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Introduction

Comment rendre hommage à Maximilien Laroche? Né au Cap-Haïtien, en Haïti, le 5 avril 1937, il a fait des études supérieures en France et a enseigné les littératures française, québécoise et francophone de la Caraïbe à la Faculté des Lettres de l’Université Laval. Mort le 27 juillet 2017 à Québec, au Canada, il faisait montre d’une forte capacité d’entrer en relation avec soi-même, tout en s’ouvrant aux autres par la recherche du dialogue. Pour se comprendre, comprendre sa culture, il s’était constamment mis en rapport avec l’Autre. Dans Soi-même comme un autre, Paul Ricoeur nous a laissé entendre que « l’Autre n’est pas seulement la contrepartie du Même, mais appartient à la constitution intime de son sens » (1990 : 380).

Maximilien Laroche s’attelait à instituer une véritable conversation entre les cultures des Amériques (Laroche 1993). Il s’intéressait aux légendes haïtiennes (Laroche 2002) et aux folklores caraïbéens. Il a mis en exergue les mécanismes psychologiques qui empêchent le dialogue entre les îles de la Caraïbe. Ce qui est dû « à la rivalité internationale qui a si longtemps marqué l’histoire antillaise, engendrant un isolationnisme farouche. Rien n’encourageait alors les îles à communiquer entre elles, seules étant favorisées leurs relations avec leurs métropoles respectives » (Laroche 2013 : 38).

Grand penseur de l’oraliture haïtienne, il a étudié la lodyans et prenait plaisir à évaluer le poids des mots des traditions populaires locales : « Nous mesurons mal ce poids des mots dont nous nous servons. Il ne nous apparaît qu’au fil du temps. Il nous faut donc sans cesse sonder ce poids pour voir comment il se réincarne dans le réel que nous essayons d’éclairer » (Laroche 2013 : 200). Pour lui, les mots nous transportent autant que nous les transportons : « Les mots font la ronde. On pourrait donc parler de la danse des mots. Cette image est jolie. Elle montre surtout que nous entraînons les mots autant qu’ils nous entraînent dans la ronde de la vie » (Laroche 2013 : 217).

La lodyans fait partie de ces mots qui « nous entraînent dans la ronde de la vie ». C’est un genre de récit propre à l’oraliture haïtienne : l’essentiel est exprimé habilement en peu de mots avec un sens de l’humour très particulier (Anglade 2006). Selon Maximilien Laroche, le terme « oraliture », mis en avant par Ernst Mirville[1], permet d’établir la relation entre oralité et littéralité : « En fait, oralité et littéralité, loin de s’exclure, se combinent. À preuve : le théâtre ! Et si l’on peut parler d’une ressemblance de la narration orale du conte et de la représentation théâtrale, c’est dans cette combinaison de l’oralité et de la littéralité qu’il faut la chercher » (Laroche 1991 : 17). Autrement dit, le néologisme « oraliture », qui fait cohabiter oralité et littéralité, vise à cerner les savoirs, savoir-faire et pratiques liés aux contes, mythes, théâtres populaires, chansons sacrées, dictons, lodyans, etc.

Dans cet article, nous nous intéressons plutôt à cette pratique vieille de plusieurs siècles : la lodyans. S’il est vrai qu’elle est souvent considérée comme un genre littéraire, il n’en demeure pas moins que les lodyanseurs s’exécutent à partir des éléments issus du patrimoine culturel immatériel haïtien, se transmettant au fil des temps et de génération en génération. Cet article vise à analyser la lodyans dans sa dimension dialectique, à travers surtout les lunettes théoriques de Maximilien Laroche. Il comporte deux grandes parties : 1) Ce que « Bay lodians » veut dire; 2) Justin Lhérisson, le précurseur du genre lodyans.

En guise de conclusion, nous allons voir la place que pourrait occuper ce type de patrimoine culturel immatériel dans le développement des pratiques d’enseignement des sciences.

Ce que « Bay lodians » veut dire

Dans une perspective haïtienne, la lodyans est avant tout « une forme d’entretien oral, où le locuteur use de ruses serpentines pour raconter de manière humoristique tel événement social ou tel fait politique » (Shelton 1993 : 170). Bien qu’elle puisse servir à critiquer la société, il n’en demeure pas moins qu’elle représente un outil de transmission des savoirs endogènes, de valorisation de la culture locale et du renforcement des liens sociaux. Donc, elle pourrait être considérée comme une utopie sociale[2] en posant des jalons pour une société meilleure.

