé à des projets importants et il a finalement constitué les bases de ce qu’allait devenir le Musée des Arts et traditions populaires du Québec. Par l’originalité de ses travaux, il a inspiré et contribué à la formation de toute une génération de chercheurs en culture matérielle et d’ethnomuséologues.

Bien qu’il soit décédé il y a plus de vingt ans, les ouvrages de Robert-Lionel Séguin demeurent des références incontournables. On est en face d’une oeuvre qui a franchi la barrière du temps et qui demeurera une balise, au même titre que l’oeuvre de Marius Barbeau ou de Luc Lacourcière.

Si j’avais à qualifier l’oeuvre de Séguin, je dirais qu’il apparaît comme le premier ethnohistorien du Québec et l’un des premiers muséologues de la culture matérielle. D’ailleurs, on l’a souvent qualifié d’historien de l’homme du Québec pour le distinguer des historiens qui l’ont peu reconnu en raison de ses intérêts et de son engagement pour la connaissance du patrimoine québécois. Heureusement, le patrimoine est revenu à l’honneur dans les milieux universitaires depuis le dépôt par le groupe-conseil, sous la présidence de Roland Arpin, d’une proposition de politique du patrimoine culturel (Notre patrimoine, un présent du passé… 2000).

En fait, Séguin est venu à l’ethnologie par le biais de l’histoire et ce passage a laissé des traces profondes dans ses travaux. C’est pourquoi son oeuvre se situe dans une zone frontière entre l’histoire, l’ethnologie et la muséologie. Heureusement, ces frontières tendent aujourd’hui à disparaître. S’il était toujours présent, on pourrait dire de Séguin qu’il s’inscrit dans la vague de cette nouvelle science des civilisations, la culturologie (Rémaud 2003). Je crois que dans quelques années, on verra probablement Séguin comme un historien de la culture québécoise.