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Introduction

Les différents métiers de l’artisanat sont considérés comme l’expression directe des communautés locales, comme la production de porteurs d’un savoir hérité de génération en génération. Partout à travers le monde, l’artisanat semble souffrir de l’industrialisation massive qui le met devant plusieurs défis, notamment l’incapacité de supporter la concurrence d’une part, et de gérer les changements d’habitude et de goûts des consommateurs d’autre part.

L’industrie touristique fait partie des secteurs qui ont le plus influencé les savoirs traditionnels des populations locales. Depuis l’expansion du tourisme balnéaire de masse dans le monde, la relation du tourisme avec l’artisanat ne cesse d’attirer l’attention des chercheurs. Une revue de la littérature montre que cette relation supporte deux points de vue. Le premier est apparu en même temps que l’expansion du tourisme balnéaire et a concerné la perte de l’authenticité (Ryan et Crotts 1977). Il considère que la commercialisation du produit artisanal l’a réduit à la loi de la valeur d’échange (Watson et Kopachevsky 1994), ce qui représente une aliénation et une dégradation culturelle (Firat 1995 : 18). Dans ce sens, estiment Popelka et Littrel (1991), plusieurs arts indigènes sont réduits au statut d’objets souvenirs que les touristes consomment durant leurs voyages, ce qui dissocie le produit artisanal de sa signification originale.

Le deuxième point de vue est porté par des chercheurs qui pensent que la survie de l’artisanat dépend de plus en plus du développement des marchés touristiques (Thompson et al. 2012). Le produit artisanal est appelé à se réinventer (sur les plans de l’espace, la fonctionnalité, le volume et la taille) pour s’adapter au tourisme et perpétuer son existence (Swanson 2004 ; Littrel 2010). S’adapter au tourisme est un processus qui dépend de plusieurs variables. Non seulement les politiques de gestion des différents décideurs ont une influence majeure sur cette adaptation, mais le degré de préparation de la communauté, sa capacité à résister et à vouloir préserver ses spécificités culturelles interviennent d’une manière primordiale.

L’une des dimensions qui restent encore à explorer dans la réponse ou bien la réaction des artisans au tourisme est celle du capital social. En me basant sur la question suivante, « pourquoi le tourisme a-t-il agi d’une manière différente sur les tisserands et les potiers de l’île de Djerba en Tunisie ? », j’avance l’hypothèse que ces derniers sont dotés d’un capital social plus important grâce à trois éléments : 1) la structure familiale de l’organisation du travail de la poterie ; 2) le fait que les artisans possèdent leur propre capital, au sens littéral, contrairement au secteur du tissage qui a été géré sous une forme salariale et patronale ; 3) l’éloignement du village de Guellala de la zone touristique et du centre urbain de Houmt Souk.

Le capital social va me permettre de comprendre comment les potiers du village de Guellala ont mobilisé les ressources, les solutions et les moyens afin de transférer leur mode de subsistance, d’une activité artisanale à une activité économique liée au tourisme. Il s’agit de voir comment les potiers cherchent, imaginent et inventent des ressources et des solutions dans et à travers les relations sociales à l’intérieur et à l’extérieur du village afin de s’approprier la présence touristique, s’y adapter et l’adapter à leur culture.

Peu de travaux ont essayé d’étudier ou bien de déterminer le rôle du capital social dans la mise sur pied d’une initiative entrepreneuriale basée sur un métier artisanal et dans l’intégration économique de la communauté locale au tourisme. Bien que cette notion n’en soit qu’à sa phase exploratoire (Zhao et al. 2011 : 1571 ; McGehee et al. 2010), les résultats démontrent que le capital social est un facteur qui influence de manière significative l’étendue de la participation de la communauté au développement touristique local (Karlson 2005 ; Nordin et Westlund 2009). L’étude de Johannesson et al. (2003) révèle l’utilité du capital social dans la capacité des populations rurales et des habitants des zones périphériques de trouver de nouveaux moyens de subsistance à travers une forme entrepreneuriale basée sur le tourisme. Jones (2005) estime que le capital social mène au changement social lorsqu’il étudie le développement d’une entreprise d’écotourisme à base communautaire en Gambie.