La lodyans fait partie des traditions orales haïtiennes. Jacques Stephen Alexis, le théoricien du réalisme merveilleux des Haïtiens (Alexis 1956), a beaucoup étudié nos pratiques orales. Tout en étant conscient du danger guettant les pratiques folkloriques du pays à cause d’une mondialisation débordante, il a considéré la lodyans comme une pratique très vivante. Dans Florilège du romanesque haïtien, il a questionné l’essence de cette pratique :

Mais qu’est-ce donc que « l’audience » et à quoi correspond-elle ? Parbleu, c’est le narré en liberté, la confusion du temps et de l’espace, c’est l’accélération subite, le retour en arrière, le freinage en douceur pour repartir droit devant soi à toute vitesse, à toute bouline, et tomber dans l’anachronisme désinvolte qui vous dépose non au siècle dernier ou à la période coloniale, mais tout bonnement à la rue des Quatre-Escalins, dans les mornes en compagnie de juteux paysans, si ce n’est…dans la lune.

Alexis 1984 [1959] : 13-21

La lodyans fait partie du « réalisme merveilleux des Haïtiens » dont l’objectif vise, entre autres, selon Jacques Stéphen Alexis, à « chanter les beautés de la patrie haïtienne, ses grandeurs comme ses misères, avec le sens des perspectives grandioses que lui donnent les luttes de son peuple, la solidarité avec tous les hommes ; atteindre ainsi à l’humain, à l’universel et à la vérité profonde de la vie » (Alexis 1984).

L’oxymore « réalisme merveilleux des Haïtiens » se trouve dans les particularités de l’expression d’une culture populaire consciente qui résiste aux assauts du temps. Une résistance contre la férocité de l’existence. Une résistance fondée sur nos mythes, nos légendes, nos superstitions, nos croyances religieuses, nos pratiques linguistiques, etc.

Selon Georges Anglade, inspiré des critiques théoriques de Jacques S. Alexis, l’une des caractéristiques de la lodyans est qu’elle puise dans le créole et le vodou (Anglade 2007). Elle met en valeur l’usage du créole et du vodou, deux piliers de la culture populaire haïtienne.

La lodyans doit être classée parmi les créations collectives haïtiennes les plus significatives que sont le Vodou, le créole, la commercialisation par madan sara, le compagnonnage des jardins paysans, la peinture, le marronnage, la gaguère des combats de coqs, le carnaval, etc. Et cette lodyans est le mode littéraire le plus généralisé, le plus populaire, le plus ancien aussi dans l’expression du romanesque de ce peuple profond tel qu’il s’exprime en son pays profond[3].

Pour ce qui concerne Pradel Pompilus, la lodyans n’est autre qu’un « récit burlesque fait par un conteur professionnel à un auditoire familier » (Pompilus 1975 : 565). Des théoriciens de la créolité s’inscrivent dans cette même logique. Ils ont également reconnu dans la lodyans des spécificités propres à la culture orale haïtienne (Bernabé, Chamoiseau et Confiant 1989). Ils posaient des jalons pour une nouvelle compréhension de la littérature antillaise dont la langue créole formerait l’épine dorsale et qui ne porterait atteinte aux impératifs de l’écriture contemporaine tout en tenant compte des pratiques orales traditionnelles.

Le peuple haïtien éprouve une passion démesurée pour le Dire. Pour lui, « le Dire est à la fois un Art, une Arme et un Bonheur » (Laroche 1968 : 41). Selon Maximilien Laroche, la lodyans renvoie à cette nécessité de dire notre existence :

Dans un pays […] où l’on a la passion de la politique qu’on fait surtout en parlant; où l’on a le goût des histoires aussi bien légendaires que d’actualité et où l’on goûte particulièrement le plaisir d’en entendre et d’en raconter, entre amis, dans une atmosphère de joyeuse détente, cette passion du Dire devait trouver son expression la plus parfaite dans ce qui est pour certains un passe-temps, pour d’autres une occupation, pour quelques-uns un genre littéraire même.

Laroche 1968 : 33

Plus loin, il a pris le soin d’établir une différence fondamentale entre « conte » et « audience ».

« Bay lodians » est une activité parallèle à celle de « tiré kont » avec cette différence capitale que les contes se narrent le soir, et les audiences se content le jour. Dans un cas, « tiré kont », il s’agit d’une activité nocturne, rituelle, alors que dans l’autre cas, « bay lodians », il s’agit d’une activité diurne, relevant de la libre fantaisie des narrateurs et des auditeurs […]. Alors que le « conte » est impersonnel, et prend un caractère quasi magique par les tabous qui l’entourent (défense de raconter des « contes » avant la tombée du jour) qu’il peut être triste ou gai, mais comporte toujours une valeur pédagogique, un enseignement, « bay lodians » est une activité strictement profane qui n’est soumise à aucun interdit, rite ou condition. On peut donner des audiences n’importe où et n’importe quand, pourvu, bien entendu, que l’ardeur de la canicule ne s’y oppose pas.

