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Cet ouvrage du sociologue et historien Gérard Bouchard, propose un modèle d’interculturalisme comme paradigme pour la gestion de la diversité ethnoculturelle du Québec. La publication s’inscrit dans le sillon de la « Commission de la consultation sur les pratiques d’accommodement reliées aux différences culturelles » (mieux connue sous le nom de Commission Bouchard-Taylor) qui s’est déroulée dans tout le Québec en 2007 et 2008, et fut coprésidée par le philosophe Charles Taylor et par Gérard Bouchard lui-même. Cette publication est produite dans un contexte où, tant en Amérique du Nord qu’en Europe, les gouvernements sont à la recherche de nouveaux outils intellectuels pour gérer la diversité sociale et culturelle. Cela s’explique principalement par l’inefficacité des modèles précédents, à résoudre la crise causée par les nouvelles réalités et dynamiques ethnoculturelles qui caractérisent les sociétés contemporaines

La vision proposée par Bouchard est un fonctionnement social permettant de garantir la pérennité de la société d’accueil dans « les sens de son histoire, de ses valeurs et de ses aspirations profondes » (9), et, en même temps, d’accommoder la diversité « en respectant les droits de chacun, tout particulièrement les droits des immigrants et les membres des minorités » (ibid.). Pour instaurer cette cohésion indispensable à la stabilité sociale, l’auteur démontre qu’un modèle interculturel de gestion de la diversité sera établi sur le respect des droits individuels, à la fois tributaires et contributeurs, de l’équilibre entre la majorité, composée des francophones nés au Québec, et les minorités, composées de communautés ethnoculturelles (regroupements de personnes originaires d’autres cultures et ayant une langue maternelle autre que le français).

Selon Bouchard, sans l’intervention du gouvernement, la diversité ethnoculturelle toujours grandissante pourrait fragiliser la stabilité et de la loyauté à la nation québécoise et mener à une limitation de l’expression nationale (définie par la tradition). Le modèle de l’auteur se présente ainsi comme une théorie politique puisque l’État, en s’appuyant sur les droits individuels comme critère de base, doit intervenir afin de garantir la stabilité et protéger les traditions (du Québec).Ainsi présenté comme une stratégie de gestion fondée sur l’arbitrage des rapports entre les différentes cultures, Bouchard considère son archétype comme une troisième voie, une alternative à l’assimilationnisme européen et au multiculturalisme canadien. Pourtant, l’interculturalisme de Bouchard, à l’instar du multiculturalisme canadien, s’inscrit dans l’esprit du pluralisme. En effet, l’un et l’autre se caractérisent essentiellement par : l’intégration, les interactions et la promotion d’une culture commune dans le respect des droits et de la diversité.

Le public ciblé par l’ouvrage, pourrait représenter un large spectre de professionnels et de chercheurs tel que : les politologues, sociologues, anthropologues, ainsi que les gestionnaires publiques et les intervenants travaillant auprès des personnes immigrantes ou communautés ethnoculturelles. Au-delà du développement théorique du modèle d’interculturalisme québécois, ils seront intéressés par les politiques et par les pratiques au quotidien de l’aménagement de la diversité ethnoculturelle, dont celui des accommodements raisonnables. À contrario, le livre ne s’adresse clairement pas au grand public susceptible d’être ennuyé par les explications exhaustives de certaines notions théoriques, telles que la « laïcité inclusive », le « pluralisme intégrateur » ou la « culture publique commune », pour ne nommer que celles-ci. Ces concepts sont éloignés de la pensée et de la réflexion populaire.

Le document est divisé en cinq chapitres, en plus de l’introduction et de la conclusion. Bouchard nous présente de façon exhaustive l’interculturalisme, depuis sa genèse et ses fondements jusqu’à sa mise en oeuvre sous forme de politique publique, en passant par une révision des critiques faites à son égard. Suite à l’exposition des raisons et des objectifs qui l’ont mené à l’élaboration du livre, le premier chapitre porte sur les conditions et les fondements de l’interculturalisme applicable au contexte québécois. On y retrouve les différents paradigmes et modèles théoriques de prise en charge de la diversité ethnoculturelle développée, jusqu’à aujourd’hui, dans un contexte mondialisé : la diversité, l’homogénéité, la bi ou multipolarité, la mixité et finalement celui de la dualité. Ces modèles, selon l’auteur, se retrouvent « là où la diversité est pensée et gérée sur la base d’un rapport entre des minorités issues d’une immigration récente ou ancienne et une majorité culturelle que l’on peut qualifier de fondatrice, comme dans le cas du Québec » (30-32). De plus, la présentation des concepts qui compose cette dualité, le rapport majorité/minorités, nous donne accès au fondement paradigmatique de sa théorie sur l’interculturalisme québécois. Cette partie de l’ouvrage comporte l’avantage de permettre au lecteur moins expert de s’imprégner des univers théorique et conceptuel liés à la diversité ethnoculturelle.

