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Au cours des dernières décennies, la réhabilitation est apparue comme un devenir majeur pour le patrimoine industriel, celui-ci ne pouvant, au regard de son importance quantitative, prétendre uniquement à une muséification. Cette pratique débutée en France au début des années 1980, évolue au fil du temps et des projets mettant en lumière l’importance des nouveaux usages de ce bâti industriel. Le choix d’une réaffectation apparaît aujourd’hui comme indissociable du processus de réhabilitation. Mieux encore, il est un paramètre essentiel de la réussite du projet. Bernard André, à l’occasion d’un colloque du CILAC organisé à Belfort en 2006 par le laboratoire RECITS (Université de technologique de Belfort-Montbéliard) effectue un retour sur l’expérience accumulée depuis trois décennies en analysant l’ensemble des réaffectations qu’elles soient le fait des acteurs publics et privés. Treize ans après ce premier bilan, nous avons l’ambition de préciser ce propos. Tout d’abord en concentrant notre regard sur les réutilisations mises en place par les acteurs privés. Mais aussi en analysant les motivations propres à chaque acteur (public ou privé) aboutissant à une réaffectation d’ordre économique.

Depuis la fin des années 1970, les monographies ont longtemps nourri la recherche en matière de patrimoine industriel. Il n’est donc pas question ici d’analyser un énième cas mais d’esquisser une première synthèse à partir des études existantes. Ainsi notre corpus se compose de 70 sites tous réutilisés par des acteurs privés (entreprises, particuliers, associations...) et situés en région stéphanoise, dans le Nord Pas-de-Calais, en Île-de-France, à Nantes, en Haute-Normandie, dans l’Hérault et à Marseille. Ces sites ont tous été l’objet d’un article, d’un ouvrage, bref d’une expertise scientifique nous apportant assez d’information nous permettant de porter un regard critique sur cette pratique de la réutilisation du patrimoine industriel par les acteurs privés.

Le patrimoine industriel, une ressource foncière au service des initiatives privées?

De la réutilisation comme moyen de survie…

Aucun site industriel, aucun édifice ne sera conservé, qu’il soit ou non protégé au titre des monuments historiques, s’il ne connaît pas un nouvel usage. Ce qui apparaît comme possible pour une chapelle désacralisée perdue au fond de la campagne ne l’est pas pour le patrimoine de l’industrie. Nous devons être convaincus de cette évidence. Le défi est donc clair : pour survivre, les sites industriels patrimoniaux doivent bénéficier d’une nouvelle affectation.

André 2007

Cette remarque formulée par Bernard André en 2006 met en avant le fait que l’héritage industriel constitue une réserve foncière pouvant intéresser les différents acteurs et capable d’accueillir de nouvelles activités. C’est d’ailleurs cette capacité qui a valu à certains sites une survie inespérée.

Ainsi, de nombreuses usines, dès le début des années 1980, ont été réutilisées par des entreprises, des associations ou encore des particuliers. Contrairement à ce que l’on peut penser les acteurs privés sont les plus actifs en matière de projet visant le ré-usage du patrimoine industriel. Ils sont, en effet, à l’origine de 63% de ce type de projet. Néanmoins, ces acteurs considèrent avant tout le bâti industriel comme une ressource foncière à l’image de l’association Emmaüs en région stéphanoise qui a très rapidement utilisée deux friches industrielles : le puits Cambefort à Firminy et une ancienne brasserie à Saint-Étienne. Dans cette logique, il n’est pas question de réutiliser l’ensemble des sites industriels car ceux-ci doivent répondre à certains critères afin de mettre en oeuvre une réaffectation économiquement et socialement viable. Ainsi, la localisation apparaît comme déterminante. 61% des réutilisations concernent des sites urbains facilitant l’implantation d’activité de proximité comme des bureaux, des écoles privées ou encore des centres de santé.