Laroche 1978 : 21-22

Avec son nouveau livre, Le conteur, la nuit et le panier (2021) l’essayiste et romancier martiniquais Patrick Chamoiseau s’inscrit dans cette démarche de cerner la figure énigmatique du conteur qui prend possession de la nuit pour faire danser les mots, se créer une voie, déconstruire l’espace-temps et transmettre les savoirs ancestraux. Pour lui, dans la tradition des veillées mortuaires antillaises, le conteur ou le « maitre-de-la-Parole » doit s’exprimer la nuit dans une « la-ronde », donc un cercle animé de tambours. Mais, pourquoi la nuit est-elle si énigmatique?

Sur la plantation, la nuit opérait comme un début de catastrophe esthétique qui achevait de vider la page juste avant la création. Le conteur aurait conté de jour, dans l’ordre immanent de la déshumanisation esclavagiste, qu’il aurait été non pas du côté de la réhumanisation, mais bien du côté de la domination, du côté de la mort, et sa parole aurait été nulle et non avenue. La nuit installe un horizon des événements où rien de la mémoire du jour, de l’ordre du jour, de la gloire dominante, ne parvient à percer.

Chamoiseau 2021 : 140

Pour Patrick Chamoiseau, l’interdiction de conter le jour est une question à la fois éthique et esthétique. Le conteur est aux prises avec le système « plantationnaire » mis en oeuvre le jour. La nuit devient pour lui une nécessité afin qu’il puisse s’affranchir symboliquement de l’ordre social dominant.

Par ailleurs, Christiane Ndiaye considère la lodyans comme une pratique narrative très populaire, mais non valorisée par les discours « légitimes ». En effet, pour l’auteure, « les littératures dites populaires ont longtemps été marginalisées par les institutions littéraires et qu’on les distingue encore aujourd’hui de la “vraie littérature” en les désignant par des appellations telles que “paralittérature”, “littérature de masse”, etc. » (Ndiaye 2010 : 39). Il y a une nécessité aujourd’hui de valorisation de l’oraliture, de ce genre de productions populaires non légitimées surtout par les institutions occidentales. L’auteure propose une révision de l’histoire littéraire dominante, une révolution du champ littéraire en vue de prendre en considération l’influence des pratiques littéraires populaires sur le développement de l’imaginaire collectif.

La lodyans est parmi les activités narratives qui forgent l’identité collective haïtienne. Elle propose des actions devant l’état de choses existant et met en évidence l’urgence de décrire la réalité sociale. Elle a donc une portée ethnographique. D’ailleurs, Rozevel Jean-Baptiste a présenté, dans son analyse (Jean-Baptiste 2020), le lodyanseur Maurice Sixto[4] comme un ethnographe, c’est-à-dire un scientifique qui fait des recherches sur les moeurs, les coutumes et les traditions locales.

Ce type du patrimoine culturel immatériel haïtien mérite d’être sauvegardé, surtout au moment où ces genres de pratiques « sont mises en péril par la mondialisation, les politiques uniformisantes et le manque de moyens, d’appréciation et de compréhension qui, ensemble, peuvent finir par porter atteinte aux fonctions et aux valeurs de ces éléments et entraîner le désintérêt des jeunes générations »[5]. Suite à l’adoption de la « Convention pour la sauvegarde du patrimoine culturel immatériel » en 2003 par l’UNESCO, les chercheurs, les autorités gouvernementales compétentes et les acteurs de la société civile sont de plus en plus conscients de l’importance de sauvegarder « les pratiques, représentations, expressions, connaissances et savoir-faire – ainsi que les instruments, objets, artefacts et espaces culturels qui leur sont associés – que les communautés, les groupes et, le cas échéant, les individus reconnaissent comme faisant partie de leur patrimoine culturel »[6]. Ces éléments constituent le patrimoine culturel immatériel. Autrement dit, le patrimoine culturel ne se limite plus aux paysages, monuments, sites archéologiques, collections d’objets, donc à sa dimension matérielle. Il faut désormais prendre également en compte la dimension immatérielle du patrimoine culturel : les expressions vivantes transmises de génération en génération, comme « les traditions orales, les arts du spectacle, les pratiques sociales, rituels et événements festifs, les connaissances et pratiques concernant la nature et l’univers ou les connaissances et le savoir-faire nécessaires à l’artisanat traditionnel »[7].