Dans cet article, je propose en premier lieu une définition du capital social, puis je procède à l’analyse de la différence de réaction des tisserands et des potiers face à l’industrie touristique. Je finis par déterminer le rôle du capital social dans les différentes initiatives entrepreneuriales adoptées par les potiers de Guellala. Cet article repose sur les résultats préliminaires d’enquêtes effectuées durant nos recherches doctorales qui se sont déroulées sur plusieurs périodes entre 2014 et 2015. Les données collectées proviennent d’entrevues semi-dirigées réalisées avec 16 potiers du village de Guellala, ainsi qu’avec plusieurs acteurs locaux du patrimoine (chercheurs, professionnels de l’hôtellerie, etc.)

Le capital social

La notion de capital social sert à critiquer la théorie du matérialisme économique qui assume que l’économie constitue la structure de fond de toute vie sociale. Parmi les idées du matérialisme économique, citons l’idéal du libéralisme qui avance que les individus ont des chances économiques égales qui dépendent seulement de leur potentiel ou bien de leur initiative entrepreneuriale. Loury (1977) argue, en se basant sur le contexte social américain, que l’individu mûrit dans un milieu social qui détermine dans la majorité des cas sa position économique. Le milieu social est porteur de ressources qui déterminent ce que l’auteur appelle « les retombées de la position sociale » d’un individu, qui lui permettent « d’acquérir les attributs normaux du capital humain » (1977 : 176, traduction libre).

De son côté, Pierre Bourdieu estime que le capital social permet une démarcation artificielle entre les zones de recherches économiques et non économiques. Le sociologue français soutient l’idée selon laquelle la forme immatérielle du capital doit être considérée de la même façon que le capital économique (Bourdieu 2000). Bourdieu estime que, bien que le capital social soit constitué de réseaux et de relations sociales, il n’est jamais détaché du capital au sens propre. Le capital social a une caractéristique intrinsèque selon Coleman : il permet aux individus et aux groupes d’agir.

Social capital is defined by its function. It is not a single entity but a variety of different entities, with two elements in common : they all consist of some aspect of social structures, and they facilitate certain actions of actors… within the structure. Like other forms of capital, social capital is productive, making possible the achievement of certain ends that in its absence would not be possible.

Coleman 1988 : 98

Notons que les approches citées ne dissocient pas le capital social du capital au sens littéral (économique), contrairement au politologue américain Robert Putnam, lequel pense que le capital social est l’apanage de la société civile (1998 : v). Celle-ci n’appartenant ni à l’État ni au marché ne subit ni la loi du premier ni celle du second (1995 : 66). Réalisable grâce à l’engagement de l’acteur dans la société civile, le capital social favorise, selon Putnam, la collaboration et le travail menant à un bien collectif, qui produit à son tour des collectivités prospères. Ainsi les sociétés doivent cultiver (ou reconstituer) leurs « actifs de capital social » [stock of social capital] (1993 : 36) afin de « développer » la croissance économique, la bonne gouvernance et des sociétés pacifiques (2000). Cependant, le capital social tel que théorisé par Putnam serait dépouillé des relations de pouvoir, et les relations sociales seraient basées sur un principe utopique dans lequel le gain, le profit et l’intérêt de l’individu seraient synonymes du gain, du profit et de l’intérêt du groupe, estime DeFilippis (2001 : 800). Dans ce travail, nous envisageons le capital social dans une relation essentielle avec la possession de biens économiques considérée comme une condition primordiale de son développement.