Cela ne signifie pas que les sites se trouvant au sein des marges urbaines soient condamnés. En effet, certaines activités nécessitent une grande emprise foncière à l’image des anciennes aciéries d’Assailly à Lorette réutilisées par une société d’enrobage ou encore les ateliers de la Péronnière édifiés pour la mobilisation industrielle de la guerre de 1914 qui abritent aujourd’hui la société Haulotte spécialisée dans la fabrication de nacelles. Certaines font également de l’éloignement avec la ville un atout, notamment en matière de logement à l’instar du moulin Planchon, ancienne usine-pensionnat, à la Terrasse sur Dorlay, transformé en chambres d’hôtes. L’ancienne manufacture royale de Villeneuvette dans l’Hérault joue également sur cet argument pour attirer des particuliers désireux d’acquérir un logement dans un cadre éloigné des désagréments urbains.

Si toutes les industries bénéficient de ce phénomène de réutilisation, trois d’entre-elles semblent profiter plus que les autres de cela. Ainsi, les sites liés à l’industrie métallurgique et mécanique représentent 23,8% des réutilisations, le textile plus de 22% et la mine est présente pour 13,4%. Cette dernière a l’avantage d’offrir une multiplicité de formes en matière de bâti mais il convient de remarquer que ce sont notamment les bâtiments de machine d’extraction et les lavabos qui concentrent le plus de réaffectation à l’image du puits Saint-Joseph à Saint-Jean Bonnefonds. La métallurgie et la mécanique sont les industries les plus réutilisées. Si l’on répertorie, ici encore, de nombreuses formes ce sont majoritairement les grandes halles, les usines à sheds ou à étages qui sont réinvesties. Les entreprises du secteur secondaire ayant besoin d’une grande superficie sont les grands artisans de ce ré-emploi : près de 54% des halles métallurgiques ou autres usines mécaniques à l’instar de la Manufacture de Saint-Denis ou des aciéries du Marais à Saint-Étienne. Enfin le textile, offre de nombreux exemples en matière d’usine à sheds ou à étages réemployées. Cependant, il convient de noter que les acteurs privés ne sont que rarement à l’origine de ce type de réutilisation notamment dans les centres-villes. Seules les usines textiles se trouvant dans les marges urbaines ou à la campagne trouvent grâce aux yeux des acteurs privés notamment pour les reconvertir en logements à l’image des usines de tresses et lacets situées dans la vallée du Gier.

Figure 1

Ancien Atelier de la Péronnière (L’Horme). Atelier de construction mécanique érigé pour les besoins de la défense nationale en 1916 et réutilisé par un constructeur de Nacelle

Ancien Atelier de la Péronnière (L’Horme). Atelier de construction mécanique érigé pour les besoins de la défense nationale en 1916 et réutilisé par un constructeur de Nacelle
© Luc Rojas

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Figure 2

Halle métallurgie des aciéries du Marais (Saint-Étienne).Ancienne halle métallurgique réutilisée comme lieu de loisir sportif

Halle métallurgie des aciéries du Marais (Saint-Étienne).Ancienne halle métallurgique réutilisée comme lieu de loisir sportif
© Luc Rojas

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Ainsi, il existe tout une gamme de ré-usage par les acteurs privés mais trois types se partagent plus de 62% des projets. Le logement est une tendance ancienne en matière de nouvel usage représentant 17,4% des réaffectations. Celle-ci est directement liée aux propriétaires qui transforment leurs biens en logements. Ce sont généralement des sites de tailles réduites à l’instar de l’aciérie Jourjon au Chambon-Feugerolles ou des ateliers de couleur en banlieue parisienne. Lorsque des sites plus importants sont utilisés comme logement c’est souvent à l’initiative d’un promoteur à l’image de la Manufacture d’armes Darne à Saint-Étienne. La réutilisation de site industriel par d’autres entreprises est finalement une tradition dans le monde industriel qui perdure car cela constitue 26% des réaffectations. Notons que le troisième type de réutilisation est plus récent et majoritairement à l’initiative des acteurs publics. En effet, la mixité des usages représente 18,8% des réutilisations.