Comme le prouvent les différentes manifestations de la lodyans, il y a une interdépendance ou un rapport très dynamique entre l’immatériel et le matériel. En effet, depuis 1991, Maximilien Laroche avait déjà écrit ceci dès l’introduction de son livre portant sur la double scène de la représentation : « […] de plus en plus nombreux sont ceux qui plutôt que de prendre la plume préfèrent prendre le micro pour parler sur une audio-cassette, chanter ou raconter des lodyans sur un disque, ou performer leurs plus récentes créations musicales et chorégraphiques sur une vidéo-cassette » (Laroche 1991 : 16). De nos jours, le rôle des outils numériques dans la mise en valeur des lodyans est plus qu’évident. La lodyans, comme pratique immatérielle, a besoin d’espaces, de lieux publics, d’outils numériques ou de supports matériels pour se manifester. Tout comme, évidemment, certains espaces publics ou numériques peuvent avoir besoin de la lodyans pour se revivifier. Donc, on ne saurait concevoir le patrimoine immatériel sans le matériel : « le matériel rencontre l’immatériel » (Devanthéry 2018 : 178-185). L’expression « esprit du lieu » explique bien cette complémentarité.

Le patrimoine est esprit et matière, esprit et lieu. L’expression « esprit du lieu » énonce elle-même les deux éléments fondamentaux de cette relation : l’esprit qui renvoie à la pensée, aux humains et aux éléments immatériels, et le lieu qui évoque un site géographique, un environnement physique, soit les éléments matériels. L’esprit construit le lieu et, en même temps, le lieu investit et structure l’esprit. La relation entre la pensée et le monde matériel n’est donc pas univoque, mais dialectique, plurielle et évolutive.

Turgeon 2010 : 389-399

Les composantes de la lodyans sont ancrées dans les réalités culturelles, économiques, géographiques, historiques, sociales et politiques de l’Haïti d’aujourd’hui et d’hier. Georges Anglade (1944-2010), géographe, homme politique et écrivain haïtien, fut parmi les premiers à tenter de poser les jalons théoriques de cette manière propre au peuple haïtien de raconter, de cerner le monde. Pour le fondateur du département de géographie de l’Université du Québec à Montréal, cette pratique narrative très populaire représente les entrailles de la culture haïtienne tant en milieu rural qu’en milieu urbain : genre typiquement haïtien de la miniature et de la mosaïque[8]. D’abord un genre oral, la lodyans a été par la suite mobilisée dans le domaine écrit pour la première fois entre la fin du XIXe et le début du XXe siècle (Anglade 2004b). Depuis, elle se développe en réconciliant l’oral et l’écrit, en évaluant l’expérience de la vie de tous les jours et en misant sur l’inconscient collectif. « Ce genre de la lodyans s’est donc épanoui à la confluence de l’oralité et de la littérature en connaissant mille morts annoncées et mille renaissances souhaitées, toutes les fois que tombaient les bâillons[9]».

Donc, la lodyans reste le coeur invulnérable de l’évolution de la société haïtienne depuis plusieurs siècles. Toutefois, son passage de l’oral à l’écrit a eu lieu sous l’influence de Justin Lhérisson.

Justin Lhérisson, le précurseur du genre lodyans

Alexis Michel Justin Lhérisson[10] (1873-1907) est reconnu comme le premier écrivain à s’approprier les techniques de la lodyans. Journaliste politique, avocat et historien, il fonda en 1899, après avoir créé la revue littéraire Jeune Haïti, le quotidien Le Soir à travers lequel s’est opérée la transposition de l’oral à l’écrit de la lodyans. Dans ses différentes chroniques, il a fait preuve d’une originalité certaine en mettant en scène une pratique d’écriture méditative, itérative, repliée sur elle-même, empreinte d’humour ironique et d’espièglerie. Le but de la lodyans est d’amuser la galerie, de divertir les gens tout en les éduquant, de les initier à la réflexion critique, de les surprendre, de remonter leur moral, de répandre l’enthousiasme, la colère face à la calamité et le dégoût devant les injustices sociales.

À travers ses lodyans présentant un fort intérêt ethnologique, Justin Lhérisson a fait montre de rigueur dans l’art de décrire des personnages en fonction de leur statut et leur importance dans l’échelle sociale. La réalité paysanne, les moeurs politiques et culturelles présentes dans le milieu haïtien sont exposées avec force détails dans La Famille des Pitite-Caille et Zoune chez sa ninnaine[11]. Dans ses deux histoires, l’écriture affronte les défis de l’oralité haïtienne. Lhérisson dépeint une ambiance de meeting où un lodyanseur, jouant le rôle de conteur expérimenté, rend compte d’un récit, interprète les actualités politiques, décrit un fait social.

Pour Maximilien Laroche, La Famille des Pitite-Caille est « le premier roman à prendre pour modèle la forme du « lodyans » populaire » (Laroche 1991 : 39). D’ailleurs, Justin Lhérisson l’a affirmé dès le début du récit :

Ce ne sera ni une charge ni un roman...Ce sera tout simplement une audience, à la vieille manière haïtienne. C’est un récit fait pour amuser, consoler et inciter à la réflexion : une vraie audience, comme on a l’habitude de les apprécier dans nos villages, le soir à la belle étoile, sur les lèvres d’un conteur professionnel de l’oralité.

