Échanges d’histoires, passages d’expériences et jeux de la mémoireMemories at stakeSharing stories and exchanging experiences[Record]

  • Michèle Baussant and
  • Giorgia Foscarini

…more information

  • Michèle Baussant
    Institut des Sciences sociales du Politique, CNRS/Université Paris Nanterre

  • Giorgia Foscarini
    Université Ca’ Foscari de Venise

Dans cet extrait de « La porte du soleil », l’auteur libanais Elias Khoury dépeint avec force et sensibilité deux situations inextricables d’exils, entre une Palestinienne condamnée à vivre en éternelle déracinée dans un camp de réfugiés au Liban et une Juive du Liban qui vit son difficile présent en Israël dans la nostalgie de son pays et de son environnement humain perdus. Si ces exils et les situations dont ils relèvent ne sont pas comparables du point de vue au moins de l’histoire, en dépit de leurs connexions, émergent dans le souvenir, dans les topoï mémoriels qui se façonnent autour d’eux – la maison restée intacte, les objets restés à leur place, l’attente du revenant –, dans les effets et dans les émotions qu’ils suscitent une troublante symétrie. C’est à cette problématique des échanges de mémoires et des (en)jeux de la mémoire – entre modélisation, transfert, imitation, apaisements et silences – que ce numéro est consacré. Il s’attache à décrire certaines formes alternatives de médiation du passé dans le présent, dans des espaces et des temps où circulent et se sédimentent – par le biais des médias, d’Internet, de l’accélération et de la simplification des déplacements des hommes – des idées, des souvenirs, des valeurs et des modèles ou encore des fake news. Il s’intéresse plus spécifiquement aux reconfigurations des mémoires, des représentations et des histoires, à l’intersection de processus multiples, tant du point de vue des lieux que des logiques sociales et des enjeux, à partir de cas spécifiques : les sociétés postcoloniales, les sociétés dites « effondrées » (comme les pays postcommunistes) et celles en conflit passé ou encore présent (comme l’Espagne ou encore Israël). Souvent caractérisées par une recomposition passée ou en cours des frontières entre groupes sociaux, par l’effritement, voire la disparition de certains d’entre eux, ces sociétés sont aussi marquées par la cristallisation d’héritages du passé « négatifs » (Wahnich 2011), dont témoignent pour partie la marginalisation ou la disqualification dans les espaces sociaux de départ et d’arrivée de certaines catégories de populations, tant d’un point de vue spatial qu’historique ou encore politique et économique. Dans certains des cas ici abordés, ces transformations ont suivi le principe de l’homogénéité ethnique et/ou religieuse, définissant des appartenances exclusives et donc excluantes (Hall 2008). Ce principe a été parfois énoncé sous forme d’argument politique comme le seul moyen d’assurer la paix et la stabilité (Ther 2001). Les individus qui ne se reconnaissent pas dans le nouveau système ont été expulsés, ont quitté leur pays ou ont été marginalisés. Certains ont été marqués par la culpabilité collective, du fait de leur association à des crimes de guerre, au colonialisme ou à des violences. Ils ont vu aussi parfois leurs souvenirs réduits au silence et leur patrimoine détruit, laissé à l’abandon ou réinvesti pour d’autres usages. Après leur départ, les endroits vides ont été peuplés par d’autres populations, qui ne se sont pas identifiées à l’héritage précédent. Associés aux vaincus des conflits, à un héritage de colonisation et de décolonisation, à des systèmes politiques aujourd’hui effondrés, ils n’ont pas seulement « disparu » des espaces d’où ils sont partis, mais ils sont aussi parfois devenus invisibles dans les lieux où ils se sont réinstallés/où ils sont rentrés. Ils sont également, le plus souvent, restés longtemps en marge des histoires nationales, ou encore des débats académiques et sociétaux. Les textes ici rassemblés traitent de ces temps et de ces lieux où l’on ne peut plus « bien vivre ensemble », sinon difficilement, dans tous les sens de l’expression (Derrida 2014). Que nous apprennent ces situations où l’on ne fait …

Appendices