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Introduction

Pour beaucoup, la Révolution s’est accompagnée de la destruction d’oeuvres religieuses (Aston 2003 ; Aston 2000 : 259-277 ; Fureix 2014). Quel sens donner à cela ? Pour une historiographie antirévolutionnaire, elle a été systématique, entreprise concertée des jacobins qui auraient été les fers de lance d’un vaste complot dénoncé par Augustin Cochin (1921) ou Gustave Gautherot (1914). Les historiens républicains leur répliquent vertement, Alphonse Aulard assurant qu’il s’agit de « boniments », que les destructions ont été limitées et accidentelles (Aulard 1912). Le débat est en fait profondément politique (Hermant 1978). La notion même de déchristianisation est une invention historiographique, tout comme l’idée qu’il y eut une volonté de célébrer partout des cultes révolutionnaires. Il conviendrait donc plutôt de parler, comme Paul Chopelin le suggère, de « défanatisation ». Cependant, quel que soit le mot utilisé, la période a été marquée par des dévastations et des pillages.

Édouard Fleury (1815-1883), de son véritable nom Édouard Husson, fut l’un de ceux qui ont parlé du phénomène. Historien, archéologue et journaliste, il a été le directeur du Journal de l’Aisne. Il a laissé une oeuvre littéraire foisonnante, presque toute consacrée à l’histoire de son département, publiant sur sainte Radegonde (1858), l’art romain (1860), les manuscrits de la bibliothèque de Laon (1863-1865), les antiquités (1872-1882), le chapitre de Laon (1875) ou les instruments de musique au Moyen-Âge (1882). Il s’est aussi beaucoup intéressé à la Révolution, proposant des biographies de Baboeuf (1851), Camille Desmoulins (1852) ou Saint-Just (1852). Il laisse également une série de brochures sur l’Aisne regroupées sous le titre d’Études révolutionnaires. Il y fait une distinction fondamentale. Il estime que la Constituante, en changeant le statut de l’Église, aurait dû distinguer deux choses. D’abord « des terrains immenses qui constituaient entre ses mains un privilège exorbitant, qui étaient mal et quelque fois pas du tout cultivés, qui ne rendaient pas à la nation les services qu’elle avait le droit d’attendre de son sol ; dans ce cas, l’Assemblée accomplit d’un seul coup un progrès immense ». En revanche, la Nation aurait « dû prendre sous sa sauvegarde une autre sorte de propriété qui ne peut, ce qu’on a compris de nos jours, se défendre seule : c’est-à-dire la propriété bâtie, les magnifiques églises qu’on vendit pour quelques sous, les vastes couvents » (Fleury 1849 : 10).

Tous les biens de l’Église n’ont donc pas la même signification. Une telle distinction est suffisamment habile pour que nous ayons souhaité suivre le raisonnement de cet auteur qui nous fournit une ouverture particulièrement pertinente sur le sort du patrimoine religieux.

L’objet sacré

Édouard Fleury consacre un ouvrage entier à la fureur contre les monuments et biens. Il s’attarde particulièrement sur le cas de Laon où, selon ses mots, sévirent « ces sauvages qu’on est honteux d’appeler Français, qui se prétendaient des philosophes et n’étaient que des impies poussant l’insulte jusqu’à la rage, l’athéisme jusqu’à la déraison. Quelle triste page de l’histoire humaine ! » (26). Il décrit le sac de la cathédrale.

Les porches de la cathédrale furent envahis par une foule qui riait, blasphémait, vociférait. Bientôt, le long des échelles on vit s’élancer des hommes qui, le marteau à la main, mutilèrent les fines sculptures, écrasèrent les statuettes, décapitèrent les saints de pierre, en attendant la décapitation des prêtres et des nobles qu’on leur promettait pour victimes. En quelques heures, au milieu des railleries impies, des insultes grossières, des sarcasmes amers, les défis à la divinité restés impunis, on en eut fini avec les merveilles de la statuaire du Moyen-Âge […] une portion des ornements, miracle de la fabrique française, des reliquaires, des livres de l’église fut conservée pour être brûlée à la prochaine fête de la Raison, aux pieds de quelque femme perdue, idole impuissante et ridicule, à laquelle on sacrifiait les plus beaux monumens d’une religion toute de chasteté, de charité et de noble élévation.

