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Les cités sur le point de mourir se renouvellent dans une nouvelle mutation de l’espace, l’espace-réseau, dans lequel habiter ne veut plus dire résider, mais circuler. Assiste-t-on au retour du nomadisme ? (Radkowski 2002 : 136).

Dès les années 1960, Radkowski s’interrogeait sur l’avenir de nos sociétés modernes au travers d’une analyse sur la ville et l’habitat humain. Il présageait le grand retour du nomadisme dans les manières d’habiter, s’opposant à de nombreux chercheurs qui, eux, envisageaient l’apogée de la sédentarité. Aujourd’hui ce chercheur a été rejoint par de nombreux sociologues, ethnologues, géographes, philosophes, qui s’intéressent aux nouvelles mobilités générées par les mutations des sociétés contemporaines. Ainsi, Maffesoli (1997) et Attali (2003) conçoivent que l’homme moderne est avant tout nomade et qu’il erre quotidiennement lors de ses nombreux déplacements dans des espaces de plus en plus larges. Mais au lieu de parler d’errance, qui renvoie souvent à une connotation négative, on domestique le terme en utilisant la notion de mobilité.

De nos jours, tout contribue au développement de la mobilité et ce, principalement grâce à l’évolution technologique et aux améliorations des moyens de circulation et de communication. Ces améliorations généreraient un élan de mobilité et permettraient à la fois un nomadisme virtuel — de chez soi par la télévision ou Internet — et une sédentarité virtuelle en déplacement, grâce notamment à l’utilisation du téléphone cellulaire. Ces avancées technologiques témoignent de l’engouement pour la mobilité concourrant à apaiser la « rugosité » de la mobilité par le sentiment d’être chez soi tout en se déplaçant. Le nomadisme se « sédentarise » et, ajouterai-je, la sédentarité se « nomadise » par le fait même de pouvoir découvrir le monde de chez soi[1]. Cet oxymore, qui allie sédentarité et nomadisme, sera testé tout au long de cet article à travers l’analyse d’un mode de vie mobile dans lequel, pour reprendre les termes de Radkowski, « habiter ne veut plus dire résider, mais circuler ». L’habitat n’étant plus attaché à un territoire défini, il devient mouvant, générant par là même un nomadisme de chez soi. Pour comprendre cette idée, je m’attacherai au cas particulier du full-time RVing[2]et montrerai comment ce mode de vie témoigne d’une fusion entre nomadisme et sédentarité dans la société nord-américaine à travers une analyse de sa population, de son histoire et de son fonctionnement. J’analyserai également la manière dont le nomadisme de celui-ci interfère sur les représentations émique[3] et étique d’une valeur clé en Amérique du Nord : la famille.

Le full-time RVing : l’essence même de la « nord-américanité » ?

Le full-time RVing consiste à vivre à l’année dans un véhicule récréatif (VR) et à arpenter les routes nord-américaines. Le véhicule récréatif devient alors l’unique demeure de ses occupants, les full-time RVers[4], qui ont vendu leur logement et la majorité de leurs biens pour entrer dans le monde du full-time RVing. Le camping à plein temps est un mode de vie fondé sur la mobilité, mais l’on voit d’emblée en quoi ce type de mobilité permanente se distingue des autres formes de migrations jusqu’alors étudiées telles que les diasporas, les exils et les autres formes de nomadisme, comme celui des gitans (Salo 1987 ; McLaughlin 1980) ou des Peuls (Dupire 1962). Le full-time RVing se singularise par une mobilité en continu qui s’effectue au sein d’un même pays ou d’un pays voisin, ne générant qu’un faible fossé culturel, et qui fait l’objet d’un choix et non d’une appartenance filiale ou d’une contrainte. La conception de la mobilité est donc revisitée au travers du full-time RVing comme une forme de néo-nomadisme encore inexplorée dans la recherche scientifique. Si la notion de « nomadisme » dans ses définitions premières s’entend comme « une existence au quotidien liée aux exigences des mouvements migratoires, une structure sociale de type tribal, une affirmation de farouche indépendance, des cultures aux traits d’une grande spécificité » (Nouss et Laplantine 2001 : 455), il faut dans ce texte élargir cette notion au fait de vivre en déplacements continuels, c’est-à-dire à un refus de sédentarité. Les full-time RVers sont d’ailleurs les premiers à se considérer comme « nomades », voire également comme « itinérants », « gitans » ou « hobos[5] ».

Comme l’affirme Maffesoli (1997), le voyageur est porteur de nouveautés, il incarne le changement, le mouvant. Mais cela ne va pas sans entraîner un sentiment d’inquiétude dans les sociétés qui valorisent l’enracinement et la sédentarisation comme l’histoire a pu le démontrer à plusieurs reprises. Aujourd’hui le voyageur ne véhicule plus le même sentiment de peur, mais il reste toutefois un personnage difficile à appréhender et souvent fortement stéréotypé. Le full-time RVer n’échappe pas à cette réalité, même s’il reste peu connu. De par le changement qu’il apporte dans la société nord-américaine, qui valorise la « maison » et l’accumulation des biens comme témoins de réussite, on peut se demander s’il réfute et renie cette société ou si au contraire il en exprime une tendance actuelle. Il est vrai que l’histoire a démontré que l’Amérique du Nord avait dans ses veines une forte culture de la mobilité, mais en même temps une grande volonté d’enracinement. Le full-time RVer ne serait-il pas un représentant de cette dualité ?

À la découverte des full-time RVers : le terrain de recherche ethnologique

Le RVing, ou camping en VR, attire différents types de populations regroupés sous trois termes : les campeurs à plein temps, les campeurs saisonniers et les campeurs occasionnels[6] (Jobes 1984). Cette analyse, fondée sur plusieurs terrains de recherche ethnologique, se consacre ici au mode de vie développé par les campeurs à plein temps, seuls à adopter cet habitat à l’année. L’approche adoptée a nécessité de me rendre moi-même mobile pour éprouver les différentes facettes du full-time RVing. Pour ce faire, j’ai partagé un véhicule récréatif avec un full-time RVer pendant deux mois, puis j’ai eu mon propre véhicule pour vivre parmi eux pendant quatre mois[7].

Dans le cadre de ces différents terrains de recherche, j’ai mené des enquêtes dans des campings, des parcs nationaux, sur la route, dans des arrêts routiers, des Wal-Mart, le désert, rendant ainsi compte des différents « territoires » des full-time RVers. J’ai réalisé de nombreuses observations de la vie quotidienne de ces derniers, principalement sous la forme d’observations participantes et j’ai effectué une centaine d’entretiens auprès de campeurs à plein temps provenant du Québec, des autres provinces canadiennes et des États-Unis. Ces démarches ethnologiques m’ont permis de les voir vivre au quotidien et de comprendre comment ils articulent sédentarité et nomadisme, me conduisant à appréhender les différentes facettes de ce phénomène contemporain. Mais qui sont ces full-time RVers ?