Pour comprendre comment les potiers évitent la récupération commerciale des hôteliers et préservent leurs métiers à travers des initiatives entrepreneuriales, je vais me baser sur la définition par Nahapiet et Ghoshal du capital social qui est : « la somme des ressources concrètes et potentielles intégrées à, disponibles à travers, et issues du réseau de relations que possède un individu ou une unité sociale » [the sum of the actual and potential resources embedded within, available through, and derived from the network of relationships possessed by an individual or social unit] (1998 : 243). Les auteurs divisent cette notion selon les trois dimensions suivantes : premièrement, la dimension structurelle, qui concerne les ressources ou les possibilités matérielles disponibles au sein d’un réseau de relations sociales. Par exemple, les banques sont souvent réticentes à prêter aux potiers en raison du caractère peu attractif et souvent vulnérable de leur métier. Beaucoup de potiers-entrepreneurs doivent compter principalement sur leur réseau social pour obtenir du capital et du financement (héritage familial, atelier familial, terrains, mines etc.).

Deuxièmement, la dimension relationnelle renvoie à la qualité et à la force des liens sociaux, ce qui reflète généralement la durabilité des relations familiales rapprochées dans le cadre du métier. Dans ce sens, plusieurs potiers se tournent vers leurs connaissances et contacts ou leurs amis pour chercher de l’aide et se procurer des alternatives, comme par exemple compter sur les amis ou parents chauffeurs de taxis pour contourner le monopole des guides.

Et troisièmement, la dimension cognitive englobe les valeurs partagées par les membres de la communauté (1998 : 244). Cette dimension recouvre ce que Karlsson (2005) appelle la culture entrepreneuriale, qui permet à la communauté et aux individus de comprendre la prise de risque, de tolérer l’échec et d’encourager l’autonomie financière des jeunes générations.

Tourisme et artisanat, de la divergence de réaction des tisserands et des potiers

En Tunisie, et sur l’île de Djerba en particulier, le tourisme est intervenu non seulement comme un outil de développement économique et social, mais aussi comme un mécanisme qui assoit l’idéologie du développement. Le tourisme a réussi à attirer les investissements, à améliorer l’infrastructure et à créer des emplois. C’est dans ce sens qu’il a été associé dans l’imaginaire tunisien à la modernité telle qu’elle a été imaginée par l’élite politique au pouvoir, et notamment par la figure dominante du président Habib Bourguiba (Saïdi 2013). Le tourisme a monopolisé depuis la fin des années 1960 la vie économique locale de l’île et anéanti presque la totalité des formes d’économies traditionnelles qui y étaient présentes et qui n’ont pas eu le temps de s’adapter. En effet, dans le cas du tissage, basé sur une organisation salariale et patronale du travail, la migration des capitaux vers le secteur touristique s’est effectuée tôt, c’est-à-dire dès l’apparition de la dimension lucrative du tourisme. Les tisserands salariés se sont retrouvés démunis et au chômage.

L’essoufflement des structures locales de production du tissage a été étudié par le géographe Hassouna Mzabi (1993). En se basant sur la tendance du tissage à la concentration patronale et salariale durant les années 1960, Mzabi s’étonne que Houmt Souk n’ait pas pu devenir un centre de textile industriel à l’instar de Ksar Helal, région industrielle de Tunisie spécialisée dans ce secteur. Les tisserands, qui ont représenté 60 % de la population adulte active sur l’île jusqu’à la fin des années 1960 (Tlatli 1967 : 129), n’ont pas pu résister à la récupération de l’industrie du tourisme qui s’est passée en deux temps : le premier, à la fin des années 1970 (Mzabi 1993), à cause de l’apparition du besoin pressant de main-d’oeuvre dans les hôtels parallèlement à l’essoufflement des structures traditionnelles des unités de production de tissage ; le deuxième suite au plan d’expansion de la capacité hôtelière de 13 000 lits à 45 000 lits en cinq ans, lancé en 1990 (Bernard 2002).

L’impact de l’industrie touristique sur le tissage ne s’est pas limité à la récupération massive des ouvriers de ce secteur artisanal, mais l’a dépassé, orientant le tissage vers une réelle métamorphose en le greffant sur le secteur touristique. Selon Hédi Ben Ouezdou, un géographe qui s’intéresse au tourisme culturel à Djerba, le tourisme balnéaire, qui souffre de plus en plus d’une perte de vitesse économique, entraîne le tissage dans une tendance à l’appauvrissement. Sous le contrôle des hôteliers, les anciens patrons se sont convertis en commerçants de bazar ; les activités du tissage se négocient, de plus en plus, dans les grands centres commerciaux, offrant un objet industriel à bas prix présenté à la clientèle touristique sous la bannière artisanale.