Fleury 1849 : 28-29

Bien évidemment, nous ne devons pas, à lire une telle description, chercher à trouver la réalité. L’intérêt de ce texte est ailleurs. Notre écrivain construit son récit d’un épisode iconoclaste sur des dualités : le temps qui a produit des chefs-d’oeuvre face à la rapidité de la violence ; les qualités séculaires d’un art balayées par la fureur d’une foule inculte ; la pureté de la religion emportée par les cris de la populace… La destruction est d’autant plus acharnée que Dieu n’appelle pas sur les pillards une colère immédiate ; tous les excès semblent permis.

Nous sommes bien dans un cas d’iconoclasme qui se définit par deux caractéristiques : l’irruption d’une violence aveugle et la volonté de détruire des symboles. Édouard Fleury ne s’y trompe pas, estimant que « rien ne forçait à détruire bêtement, dans le seul but ou de détruire le souvenir d’un passé devenu historique, ou d’en arracher des matériaux sans valeur […] Parce que le siècle répugnait à la foi et arborait l’incrédulité, était-ce une raison pour démolir les chefs-d’oeuvre religieux » (5-6).

Il ne comprend pas la portée de l’iconoclasme qui a d’autant plus de force que la destruction n’est justifiée par aucune considération matérielle. C’est le sacré même qui doit être profané, ridiculisé, avant d’être éliminé. Dans l’acte iconoclaste, il y a confusion entre l’image, ou le symbole, et le référent : s’attaquer à une image de Jésus, c’est s’en prendre à lui, pas à une oeuvre. Selon Ann Kibbey (1986), l’iconoclasme crée une « similitude entre humains et objets ».

En novembre 1793, des révolutionnaires lyonnais s’en prennent au reliquaire du chef de saint Just. Des témoins « avaient vu ouvrir ce reliquaire, la relique jetée dans l’église et insultée à coups de pieds, les profanateurs jetèrent ensuite la tête de saint Just au cimetière avec plusieurs autres reliques » (Guyard 2017 : 284). La violence doit ravaler l’objet sacré à un simple ossement qui, ayant perdu toute charge sacrale, peut être inhumé.

L’intention iconoclaste de désacraliser a animé plusieurs représentants en mission. Dans les départements du Mont-Blanc et de l’Ain, Antoine-Louis Albitte (1761-1812) aurait fait raser 800 clochers et fondre 1500 cloches (Vovelle 1998 : 81-82). À Lyon, en compagnie de Fouché, son action est destructrice. Dans le climat antirévolutionnaire de la Restauration, l’abbé Guillon de Montléon dresse un panorama noir de leur action. La violence est d’abord symbolique. Lors de la Fête des Rois de 1794, ils font guillotiner les effigies des rois d’Angleterre, de Prusse, de Sardaigne, le pape, l’empereur d’Autriche… Face à la religion, la volonté iconoclaste est manifeste car, selon notre auteur, « le matérialisme et l’athéisme étaient comme érigés en loi, la hache à la main, dans la ville de Lyon ». Le 6 janvier, un décret décide que « dans ce cimetière commun, l’on détruira tous les signes de la religion qui pouvaient s’y trouver encore, et qu’on y élèvera une statue représentant le sommeil ; qu’enfin, sur la porte de ce champ de mort, sera écrite cette inscription : La mort est un sommeil éternel » (Guillon de Montléon 1824 : 78). Nul monument n’est à l’abri.

On voyait revivre l’ancienne fureur des iconoclastes et des calvinistes contre les images. Nos Vandales fondaient impétueusement sur les temples les plus ornés de tableaux et de statues. Les brigands de l’armée révolutionnaire qu’on avait caserné dans le beau bâtiment de l’ancienne abbaye de Saint-Pierre, où étaient déposés pêle-mêle les livres des bibliothèques des couvents supprimés, ne voyant que des antiphonaires, des graduels, ou des missels, dans tous les volumes in-folio, les hachaient à coups de sabre, et s’en faisaient un feu de joie pour célébrer ce qu’ils appelaient leur victoire sur le fanatisme.