Dans le deuxième chapitre, Bouchard démontre la fonction de médiation ou d’intermédiaire de son modèle d’interculturalisme québécois. L’intégration sociale des minorités ethnoculturelles se fera à partir de l’interaction et de la promotion d’une culture commune bâtie sur le respect des droits universels et de la diversité. Une forme de pluralisme intégrateur « axé sur la recherche d’équilibres » (51) qui repose sur un ensemble de prémisses : le respect des droits (économiques, culturelles, politiques et civiques), la promotion et l’officialisation du français comme langue commune, la prise en compte de la diversité ethnoculturelle considérée comme intrinsèque à la nation québécoise et qui par conséquent la définit, l’intégration sociale comme devoir moral de l’ensemble de la société, enfin, le soutien aux interactions sociales harmonieuses porteuses d’une identité, d’une appartenance, bref, d’une culture nationale québécoise. Cet ensemble d’axiomes préalables à l’établissement de l’équilibre devra pour arriver à ses fins, être orienté selon quatre grands paradigmes. Premièrement, l’atténuation de la dualité sociale majorité-minorité sera pondérée par le respect des droits des individus à l´attachement à leur culture et à leur groupe d’appartenance d’origine. Deuxièmement, la construction d’un régime de laïcité basé sur l’autonomie réciproque de l’État et des différentes religions et cosmovisions érigera la neutralité étatique en matière de religion, de liberté religieuse, d’égalité entre religions et protégera les symboles religieux en tant que patrimoine historique et culturel. Troisièmement, l’assurance et la protection de la langue française, ainsi que la protection des traditions et des valeurs fondamentales de la culture majoritaire diminueront l’insécurité qui «se manifeste chez de nombreux membres de la majorité culturelle, du fait que celle-ci soit elle-même une minorité » (77). Quatrièmement, Bouchard propose un élargissement du cadre constitutionnel canadien. Le gouvernement du Québec, moins dépendant de la structure politico-juridique canadienne, assumera un plus grand degré d’autonomie en ce qui concerne la politique de gestion de la diversité.

Le troisième chapitre met en relief les similarités et différences entre le multiculturalisme et l’interculturalisme. L’auteur remet en question le paradigme du multiculturalisme, par ce que ce modèle ne tient pas compte de l’aspect dynamique de la diversité, ni de son impact sur les relations entre personnes issues de cultures différentes. Bien que le Québec soit une province canadienne, au Québec, l’interculturalisme est de portée nationale puisqu’il est représentatif de la nation québécoise. Il est adapté à sa singularité culturelle et reflète sa structure autonome de gestion de la diversité, ce qui le distingue du modèle multiculturalisme national canadien. Dans le quatrième chapitre, l’auteur répond aux critiques dont il fait l’objet et qu’il décrit comme étant « de plus en plus vives en provenance de différents milieux scientifiques, idéologiques et politiques » (109).

Le thème du cinquième chapitre me semble en retrait du sujet principal, car il aborde les régimes de laïcité. Selon l’auteur, l’inclusion de ce chapitre dans l’ensemble du livre répond à la nécessité de mener collectivement une réflexion sur la laïcité et l’interculturalisme. En effet, selon Bouchard, toutes questions de demande d’accommodement pour motif religieux dans les institutions de l’État se rapportent directement aux faits interculturels (197). À ce propos, le chercheur souligne : « En fait, la diversité religieuse apparaît comme une des figures principales de la diversité ethnoculturelle. […] En conséquence, l’interculturalisme et la laïcité peuvent et même doivent être traités de concert, et avec les mêmes prémisses. » (ibid.) Finalement, dans la conclusion de son livre, Gérard Bouchard expose une synthèse efficace de ses arguments et les principaux défis posés par l’interculturalisme aux institutions et à la société, et ce, afin de faire de la société québécoise, une société plurielle « dans l’esprit de l’interculturalisme » (234).

La théorie exposée par l’auteur m’amène à établir un parallèle avec deux autres approches de l’interculturalisme apparues en Grande-Bretagne et en Espagne, celles de Ted Cantle, professeur à la Institute of Community Cohesion (ICoCo) en Grande-Bretagne, et de Ricard Zapata-Barrero, politologue et directeur du Groupe de recherche interdisciplinaire en immigration (GRITIM) en Espagne. Les trois approches (celle des deux chercheurs mentionnés et celle de Bouchard) bien qu’elles aient en commun les concepts clés de l’interculturalisme (Bouchard 2012, Cantle 2012, Zapata-Barrero 2011 : 1-9) se différencie par les postulats à partir desquels elles justifient une intervention de l’État sur la diversité ethnoculturelle de leurs populations. L’approche défendue par Ted Cantle se présente, de façon similaire à celle de Bouchard, comme une réponse au multiculturalisme britannique. Son postulat de départ, toutefois, repose plutôt sur une théorie sociale de la gestion de la diversité qui a pour but la recherche d’une cohésion sociale à travers le développement d’un sentiment d’appartenance de tous les individus à la communauté. Cette position me semble éloignée de l’idée de communauté, définie en termes d’appartenance nationale, défendue par Bouchard. Enfin, l’approche de Zapata-Barrero est constructiviste. Il propose un modèle politique à caractère pragmatique fondé sur une conception de l’égalité définie depuis la théorie du philosophe et économiste indien Amartya Sen (1992). Cette théorie repose sur l’idée qu’à partir des capacités individuelles, la diversité peut se transformer en ressources sociales positive à condition de promouvoir des espaces d’interaction où chacun des individus peut développer ses capacités dans des conditions égales. Cette approche est aussi liée aux « avantages de la diversité » de Phil Wood et Charles Landry (2008).