Lhérisson 1905

Dans La Famille des Pitite-Caille, Golimin, considéré comme le lodyanseur le mieux informé de la République, raconte l’histoire d’une lignée familiale ruinée, celle des Pitite-Caille, depuis la période esclavagiste jusqu’à l’époque actuelle : le premier des descendants de cette souche familiale était un jeune esclave bien toléré par son propriétaire, père de 68 enfants naturels et un fils légitime, Eliézer. Ce dernier et Velléda, une tireuse de cartes, vivaient en concubinage avant de se marier. Ils faisaient partie des nouveaux riches de Port-au-Prince. Candidat à la députation, Eliézer engageait Boutenègre comme le chef d’orchestre de sa campagne. En peu de temps, sa notoriété a grandi parce qu’il a beaucoup dépensé. « Le pèpe des coins, racoins et cointaux, c’est in pèpe lé pli exugeant… Plis lé candidat dépense, plis il est avec lui, plis il a lé courage de crier : Vive ! » (Lhérisson 1905), alerte Boutenègre. Les choses ont mal tourné : brutalisé, humilié, arrêté et persécuté par les autorités, Eliézer meurt d’apoplexie. Ses deux enfants, Lucine et Etienne, qui étudiaient à Paris pour pouvoir surtout connaître les « manières distinguées », ont choisi de retourner en Haïti pour prendre possession de leur héritage, cependant ils ont également connu la décadence : Lucine se mariait avec Cabatoute, un homme infidèle, malhonnête, exploiteur qui l’a ruinée et lui a même causé la mort suite à un coup de pied au ventre pendant qu’elle était en pleine ceinture ; Étienne se détruit financièrement en adoptant une vie de débauche.

Les réalités décrites dans le récit sont très pertinentes dans la compréhension de l’Haïti d’aujourd’hui. Par exemple, l’histoire d’Eliézer nous invite à réfléchir sur le cas actuel de certains individus plus ou moins fortunés qui se portent candidats à des postes politiques pour lesquels ils ne possèdent pas les qualifications requises. Sans programme politique ni idées nouvelles, ils sont candidats aux élections surtout en raison de leur statut économique. « On se trouvait donc en présence du candidat populaire idéal grand orateur, homme sans fierté et saluant sans jamais se lasser, danseur distingué et bon payeur » (Lhérisson 1905), raconte le lodyanseur. Il suffit donc au candidat idéal d’être très généreux, grand causeur, danseur, etc.

L’histoire de La famille des Pitite-Caille permet de faire la radiographie de la crise chronique qui sévit dans la société haïtienne. Le non-respect des principes démocratiques est au coeur du champ politique. Les droits civils et politiques sont bafoués. C’est l’arbitraire qui bat son plein. C’est le règne de l’intolérance. Maximilien Laroche parle de « mardigratures » (1991 : 64). Il présente ainsi le roman de Justin Lhérisson :

Le roman de Lhérisson, s’il nous raconte en détail les péripéties de la vie d’Eliézer Pitite-Caille, s’il nous fait voir comment, parti de rien, ce personnage roublard, astucieux, ambitieux et sans scrupule fit fortune, se hissa jusqu’à une situation sociale et économique fort avantageuse puis connut l’échec, le malheur et la ruine quand il voulut tâter de la politique; s’il s’attarde à ce personnage, il ne nous le propose pas en modèle, ne nous fait pas voir les choses avec ses yeux. Ce serait plutôt une distance à l’égard de ce personnage que l’auteur voudrait nous faire prendre. Il le fait en soulignant notamment le ridicule et l’outrance de ses propos ou de ses attitudes.

Laroche 1971 : 28

Les lodyans de Justin Lhérisson sont enrichies de moquerie, de caricature et de drame. Jacques Stéphen Alexis situe le romancier dans le courant du réalisme critique :

Justin Lhérisson est parfois situé dans le courant du réalisme critique. C’est passablement vrai, mais ce réalisme critique-là est enrubanné d’une liesse populaire, de flonflons de goguette, d’un fou rire qui déferle sur la politique, les travers, les vices, la richesse, la grandeur, la misère, la bêtise, la sexualité, la douleur, la démarche humaine, le derrière qui roule, la bouche qui s’empiffre, l’ennui des exploiteurs et la redoutable insouciance des exploités. Justin Lhérison chante la comédie de l’existence, la stupidité de tout, le sérieux de la petite vétille, l’amer délice de vivre.