Une population hétérogène

Une recherche effectuée par le Recreation Vehicule Industry Association (RVIA), créée en 1973, aidée d’une équipe de recherche de l’Université du Michigan, montre qu’aux États-Unis, 7,2 millions de véhicules récréatifs[8] sont en circulation, ce qui représente une population d’environ 30 millions de RVers. Un foyer sur douze possèderait donc un véhicule récréatif et il est prévu que ce chiffre augmente fortement d’ici quelques années. Au Québec, une enquête effectuée par l’association Camping Québec en 2000 estime qu’un tiers des ménages au Québec sont propriétaires d’un véhicule récréatif. Ces chiffres comprennent les trois types de population des campeurs, à savoir aussi bien des campeurs à plein temps que des campeurs saisonniers ou occasionnels.

Aucun nombre précis ne peut quantifier la population des campeurs à plein temps en raison de sa mobilité permanente. Malgré les difficultés pour comptabiliser la population des full-time RVers, une estimation de trois millions de personnes, récurrente dans plusieurs enquêtes, semble tout à fait plausible (Counts 1996) ; cependant, cette estimation reste à manipuler avec précaution, sachant qu’aucun chiffre précis ne peut être émis. Ces trois millions de campeurs à plein temps incluent aussi bien des Américains et des Canadiens que des Québécois. Il faut en effet savoir que ces trois populations sont représentées de manière approximativement égale au sein des campeurs à plein temps à la vue de leur démographie respective. Si le dénombrement exact de la population des full-time RVers s’avère difficile, c’est essentiellement en raison d’une contrainte à laquelle ils font face : l’absence d’adresse.

L’adresse : la sédentarité à l’heure de la mobilité

Dans les recensements américains, une personne qui n’a comme adresse fixe que son véhicule récréatif est recensée dans la catégorie sans-abri. Pour éviter cela et continuer à bénéficier des services administratifs tels que la banque, l’assurance-santé, le permis de conduire, les full-time RVers se doivent de trouver une adresse fixe qui, toutefois, ne correspond pas à leur domicile. Comme beaucoup l’avouent, cela leur pose un problème de conscience car ils sont obligés de tricher en indiquant une fausse adresse, dans le but de rester dans la légalité.

By using a false address, the government makes us lie. We have to lie about our address in order to have an address or a licence plate.

Stephen, Arizona, hiver 2005

The state ignores full-timers because they don’t know how to tax them. They make us feel illegal because we don’t have any address. I mean we have an address but we don’t live over there, so we feel like illegal.

Pamela, Arizona, hiver 2005

Pour remédier à cette contrainte de sédentarisation, les full-time RVers utilisent fréquemment l’adresse d’un des membres de leur famille, sans pour autant y demeurer. C’est le cas de Diane et René qui adoptent celle de leur fille au Québec et d’Amy et Austin qui prennent celle de leur fils en Pennsylvanie.

Our daughter takes care of everything for us. The mail goes there. So what happened is we just keep our address in Northampton. All our mails go there. And then once every two weeks, you know, my daughter puts everything in a big envelope and sends it back to us.

Ray, Floride, hiver 2003

D’autres vont choisir d’intégrer une association telle qu’Escapees qui propose un service d’adresse fixe. Ainsi, en adhérant au club et à ce service, comme l’ont fait Mick et Patty, leur adresse devient « 109 Rainbow Drive, Livingston, Texas, 77399 ». Chaque adhérent est référencé à cette adresse avec un numéro de boîte postale qui lui est propre. Certaines entreprises proposant une adresse géographique sont également populaires auprès des full-time RVers. Celles-ci ont bien entendu un coût et proposent les mêmes services que dans des associations de RVers. Mais si le système de boîte postale est accepté en tant qu’adresse géographique, c’est uniquement dans le cadre de ces types d’associations. Il faut en effet savoir qu’une boîte postale n’est normalement pas considérée comme une adresse géographique.

Les taxes sont un facteur important dans le choix de l’adresse géographique. En effet, certains états américains proposent la suppression des impôts sur les salaires. Ces états sont l’Alaska, la Floride, le Nevada, le New Hampshire, le Dakota du Sud, le Tennessee, le Texas, l’état de Washington et le Wyoming (Peterson 1992). Certaines provinces canadiennes sont aussi attractives. Ainsi, Alfred a quitté le Québec afin de rejoindre l’Alberta, province qui offrait un net avantage en ce qui concerne les impôts. Il est ainsi fréquent que les full-time RVers choisissent une adresse fixe dans l’un de ces états afin de réduire les impôts à payer.

Néanmoins, certains amateurs de ce mode de vie choisissent de n’avoir aucune adresse fixe, se privant ainsi de plusieurs de leurs droits. Cette partie de la population des campeurs à plein temps se trouve alors placée dans la catégorie des sans-abri lors des recensements américains (Counts 1996). Ce constat renvoie aux problèmes de prise en compte des populations mouvantes au sein des sociétés modernes. Les nomades ont toujours véhiculé un sentiment de peur auprès des gouvernements divers (Maffesoli 1997 ; Attali 2003), de par leur mode de vie mobile et leur volonté première de liberté. C’est pourquoi ces mêmes gouvernements ont tenté de les sédentariser par l’adresse afin de mieux les contrôler. Si certains campeurs à plein temps sont aujourd’hui considérés comme sans-abri, cela témoigne d’une faiblesse toujours actuelle des gouvernements pour cerner ces populations mobiles. Cette population de campeurs à plein temps ne cessant de croître, les gouvernements devront donc tenter d’adapter leur législation afin de prendre en compte cette nouvelle population nomade.

Des horizons variés

Parmi les variables démographiques des campeurs à plein temps, la situation géographique importe peu dans ce mode de vie puisqu’il attire des personnes venues de toute l’Amérique du Nord. Néanmoins, la grande majorité provient du Nord, nord des États-Unis, Canada, Québec, en raison du climat plus rigoureux pendant la saison hivernale. Ils migrent ainsi vers les états du sud des États-Unis pendant l’hiver au gré de leur véhicule récréatif. S’il est vrai qu’il n’existe aucune restriction géographique pour devenir campeur à plein temps, les Canadiens et les Québécois doivent toutefois faire face à un obstacle. Ils doivent demeurer sur le sol canadien six mois et un jour par an[9] afin de conserver leur assurance maladie, comme me l’ont expliqué plusieurs campeurs québécois. Le coût des assurances maladie aux États-Unis étant très élevé, les campeurs à plein temps canadiens choisissent généralement de conserver leurs assurances maladies provinciales. Mais ce bénéfice financier impose la contrainte de ne s’absenter du pays que six mois moins un jour ; ils doivent par la suite revenir au Canada. Cette limitation de six mois moins un jour empêche de nombreux campeurs de voyager où bon leur semble, mais cela ne freine pas les plus convaincus. Ils s’adaptent et voyagent alors au sein même de leur pays pendant ces six mois et un jour.