…à la volonté de valoriser

Indéniablement l’héritage industriel constitue une ressource foncière intéressante pour les acteurs privés. Néanmoins, cela ne signifie pas que l’ensemble de ces acteurs ignorent ou méprisent l’aspect patrimonial. Ainsi, les premières reconversions réalisées dans la région lilloise sont l’oeuvre du promoteur David Avital qui s’est montré soucieux de préserver les caractéristiques architecturales du bâti (Hachez-Leroy 2015).

Les grandes entreprises ont exprimé au cours des dernières décennies la volonté de mettre en valeur les bâtiments dont ils sont devenus propriétaires. Ainsi le Crédit Agricole prend garde à conserver les caractéristiques essentielles de l’usine de la compagnie des comptoirs à Montrouge lorsqu’il réhabilite le bâtiment pour en faire son siège social. Il en va de même pour le journal Le Monde quand il investit le bâtiment de montage de l’usine SKF à Ivry-sur-Seine pour le transformer en centre administratif de son imprimerie. L’exemple le plus connu reste l’action de Nestlé France, en 1993, qui réhabilite la chocolaterie Menier à Noisiel pour regrouper toutes ses unités opérationnelles dans un seul siège social. La firme confie le projet à une agence spécialisée en matière de réhabilitation du patrimoine industriel : Reichen et Robert. Le défi est de taille car il s’agit d’un ensemble de 15 édifices. Trois bâtiments rÉtiennent l’attention des architectes en matière de préservation du patrimoine industriel : le moulin, le bâtiment des refroidisseurs et la « cathédrale ». La réhabilitation de ces trois éléments est réalisée sous la direction de l’architecte des Monuments de France. La volonté de mettre en valeur le patrimoine industriel est bien présente. Ainsi, dans le hall d’accès du moulin, un puits a été aménagé pour apercevoir les anciennes turbines aujourd’hui restaurées. Les structures métalliques apparentes de l’ancien bâtiment des refroidisseurs ont été mises en valeur et font encore apparaître le « M » des Menier omniprésent sur le site. S’il s’agit d’un site privé, Nestlé ouvre le lieu à la visite en collaborant avec le service Ville d’art et d’histoire de Noisiel (Cartier 2002).

Figure 3

Ancienne usine de Benoît Fourneyron (Le Chambon-Feugerolles). Ancienne halle de montage de l’usine fondée par Benoît Fourneyron, réutilisée par une entreprise de béton

Ancienne usine de Benoît Fourneyron (Le Chambon-Feugerolles). Ancienne halle de montage de l’usine fondée par Benoît Fourneyron, réutilisée par une entreprise de béton
© Luc Rojas

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Figure 4

Tour de Trempe (Firminy). Ancienne tour de trempe des aciéries et forges de Firminy, réutilisée par une entreprise de métallurgie

Tour de Trempe (Firminy). Ancienne tour de trempe des aciéries et forges de Firminy, réutilisée par une entreprise de métallurgie
© Luc Rojas

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Si les grandes entreprises ont plus de facilité, notamment financière, pour mettre en oeuvre des projets de réhabilitation prenant en compte l’histoire des lieux, les structures plus modestes expriment également ce souhait. Ainsi, en 2006, une petite entreprise métallurgique qui a repris une partie de l’ancien site Creusot-Loire à Firminy souhaite mettre en valeur la tour de trempe. Les premières démarches sont effectuées afin d’obtenir une inscription sur l’inventaire supplémentaire des Monuments historiques, la CRPS (Commission régionale du patrimoine et des sites) se montre d’ailleurs favorable à cette demande. Finalement l’entreprise recule devant les contraintes inhérentes au classement qu’elle juge trop importantes. Néanmoins, elle ouvre la tour au public, durant plusieurs années, à l’occasion des journées du patrimoine (CILAC 2006). À quelques kilomètres de là, au Chambon-Feugerolles, l’entreprise Moules Concept Béton rachète en 2013 l’ancienne usine de Benoît Fourneyron avec la volonté de l’utiliser mais également de la valoriser. Le nouveau propriétaire rénove la toiture en prenant garde de respecter les matériaux d’origine et affiche clairement sa volonté à terme de faire classer le bâtiment. Depuis quelques années, il ouvre le lieu à la visite sur demande mais également lors des journées du patrimoine (Massard 2013).