La poterie de Guellala a souffert depuis le XIXe siècle de la concurrence industrielle[1] et subi une monopolisation économique touristique (Tlatli 1967 : 36) ; cependant, la réponse des potiers fut différente de celle des tisserands.

Les potiers, plus traditionalistes (Combèse et Louis 1976), se sont démarqués par un rejet plus important du travail salarié hôtelier (Jemni 1988), mais ils n’ont pas pour autant exclu le tourisme comme source de revenus. L’anthropologue Margaret Wilder note que les artisans de Guellala qui se sont trouvés en difficulté ont préféré l’émigration au travail salarié dans l’industrie hôtelière durant les années 1960 (1980 : 254).

Potiers de Guellala et capital social

Le capital social des potiers de Guellala s’inscrit dans le contexte d’un transfert intergénérationnel, dans le sens que ce sont surtout les jeunes potiers qui cherchent et imaginent d’autres ressources. Les potiers de l’ancienne génération gardent généralement et leurs ateliers et leur méthode de travail, selon la construction traditionnelle, et n’y effectuent aucun changement. Contrairement à ces anciens maîtres, il a été constaté que la prise de risque est plus importante chez les potiers de la nouvelle génération avec des décisions plus importantes, telles que la délocalisation des ateliers du centre du village vers la route, l’orientation vers le travail décoratif ou bien la recherche d’une visibilité sur le plan international. Dans la plupart des cas, les décisions importantes se prennent lors de la prise en charge de l’atelier par l’héritier qui est appelé à assumer la responsabilité de l’héritage familial. Les potiers de l’ancienne génération ont pu résister à la crise en perpétuant la formule du potier-fellah rapportée par Hafedh Sethom (1967). Conformément à cette formule, l’artisan propriétaire de ses outils de travail a pu se permettre de fermer son atelier pour se consacrer à d’autres activités, notamment à l’agriculture familiale lors des saisons de moisson par exemple. Cette formule de subsistance du potier-fellah ne séduit plus les jeunes potiers qui voient dans le tourisme des promesses professionnelles à saisir.

Délocaliser l’atelier et modifier la fonctionnalité du produit 

« La poterie aujourd’hui ne peut plus faire vivre personne si l’on reste dans les mêmes conditions que nos pères », estime Abderazak, pour qui il était important d’introduire un changement pour améliorer sa situation. Le potier développe une philosophie qu’il résume dans cette phrase :

Si tu ne trouves pas ce que tu aimes, aime ce que tu as ! Tu aimes un métier s’il te permet d’améliorer ta situation, sinon tu vas le détester, si tu te fais plaisir à produire un sefri[2] et tu trouves le prix que tu cherches, tu vas l’aimer, si tu ne trouves pas le prix que tu cherches tu vas le détester!

La référence à la disparition de la clientèle traditionnelle est claire ici. Assumer la production selon la formule traditionnelle serait synonyme d’échec et de chômage. Comme plusieurs autres potiers de sa génération, Abderazak a délocalisé l’atelier familial du centre du village sur la route du passage des touristes. La colline qui surplombe le village, nommée Elkoubry, est devenue l’endroit privilégié des nouvelles affaires, surtout pour les chanceux qui possèdent des terrains sur la première position. Ce phénomène de délocalisation a commencé vers le début des années 1990 et Abderazak était parmi les premiers qui ont pris l’initiative de se déplacer vers la route. Se déplacer vers Elkoubry permet de concrétiser la volonté de travailler dans la dignité et de conserver son métier, loin du travail salarié, selon Ridha : « Je n’ai jamais pensé à travailler dans un hôtel, il y a beaucoup de combines, les salaires sont faibles, les contrats dépendent des saisons, je n’aime pas ça ». Ridha estime que « délocaliser l’atelier et garder le métier serait mieux que de laisser mourir le tout, car l’atelier n’aurait pas résisté longtemps avant de suivre (dans l’au-delà) son propriétaire (le père) ». Ces initiatives entraînent une dynamique sur la colline, avec l’ouverture de restaurants, de cafés et de commerces qui profitent de la présence des touristes. À l’aube de l’année 2000, les entrées nord, est et ouest du village sont totalement occupées par les potiers dans leur nouvelle course vers la route goudronnée, en quête de clients.