En ce qui concerne les autres variables démographiques, les recherches que j’ai menées ont démontré que le full-time RVing est un mode de vie qui attire aussi bien des hommes que des femmes. La majorité des campeurs à plein temps est en couple, mais on rencontre également des célibataires, aussi bien de la gent féminine que masculine, ainsi que des familles. Certes, le nombre de familles chez les campeurs est moindre, mais parents et enfants s’adonnent tout de même à ce mode de vie. Dans ce cas, les enfants sont généralement scolarisés « à la maison » par leur mère, ce qui leur permet de poursuivre un cursus scolaire normal. Le full-time RVing attire également des personnes de classes sociales variées, même si la classe moyenne est fortement représentée. Il est alors possible de croiser des personnes de classes sociales différentes partageant un même territoire, que celui-ci soit un camping, le désert, un arrêt routier, ou autre. Les seules références visibles à une classe sociale résideraient dans le choix du véhicule récréatif ou bien dans le luxe du terrain de camping[10]. Ainsi des bus reconvertis d’une valeur d’un million de dollars côtoient-ils des tentes-caravanes de 15 000 dollars (figures 1 et 2).

L’âge, variable importante

Si le sexe, le statut familial et la situation géographique importent peu dans la pratique du RVing, qu’en est-il de l’âge ?

Nombreux sont ceux qui croient que le full-time RVing est l’apanage des personnes âgées. Or, l’échelle d’âge des pratiquants est beaucoup plus large, puisqu’on est amené à rencontrer de jeunes couples d’une vingtaine d’années tout comme des octogénaires. Certes, la majorité des campeurs à plein temps est âgée de plus de cinquante ans, mais elle n’a pas l’exclusivité. Des personnes plus jeunes et encore dans la vie active optent pour ce mode de vie mobile. Nous abordons alors ici une dyade très importante chez les full-time RVers : la vie active et la retraite.

Si l’âge est un facteur important pour déterminer la notion de vieillesse, il semble que la sortie du monde du travail soit également centrale. De nos jours, les sociétés occidentales attribuent le début de la vieillesse sociale à l’âge de la retraite, alors que le vieillissement physiologique est attribué au quatrième âge. Ce passage de la vie active à la non-activité est le facteur déterminant de la vieillesse. Pourtant, aujourd’hui, nombreux sont les retraités à être en pleine santé et à profiter de leur forme pour vivre des expériences nouvelles lors de leur retraite. C’est le cas d’un grand nombre de campeurs à plein temps. Soit ils attendent la retraite, soit ils prennent une retraite anticipée pour profiter de leur bonne santé, pour partir sur les routes à la recherche de nouvelles aventures.

Figure 1

Bus reconverti, Floride, hiver 2003.*

Bus reconverti, Floride, hiver 2003.*
* Toutes les photographies sont de l’auteure.

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Figure 2

Tente-caravane, Floride, hiver 2005.

Tente-caravane, Floride, hiver 2005.

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Si les retraités représentent une majorité de la population des campeurs à plein temps, ils ne sont toutefois pas les uniques représentants de ce mode de vie. Des personnes encore dans le monde actif s’adonnent au full-time RVing. Lors de ma recherche, la proportion des campeurs à plein temps dans la vie active était de 24% pour les actifs à temps plein et de 21% pour les travailleurs à temps partiel, pour 56% de campeurs retraités. Les campeurs à temps plein actifs peuvent être regroupés sous deux catégories : les « boomers » et les « professionnels mobiles ». Les boomers, âgés en moyenne de 50 ans, sont des personnes trop jeunes pour prendre leur retraite mais qui choisissent d’abandonner la vie économique traditionnelle pour s’adonner à la pratique du RVing. Comme ils ne recevront leur pension de retraite qu’après soixante ans, ils se doivent de travailler pour subvenir à leurs besoins. Ils travaillent alors de manière saisonnière ou choisissent des emplois à temps partiel. Cette dernière option est très populaire chez les campeurs à plein temps, ce qui a engendré la création d’une organisation du nom de Workcamper. Cette organisation propose aux campeurs de travailler dans les camps, les parcs nationaux ou les parcs d’état.

I went to Yellowstone and met someone who was working as a camphost. I asked him how I can do that and he told me to check the Workcamper website. I found it and put a resume on it and a picture of my RV. I received a lot of answers from Florida. I chose this camp because it looked clean and beautiful. So we moved here for one year. And next summer we are going to Michigan because we found another job over there [...]. Here I clean the bathrooms and the laundry. My husband does the outside and the gardens. I work two days a week and have five days off. And in Michigan, I will work at the office.

Alice, Floride, hiver 2003

Les workcampers peuvent travailler à l’accueil, s’occuper de l’entretien ou des réparations diverses dans le camp ou le parc. Le temps de travail demandé est généralement de vingt heures par semaine. Ces emplois sont souvent non rémunérés, mais permettent d’obtenir un emplacement gratuit dans le camp. Néanmoins, il est parfois possible de se voir attribuer un emploi à plein temps dans les camps, surtout si les campeurs sont encore en pleine force de l’âge.

Si ces systèmes conviennent parfaitement aux personnes ne souhaitant pas revenir à une vie professionnelle classique, d’autres au contraire continuent une activité professionnelle s’accommodant d’un mode de vie à plein temps dans un VR. Ainsi l’activité de certains les amène à voyager et la solution du véhicule récréatif est idéale pour ce genre d’emploi. J’ai pu rencontrer des campeurs à plein temps qui fondent leur propre entreprise d’équipement pour VR, de réparation pour bateaux nécessitant de se rendre dans les principaux ports des États-Unis, des campeurs à plein temps récoltant des fruits et légumes et se déplaçant au gré des saisons, des représentants de commerce amenés à aller démarcher de futurs clients. D’autres campeurs à plein temps occupent une profession ne nécessitant pas de déplacements, mais s’accommodant d’un mode de vie dans un VR. Ainsi leur emploi leur permet de vivre où bon leur semble, soit parce que le travail est présent où qu’ils aillent (c’est le cas des informaticiens ou des infirmières), soit parce que leur travail n’est pas assujetti à un lieu fixe (comme pour les pilotes de l’air ou les adeptes du télétravail).

Il est donc tout à fait possible d’associer une activité professionnelle au RVing. La mobilité générée par ce mode de vie n’est pas un frein à une vie professionnelle. Le télétravail, qui suppose de travailler à distance, se développe d’ailleurs de plus en plus dans ce mode de vie et dans la société en général. Les actifs se mêlent donc aux retraités, ce qui permet de rejeter un stéréotype fréquent en Amérique du Nord : le full-time RVing n’est pas l’apanage des personnes retraitées.

La route, emblème du nomadisme nord-américain

Depuis sa colonisation, l’Amérique du Nord est porteuse d’un esprit, d’une mentalité, où le voyage, l’aventure, la conquête sont les maîtres mots. On repense alors aux pionniers dans leurs roulottes à la fameuse conquête de l’Ouest, à Buffalo Bill, figure emblématique des cow-boys, au hobo travailleur nomade, à la Beat generation dont Kerouac est le célèbre représentant avec son ouvrage On the road, aux hippies et à leurs vans décorés de fleurs, à Jim Morrison, Bob Dylan, aux Rolling Stones qui évoquent le voyage de par leur simple nom, ou bien encore à Willie Nelson et aux Canned Heat qui ont tous deux entonnés le fameux On the road again. Tous célèbrent à leur manière l’imaginaire de la route. Ces personnes ont toutes joué un rôle important dans la pérennité de ce « mythe de la route » envoûtant l’Amérique du Nord.