Puisque la société québécoise est impliquée dans un rapport de dualité majoritaire/minoritaire, le modèle proposé par Gérard Bouchard et particulièrement les théories portants sur la mise en pratique des accommodements raisonnables peut contribuer à atténuer la contestation, les préjugés et les craintes enracinées dans cette société. De plus, le modèle peut aussi s’appliquer à d’autres sociétés aux prises avec des problèmes de gestion de la diversité culturelle. Je pense entre autres aux sociétés qui sont aux prises avec des problèmes de discrimination raciale face aux communautés musulmanes[1]. À ce sujet, Bouchard nous rappelle que toutes les craintes exprimées aujourd’hui relativement aux musulmans l’ont été autrefois au regard d’autres communautés immigrantes.

L’interculturalisme québécois proposé par Gérard Bouchard comporte des ambiguïtés conceptuelles qui peuvent conduire le lecteur à une interprétation « nationaliste conservateur » du modèle de gestion exposé. En effet, ses arguments, en plus d’être construits à partir des concepts théoriques issus des notions de l’interculturalisme, semblent promouvoir la défense des valeurs et de la tradition de la seule nation québécoise. Vues sous cet angle, les solutions proposées par l’auteur ressemblent à un processus de (re)construction et de renforcement de la culture et de l’identité nationale puisque l’auteur traite surtout de la menace de l’avenir de la culture et de la tradition nationale québécoise, susceptible d’être déstabilisée en raison d’une mauvaise gestion — voire de l’absence de gestion — de la réalité ethnoculturelle. Au fond, son projet est de démanteler la source de conflits et de malentendus qui déstabilise la cohésion sociale indispensable à l’épanouissement culturel de la nation. Voilà pourquoi il propose l’interculturalisme comme un modèle « médiateur », arbitre des relations entre la majorité franco-québécoise et les diverses minorités ethnoculturelles. Et puis, les propos de Bouchard semblent impliquer une légitimité supérieure de la culture majoritaire représentée par « la tradition » à laquelle les cultures minoritaires devraient s’intégrer. En somme, selon ma compréhension, la « culture publique commune » représenterait la culture de la majorité franco-québécoise à laquelle « les autres » (les minorités ethnoculturelles) devraient souscrire. Dans ce cas, il me semble que la diversité dont parle l’auteur, « c’est les autres » et que dans ce modèle les Québécois francophones ne font pas partie de cette diversité sociale « à gérer ». À cet effet, une des prémisses exposées par Bouchard au deuxième chapitre explique qu’une plus grande confiance de la société québécoise en elle-même, à partir du renforcement des valeurs et de la culture nationale, pourrait la rendre plus à l’aise avec la diversité ethnoculturelle. Il me semble qu’un tel postulat repose davantage sur une idéologie que sur des données empiriques auxquelles l’auteur nous a habitués tout au long de son ouvrage. Finalement, le modèle de l’interculturalisme défendu me semble inapte à surmonter le clivage Eux-Nous, lequel, à mon avis, représente la principale source de conflits et de divisions sociales en rapport à la diversité.

Par ailleurs, le cadre interculturel proposé par Gérard Bouchard est axé sur une logique de gouvernance très étatique, de caractères centraliste, universel et vertical, qui ne permet pas de tenir compte des spécificités relatives aux différentes réalités sociales et ethnoculturelles que l’on trouve à l’intérieur du Québec. Ce cadre ne me semble pas favoriser les dynamiques de gouvernance sensible à la diversité culturelle. Une autre solution à explorer serait celle d’une gestion décentralisée plus flexible et multiniveau, privilégiant l’échelle municipale dans la gestion de la diversité, c’est-à-dire une politique de gestion de la diversité interculturelle municipale.

En conclusion, le modèle de l’interculturalisme québécois exposé par Gérard Bouchard comporte des éléments de réflexions incontournables, susceptibles de nourrir les débats institutionnels pour les années à venir. Issus du concret de la vie québécoise, le lecteur concerné par les dynamiques interculturelles sociales cherchera certainement à suivre comment et dans quelle mesure le modèle de l’interculturalisme proposé par Bouchard sera inséré dans le cadre référentiel des politiques de gestion de la diversité au Québec. Mais la lecture de ce livre me laisse avec un questionnement, on peut se demander si l’interprétation dans une optique néonationaliste de ce modèle interculturel pourrait contribuer, non pas à l’intégration et à la cohésion sociale, mais plutôt au renforcement du clivage existant.