Guillon de Montléon 1824 : 78-79

Bien d’autres régions sont marquées par ce désir d’extirper du paysage les marques de la religion. Le représentant en mission Chateauneuf-Randon fait canonner l’église du Calvaire de Saint-Flour. Dans l’Aisne, les représentants Lejeune et Roux ordonnent la destruction de tous les clochers.

Longtemps, les milieux catholiques ont ressenti ces années comme un temps d’apocalypse. Soixante ans après les événements, Louis Veuillot (1813-1883) revient sur le pillage de Notre-Dame d’Einsiedeln : « [f]olie de bêtes brutes qui par-là s’imaginent anéantir la religion » (Veuillot 1864 : 303).

Cette volonté d’anéantissement est notée par les antirévolutionnaires de la Restauration. Décrivant l’action des jacobins, Jacques Marsan de Perramont dresse le tableau du sac d’une église :

un nombre infini de figures farouches, occupées, les unes à piller les vases sacrées, les symboles de la foi et tous les chefs-d’oeuvre de l’art, enrichis de ce métal qui excite la haine […]. D’autres représentaient des iconoclastes furieux, travaillant à briser ou à mutiler toutes les images qui tombaient sous leurs mains […] tandis que d’autres figures s’occupaient à dégrader les ornemens emblématiques de la partie extérieure.

Marsan de Perramont 1817 : 532

L’ambiguïté

Ce ne sont plus des individus qui agissent mais des « figures », abstraction qui rend la destruction encore plus inadmissible, comme si des humains ne pouvaient pas recourir à de tels expédients. Ancien jésuite ayant exercé les fonctions de grand-vicaire de l’évêché de Strasbourg, l’abbé Georgel décrit la destruction des oeuvres sacrées et artistiques. Ces hommes ne sont présentés que comme « ces vandales, ces iconoclastes, ces dévastateurs de nos plus beaux monumens » (Georgel 1820 : 156). Il évoque le « marteaux [sic] des démolisseurs et des iconoclastes » (387).

Pour les hommes de la Restauration, Révolution rime avec iconoclasme. Mais qui sont les responsables ? Ce sont les foules, des ignorants. Ont-ils été manipulés ou ont-ils agi spontanément ? Dans son histoire de la Révolution, Edgar Quinet fait de l’iconoclasme le crime d’une foule inculte, arrêtée par les hommes du Comité de salut public : « [l]’ardeur des iconoclastes fut peut-être le seul mouvement où le peuple ait pris l’initiative ; c’est aussi celui qui fut le mieux écrasé par l’autorité jacobine » (Quinet 1866 : 149).

Le choix des mots est essentiel ; c’est lui qui fonde l’iconoclasme. Pour les Révolutionnaires, le patrimoine religieux est à la fois la matérialisation du pouvoir ancien et le support de la superstition ; c’est à ce titre qu’il faut le détruire ou lui faire perdre sa dimension sacrée. Pour leurs adversaires, parce qu’il est justement sacré, ce patrimoine est vivant. En mars 1832, Victor Hugo se lamente : « [o]n dénonce un monument, on massacre un tas de pierre, on septembrise des ruines[1] ». Le néologisme forgé autour de « septembre » rappelle à ses lecteurs les fameux massacres du 2 au 7 septembre 1792 pendant lesquels sans doute 1300 personnes ont été sauvagement tuées à Paris. Le sacré, dénoncé ou défendu, est une personne, un porteur de sens. Sa matérialité n’est pas sa caractéristique fondamentale.

S’il ne nie pas la violence, Édouard Fleury sait qu’il faut considérer les choses sur un double plan. Il retranscrit longuement l’arrêté pris par l’administration départementale en décembre 1793 à propos des églises et couvents de Laon.