Les années 1950 et 1960 sont dominées par une philosophie de vie liée au voyage, à l’appel de l’espace américain. Comme l’explique parfaitement Steinbeck dans son ouvrage Travels with Charley, « Americans have a hunger to go some day, to move about, free and unanchored » (1966 : 12). La route permet de réaliser ce désir de partir et entre alors dans les esprits de nombreux Nord-américains.

Figure 3

La route, cette mystérieuse (Louisiane, hiver 2003).

La route, cette mystérieuse (Louisiane, hiver 2003).

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Mais si toutes ces générations ont adopté une manière à elles de goûter à l’expérience de la route, de partir, de découvrir l’ailleurs, qu’en est-il aujourd’hui ? Cet imaginaire perdure-t-il auprès d’une nouvelle génération ? « Un emblème ne peut naître, et surtout perdurer, que s’il est en correspondance avec l’esprit du temps » nous avoue Maffesoli (1997 : 109). Le full-time RVing témoigne ainsi que l’esprit du temps est actuellement nomade. Le mode de vie incarne un néo-nomadisme venant faire perdurer l’esprit de la route et de l’aventure consacré par la Beat Generation. Il confirme les théories avancées par de nombreux chercheurs concernant le retour du nomadisme dans le cas précis de l’Amérique du Nord.

Naissance d’une nouvelle forme de mobilité : le véhicule récréatif

Le RVing est né de cet imaginaire de la route et de cette volonté de découvrir les étendues nord-américaines. Mais cette pratique n’est pas nouvelle, puisque l’on peut attribuer l’origine du RVing aux premiers Américains à avoir quitté leur demeure pour vivre sur les routes au début du XXe siècle. Ces personnes, appelées autogypsies en référence aux gitans, vivent dans leur gypsy van, sorte de roulotte améliorée (White 2000 : 14). Ce rôle ancestral est pourtant contesté par la célèbre épopée américaine des pionniers. Dunlop (1987), qui s’est attaché à l’histoire du VR, ainsi que des campeurs à plein temps, attribue à la roulotte des pionniers ce rôle d’ancêtre du VR. L’état d’esprit aventurier, indépendant, libre des pionniers est d’ailleurs toujours une référence pour les campeurs, ce qui permet d’accorder aux chariots bâchés des pionniers un rôle important dans l’histoire du VR.

Alors que la vie itinérante était naguère réservée aux gitans, hobos et artistes, les conditions routières s’améliorant au fil des années, la population bordant les routes se diversifie. Les bords de route prennent alors un tout autre aspect grâce à l’affluence des automobilistes. Des campings, des stations service, des restaurants se créent, favorisant ainsi l’attraction des voyageurs. « Americans now felt at home on the road because it had become an elongated, motorist-oriented community with commercial clusters scattered along its length » (White 2000 : 4). Grâce à cette diversification de la population peuplant les bords de route, différents mondes se côtoient. Ainsi une population de classe moyenne et de classe plus aisée est amenée à rencontrer sur cet espace qu’est la route une population plus pauvre. Cette diversité perdure aujourd’hui dans le cas du full-time RVing, puisque des lieux stratégiques comme la route ou le désert sont des espaces de rencontres de populations différentes pratiquant ce même mode de vie.

Si le camping se développe dans cette première moitié du XXe siècle grâce à l’automobile, les classes moyennes se tournent de plus en plus vers un nouveau véhicule : l’autocaravane. En effet, les classes moyennes revendiquent des habitations simples, pratiques et confortables. Elles trouvent alors dans l’autocaravane une réplique miniaturisée de leur chez-soi. Cette nouvelle invention inaugure l’ère des véhicules récréatifs.

Les années 1950 marquent le boom économique des ces nouveaux véhicules récréatifs. L’amélioration des routes fait croître la vente des VRs, tout comme la promotion faite par des artistes. Ainsi, John Steinbeck décide de découvrir les États-Unis en caravane, alors qu’Elvis Presley choisit l’autocaravane pour ses voyages répétés entre Graceland, Memphis et Hollywood. Le VR est également porté à l’écran grâce au journaliste Charles Kuralt. Ce dernier, correspondant de CBS News, se déplaçait à travers les États-Unis avec son véhicule récréatif, devant lequel il présentait chacune de ses interventions. Son VR est ainsi devenu une image populaire à la télévision. Le VR s’éloigne alors du camping pour se rapprocher du logement « portatif ». On ne parle plus d’autocaravane, mais de motorhome. De cette constante promotion découle une expansion rapide des VRs, engendrant ainsi l’apparition sur le marché d’une nouvelle compagnie qui décide de diminuer les prix des motorhomes afin de les rendre accessibles à tous ; l’hégémonie de Winnebago[11] débute. Elle sera telle que le nom Winnebago reste synonyme de VR de nos jours.

Un autre événement va promouvoir l’expérience du VR ; il s’agit du mouvement hippy. En vivant dans des bus reconvertis ou des minivans [fourgonnettes], les hippies font l’éloge de leur individualisme, de leurs valeurs spirituelles et de leur détachement de la société en rejetant l’industrialisation (White 2000). Le mode de vie des hippies conduit à la promotion des VRs auprès d’une population de plus en plus large, qui associe cette image des VRs à un fort sentiment de liberté. C’est ainsi que des années 1920 aux années 1960, le VR a connu une véritable expansion grâce aux améliorations techniques, mais également routières et économiques. On est loin de l’image des chariots bâchés. Néanmoins le concept reste identique : voyager au gré de son habitation, qui renferme toutes les possessions de son occupant. Ainsi, des roulottes des pionniers, on est passé aux véhicules récréatifs dans lesquels le confort évolue de jour en jour. Les améliorations ne cessant de croître, le goût de la mobilité a pris une proportion considérable dans les mentalités nord-américaines tout au long de ces années. Aujourd’hui, le RVing attire des millions de personnes à l’affût d’aventure et de liberté, les deux concepts clés de cet imaginaire de la route si bien évoqué par Kerouac.

[He was] crossing and recrossing the country every year, south in the winter and north in the summer, and only because he had no place he could stay in without getting tired of it and because there was nowhere to go but everywhere, keep rolling under the stars, generally the western stars.

Kerouac 1991 : 26

Mais si le RVing a pu connaître un tel engouement, il ne faut pas omettre de signaler que l’avancée technologique et technique est à la base même de cette ascension en rendant plus aisée la mobilité.

Allier nomadisme et sédentarité

Le full-time RVing n’aurait certainement pas fait autant d’adeptes si les conditions liées à la mobilité de ce mode de vie n’étaient pas aussi développées. En effet, il faut préciser que les banques, les régies d’assurance maladie, les douanes, la téléphonie et d’autres institutions offrent la possibilité de réaliser ce mode de vie mobile tout en conservant un certain confort administratif et technologique. De nombreux aménagements sont faits pour que la mobilité ne soit pas une contrainte. Le véhicule récréatif lui-même est conçu pour un confort maximum, le même que celui d’une maison ou d’un appartement.