Les grandes entreprises et les structures industrielles ne sont pas les seules à valoriser les bâtiments qu’ils occupent. Parfois, des activités de service sont à l’origine d’une valorisation. Ainsi, l’ancienne huilerie devenue station Alexandre à Marseille dans les années 2000 est un projet mis en place par une agence d’expert comptable. Sylvie Caulet, directrice de l’agence en question, sauve le lieu de la démolition alors qu’elle recherche un bâtiment pour son activité. Rapidement la mise en valeur du lieu devient une motivation, l’obligeant à mettre en oeuvre un projet de réutilisation plus global. Pour cela, elle crée une association gérant le lieu et louant des surfaces à d’autres entreprises l’objectif étant de redynamiser socialement le quartier qui bénéficie du dispositif zone franche urbaine. La réhabilitation est confiée à un cabinet d’architecte dont l’objectif est de respecter la structure d’origine du bâtiment. Ainsi, naît un lieu dans lequel se côtoient des experts comptables, des médecins, des dentistes, des commerces (CILAC 2008). Il convient de noter que cette mixité d’usages est généralement le fait des acteurs publics.

Réinsérer l’héritage industriel dans la vie économique et sociale : un objectif pour les acteurs publics?

L’ambition des acteurs publics

Si ce sont les entreprises, les particuliers, les associations, bref les acteurs privés qui réutilisent le patrimoine industriel, il est fréquent que l’initiative de la réhabilitation soit le fait des pouvoirs publics. Certes ceux-ci ne sont pas majoritairement à l’origine des réhabilitations mais ils représentent près de 36,9% des initiatives prises dans le domaine. Sur les 40 ans de développement de la reconversion en France on voit un glissement s’opérer à partir de la prise en compte d’un bâtiment seul vers le quartier puis l’agglomération. De même, on observe au sein des projets menés par les collectivités des bâtiments industriels qui ne sont plus uniquement dévolus à des usages culturels ou sociaux mais aussi à des activités économiques (Hachez-Leroy 2015). Le patrimoine industriel et sa réutilisation sont devenus des leviers de revitalisation sociale et économique pour les territoires frappés par les effets de désindustrialisation. Jean-Louis Kérouanton nous fait d’ailleurs remarquer à propos des réhabilitations des friches industrielles de l’île de Nantes qu’il s’agit du projet type d’investissements publics destinés à être des moteurs potentiels du développement économique. L’objectif des décideurs étant que le projet puisse faire levier pour encourager les investisseurs privés à s’engager dans des opérations ambitieuses au sein du bâti réhabilité (Kerouanton 2006).

Depuis le début des années 2000, les acteurs publics intègrent de plus en plus le patrimoine industriel au sein de leur projet de développement urbain. Ainsi les sites se trouvent d’abord incluent dans les plans locaux d’urbanisme à l’image des anciens moulins de la Loire à Nantes (Biette 2018) ou des docks Dombasle au Havre (Réal 2013 : 140-147). L’objectif est ici de reconquérir des zones délaissées par l’activité et la vie économique et sociale en ouvrant ces quartiers sur d’autres parties de l’aire urbaine. Ces nouveaux usages permettent aux anciens sites industriels d’intégrer des projets de développement urbain ambitieux à l’image du silo d’Arenc à Marseille qui fait désormais partie du projet Euroméditerranée en devenant des bureaux et un opéra (CILAC 2008).