Désirant faire disparaître sans délai tous les objets de fanatisme et de superstition qui offusquent les républicains de cette cité ;

Arrêtons que tous les effigies des ci-devant anges, ci-devant Christ, saints et saintes, les dais, les croix et autres objets, chandeliers, lampes, calices, burettes, plats, patènes, vaisselles, ustensiles et tous les ornements quelconques à l’usage du ci-devant culte dit catholique, qui se trouvent en or, argent, plomb, étain, cuivre, fer et autre métal quel qu’il soit, seront enlevés, dans les trois jours pour tout délai […]

Tous les tableaux existant dans lesdites maisons [religieuses] seront pareillement enlevés des yeux des républicains qui s’indignent à la vue des apôtres du mensonge et de ces figures grotesques qui lui retracent des siècles d’esclavage et d’ignorance. Les seuls tableaux reconnus par les artistes être des chefs-d’oeuvre de l’art seront conservés pour être déposés dans la bibliothèque du département ou envoyés au Muséum français. À l’égard des autres, ils seront brûlés, de manière à rendre invisibles toutes les traces de l’imposture sacerdotale.

Les linges, chappes, aubes, étoles et autres objets en étoffes, servant audit culte ci-devant catholique seront pareillement enlevés et déposés au District après inventaire.

Le District fera détacher sur le champ desdites chappes et autres vêtements ci-devant ecclésiastiques tous les galons, dorures et autres objets avec des filets et paillettes d’or et d’argent, les fera brûler et enverra sans délai les métaux à la Monnaie.

Fleury 1849 : 26-28

À la destruction iconoclaste, notre observateur ajoute la dévastation pour raison économique. Il n’y a plus de mise en scène, plus de furie incontrôlée, plus d’ordalie avec les images, mais le souci de récupérer l’or et l’argent. Le patrimoine religieux n’est plus considéré comme sacré mais comme marchand.

L’objet matériel

Édouard Fleury se plaint des destructions par les paysans des abbayes de Bohéries et de Cuissy, du couvent d’Origny-Sainte-Benoîte, de la chartreuse du Val-Saint-Pierre… Ce sont des pillards, pas des iconoclastes, qui agissent, ils cherchent du bois ou des matériaux, des biens à vendre… Bien souvent, ils ne se rendent même pas compte de la valeur des choses. Ainsi, pendant très longtemps, les ateliers militaires pour l’artillerie de La Fère ont-ils utilisé des parchemins médiévaux pour faire des gargousses[2].

Les objets saisis ne sont pas à l’abri puisque des vols y sont constatés. En 1791, l’abbé Grégoire alerte l’Assemblée nationale sur la disparition de livres saisis qui réapparaissent sur le marché de la bibliophilie avant de filer à l’étranger (Guillaume 1901 ; Hermont-Belot 2000). Des responsables locaux ont organisé des ventes et « parmi ces livres, il y en avait de cotés au prix de quelques francs qui furent vendus cent vingt guinées à Londres ». En décembre 1794, il fait un nouveau discours sur le même sujet. De beaux tableaux sont dérobés des réserves et quittent le territoire national. À Soissons, « un Annibal Carrache et un Bourdon ne sont pas retrouvés ; une suite nombreuse de bons tableaux de Lichéri, représentant la vie du fondateur des Chartreux, ont été coupés dans les cadres qui furent mis à la ferraille » (Fleury 1849 : 30-31). L’abbé Grégoire forge alors le terme de vandalisme pour décrire ces destructions inutiles. Le danger est tel que le 27 février 1794, Jean Debry, député de l’Aisne, demande à la Convention l’interdiction d’exporter les livres, manuscrits et autres oeuvres rares…