Figure 4

Intérieur de caravane à sellette (Arizona, hiver 2005).

Intérieur de caravane à sellette (Arizona, hiver 2005).

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Ainsi tous les VRs sont équipés d’une cuisine aménagée (comprenant réfrigérateur, congélateur, micro-ondes et four), d’un système audiovisuel, d’un système de son et ils sont nombreux à posséder un lave-linge et un sèche-linge combinés, ainsi que l’air conditionné. Les campeurs à plein temps sont également adeptes du téléphone cellulaire, ce qui leur permet d’être joints peu importe l’endroit où ils se trouvent. Leur nomadisme est donc fortement imprégné du confort lié à la sédentarité, ce qui confirme l’idée que ces deux états s’allient dans le contexte actuel de la mobilité du full-time RVing.

D’un autre côté, le VR représente aujourd’hui un véritable instrument de la mobilité, alliant transport et habitat, en d’autres termes alliant nomadisme et sédentarité. En effet, de nos jours, le véhicule récréatif permet le déplacement en utilisant une technologie qui le rend de plus en plus facile à manoeuvrer. Que ce soient les véhicules tractés comme les caravanes ou les caravanes à sellette, ou bien les motorisés, tout est fait pour que la conduite soit aussi aisée que celle d’une automobile. Il faut seulement tenir compte des dimensions et du poids qui diffèrent. Mais pour parer à ces variables dans le cas du motorisé, tout est fait pour que le conducteur se sente à l’aise avec l’aide de rétroviseurs agrandis, d’une caméra à l’arrière du véhicule, d’un GPS et de multiples accessoires qui font du tableau de bord un véritable laboratoire de la mobilité.

La sédentarisation des full-time RVers : les espaces de stationnement 

Si les campeurs à plein temps s’adonnent à un mode de vie où la mobilité est omniprésente, il faut toutefois nuancer la fréquence de leurs déplacements. En effet, aucun campeur à plein temps n’est en perpétuel déplacement. Tous s’arrêtent à un endroit pour un laps de temps qui varie considérablement entre les campeurs. Ils se « sédentarisent » pour une nuit, une semaine ou une saison dans un espace déterminé. Certains choisissent de rester six mois à un endroit et six mois à un autre ; d’autres au contraire sont atteints de la « fièvre de la bougeotte » (drag-up fever) et sont ainsi amenés à se déplacer plusieurs fois par mois.

On aime la vie de campeurs, de changer de place, d’endroits. On est tanné puis on s’en va.

Diane, Floride, hiver 2003

You like the freedom of the lifestyle. If you don’t like someone, we move.

Glen, Floride, hiver 2003

It’s free spirit. You get up and go wherever you want. If I want snowskiing, I go.

Jerry,Floride, hiver 2003

Plusieurs variables agissent sur la fréquence des voyages des campeurs à plein temps. Le climat, les visites, l’ennui, un rassemblement de campeurs sont autant de variables qui peuvent occasionner des déplacements. Toutefois, il en est une qui est importante dans ce mode de vie, il s’agit des finances. En effet, chaque déplacement occasionne des frais supplémentaires (camping, essence, réparations du véhicule, etc.) qui ne sont pas négligeables pour tout budget de campeur à plein temps. Les personnes amenées à se déplacer le plus régulièrement sont généralement celles qui ont les plus grands moyens, ou en tout cas celles qui peuvent le faire pour un temps. Il est vrai que les premières années de full-time RVing sont souvent celles lors desquelles les déplacements sont les plus nombreux. Les campeurs veulent expérimenter cette liberté de possibles qu’offrent les multiples destinations. Toutefois, après un certain temps, ils constatent que cette grande mobilité a un coût et qu’il est préférable pour leurs finances de ralentir un peu leurs déplacements, ce qui ne les empêche aucunement de continuer à voyager.

Quand on n’a plus d’argent, on bouge plus. On se fige […]. C’est beaucoup plus dispendieux de bouger, au jour le jour c’est beaucoup plus cher. C’est trente à quarante dollars par jour pour le camping. Ca veut dire que c’est au moins neuf dollars de plus si on change à tous les soirs. Tandis que ça coûte la moitié si tu restes pour un mois.

Diane, Floride, hiver 2003

Les périodes de voyage sont donc entrecoupées de périodes de sédentarité qui nécessitent des espaces adaptés pour accueillir les campeurs. Ils peuvent se diriger vers des campings ouverts à tous, vers des parcs, ou bien alors décider d’être autonomes et faire du boondocking[12]. Le boondocking consiste à s’installer sur un terrain public et vivre sans connexion à l’électricité, à l’eau ou au tout-à-l’égout, ce qui pourrait être comparé au camping sauvage.

Figure 5

Boondocking sur un stationnement de Wal-Mart (Texas, hiver 2005)

Boondocking sur un stationnement de Wal-Mart (Texas, hiver 2005)

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Toutefois, on est loin de l’image nostalgique du camping sauvage où la nuit se passe à la belle étoile. Les campeurs peuvent stationner au milieu d’une belle forêt ou du désert, tout comme au milieu d’un stationnement comme ceux des Flying J ou de Wal-Mart, en restant confortablement installés dans leur VR.

Figure 6

Slab City, dans le désert de Californie, hiver 2005.

Slab City, dans le désert de Californie, hiver 2005.

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Alors que certains « boondockent » pour quelques jours, notamment lors des périodes de déplacement, d’autres décident de vivre plusieurs mois dans leur VR en totale autonomie, c’est-à-dire sans connexion à l’eau, à l’électricité et au tout-à-l’égout. Slab City en Californie est un lieu de prédilection pour les boondockers lors de la période hivernale. Cette ancienne base de l’armée américaine rassemble des milliers de campeurs, de novembre à mars, venus goûter à l’expérience du désert. Aucune structure n’est mise à leur service. Les campeurs doivent donc s’approvisionner en eau par leurs propres moyens et nombreux sont ceux qui s’équipent de panneaux solaires permettant ainsi de recharger les batteries du VR, ce qui leur permet de rester à Slab City pendant plusieurs mois.

Mais le boondocking ne s’adresse pas à tous les campeurs ; nombreux sont en effet ceux qui estiment que cette pratique du RVing leur fait encourir trop de risques.

Nous on préfère les campings parce qu’on n’a pas tellement apprécié. Non parce que c’est pas reposant. Quand tu voyages, la nuit, si tu veux te reposer, dans les Flying J, c’est un va-et-vient continuel, puis les camions ils laissent leur moteur tourner. Ce qui fait que tu es dérangé. Ce qui fait que tu te lèves le lendemain matin, t’es pas trop en forme, t’as pas dormi toute ta nuit. En plus faut se sentir en sécurité. On s’est pas senti en sécurité.

Diane, Floride, hiver 2003

We don’t stay in Wal-Mart or anything. I know Rob likes to stay in Flying J, which is fine, but we just want to be in campgrounds. I just think it’s safer.