Depuis la fin des années 1990, les collectivités territoriales sont épaulées par les établissements publics fonciers pour mener à bien leur projet de réhabilitation. En effet, les EPA interviennent souvent sur la demande des municipalités désireuses de mettre en oeuvre un tel projet. Ainsi l’établissement public de l’ouest Rhône-Alpes créé en 1998 et dont l’objectif est d’accompagner la reconversion économique et sociale des territoires à forte tradition industrielle, est sollicité par les communes de Firminy, Fraisses et Unieux. L’objectif est de confier à l’établissement public les opérations foncières sur l’ancien site de l’entreprise métallurgique Creusot-Loire. Rapidement les acteurs publics s’entendent pour prendre en compte l’héritage industriel dans le projet de reconversion :

L’EPORA et ses divers partenaires considèrent que la future trame urbaine doit tirer parti de l’héritage industriel du secteur, pas seulement d’une manière ornementale, mais en réutilisant si cela s’avère pertinent et possible le patrimoine bâti existant et les infrastructures qui s’y rattachent en leur affectant de nouveaux usages. (Commère 2005)

L’initiative publique : raisons et motivations de l’intervention

Les collectivités territoriales ont d’abord fait preuve de pragmatisme en matière de réutilisation du patrimoine industriel. En effet, Au début des années 1990, certaines municipalités profitent de l’emplacement des sites industriels pour créer des zones d’activités à l’image des ateliers et des bureaux d’entretien du puits Derhins à Roche-la-Molière ou des bâtiments du laboratoire Holtzer à Fraisses qui regroupent aujourd’hui de nombreuses entreprises.

Malgré ces opportunités, les collectivités réhabilitent et mettent à disposition le bâti industriel pour des raisons similaires. L’étude des 70 sites de notre corpus nous permet d’isoler quatre raisons poussant les collectivités territoriales à mettre en oeuvre des projets de réhabilitation. Les sites réutilisés à l’initiative des pouvoirs publics ont généralement une grande emprise foncière comme les entrepôts de Paris qui accueillent aujourd’hui des bureaux et des sièges sociaux. Il faut donc que la friche apparaisse comme une verrue dans le paysage urbain. Bien souvent les collectivités ne se soucient pas des petites unités dispersées dans le tissu urbain et celles-ci finissent généralement par être démolies.

Les sites réhabilités sont tous, dans leur immense majorité, situés au coeur de l’urbanisation à l’instar des usines textiles de Roubaix transformées en commerce ou de la centrale thermique et des entrepôts des douanes de la ville de Rouen utilisés comme centre commercial (Réal 2013 : 284-295).

Figure 5

Ateliers d’entretien du puits Derhins (Roche-la-Molière). Ateliers réutilisés en zone d’activité accueillant plusieurs petites et moyennes entreprises

Ateliers d’entretien du puits Derhins (Roche-la-Molière). Ateliers réutilisés en zone d’activité accueillant plusieurs petites et moyennes entreprises
© Luc Rojas

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Figure 6

Ancien laboratoire des entreprises métallurgiques Holtzer (Fraisses). Ce bâtiment abrite aujourd’hui une entreprise de papeterie. Il est inclus dans un parc d’activité qui réutilise les anciens bâtiments industriels édifiés par Holtzer

Ancien laboratoire des entreprises métallurgiques Holtzer (Fraisses). Ce bâtiment abrite aujourd’hui une entreprise de papeterie. Il est inclus dans un parc d’activité qui réutilise les anciens bâtiments industriels édifiés par Holtzer
© Luc Rojas

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Les sites ont tous également un positionnement clé dans la stratégie de développement territorial des collectivités. Ainsi l’ancienne cartonnerie de la Risle à Pont-Audemer est transformée en pépinière d’entreprises dans les années 2010 par la municipalité. La liquidation de la cartonnerie est prononcée en 2005 et dès 2009 la ville demande à l’établissement public foncier d’intervenir. Il s’agit là d’une opportunité de développement urbain car le site est relié au centre-ville par un pont (Réal 2013 : 162-165). Enfin, les sites traités par la puissance publique portent tous une mémoire structurante et douloureuse pour le territoire. En effet, de nombreux sites ont été pris en main par les municipalités car il a fallu amener les citoyens à porter un nouveau regard sur un lieu synonyme de crise de l’emploi. On peut citer les réhabilitations de Manufrance et de la Manufacture d’armes à Saint-Étienne, les usines drapières à Elbeuf ou encore les docks au Havre. Ces derniers ont un statut particulier, pour cette ville portuaire car ils sont les seuls témoins de l’activité portuaire du Havre au XIXe siècle, unique ensemble urbain ayant échappé aux destructions de la Deuxième Guerre mondiale (Réal 2013 : 272-283).

