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Cette réflexion se base sur une enquête de terrain de plusieurs mois menée dans une entreprise en Roumanie, enquête qui avait pour objet la transition économique et politique de la période de l’après Ceausescu (Gallenga 1992). Le fait d’occuper un poste de travail pour conduire cette recherche et d’être également une femme dans cet univers masculin ont permis de mettre au jour une question inattendue de cette méthode d’immersion, à savoir comment une intégration fondée sur les représentations de genre et de parenté symbolique peut nuire au bon déroulement de l’enquête.

Dans le courant des women’s studies, queer studies ou gender’s studies, comme le montre justement Anne Attané (2003), les problématiques abordées concernent surtout la dénonciation de l’androcentrisme dans les recherches anthropologiques, la subordination des femmes et les modalités de construction des rapports entre les sexes. Dans la littérature anthropologique, quelques ouvrages traitent de l’incidence du sexe de l’ethnologue dans la relation d’enquête[1]. Toutefois, s’il est communément admis de parler de terrains d’hommes et de terrains de femmes (par exemple, Tubiana 1999, pour les rites d’initiation ; Bonnemère 1996 : 293), peu d’articles traitent de la modification du genre de l’ethnologue par les informateurs. Il est des circonstances où les enquêtés annulent ou inversent l’appartenance de l’ethnologue à son sexe biologique pour lui attribuer le genre[2] permettant le bon déroulement de l’enquête. Comme le souligne Odile Journet-Diallo, un ethnologue peut alternativement être construit comme homme ou comme femme, en plus d’une catégorie de l’altérité car, « homme ou femme, l’ethnologue est d’abord construit comme étranger » (1999 : 21).

Quelles sont les modalités des rapports entre enquêteurs et enquêtés lorsque c’est l’ethnologue lui-même qui prend l’initiative de cette modification de genre ? Le propos de cet article est de relater une expérience relative à une modification de ce type, plus précisément de « neutralisation » du genre de l’ethnographe par l’ethnographe lui-même. Cet aspect attire peu l’attention mais il apparaît comme fondamental dans la construction de la recherche. Aussi à partir d’un exemple ethnographique issu de mon parcours de recherche, j’ai dû mener une réflexion sur les rapports entre les sexes inhérente à la situation d’enquête. C’est ce parcours à la fois méthodologique et réflexif dont il va être question dans cet article. Pour cela, je situerai dans un premier temps le cadre de l’enquête, puis dans un deuxième temps je rapporterai les différents stéréotypes et représentations corrélés au statut de femme-ethnographe. À la suite de cette présentation, dans un troisième temps, je présenterai les choix que j’ai faits pour neutraliser mon genre et mener véritablement ma recherche.

Le décor, les coulisses, les acteurs

Pendant cinq mois durant l’année 1992, j’ai effectué une recherche, dans un cadre universitaire, au sein d’une entreprise de métallurgie transylvaine de taille importante — sept mille salariés — qui fabrique des robinets industriels[3]. Cette recherche portait sur la période de transition politique, économique et sociale de la Roumanie de l’après Ceausescu. La méthode retenue pour cette étude fut, outre les entretiens informels et l’observation participante, celle de l’immersion par l’occupation d’un poste de travail effectif[4]. Bien que la Roumanie soit officiellement un pays entretenant des rapports étroits avec la francophonie (Péroncel-Hugoz 1990) et que la langue française soit pratiquée ou comprise par une large frange de la population, j’ai réalisé cette enquête en roumain sans avoir recours à un interprète. La première phase de mon séjour m’a permis de maîtriser cette langue en même temps que de me familiariser avec le fonctionnement de l’usine.

Avant mon séjour, j’avais informé la direction de l’entreprise de ma venue, motivée par une recherche universitaire. Le directeur n’avait posé aucune condition à mon séjour, si ce n’est l’impossibilité de me donner un salaire. Il me laissait une « liberté totale » quant à la conduite de mon travail et me garantissait deux repas par jour, cinq jours sur sept, dans une « salle du protocole » où j’étais la plupart du temps l’unique convive. Cette « liberté totale » n’était pourtant que relative et révéla une situation contradictoire : malgré un discours d’ouverture et de transparence, le directeur de l’entreprise chercha à contrôler ma présence et ma méthode d’enquête. Ainsi, dès le premier jour, après une rapide visite guidée de l’usine, j’ai été « assignée » à un nouveau bureau du département nommé « qualité pour l’exportation », dans lequel j’allais rester jusqu’à la fin de mon séjour. Ce service occupe une place symbolique importante dans l’organigramme de l’entreprise. De création récente (après 1989), il a pour fonction de présenter de celle-ci une image moderne et ouverte sur l’extérieur, afin de développer les exportations. Quatre ingénieurs parlant français y travaillent, dont l’épouse du directeur de ce service. Étant les deux seules femmes, nous avons tissé un lien particulier résultant de sa volonté de faciliter mon intégration au sein de l’entreprise, notamment par l’apprentissage du roumain. En raison de nos statuts respectifs, femme-épouse du directeur/femme-française-ethnographe, les relations avec l’autre sexe s’en trouvaient modifiées. Ainsi, j’ai établi des relations fondées à la fois sur mon appartenance sexuelle et sur ma nationalité.