Ray, Floride, hiver 2003

Ces campeurs préfèrent alors se rendre dans des camps où ils se sentent plus en sécurité. Les parcs nationaux et les parcs d’état accueillent bon nombre de campeurs. En s’acquittant d’un droit de stationnement, les campeurs peuvent demeurer au sein du parc et ce, pour une durée limitée de quatorze jours (Counts 1996). À la suite de cela, ils devront partir vers de nouvelles destinations. Si les campeurs apprécient ces parcs, ils aiment également demeurer dans des campings où ils sont autorisés à rester aussi longtemps qu’ils le souhaitent. Il s’agit de campings qui offrent une gamme de prestations variées, notamment un système de tout-à-l’égout. Une forte majorité de campeurs s’installent dans ces campings, particulièrement durant l’hiver. Les camps mettent également à la disposition des campeurs des sanitaires, des laveries automatiques et une grande variété d’activités (piscine, jeu de palets, etc.).

Les campeurs ont donc un large éventail de choix quant à leur façon de vivre le RVing. Toute une organisation est mise en place pour les accueillir, ce qui permet aux full-time RVers de vivre au mieux leur période de nomadisme tout comme leur période de sédentarité.

La mobilité conceptuelle à l’épreuve : la famille

Si la pratique du full-time RVing ainsi que son habitacle, le véhicule récréatif, naissent d’une culture de la mobilité nord-américaine ascendante, le déplacement physique n’est pas la seule caractéristique de cette mobilité. Toute une mobilité conceptuelle s’ajoute à la mobilité géographique. Pour parer à ce nomadisme de leur mode de vie, les full-time RVers doivent redéfinir de nombreux concepts associés à la société moderne encore très liée à la sédentarité. Le territoire, la culture matérielle, la famille, le chez-soi, les âges de la vie, sont autant de concepts qui se voient modifiés par la mobilité de leur mode de vie. J’analyserai ici un seul concept afin de montrer comment la mobilité (le nomadisme) influe sur les représentations que l’on se fait d’une notion clé en Amérique du Nord : la famille.

A typical stereotype of RVers in general, and retired RVers in particular, is that they are gypsi-like. They are homeless and cheap, they violate the consumer ethic, they threaten community and “family values”, and they are trailer-trash and slobs. At the same time, they are seniors who do not act their age. They are selfish, immature, gadget-ridden consumers. They pollute the atmosphere, spend their children’s inheritance, and selfishly consume scarce ressources. They are having fun instead of vegetating in their rocking chairs.

Counts 1996 : 61

Ce stéréotype tel que dépeint par Counts n’est pas à l’avantage des campeurs. Toutefois deux idées se révèlent véridiques : les campeurs retraités n’agissent pas selon les normes attribuées à leur âge et ces derniers prennent du plaisir au lieu de végéter dans leur chaise à bascule. En décidant d’adopter un mode de vie hédoniste centré sur le soi, où envies et plaisirs guident leurs décisions, les full-time RVers doivent redéfinir leur rôle au sein de la parenté. En optant pour le full-time Rving, ils savent qu’ils font le choix de s’éloigner de leur famille afin de profiter de la vie à leur tour. La « génération sandwich » (Attias-Donfut 1998), génération entourée de la génération des parents, de celle des enfants et de celle des petits-enfants, se trouve confrontée aux sollicitations émanant des membres de la famille. Cette génération se trouve donc face à plusieurs générations réclamant des attentions particulières.

De nombreux full-time RVers font partie de cette « génération sandwich » et c’est de ces campeurs qu’il sera question dans cette analyse[13]. Certains attendent d’ailleurs que leurs parents décèdent pour prendre la route. Ainsi Amy et Austin ont pris soin de leur mère jusqu’à ce que celle-ci quitte ce monde. C’est alors qu’ils ont pu mettre à exécution leur plan de devenir full-time RVers. Toutefois, ils doivent toujours faire face à deux générations, celle des enfants et des petits-enfants. « Ce stéréotype des adorables vieux grands-parents avec leur attirail de signes, cheveux blancs et rocking-chair, gâteaux et outils de jardinage reste présent dans la culture américaine » (Attias-Donfut 1998 : 21). Mais cette image est aujourd’hui contrariée par l’engouement du camping à plein temps. Les full-time RVers, en optant pour ce mode de vie, redéfinissent leurs rôles et leurs relations au sein de leur famille. Que devient alors la place attribuée aux enfants et aux petits-enfants ?

Enfant-parent : une relation inversée

« [RVers] feel justified in pursuing [RVing] and they feel they have earned the right to do it by hard work and responsability prior to retirement » (Jobes cité par Williams 1996 : 25). Leur vie ayant été consacrée à leur emploi et à leurs enfants, les full-time RVers estiment qu’ils méritent de profiter d’une retraite paisible, sans contrainte journalière. Ils choisissent alors de « poursuivre la culture de leur ego » (Attias-Donfut 1991) et de « vivre leur vie ». Le full-time RVing apparaît aux yeux des pratiquants comme une récompense pour leur travail au sein de l’entreprise et au sein du foyer familial. Ils souhaitent dorénavant avoir une vie guidée par leurs plaisirs. Si certains n’ont pas encore franchi le pas de la retraite, ils ont en tout cas fini d’élever leurs enfants (pour ceux qui en ont).

Comme me l’explique mon informateur Pierre, les relations que lui et sa femme entretiennent avec leurs enfants ne sont pas atténuées par la distance, mais au contraire renforcées. Leurs rencontres étant plus rares, elles deviennent plus intenses. Tous les sujets du quotidien tendant à banaliser les relations sont ici ignorés. Les sollicitations et les tracas liés à la proximité géographique n’interfèrent plus dans la relation parent-enfant. Pierre avoue d’ailleurs que les relations avec ses enfants se sont améliorées depuis son choix du full-time RVing. De nombreux full-time RVers sont dans le même cas et apprécient leurs retrouvailles avec leurs enfants pour une durée fixée, tout en conservant leur indépendance. Lorsque les campeurs à plein temps rendent visite à leurs enfants, ils sont nombreux à préférer dormir dans leur VR garé dans l’allée plutôt que d’occuper une chambre chez leurs enfants.

On pourrait alors aller chez notre fille, ils ont un grand terrain. Ça serait plutôt eux autres (qui voudraient). « Ah venez-vous en ! Vous avez votre place ». Mais c’est pas la même chose là. On aime bien être libre, se coucher quand on veut, partir quand on veut.

Diane et René, Floride, hiver 2003

S’ils rendent régulièrement visite à leurs enfants, ces derniers viennent également voir leurs parents. Par exemple, Pierre reçoit un de ses enfants une semaine par an ; Nadine et Fernand ont eu la visite de leur fille en Arizona pendant deux semaines ; Liliane et Bertrand étaient en compagnie de leur fille Marie pour un mois. Il est vrai que le véhicule récréatif étant étroit, il leur est difficile de recevoir toute leur famille en même temps[14].