Les artisans délaissent complètement la construction ancestrale de l’atelier et optent pour un ensemble de galeries sans clôtures et à ciel ouvert entre lesquelles ils exposent, voire accumulent, des poteries anciennes de différentes tailles. Un grand atelier-boutique remplace l’ancien ; il est occupé de rayons pleins de petites poteries ayant chacune un prix étiqueté.

Pour augmenter l’attractivité du lieu et compenser le manque de la production à l’ancienne, les potiers se tournent vers l’accumulation. C’est le cas de Lotfi qui, conscient de l’attraction visuelle de l’ancienne poterie Jeffay[3], se la procure soit par l’achat, à prix raisonnables, soit par la récupération chez « les amis et les connaissances ». Plusieurs de ses voisins lui proposent de récupérer les grandes jarres qu’ils n’utilisent plus ; il leur permet ainsi de débarrasser leur espace de rangement. Les gros volumes de la poterie Jeffay achetés ou bien récupérés dans les dépôts des voisins et entassés aux quatre coins des galeries sont une preuve patrimoniale liant le nouvel atelier au « métier des ancêtres ». Exposés de la sorte, ces objets non destinés à la vente servent, grâce à leur charge mémorielle, à augmenter le sens de l’esprit du lieu pour le visiteur, pour paraphraser Lee et al. (2009).

La poterie, un art à la mémoire des ancêtres

L’apprentissage de la poterie, qui prend plusieurs années de la vie de l’apprenti, s’effectue dans un cadre de relations familiales rapprochées. Souvent, le maître enseignant est soit le père, soit le grand-père. Inkpen et Tsang (2005) estiment que l’apprentissage dans un environnement qui connaît de solides liens de rapprochement facilite la transmission et soutient l’attachement au métier à travers une dimension affective. L’attachement symbolique à la mémoire des ancêtres explique dans plusieurs cas la détermination et l’endurance de plusieurs potiers. Perpétuer la tradition devient un devoir d’accomplissement du souhait du parent : « Mon père me disait, un jour la poterie sera finie à Guellala, moi je pensais qu’il parlait de l’argile dans les carrières, mais je m’aperçois aujourd’hui que c’est l’argile dans les mains », affirme Mohssen. Ce dernier reconnaît la difficile réalité, qui le place devant un contexte autre que celui qu’il avait connu lorsqu’il était apprenti dans l’atelier de son père. Cependant, cette réalité ne le décourage pas, comme s’il voulait prouver que les techniques qu’il a acquises « dans ses mains » pourront perdurer s’il arrive à les transmettre aux jeunes intéressés. Mohssen affirme que, même s’il a délocalisé son atelier, il ne cessera pas d’apprendre le métier à ses deux fils et que sa porte est toujours ouverte à n’importe quel apprenti qui veut « apprendre le métier des ancêtres ». Le potier affirme que le travail avec les touristes séduit les jeunes : « Quand tu travailles avec un Gawri[4], il ne te méprise pas, il te respecte parce qu’il connaît l’importance de ton métier, il sait que tu maîtrises quelque chose de valeur ». La recherche de l’estime de soi et la volonté de côtoyer les touristes sont deux éléments invariables qui se retrouvent dans le discours de tous les potiers qui ont évoqué le recrutement de jeunes apprentis. Le tourisme serait ainsi vu comme un moteur de la transmission. Mais la difficulté avouée concerne le recrutement de la clientèle en dehors du monopole des voyagistes locaux et de leurs guides qui fixent les prix et qui imposent des pourcentages sur les ventes. La solution trouvée par la plupart des potiers de la route consiste à compter sur un partenariat avec des chauffeurs de taxi de la famille ou bien du village. Ces chauffeurs ayant travaillé plusieurs années dans la zone touristique vendent souvent la proposition durant une « coursa », c’est-à-dire un voyage d’environ vingt minutes de Midoun à Houmt Souk. Durant le voyage, la culture berbère est largement évoquée, avec la promesse de découvrir un art typique. Les chauffeurs qui assurent le voyage et le contact avec le potier tirent leur profit du trajet qui sera facturé sur une longue distance à l’aller et au retour, étant donné que la zone touristique est éloignée du village de vingt à trente kilomètres.