Alexis 1984 : 13-21

Pour Maximilien Laroche, Justin Lhérisson est « le devancier d’une suite d’audienciers littéraires » (Laroche 2013 : 38). En décembre 2016, nous étions chez lui à Québec, à l’époque professeur retraité à l’Université Laval. Lors de nos discussions autour d’un café, le spécialiste de l’oraliture haïtienne[12] a admis que « l’influence de Lhérisson ne se borne pas aux seuls créateurs de lodyans, ce genre nouveau propre à la culture haïtienne. Dans Gouverneurs de la rosée, un récit de type diglottique, Jacques Roumain a rénové le style de Lhérisson, ne serait-ce que dans la manière de franciser le créole haïtien ». Un style d’écriture qui, selon Maximilien Laroche, allait, par la suite, influencer les écrivains antillais de la créolité et beaucoup d’autres auteurs contemporains haïtiens. Avec ce style remodelé, Jacques Roumain a permis à la lodyans de connaître un succès international :

Si l’on s’accorde à faire commencer la littérature haïtienne avec la proclamation de l’indépendance (1804) dont le texte a été rédigé en français, on peut dire que c’est avec les audiences de Justin Lhérisson : La Famille des Pitite-Caille (1905) et Zoune chez sa Nainaine (1906) que le texte franco-haïtien a acquis un statut que le succès international de Gouverneurs de la rosée (1944) est venu couronner […].

Laroche 1981 : 58

L’influence de Justin Lhérisson sur sa génération et celle d’aujourd’hui s’est exercée directement ou indirectement. En mars 2017, lors de la conférence annuelle de la Ligue pour l’avancement du conte en Nouvelle-Angleterre, nous avons suivi la performance de Charlot Lucien[13], un lodyanseur haïtien. Les influences de Justin Lhérisson et de Maurice Sixto sur ce dernier sont très évidentes. Il se disait fier de consacrer une grande partie de sa vie à cet art propre au peuple haïtien de raconter. Pour lui, cet art est un héritage fondamental qui a fini par l’amener vers d’autres éléments importants du patrimoine oral ou immatériel haïtien. Cet art l’a rendu d’autant plus sensible à la sauvegarde de la tradition haïtienne. Il a parlé du plaisir qu’il éprouve dans son travail de transmission de ce type de patrimoine immatériel aux autres. Il a su bien mettre en commun des récits traditionnels haïtiens et son propre vécu comme immigrant assujetti à d’autres expériences d’intégration sociale et culturelle[14].

Lhérisson a mis en exergue les coutumes, les traditions locales, les devinettes, les jeux ancestraux, les troubadours, les chants, les mythes, les légendes, le système d’organisation économico-politique, la caricature sociale, etc. Certes, ce genre nouveau de récit était déjà à l’oeuvre dans le patrimoine oral haïtien, mais le lodyanseur avait le mérite d’assurer le passage à l’écrit des habilités langagières orales présentes dans l’ossature des contes populaires en Haïti. La construction des habilités langagières a aussi ses propres normes sociales dans le contexte haïtien. L’habitus linguistique[15]détermine la position sociale des individus en fonction d’une certaine compétence linguistique socialement et techniquement valorisée.

Le concept d’habitus de Pierre Bourdieu permet de comprendre le langage des personnages représentés dans les lodyans de Lhérisson, d’assurer la connexion entre la façon dont ils ont été socialisés et leur comportement. En effet, l’habitus est caractérisé par le vécu ou l’itinéraire social de l’individu, conditionnant ses réalisations, ses manières de parler, de se souvenir, de réfléchir, de percevoir et d’entreprendre. Il met au jour toute une conception du monde social. Il est capable d’orienter les nouvelles actions de l’individu en fonction de la réalité sociale dans laquelle il évolue. Il peut également mettre au point le rapprochement entre les façons -très spécifiques aux gens faisant partie d’une même classe sociale- de s’exprimer, de scruter, de comprendre et d’intervenir. Autrement dit, les pratiques des individus sont, suivant la perspective bourdieusienne, intrinsèquement la résultante de leur socialisation ou le reflet des structures objectives liées au contexte social dans lequel ils grandissent, et qui transforment leurs actions, leur langage et leurs représentations. L’habitus est créateur d’un ensemble de pratiques nouvelles. C’est « quelque chose de puissamment générateur » (Bourdieu 2002 : 134). Bourdieu le considère comme des « structures structurées prédisposées à fonctionner comme structures structurantes » (1980 : 88). Par conséquent, « c’est un système de dispositions ouvert qui va être constamment soumis à des expériences et, du même coup, transformé par ces expériences », a résumé Pierre Bourdieu dans un dialogue avec Roger Chartier (Bourdieu et Chartier 2010 : 79).

Dans les lodyans de Lhérisson, l’habitus linguistique fait ressortir un habitus de classe, donc des différences évidentes entre deux classes sociales en fonction bien sûr de leur capital économique, politique, social, culturel, symbolique ou autres.