Le RVing crée certes une distance géographique, mais pas nécessairement une distance affective. Leur départ sur la route ne leur fait pas rompre tout contact avec leurs enfants. Les rencontres physiques étant plus rares, ils entretiennent avec leurs enfants des relations par téléphone, Internet et courrier. Le téléphone cellulaire est le moyen préféré de communication des campeurs. Ils peuvent ainsi être joints peu importe l’endroit où ils se trouvent et appeler quand ils le souhaitent. Le système de connexion téléphonique dans les camps étant encore limité, le téléphone portable est devenu essentiel. Les full-time RVers reçoivent généralement un appel par semaine de leurs enfants et de leurs parents (s’ils sont encore en vie).

Diane et René entretiennent également une relation épistolaire avec la mère de Diane. Ainsi, le lundi, jour de rédaction de la lettre, Diane raconte leur semaine et envoie cette lettre à sa mère puis une copie à ses enfants. Toute la famille est tenue au courant de leurs aventures. Nombreux sont d’ailleurs les enfants qui encouragent leurs parents à écrire leurs aventures, toujours emplies de rencontres inattendues et d’anecdotes diverses liées à leur mode de vie.

C’est un plus pour nous, c’est un plus pour eux. Puis comme je te disais, il me semble qu’on est plus intéressant parce qu’on a de quoi raconter. Que si on se verrait à tous les jours, qu’on s’appellerait à tous les jours, [ce serait] « ça va bien là ? Oui pas pire ». Puis ça s’arrêterait là.

Diane, Floride, hiver 2003

Le RVing est donc, de leur point de vue, bénéfique aux relations familiales. Mais si cela s’avère exact pour Diane, René et bien d’autres, il en va tout autrement pour Ray et Romy. Si leurs enfants et petits-enfants respectent leur décision de devenir full-time RVers, ce n’est pas le cas de la parenté de Romy. Sa famille d’origine ukrainienne n’accepte pas le fait qu’elle ne soit pas présente à chaque fête religieuse.

You had to be together all the time. And no one never ran out of that circle. And now since I did it, they can’t understand.

Romy, Floride, hiver 2003

Même si sa parenté n’apprécie pas cette décision, Romy n’entend pas s’arrêter et, pour ne pas perdre contact avec les membres de sa famille, elle les appelle régulièrement pour prendre de leurs nouvelles.

Les moyens de communication modernes permettent de rester en contact avec ses proches malgré la distance. Toutefois ils ne permettent pas le continuum de la structure familiale passée. En choisissant le full-time RVing, les pratiquants ne se prêtent plus aux logiques contemporaines. Lorsque les parents ont fini d’élever leurs enfants, il est fréquent que les enfants devenus adultes quittent le foyer familial et décident de s’installer ailleurs. Ce départ est lié en règle générale à l’entrée dans la vie active ou la vie maritale et les enfants sont souvent amenés à s’éloigner géographiquement de leurs parents. Or, dans le cas du RVing, il ne s’agit plus de la mobilité des enfants, mais de celle des parents. Ce sont eux qui choisissent de s’éloigner. L’idée de la maison de famille, comme source de souvenirs et de retrouvailles, est alors oubliée. La mémoire familiale n’est plus imbriquée dans les murs de la maison de famille. Un nouveau point d’ancrage de la mémoire familiale est à définir.

La mobilité géographique, qui conduisait à nucléariser la famille, ne concerne donc plus uniquement les enfants ; les parents sont eux aussi dans une perspective de mobilité. Ils l’envisagent alors sous l’angle du full-time RVing. Ce mode de vie n’apporte pas seulement une inversion au niveau de la mobilité, il introduit également un nouveau concept de gestion. Ce ne sont plus les parents qui gèrent les affaires des enfants, mais les enfants qui s’occupent administrativement de leurs parents. Cette remarque se vérifie pour les full-time RVers ayant choisi comme adresse géographique l’adresse d’un de leurs enfants. Cet enfant a alors souvent la charge de gérer les documents qu’il reçoit pour ses parents. Ainsi Ray m’explique que sa fille, ayant accès à ses comptes, s’occupe de payer ses factures. Diane et René ont demandé à leur fille de s’occuper de tous leurs papiers après lui avoir donné toutes les instructions : c’est elle qui règle leurs factures, qui rédige leur déclaration d’impôts (ils n’ont plus qu’à la signer en rentrant au Québec fin avril) et qui les tient au courant de toutes ses démarches. C’est également le cas de Marie, qui gère toutes les affaires personnelles, bancaires, immobilières et administratives de ses parents actuellement en Floride.

Quand je rentre du travail, j’ai souvent un courrier pour moi et plein pour mes parents. Je fais donc ça le soir après le travail. En fait c’est un job à plein temps […]. Non, ça me dérange pas de faire ça car mes parents m’ont aidé toute ma vie ; j’estime que c’est la moindre des choses de faire ça pour eux ; c’est le retour de la médaille. C’est normal.

Marie, Floride, hiver 2005

Les enfants et les parents ont donc un tout autre rôle dans le monde du full-time RVing. Les rôles sont en quelque sorte inversés. Les parents sont redevenus des enfants, comme l’affirme Diane, puisqu’ils s’adonnent à une vie de plaisir. Mais si certains comportements laissent penser à un retour en enfance, ils restent toutefois les parents. Alors que l’on pensait les catégories de parent et enfant immuables, les full-time RVers apportent des modifications qui laissent présager une sorte de redéfinition des rôles attribués aux parents et aux enfants.

La société contemporaine tendant à promouvoir l’hédonisme et la culture du soi doit s’adapter à l’engouement de nouveaux modes de vie entraînant de nouveaux rôles sociaux et familiaux et non les rejeter. Ainsi le stéréotype des RVers énoncé par Counts, selon lequel les campeurs menacent les valeurs familiales, qu’ils sont égoïstes et immatures et qu’ils s’amusent au lieu de végéter, n’aurait pas lieu d’être si les rôles des parents et des enfants étaient redéfinis et adaptés à la société actuelle. Ces catégories étant implantées dans les consciences depuis fort longtemps, il est certes difficile de les modifier ; mais ne serait-il pas opportun aujourd’hui de les remodeler à la vue de ces changements ? Si l’on regarde les changements opérés sur la catégorie des grand-parents, comme en témoigne l’ouvrage d’Attias-Donfut et Segalen (1998), ne serait-il pas envisageable de voir une redéfinition prochaine des catégories de parent et enfant ?

Le rôle des grands-parents redéfini

Le rôle des grands-parents est devenu depuis quelques décennies un rôle complice, un rôle accompagnateur dans les loisirs, un rôle de camaraderie. Le grand-parent n’est plus vu comme le détenteur de l’autorité familiale ou même comme le vieillard délaissé (Attias-Donfut 1998). Ce changement de la fonction de grand-parent apparaît grâce à l’allongement de la vie et l’avancée de l’âge à la retraite. Les gens du troisième âge sont de nos jours plus jeunes et en meilleure santé, ce qui leur permet de jouir de leur temps libre. Le grand-parent participe aux activités de ses petits-enfants, prenant ainsi la figure d’un être aimé et chéri et non plus celle de l’autorité et du contrôle. Ce lien tissé entre grand-parent et petit-enfant n’est pas fragilisé par l’entrée dans le full-time RVing, mais redéfini. Les grands-parents ne jouent plus le « bon » rôle de grand-mère « gâteau » ou de grand-père « bonbons » restant à la maison. Leur rôle a évolué tout comme le démontrent les full-time RVers.