Le directeur de ce service m’a demandé de lui remettre une liste de toutes les questions nécessaires à mon enquête car, m’a-t-il expliqué, « il faut travailler avec organisation et je connais mieux tous les différents services ; je répartirai les questions en fonction des départements et ensuite on prendra rendez-vous avec les directeurs respectifs pour avoir les réponses ». J’ai donc rédigé cette liste en précisant que, après avoir obtenu des réponses, je souhaiterais travailler dans une fonderie pour me mêler aux ouvriers. J’ai donc attendu patiemment les réponses ; les directeurs se disaient trop occupés pour me recevoir. Seul le syndicat m’avait accordé quelques entretiens au bout d’un mois.

Sans réponse après presque deux mois, j’ai donc annoncé que j’allais à la fonderie comme prévu, l’après-midi ou la nuit — le travail, contrairement aux bureaux, s’y organisait selon le principe des trois-huit. Il me fut répondu : « Tu ne tiendras jamais : le travail est trop dur dans les fonderies et tu abandonneras au bout d’une semaine » ; ou bien : « De toute manière, on ne voit pas ce que ça t’apportera d’aller dans la fonderie car les ouvriers ne te diront rien ou alors te diront des mensonges ; c’est normal, tout le monde est habitué ainsi ». À travers cette remarque se dessine une des caractéristiques de ce terrain : la difficulté d’avoir accès à des informations significatives ou plus simplement à des paroles libres, non entravées par l’intériorisation du discours officiel. Ce contexte post-totalitaire nécessitait de recouper avec beaucoup d’attention toutes les informations. En l’espèce, l’argument du secret s’est retourné contre ses auteurs : on ne me mentira pas plus en fonderie qu’au bureau. Cette attitude de réserve face à une enquêtrice inconnue et de surcroît étrangère[5] relève d’une précaution héritée du régime précédent : la peur et la méfiance persistantes de l’autre, étranger ou même familier, indicateur potentiel de la police politique, la tristement célèbre Securitate. Bien que la Securitate soit officiellement dissoute depuis le premier janvier 1990, l’emploi de ce terme lourd de sens ne procède pas d’un anachronisme. En effet, pour tous mes interlocuteurs, le Service Roumain d’Information (SRI) n’en est que la nouvelle appellation.

J’ai donc structuré mon activité en deux temps. Une présence quotidienne au département « Qualité pour l’exportation » pendant la durée totale du séjour, de sept heures à quinze heures, a favorisé une observation participante, bien que je n’aie pas eu de poste précis. Les trois derniers mois, j’ai occupé en parallèle un poste d’ouvrier, avec des contraintes de normes à réaliser, dans une fonderie de l’usine, de quinze heures à vingt-trois heures ou de vingt-trois heures à sept heures. Dans cette fonderie, toutes les sections sont composées d’hommes (ingénieurs et ouvriers), à l’exception de deux sections. J’ai fabriqué des moules de pièces internes de robinets industriels dans une section composée uniquement d’ouvrières[6]. J’ai aussi occupé un autre poste dans la section qui s’occupait de préparer les moules à la peinture, composée à la fois d’ouvriers hommes et femmes. J’ai aussi participé occasionnellement au travail supplémentaire de la fonderie, qui avait lieu le samedi. En partageant le quotidien des ouvriers (travail, restauration sur place, douche, activités et distractions extraprofessionnelles), j’ai ainsi recueilli des informations aussi bien dans le cadre de l’entreprise qu’en dehors.