La poterie de Guellala et le potentiel de la créativité

Cette méthode de partenariat n’est pas approuvée par tous les potiers délocalisés. Certains recrutent leur clientèle eux-mêmes dans les hôtels. C’est le cas d’Adel qui développe une méthode de travail qui consiste à aller à la recherche du client : « si le client ne vient pas chez toi, tu dois aller chez lui ». Le potier mise sur sa parfaite maîtrise des types de la poterie Jeffa et Harrach[5]. Pour connaitre les débouchés que le tourisme pourrait fournir à son art, il s’est constitué un cercle de connaissances en s’appuyant sur un ensemble de cadres oeuvrant au niveau municipal et dans les hôtels. Les premiers lui fournissent des informations juridiques, comme par exemple lui faire connaître l’existence d’une loi qui oblige chaque hôtel du secteur municipal de la ville de Midoun à consacrer un pourcentage de son budget à décorer son jardin avec de la poterie de Guellala. Cette loi semble être passée inaperçue des autres potiers. Les seconds cadres, directeurs administratifs ou bien chefs de personnel, lui fournissent les dates clés comme le moment prévu des aménagements ou bien des rénovations dans les hôtels.

Je sais qu’entre les mois de janvier, février et mars, ils [les préposés à l’entretien des hôtels] font des changements dans le jardin. Je vais dans les hôtels pour donner des catalogues et des échantillons pour savoir quels modèles ils veulent avoir. C’est pour la décoration des hôtels, comment exposer des poteries dans les hôtels, quelle pièce choisir selon l’espace, la réception, l’entrée, les poubelles de plage, je donne des échantillons pour mes clients, pour les hôtels, pour voir s’ils sont intéressés.

Adel, entrevue, 2015

Le potier propose de nouveaux concepts de design et de décoration inspirés des formes de la poterie et offrant une gamme variée de produits : gouttières de pluie, appliques pour lumière et éclairage, niches pour placer les clefs dans les chambres.

Les contrats de décoration lui permettent d’être reconnu dans le milieu hôtelier et de prendre part à des animations culturelles proposées aux touristes. Pour se rendre plus facilement sur les lieux de ces animations, Adel a dû apporter plusieurs modifications à son matériel, comme confectionner un tour transportable et utiliser des récipients colorés qui correspondent aux étapes de la préparation de l’argile. Ainsi met-il l’argile brute dans un récipient blanc, l’argile pétrie dans un récipient bleu et l’argile prête au modelage dans un récipient vert. Avant de commencer sa démonstration, il explique brièvement le temps nécessaire à la préparation de chaque étape, fait passer les récipients entre les touristes qui les prennent pour toucher la matière et la sentir. La méthode de travail ajustée au cadre d’accueil du contexte hôtelier permet au potier de construire une relation de confiance qui le pose au niveau d’un porteur de savoir et non d’un simple figurant dans une manifestation folklorique. C’est ce qui fait que des échanges se créent souvent d’une manière spontanée, surtout en présence d’autres artisans et touristes avec lesquels Adel réussit à garder le contact et à développer une coopération et des échanges professionnels. En plus d’inviter ses confrères dans son atelier pour une connaissance plus approfondie du processus de fabrication, Adel se fait inviter lui aussi pour animer des ateliers de formation à l’étranger. C’est le cas de sa collaboration avec l’association Teranga[6] à Cordes sur Ciel en France en 2008. Cette ouverture sur l’international est revendiquée par le potier, mais les ressources qu’il arrive à dégager des relations qu’il a tissées dans l’univers hôtelier ne lui permettent pas de surmonter d’autres difficultés, d’ordre administratif et officiel celles-là. Plusieurs fois, l’Office national de l’artisanat a refusé d’apposer son cachet sur sa demande d’exemption des frais douaniers, ce qui l’a empêché d’exporter sa poterie – la justification étant que la poterie n’était pas incluse dans la liste des produits admissibles à de telles mesures par le ministère des Finances.