La question de la réutilisation pour les sites réhabilités à l’initiative des collectives territoriales devient rapidement centrale. Si les pouvoirs publics ont eu tendance à installer des activités culturelles gérées par les collectivités à l’image des dépôts d’archives ou des bibliothèques, ils se sont rapidement rendus compte que ce type d’usage ne pouvait assurer seul la réussite des différents projets. Ils se sont donc tournés en direction de la mixité fonctionnelle demeurant de nos jours la meilleure garantie de succès en terme de réutilisation à l’image des docks de Marseille (Fluck 2017 : 437). Si cette mixité d’usages est un atout indéniable pour le projet économique et social, qu’en est-il du projet patrimonial?

Réhabilitation-Réaffectation : une patrimonialisation? une valorisation?

Les logiques de la réhabilitation

La réaffectation envisagée comme une réutilisation consciente et raisonnée de l’existant, mue par une volonté de préserver le patrimoine industriel est un phénomène récent. Cette logique passe par l’invention d’usages qui ne gomment pas l’histoire des bâtiments transformés (Mettetal 2011). D’ailleurs cette logique est la première apparaissant en matière de réhabilitation du patrimoine industriel à la fin des années 1970. Certains architectes se sont fait une spécialité des projets de réhabilitation du patrimoine industriel à l’image du cabinet Reichen et Robert qui ont été les premiers à intervenir en France avec une telle logique à Lille et à Elbeuf. D’autres les ont suivis dans cette voie quelques années plus tard comme Patrick Bouchain (Hachez-Leroy 2015). Ces architectes accumulent au fil des années une expérience qui leur offre auprès des pouvoirs publics notamment une grande crédibilité. Les nombreux projets qu’ils dirigent permettent également de faire évoluer les logiques de la réhabilitation et de tendre vers ce que certains qualifient de « bonne pratique ». De cette tendance naît ce que l’on a appelé le « façadisme » : préserver l’enveloppe extérieure du bâtiment et recomposer l’organisation interne. La réhabilitation des grands moulins de Pantin pilotée par Reichen et Robert exemplifie parfaitement cette logique (Lohr 2006).

Rapidement cette pratique évolue et de nouvelles exigences apparaissent à l’image de la reconversion de la filature de la Fourche au Petit-Quevilly en pôle de technologies de l’information et de la communication. L’objectif de ce projet est d’entraîner un minimum de transformation du bâti, de pratiquer une intervention respectueuse de l’architecture existante et pouvant être réversible. L’ambition est également de rendre les interventions architecturales lisibles : chaque nouvelle structure doit être facilement identifiable par rapport au bâtiment d’origine (Réal 2013 : 148-162). Ce type de projet prévoit donc de conserver les éléments caractéristiques du bâti à savoir les façades, les matériaux, les éléments singuliers.

Depuis le début des années 2000, les collectivités territoriales qui s’engagent de plus en plus dans des projets de réhabilitation du patrimoine industriel tentent également d’élaborer des outils de prise de décision pour effectuer des choix pertinents. Ainsi la ville de Nantes met en place, dans les années 2010, un service du patrimoine composé d’experts, destiné à conseiller les élus sur cette thématique des réhabilitations. La municipalité va plus loin et dans certains cas comme celui d’une minoterie à réhabiliter, elle met sur pied un groupe de travail composé par des citoyens devant donner leur avis sur les scénarii proposés (Biette 2018).

Finalement les critères de réussite d’un projet de réhabilitation soucieux du patrimoine industriel se sont construits au fil de la pratique et se résument de nos jours à deux points majeurs :

la réversibilité : il faut être capable de revenir à l’état originel lorsque le bâtiment est rare

la préservation de la lecture du process : la logique constructive d’origine répondant à un besoin industriel, il faut donc être capable de préserver les éléments architecturaux permettant de comprendre cette logique ; à cet égard, les sheds constituent un exemple éloquent.