Les stéréotypes de la Française

Si le directeur a accepté que j’occupe un poste dans la fonderie, ma venue a suscité de nombreuses interrogations. Des obstacles plus ou moins explicites quant à ma liberté d’accès aux informations ont surgi au fur et à mesure de ma recherche. L’arrivée d’une femme étrangère affichant des objectifs ethnologiques a engendré dans l’usine des réactions. À partir de ces dernières, j’ai dû mener une réflexion sur les stratégies à mettre en oeuvre pour mener à bien l’enquête, comme nous allons le voir. Mon projet de recherche suscitait des interprétations très diverses, la finalité de toute étude ethnologique étant souvent mal comprise. Tous s’accordaient à penser que l’établissement de faits concernant la réalité intime de l’entreprise ouvrait la voie à une multitude d’usages possibles. Les éventuels résultats de l’enquête représentaient notamment une menace potentielle (perte d’emploi) à laquelle chaque ouvrier ou ingénieur devait réagir. Ma présence sur le terrain a ainsi fait l’objet de stratégies de contrôle et d’intégration, phénomène que Gérard Althabe qualifie d’une « production de l’ethnologue en acteur » (1990 : 130). Dans le contexte sociopolitique de cette étude, j’ai été perçue comme une espionne. Ce statut, m’affiliant à la Securitate, a influencé de manière décisive ma position sur le terrain : l’observation participante était interprétée par les acteurs comme un outil politique pouvant leur nuire. De plus, mon statut de Française et de femme dans ce contexte de travail en majorité masculin a sensiblement compliqué mon travail ethnographique. Les représentations liées à la féminité et à la relation amoureuse sont rapidement entrées en jeu, au point d’entraver mon enquête.

En partageant des conditions de vie similaires aux Roumains, mon intégration fut facilitée, ce qui parallèlement leur permettait de m’identifier comme une des leurs[7] indépendamment de leur sexe. Mais mon appartenance au sexe féminin et ma nationalité française ont orienté cette intégration selon des logiques complexes dont je pouvais jouer. Nicole Échard démontre que les logiques des acteurs ne correspondent pas au sexe biologique de l’ethnologue en fonction des enjeux sociaux spécifiques à une société donnée (Échard, Quiminal et Sélim 1991 : 86-88). Chez les acteurs, une double logique était à l’oeuvre : mon intégration nécessitait d’adopter un mode de vie local, mais parallèlement il fallait que je corresponde à un certain stéréotype. Les Roumains s’accordaient sur le fait qu’une femme française devait avoir une certaine allure vestimentaire, comme une certaine éducation, correspondant à un niveau de vie élevé. De même ils spécifiaient mon appartenance sexuelle par des critères de fragilité et de libertinage. Dans les bureaux, ces attentes tournaient autour des questions de charme, de séduction, relatives aux représentations de ma nationalité. Dans la fonderie, les discussions et les interactions se centraient sur des enjeux plus directement liés à la vie amoureuse et à la sexualité.

Dans les bureaux, il m’est ainsi souvent arrivé d’éprouver de manière significative l’importance du modèle français de la féminité. Un exemple concerne la tenue vestimentaire dans les bureaux. Alors que je venais travailler dans une tenue jugée négligée (jean, T-shirt), Bogdan (un ingénieur du service « Qualité pour l’exportation ») s’est fait le porte-parole des autres membres du bureau et m’a fait remarquer que « toutes les Françaises sont élégantes, tu représentes la France et il faut que tu soignes ton apparence ». De la même manière, il m’a conseillé de ne plus fumer dans la rue, ce qui pouvait m’assimiler à une prostituée. Un matin, alors que j’étais en phase d’apprentissage du roumain, les ingénieurs du bureau m’ont appris une phrase en me disant de l’utiliser pour saluer Bogdan quand il arriverait. Ce qui fut fait. Or, cette phrase était bien entendu un juron très vulgaire. Bogdan réagit de manière violente, moins sous le coup de la surprise de l’insulte que de mon comportement : « Ta bouche, appartenant à une femme telle que toi, française et donc élégante, ne peut s’abaisser à prononcer de tels mots ; ça te dégrade et ça te met au rang de la pire Roumaine. C’est indigne d’une Française même roumanisée ! » Il fustigea aussi ses collègues de m’apprendre de « telles choses » au lieu de me transmettre le « savoir-vivre roumain ». Ce « test » subi pendant la phase d’immersion sur le terrain montre bien, au-delà de l’anecdote, les stratégies identitaires de groupe et d’intégration mobilisées par des informateurs confrontés à une présence doublement étrangère : femme et française. Ce cliché sur l’élégance de la Française n’était pas le seul ; le stéréotype de « la fille facile » ou de « la Française [qui] couche au bout d’un quart d’heure » était l’un des plus répandus, notamment par le cinéma. Confrontée à cette image de femme sexuellement libérée, il m’a fallu entretenir constamment une certaine frontière avec les hommes. Je rejoins ici les réflexions développées dans l’ouvrage de Don Kulick et Margaret Wilson (1995) sur la manière dont l’identité sexuelle que les anthropologues ont dans leur propre société affecte la sexualité qu’ils sont autorisés à exprimer sur leur terrain.