Si Madame de Sévigné prétendait qu’elle voyait en sa petite-fille la consolation de sa vieillesse (Attias-Donfut 1998 : 20), les full-time RVers, quant à eux, ont choisi de ne pas se consoler. Ils ne souhaitent pas se lamenter et attendre la mort. Ils ont choisi la non-conformité, celle de se divertir au lieu de se cloîtrer chez eux à attendre la venue de leurs petits-enfants. Comme ils l’ont dit à leurs enfants, ils veulent vivre leur vie et non s’occuper de toutes les générations qui les entourent. Ils ont pris soin de leurs enfants et de leurs parents, ils ne souhaitent pas avoir en plus la charge de leurs petits-enfants. Certes, ils se sentent concernés par leurs petits-enfants, mais ils ne veulent pas que leur rôle empiète sur le rôle parental. L’éducation de leurs petits-enfants n’est pas de leur ressort. Ils préfèrent développer des relations de camaraderie et non des relations autoritaires. Comme Lisa l’avoue tout en plaisantant, « if I choose full-time RVing, it’s to avoid my daughter and my grandson who were living with me » (Lisa, Floride, hiver 2003).

Les grands-parents RVers ne sont pas concernés par les gardes répétées de leurs petits-enfants. Ils ne tiennent pas à s’investir corps et âme dans l’éducation et la socialisation de leurs petits-enfants. Ils préfèrent une implication ponctuelle lors de séjours de courte durée. Ils sont ainsi très favorables à l’idée de les recevoir pendant les vacances scolaires. Ils voient alors dans le RVing l’avantage de contenter leurs petits-enfants. Diane et René sont pressés que leur petite-fille soit plus âgée pour pouvoir l’amener en vacances avec eux et aller à Disney World. Ils seront contents de pouvoir offrir des séjours dans des lieux qui plairont à leur petite-fille. Certains full-time RVers vont également rendre visite à leurs petits-enfants. Ainsi Liliane et Bertrand rentraient en février deux semaines au Québec pour les sept ans de leur petit-fils. Une autre campeuse m’expliquait que son trajet était planifié en fonction du mariage de son petit-fils à Salt Lake City ; Jack et Jody, quant à eux, allaient d’ici quelques semaines au Minnesota pour assister à l’accouchement de leur fille. Si l’implication des full-time RVers auprès de leurs petits-enfants n’est qu’occasionnelle, lors de visites, elle est tout de même intense. L’idée d’un désengagement total des full-time RVers auprès de cette jeune génération, énoncée au travers du stéréotype sur les full-time RVers, n’est donc que mirage.

Néanmoins, les petits-enfants ont un rôle important dans la décision d’opter pour ce mode de vie puisqu’ils sont souvent une cause de refus d’entrée dans le full-time RVing. Les RVers saisonniers, qui apprécient le mode de vie mais ne veulent pas le faire à plein temps, avancent très souvent l’idée qu’ils veulent être proches de leurs petits-enfants. Ils ne conçoivent pas leur rôle de grands-parents à distance. Par exemple, Denys souhaiterait se lancer dans l’aventure du full-time RVing mais sa femme, Dolly, n’envisage pas son avenir sans la présence de ses petits-enfants. Si ce sentiment affecte les campeurs saisonniers, il touche également de temps à autre les full-time RVers qui souhaiteraient voir leurs petits-enfants plus souvent.

Je trouve que ça c’est le pire, de ne pas la voir grandir. […] Mais on ne peut pas changer nos plans parce qu’il y a quelqu’un de plus dans la famille.

Diane, Floride, hiver 2003

Pour remédier à ce regret, la fille de Diane et René leur a proposé de faire une cassette vidéo des premiers pas et des premiers mots de leur petite-fille, qu’ils visionneront ensemble lors de son séjour avec eux.

Les grands-parents RVers témoignent donc d’une nouvelle identité. Celle-ci est présente dans la société et concerne un nombre important de grands-parents, mais elle est à son apogée auprès des full-time RVers puisque ces derniers sont tous concernés par cette nouvelle identité. Les grands-parents deviennent les promoteurs des loisirs aux yeux de leurs petits-enfants et le mode de vie qu’est le RVing leur permet de développer cette image.

« La dimension intergénérationnelle n’est ni dévalorisée ni incompatible avec la construction des individualités ou l’indépendance résidentielle » (Attias-Donfut 1998 : 238). C’est ce dont témoignent les full-time RVers. De par leur mode de vie, ils souhaitent certes se concentrer sur leurs envies, mais ils n’en oublient pas leur famille. Les relations intergénérationnelles ne sont pas coupées, mais redéfinies. Le full-time RVing suppose donc une restructuration des rôles au sein de la famille nécessaire à la bonne harmonie de chacun. Alors que les rôles attribués aux parents et aux enfants sont mouvants dans le cadre du full-time RVing, il semble nécessaire d’envisager une redéfinition de ces catégories parent-enfant. En ce qui concerne les grands-parents, les full-time RVers expriment l’hégémonie de la nouvelle « grand-parentalité » ayant pris forme depuis quelques décennies. Si la famille se nucléarise, non plus à cause de la mobilité des enfants, mais de celle des parents, voire des grands-parents dans le cas des full-time RVers, ce n’est pas pour autant que les liens intergénérationnels se rompent. Le full-time RVing n’est pas un moyen d’échapper à la sphère familiale ; il est au contraire l’indice d’une nouvelle conception de la famille où chacun se voit attribuer un rôle particulier. La dimension intergénérationnelle n’est pas ignorée, mais remodelée, dans le contexte du nomadisme des full-time RVers.

Une nouvelle approche de la culture de la mobilité

Le full-time RVing amène à s’interroger sur une nouvelle forme de la culture de la mobilité développée en Amérique du Nord, différant amplement des autres formes de mobilité rencontrées par ailleurs (comme les phénomènes de diaspora ou d’immigration) et connaissant aujourd’hui une ascension fulgurante, entraînant chaque jour de nouveaux adeptes sur les routes. Le full-time RVing est un mode de vie démontrant une nouvelle forme de nomadisme qui combine à la fois l’excitation d’un mode de vie mobile empli d’aventures et de liberté et tout le confort de la sédentarité nord-américaine liée à l’avancée technologique de la mobilité. Alors que la culture de la mobilité est en pleine ébullition dans les sociétés modernes, les adeptes d’un certain mode de vie, les full-time RVers, ont décidé d’en faire leur quotidien. Les campeurs à plein temps sont en quelque sorte les promoteurs de cette modernité et, plus précisément, les promoteurs de cette modernité « mobile ». On peut alors se demander s’ils ne préfigurent pas une nouvelle ère où nomadisme et sédentarité seraient liés, générant par là-même une redéfinition de la relation qui jusqu’à présent les opposait.