Hachez-Leroy 2015

Ces logiques permettent depuis la fin des années 1970 de préserver une part importante du bâti industriel mais sont-elles en mesure de le faire accéder au rang de patrimoine et de le valoriser?

Une médiation pour les citoyens?

En décembre 2003, le CILAC publie au sein de sa revue, L’archéologie industrielle en France, un dossier consacré à la reconversion du patrimoine industriel. Au sein de l’édito, Bernard André revient avec satisfaction sur la préservation du bâti industriel par l’intermédiaire des réhabilitations. Cependant il ne souhaite pas se contenter de cela et revient sur le sens de ces lieux :

Si nous ne pouvons que nous réjouir de la réaffectation – si longtemps attendue! – de sites industriels en lieux de nouvelles activités, nous devons aujourd’hui nous préoccuper de construire le discours qui donnera sens à ces lieux. Un discours dont la forme reste totalement à inventer.

André 2003

Florence Hachez-Leroy critique également les réutilisations du patrimoine industriel dans une direction similaire. En effet, elle déplore l’aspect uniquement décoratif du façadisme et remarque que la reconversion n’a de sens que si l’on parvient à intégrer d’autres dimensions que celle architecturale, comme l’histoire économique et sociale et l’historie des techniques (Hachez-Leroy 2015). Plusieurs spécialistes du patrimoine industriel s’accordent à dire que le rôle de l’architecte est trop exclusivement mis en vedette au sein des projets de réhabilitation. En effet, dans la culture actuelle, seul le regard de l’architecte compte. Il est seul à pouvoir donner un sens aux lieux. Il doit en avoir la volonté et la capacité à comprendre l’interaction du site avec son environnement et le lien avec son édification (André 2007). Malgré une longue réflexion, les projets de réhabilitation ne permettent pas toujours, comme le fait remarquer Paul Smith à propos des usines Bertheau en région parisienne, de pérenniser une mémoire industrielle (Smith 2006).

Il est actuellement très difficile de penser que les réhabilitations participent à la patrimonialisation des sites industriels. Si ce procédé permet de mettre en lumière le lieu pour ses qualités architecturales, le citoyen ne peut en saisir la signification historique faute d’outils d’interprétation et de médiation. Grâce à la réhabilitation les bâtiments obtiennent une visibilité mais ne deviennent pas lisibles. De fait, les sites industriels anciens ayant bénéficié d’une réhabilitation ne sont pas reconnus par les citoyens pour leur qualité patrimoniale. Ainsi, la reconnaissance, étape essentielle du processus de patrimonialisation (Fluck 2017 : 376-377), devient impossible et ne peut donc pas aboutir à l’acceptation par le public de l’objet réhabilité comme patrimoine.

Conclusion

L’étude d’un corpus de sites réutilisés par des entreprises, des particuliers ou encore des associations nous montre que les acteurs privés ne profitent pas uniquement de la requalification des sites par les collectivités territoriales. Ils sont également à l’initiative de nombreuses réaffectations. Certains d’entre eux manifestent même la volonté de valoriser le patrimoine dont ils sont propriétaires.

Les collectivités sont également actives en matière de réhabilitation si les sites en question entrent dans leur logique de développement territorial ou s’ils constituent un problème mémoriel pour les citoyens.

Quel que soit l’acteur à l’origine de la réaffectation, les logiques actuelles ne peuvent assurer une patrimonialisation et une valorisation satisfaisante du patrimoine industriel. Si on peut noter avec satisfaction que certaines collectivités, à l’image de la ville de Nantes, tentent de réinventer de nouvelles procédures en faisant collaborer une multiplicité d’acteurs autour des projets, il convient, treize ans après l’appel effectué par le CILAC à la fin de son colloque consacré à la reconversion, de réitérer le même appel pour enfin associer projet de réhabilitation et valorisation.