Les métaux sont mieux surveillés. En septembre 1792, les autorités du district de Laon expédient à Paris 206 kg d’argent et 3 onces d’or provenant de la châsse de saint Laurent de l’église Saint-Martin ; ils sont suivis, en novembre, de 255 kg d’argent. Les saisies se font avec ordre. Le 9 octobre 1792, vers 15h, les autorités, en présence de l’évêque constitutionnel, Mgr Marolles, procèdent à l’inventaire des métaux à la cathédrale de Soissons. Sont pesées les châsses de saint Drausin et saint Gervais pour un poids de 19 kg d’argent ; puis viennent la châsse du chef de saint Médard et une statuette de saint Denis pour 12,5 kg… Longtemps le prélat demeure simple spectateur. Il ne réagit que lorsqu’il se rend compte que toute l’argenterie va être comptabilisée, qu’il ne restera plus rien pour la célébration. Selon le compte-rendu officiel, il « a observé qu’il était indispensable de remplacer l’argenterie enlevée par des ustensiles soit en cuivre, soit en toute autre matière ». Le commissaire Osselin réplique que, conformément à la loi, il saisira les « effets en or et argent » (Fleury 1853 : 199-201). Le lendemain, les saisies se poursuivent et le prélat doit même abandonner sa croix pectorale.

L’anecdote est intéressante car elle montre deux facettes de l’événement. Il n’y a pas, a priori, d’opposition du prélat ; ce sont des métaux qui sont perdus. Seule la future impossibilité de dire la messe dignement l’inquiète. Dans bien des cas, les commissaires procédant aux saisies respectent le sacré. Le 13 octobre 1792, les biens de l’église Saint-Gervais de Soissons sont inventoriés. Un orfèvre est réquisitionné pour peser le métal précieux de la châsse de saint Crépin, près de 54 kg d’argent. Il agit sous le regard de deux envoyés de l’évêque qui réclament les reliques pour les glisser dans une châsse de bois. Lors de telles opérations, Édouard Fleury regrette que les révolutionnaires n’aient pas pris garde à la « science merveilleuse du sculpteur » (Fleury 1853 : 202-203).

Le patrimoine bâti est également source de revenus pour la Nation. À Nantes sont saisies treize églises, quatre chapelles et vingt-trois maisons régulières (voir document 1[3]) (Grégoire 1910). La saisie des édifices crée des usages nouveaux. En quelques années, le patrimoine religieux connaît les trois facettes de la vie des édifices : un usage privé, un usage collectif, un usage cultuel.

Document 1

Document 1

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Les destructions sont exceptionnelles. Ces biens immobiliers peuvent trouver preneurs. Dans un tiers des cas, ils entrent dans le secteur privé. Des logements sont construits dans les anciennes maisons des chartreux, des carmélites, des capucins ou des soeurs de la Sagesse. Des industriels achètent de vastes locaux pour installer une fonderie de cloches dans l’église Saint-Léonard ou une fabrique d’armes blanches à Saint-Nicolas. L’église des Minimes et celle des oratoriens servent de magasins et d’entrepôts. Cette utilisation caractérise bien d’autres édifices. Sur les bords de la Sarre, l’abbaye bénédictine de Mettlach, fondée en 676, est achetée en 1809 par Jean-François Boch. Il y installe une usine de céramique qui deviendra le coeur de l’entreprise Villeroy & Boch. Aujourd’hui, l’ancien palais abbatial abrite le siège de la direction générale, le Keramikmuseum (musée de la céramique) et le Keravision, qui retracent les 250 ans d’histoire de l’entreprise.

En ville, le plus souvent, les édifices religieux sont dévolus à la collectivité. À Nantes, le club de Vincent-la-Montagne se réunit à Saint-Vincent (1792) puis à Sainte-Croix (1793) ; les Amis de la Constitution à Saint-Denis (1791) ; le club de Port-Communeau aux cordeliers... Avec la Terreur, Saint-Jacques, le séminaire des Irlandais, l’école des Frères, la Visitation ou le Bon Pasteur deviennent des prisons. Les réfugiés en provenance de Saint-Domingue sont hébergés à Saint-Charles. Bien vite, la guerre impose sa loi. Des blessés sont soignés à Saint-Léonard, à Saint-Clément ou au couvent Sainte-Élisabeth ; des soldats logés à Sainte-Élisabeth ou chez les Dames du Calvaire ; des munitions entreposées à Saint-Similien et du fourrage à l’Oratoire.

Aucun de ces usages n’est définitif. En quelques mois, un même édifice peut changer plusieurs fois d’affectation. Le couvent des carmélites, par exemple, sert de prison (1792), avant que des canonniers n’y logent et que l’Administration pense y installer l’hôtel de la Monnaie, pour finalement être transformé en logements.