Principe générateur et unificateur de toutes les pratiques linguistiques, l’habitus linguistique — par exemple le rapport particulièrement tendu à la tension objective qui est au principe de l’hypercorrection petite-bourgeoise — est une dimension de l’habitus de classe, c’est-à-dire une expression de la position (synchroniquement et diachroniquement définie) dans la structure sociale (ce qui explique que les dispositions linguistiques présentent une relation d’affinité immédiatement visible avec les dispositions en matière de fécondité ou de goût). Le sens de la valeur de ses propres produits linguistiques (éprouvé par exemple sous la forme du rapport malheureux à un accent dévalué) est une des dimensions fondamentales du sens de la position de classe.

Bourdieu 1977 : 17-34

L’habitus de classe fait allusion aux processus qui façonnent les modes d’existence. Le capital économique ou le capital culturel joue un rôle prépondérant dans ces processus et détermine la place des gens au sein de la structure sociale.

La force de l’habitus tient au poids des premières expériences, auxquelles s’agrègent ensuite les suivantes qui sont cadrées par elles, rendant les habitudes prises et les schèmes incorporés difficiles à extirper. Si l’on peut définir un habitus de classe (ou de fraction de classe, selon le poids relatif du capital culturel et du capital économique), qui sous-tend les affinités électives généralement fondées sur des pratiques et un goût commun […], l’ordre des expériences et l’histoire familiale particulière singularisent chaque trajectoire.

Sapiro 2020 : 388-389

Tout au long du récit, le créole est abondamment utilisé par des personnages des classes populaires, ou quand il est question de description d’une scène de foule. Par exemple, Velléda, l’ancienne tireuse de cartes, s’exprime dans un français dont elle a parfois du mal à prononcer quelques mots. Justin Lhérisson, lui-même, a mis en évidence le capital scolaire qui est lié à la maîtrise parfaite du français, ‘‘la langue légitime’’ :

L’ancienne tireuse de cartes […] parlait français par routine ; et sans quelques défauts de prononciation, on eût cru qu’elle avait fait d’excellentes études. Elle disait, par exemple, mercir, je vous remercir, avec le plus bel aplomb ! Ses spirituels invités lui pardonnèrent tout, excepté ce mercir et ce ‘‘je vous remercir’’, dont elle ne pouvait se corriger, malgré les violentes remontrances de son mari qui, lui, parce qu’il avait une grande facilité d’élocution, se croyait un phénix.

Lhérisson 1905

Quant à Boutenègre, il adore se mettre en scène dans un créole mobilisant quelques mots français, reflétant sa condition sociale : « Di moment qu’il m’a palé, j’ai pas hésité ine minouite. jé réclameu de lui la lettre de récommande et à cause di soleil, jé suis monté bonne hère à Tigeau pour nous entende » (Lhérisson 1905). Ce langage inintelligible n’est ni français ni créole. Même en abordant des sujets très sensibles, il n’a pas ménagé la susceptibilité de l’auditoire ou du lecteur. « Mon chè, la polutique haitienne, c’est un grignin-dent. On n’est jamais tout-à-fait ennemi ni tout à fait zanmis. Tout dépend de la sitiration. Aujourd’hui on se foute des coutt manchettes, dinmain on est comme Cocotte ac Figaro » (Lhérisson 1905), argumente-t-il suite à des agitations liées à la campagne électorale d’Eliézer Pitite-Caille. Il faut prendre garde, poursuit le chef de campagne, de ne pas afficher un comportement dédaigneux à l’égard du peuple : « Si on vous offri un grog, tafia ou brigade, dans un pott ou dans un coui- il faut bouère ou gouter sans repugnance. Né réfisez janmais ; la masse susceptible ; si li couè que vous le meuprisez, adio vatt la casserole ! Li fini avec ou » (Lhérisson 1905).

Eliézer Pitite-Caille, le candidat à la députation, n’a pas non plus laissé les lecteurs indifférents. L’extravagance de son langage est le reflet de sa manière d’être socialisé. Le lodyanseur, Justin Lhérisson, a bien décrit cette posture à l’intérieur du récit :

Dans les discussions élevées, Pitite-caille avait un ton particulier, un glossaire spécial. Il était superbe d’audace et d’inouïsme. Il appuyait toujours ses opinions de l’autorité de quelques auteurs dont il ne citait que rarement les noms ; et parfois, même pour embarrasser ses adversaires, il leur demandait à brûle-pourpoint de consulter des livres et des auteurs qui n’étaient que le produit de sa folâtre imagination.