Les trois dimensions du capital social sont assez présentes dans la plupart des cas étudiés et fonctionnent d’une manière complémentaire. C’est-à-dire qu’il ne suffit pas d’avoir mobilisé la dimension structurelle en se basant sur les biens matériels possédés tels que les ateliers, les terrains et les outils de travail, pour que l’initiative du potier connaisse le succès. La dimension relationnelle est aussi importante dans le sens où le réseau de connaissances et de contacts permet soit de contourner des difficultés, comme le monopole des guides et l’éloignement géographique et culturel de la zone touristique, soit de fournir des ressources, comme les informations juridiques et professionnelles sur les politiques municipales et les politiques d’entretien interne des hôtels. La dimension cognitive comporte la tolérance au risque et l’aspect affectif de l’apprentissage qui construit et maintient des liens solides avec le métier. Posséder des biens matériels comme l’atelier, l’équipement, le terrain et la possibilité de se procurer un autofinancement aide certainement l’artisan à faire le choix de garder son métier. De plus, les liens affectifs développés durant l’apprentissage permettent aux potiers d’endurer plusieurs difficultés pour perpétuer la tradition, car en agissant de la sorte ils honorent en quelque sorte la mémoire d’un être cher, un père ou bien un grand-père parti.

Conclusion

Cet article s’est proposé d’explorer le capital social chez les potiers du village de Guellala à travers ses trois dimensions, structurelle, relationnelle et cognitive. L’hypothèse annoncée était que les potiers étaient dotés d’un capital social plus important que les autres artisans de l’île grâce à la possession de leur capital en tant que tel, c’est-à-dire les outils de travail et les moyens de financement. Le capital social intervient à ce moment comme un élément qui consolide la tradition et la préserve de la récupération hôtelière qui se manifeste par la conversion des artisans porteurs de savoir en simples salariés. Le capital social se traduit par des ressources que les artisans arrivent à dégager de leur environnement immédiat et élargi. Les partenaires qui viennent à l’appui des potiers comme les chauffeurs, les fonctionnaires ou bien les contacts agissent par solidarité et par respect des valeurs de l’entraide en plus de l’objectif matériel du gain. Par ailleurs, les potiers de Guellala s’inscrivent dans la tendance de l’attraction de l’artisanat sur les touristes. Selon (Mossberg 2007) l’artisanat fait partie des indicateurs mémorables d’une culture particulière. Il peut servir de preuve tangible à la découverte de l’authenticité, ou au fait d’avoir participé à la vie indigène d’une communauté (Boynton 1986 ; Gordon 1986 ; Jules-Rosette 1984 ; Mac Cannell 1976). La procédure de production artisanale permet au touriste d’assister à la création du produit et lui offre une expérience authentique du lieu (Littrel, Anderson et Brown 1993 ; Asplet et Cooper 2000 ; Hashimoto et Telfer 2007 ; Hitchcock et Teague 2000 ; Kim et Littrell 2001 ; Morgan et Pritchard 2005).

Ainsi, les potiers de Guellala semblent parvenir à un équilibre pourtant difficile avec l’industrie touristique sur l’île. Un équilibre qui reste très précaire, soumis aux impératifs saisonniers et au manque de règlementation juridique qui permettrait de protéger un art séculaire perpétuellement menacé de déclin.