Enfin, bien des lieux de culte le redeviennent. En 1795, le clergé constitutionnel reçoit les églises Sainte-Croix, Saint-Nicolas, Saint-Similien, Saint-Clément ou Saint-Donatien. Le sort de la cathédrale est encore plus complexe. Elle sert de lieu de réunion pour l’élection de l’évêque constitutionnel (mars 1791), d’église paroissiale, de temple de la Raison (novembre 1793), de temple de l’Être Suprême (juin 1794), d’espace de célébration des fêtes civiques (août 1795) avant d’être rendue au culte catholique le 15 août 1802.

Dans les campagnes ou les villages, le patrimoine religieux souffre beaucoup plus, comme l’illustre le cas de l’abbaye de Cluny, fondée vers 909-910. En 1798, elle est vendue pour 2,14 millions de francs. Sans réelle affectation, on y installe un haras national (1807). Mais c’est bien peu pour un aussi vaste ensemble. Il finit par devenir une carrière. La façade et le grand portail sont détruits en mai 1810 ; puis le reste des bâtiments est touché. Quelques amoureux des vieilles pierres s’émeuvent. Vers 1820, un dépôt lapidaire est créé. En 1862, des dépendances, le palais, des tours, une partie du mur d’enceinte, des bâtiments communs et des écuries sont classés ; ils seront suivis par la tour Fabri (29 janvier 1902) ou la tour des Fromages (5 septembre 1960). Pour sauver les bâtiments, encore faut-il les faire vivre. En 1901, y est implantée l’École des Arts et Métiers.

Conclusion

L’attaque du sacré n’est pas systématique. Même s’il est marqué par un climat antirévolutionnaire, Édouard Fleury pose une distinction essentielle : toute destruction du patrimoine religieux ne relève pas de l’iconoclasme. La différence est de toutes les époques. Lors d’une attaque de la basilique de Bagaï, en 404, les donatistes veulent disqualifier le lieu : ils brisent les autels, profanent les vases sacrés, rouent de coups l’évêque Maximianus qui est abandonné dans une flaque de sang. La destruction de l’église d’Oradour, le 10 juin 1944, par la Waffen SS relève d’une autre logique : les SS ont choisi l’édifice le plus vaste du village pour perpétrer leur massacre. Deux sanctuaires détruits, deux dialectiques différentes. Il est parfois difficile de démêler ce qui est geste iconoclaste volontaire, destruction liée à un conflit et appétit de pillage, d’autant plus que les discours construits postérieurement insistent sur leur dimension confessionnelle, voire eschatologique. L’iconoclasme est de tous les temps (Gamboni 1997), comme les requalifications (Martin 2013).

Le lieu détruit et définitivement soustrait au culte continue à vivre. Il est le support d’une fabrication de reliques, selon l’expression de Madeline H. Caviness (2002). On se souvient de ces moines bouddhistes conservant la mémoire des statues de Bâmyân, et les églises détruites d’Arménie sont le souvenir du génocide des chrétiens. Mais cela ne concerne pas uniquement le patrimoine religieux ; le « domicide » (Porteous et Smith 2001) peut également être porteur de mémoire. Le patrimoine ne cesse de fabriquer du lien social (Beghain 1998). La Révolution est une étape essentielle de la reconfiguration de la notion de patrimoine.

Ces débats dépassent les propos d’Édouard Fleury qui n’en a pas mesuré toutes les implications. Cependant, il a compris que la guerre devait s’autoréguler en suggérant une décision qu’il reviendra à l’avenir de rendre concrète.

Il semble que tous les partis, même les plus acharnés, devraient écrire dans le code de la guerre le respect des monumens, gloire et souvenir des âges passés […] il semble que l’arme des révolutions et les colères qu’elle enfantent devraient instinctivement se détourner d’un chef d’oeuvre […] il semble qu’autour de ce chef d’oeuvre on devrait laisser un large espace dans lequel la vénération des nations graverait ces mots : Terrain neutre à ne jamais violer.

Fleury 1849 : 4