Si les ingénieurs des bureaux se préoccupaient de mon intégration dans la société roumaine, dans la fonderie mon intégration se jouait autrement. Là, mon insertion ne passait plus par une image stéréotypée de la féminité car toutes les discussions tournaient autour de la sexualité en France et de la mienne en particulier. Cette dernière était différenciée selon l’appartenance sexuelle des acteurs. Hommes et femmes me questionnaient dans une optique différente : les hommes me faisaient des avances et les femmes jouaient le rôle de marieuse. Dans une situation ainsi codifiée, on me demandait de trouver un mari en Roumanie. Les femmes surtout m’interrogeaient, pour savoir où j’en étais de mes « recherches » sur le Roumain qui serait l’élu de mon coeur. Dès mon arrivée à la fonderie, les femmes profitaient de la pause pour aller chercher toute une ribambelle d’ouvriers qu’elles faisaient défiler devant moi un par un en me demandant :

« Celui-ci te plaît ?

Non.

Ce n’est pas grave. Et celui-là ?

Non.

Et celui-là ? Il ne boit pas !

Non.

Ça n’a pas d’importance, il y a beaucoup de célibataires. Et celui-là, il te plaît ?

Non.

Celui-là, c’est le plus gentil de la section, il ne bat pas sa femme.

Non.

C’est pas grave ! Celui- là c’est un ingénieur… »

Et ainsi de suite, jusqu’à ce qu’elles concluent, invariablement : « Ce n’est pas grave, on a tout le temps, tu finiras bien par trouver ». Les hommes se prêtaient avec un intérêt amusé mais affiché à cette recherche d’un époux. Cet intérêt porté à ma vie personnelle permettait aux ouvrières de jouer d’une part un rôle protecteur et bienveillant comme si j’étais une de leurs soeurs et d’autre part de me transmettre certains usages sur les relations maritales.

J’ai demandé pourquoi j’étais tellement sollicitée et j’ai obtenu plusieurs réponses. Des hommes pouvaient avoir envie de tester avec moi leur liberté nouvellement retrouvée[8], ou bien pensaient que s’ils établissaient un rapport intime avec moi, je leur adresserais une invitation pour quitter la Roumanie. En effet, il était juridiquement extrêmement difficile (outre la barrière financière) pour un citoyen de sortir du pays et une invitation lancée d’un pays étranger était nécessaire pour l’obtention d’un visa de sortie. La cour qui m’était faite pouvait encore être une stratégie développée par un « sécuriste[9] » pour obtenir ma pleine confiance.

Au-delà de ces explications, d’un point de vue ethnographique, la raison principale de ce jeu de séduction résidait ailleurs : il ne me restait pour faire totalement partie de la communauté que l’intégration dans son sens le plus entier, l’appartenance par l’alliance.

La « neutralisation » du genre

Au bout d’un mois en fonderie, cette situation n’était plus tenable : je n’avançais plus dans ma recherche et celle-ci était parasitée entièrement par la sexualité. Au début de chaque entretien, les informateurs déviaient la conversation vers un jeu de séduction et les informatrices vers la recherche de mon « âme soeur » et d’un conjoint potentiel. Aussi, l’une de mes stratégies pour échapper à une cour handicapante a consisté à modifier mon apparence corporelle.

Tout d’abord, tout ce qui, dans les usages du corps, pouvait refléter ma nationalité fut enlevé. Ayant pris l’habitude de me vernir les ongles pour les protéger du travail manuel, j’ai ôté le vernis et me suis coupé les ongles. De même j’ai renoncé à tout maquillage, bien qu’il fût discret. Enfin, j’ai remplacé mes lentilles de correction par des lunettes. J’ai dû porter une attention particulière à mes pratiques vestimentaires. Dans la fonderie, les ouvrières portent des pantalons de coton larges et des T-shirts élargis, usés. À l’inverse, les femmes célibataires, plus jeunes, se vêtent de manière moins négligée, et portent des hauts plus décolletés et plus soignés. Ces ouvrières se parent davantage, et notamment se maquillent et se coiffent soigneusement, signes qui révèlent une disponibilité sexuelle. En effet, dans la fonderie, certains endroits, la nuit, servent de lieux propices aux ébats sexuels. Mon apparence devait donc se démarquer de la leur pour ne pas être confondue avec elles[10]. Je n’ai plus porté de jean pour travailler, les Roumaines n’en ayant pas.

Puis, dans la continuité de ce changement, j’ai adopté les attitudes de l’autre sexe. J’ai donc porté le bleu de travail réservé uniquement aux hommes. La chevelure étant un attribut fortement sexué, j’ai décidé de m’attacher les cheveux. J’ai consommé de la þuicã[11] quotidiennement dans la fonderie avec les ouvriers, tout en fumant désormais les cigarettes locales, brunes, sans filtre, les Carpaþi, au lieu de mes cigarettes américaines habituelles. J’ai également adopté les pratiques langagières masculines, en apprenant notamment les jurons[12].

En l’espace d’un mois, mon langage de « charretier » et ma consommation d’alcool sur le lieu de travail choquaient les femmes qui boivent très peu d’alcool. En conséquence, elles ne me reconnaissaient plus comme une des leurs, ne correspondant plus à une image féminine. J’étais devenue pour elles une proche étrangère. Quant aux hommes, j’ai commencé à recevoir leurs confidences sexuelles et ai acquis un nouveau statut. Ils me considéraient à la fois comme une femme et comme un homme ; de ce fait, je pouvais entendre leurs histoires intimes. Ces confidences démontrent qu’en tant « qu’homme », je pouvais entendre de tels propos et qu’en tant que « femme » je connaissais, par nature, l’objet de leur désir et pouvaient donc les conseiller. Cette relation de camaraderie masculine m’a ainsi permis d’entamer véritablement mes entretiens. Tandis que je construisais mon indépendance dans mon rapport avec les hommes, n’étant plus un objet sexuel potentiel, parallèlement, je devenais une rivale pour les femmes, n’étant plus patronnée par elles. Avant la neutralisation, les ouvrières me conféraient un statut supérieur au leur, car elles me pensaient comme « plus belle », « plus riche », « plus élégante », « plus intelligente » par essence. De ce fait, la question de la rivalité ne se posait pas, ce qui explique en partie leur volonté de me marier. Sous ce jeu d’alliance, la logique des ouvrières était de tirer profit de mon statut pour se rapprocher des hommes. Mais en neutralisant mon genre, j’avais acquis une nouvelle identité : celle de femme plus proche de la Roumaine, avec un statut similaire au leur et donc potentiellement rivale. Je passais ainsi du statut de petite soeur à marier à celui d’amie, sortant ainsi d’une parenté symbolique.

Pour conclure

La venue d’un ethnologue suscite toujours des questions et fait l’objet de représentations. Parmi ces dernières, l’appartenance sexuelle est le sujet d’enjeux divers qui engendrent une réflexion sur les modalités de la recherche. « Les anthropologues mettent en évidence l’influence des représentations de sexe sur leurs enquêtes. Elles témoignent de la force créatrice des représentations qui les amènent à vivre l’étrange expérience du passage d’un genre à l’autre dans des sociétés où la séparation des sexes est pourtant très marquée » (Jonckers 1999 : 3). Dans le cadre de l’entreprise, les acteurs sociaux me déterminaient selon les stéréotypes de la femme française. Ma stratégie fut de brouiller les catégories de significations sexuelles des acteurs. Comme le dit Odile Journet-Diallo, il s’agissait d’un statut « flou dans la perception des caractéristiques physiques masquées par l’allure ou le vêtement, mais aussi surtout flou dans les catégories symboliques qui construisent l’étranger non pas comme transsexué, mais d’abord comme asexué. Ce statut peut permettre de jouer sur les frontières établies entre les genres » (1999 : 21-22).

En adoptant les signes extérieurs de la masculinité, j’ai donc inversé les perceptions sexuées de mon sexe biologique. Je ne suis apparue ni comme une femme ni comme un homme, mais comme une personne d’un genre « neutre ». À la fin de mon séjour, je n’étais plus une femme, je n’étais pas un homme : j’étais un ethnologue, c’est-à-dire une personne sans genre bien défini. C’est par un processus de « neutralisation » des attributs sexués de l’ethnographe par lui-même que j’ai pu déplacer les enjeux périphériques et perturbateurs de ma présence sur le terrain et me consacrer pleinement à l’étude du fonctionnement réel de l’entreprise. J’ai proposé un exemple concret de « neutralisation » de genre par l’ethnologue lui-même, exemple très peu présent dans la littérature anthropologique.