Lhérisson 1905

Autrement dit, dans le récit, le rapport hégémonique entre Eliézer et Boutenègre n’est pas seulement défini en fonction du rang économique ou de la position sociale, mais il est également lié à une insécurité linguistique. Boutenègre, étranger à sa propre situation, s’adresse à Eliézer dans une langue qu’il ne maîtrise pas en vue de faire montre de sa compétence sur le marché linguistique. Ce marché permet d’analyser les moyens de pouvoir qui sont constamment mis en oeuvre entre des locuteurs socialement déterminés à une position dans un milieu socialement hiérarchisé. Au sein de ce marché est exercée une violence symbolique sur les gens au bas de la hiérarchie, qui ne détiennent pas la langue dite légitime. Les échanges linguistiques reproduisent les rapports de classe. Donc, ils constituent un élément de distinction sociale.

Le marché linguistique donne lieu à l’insécurité linguistique (Francard 1997 : 172), qui se manifeste tant au niveau de l’articulation que dans le domaine lexical ou syntaxique. Il s’organise en champ. Ce dernier est un espace social déterminé par des enjeux très particuliers et régi par des principes de fonctionnement spécifiques. Pierre Bourdieu le conçoit ainsi :

un réseau, ou une configuration de relations objectives entre des positions. Ces positions sont définies objectivement dans leur existence et dans les déterminations qu’elles imposent à leurs occupants, agents ou institutions, par leur situation (situs) actuelle et potentielle dans la structure de la distribution des différentes espèces de pouvoir (ou de capital) dont la possession commande l’accès aux profits spécifiques qui sont en jeu dans le champ, et du même coup par leurs relations objectives aux autres positions (domination, subordination, homologies, etc.)

Bourdieu et Wacquant 1992 : 72-73

Chaque champ a ses dispositifs, ses possibilités et ses propres règlements. Chaque champ est relativement autonome. Le marché linguistique est un champ qui permet de comprendre que « la domination d’une classe sur une autre est aussi celle de la domination de la langue de cette classe sur cette autre » (Chudzinska 1983 : 155-161). Pierre Bourdieu a mis en exergue, notamment dans l’essai Ce que parler veut dire (1982), les mécanismes de pouvoir et les règles sociales qui sont à l’oeuvre dans les conversations ou dans les structures langagières. L’activité langagière n’est jamais un banal échange. La fonction du langage est capitale. Le langage joue surtout un rôle symbolique dans la compréhension du réel et caractérise la posture sociale des gens. Les actes langagiers sont des actes sociaux.

Les outils théoriques et conceptuels de Pierre Bourdieu peuvent permettre d’étudier rigoureusement la portée langagière de l’oeuvre de Justin Lhérisson : les proverbes, les dictons, les formules populaires, etc. Le lodyanseur a peint des personnages agissant dans un environnement concret en fonction de leur propre langage, traduisant leur vision de la réalité sociale. Tout en se basant sur les mythes populaires, il met en évidence un conteur employant un métissage de français et de créole caractérisant les modes de langage des personnages. Ces types de langage employés par les différents personnages constituent des dispositifs de caricature de leur comportement, de leur caractère, de leur style de vie et de leur origine sociale. Par le biais de ces techniques, le lodyanseur ne visait pas à célébrer un mariage sans amour entre des formules françaises toutes faites et des expressions créoles, mais il voulait plutôt faciliter toute une organisation esthétique dont le but est de narrer efficacement à l’haïtienne une lodyans mettant en vedette des personnages suivant leur habitus. Chaque habitus est la résultante de notre origine sociale, de notre classe sociale, de notre socialisation dans un espace familial, politique et culturel donné. Notre style de vie, notre façon de marcher, de nous habiller ou de prononcer les mots sont déterminés par un habitus très particulier.

Dans la perspective bourdieusienne, il faut toujours prendre en compte le statut économique, la compétence sociale et linguistique du locuteur, car le champ linguistique est fait de rapports de force très discrète. La maîtrise de la langue légitime est un marqueur fort de niveau social.

Dans une situation de bilinguisme, on observe que le locuteur change de langue d’une façon qui n’a rien d’aléatoire. J’ai pu observer aussi bien en Algérie que dans un village béarnais que les gens changent de langage selon le sujet abordé, mais aussi selon le marché, selon la structure de la relation entre les interlocuteurs, la propension à adopter la langue dominante croissant avec la position de celui auquel on s’adresse dans la hiérarchie anticipée des compétences linguistiques : à quelqu’un qu’on estime important, on s’efforce de s’adresser dans le français le meilleur possible; la langue dominante domine d’autant plus que les dominants dominent plus complètement le marché particulier.

Bourdieu 1977

Justin Lhérisson, à travers ses lodyans, assumait une autonomie identitaire, s’inscrivait dans une dynamique de consolidation d’une liberté et d’affirmation d’une certaine authenticité. Il sait bien décrire les personnages de l’époque en fonction de leur origine sociale, leur comportement, leur niveau d’éducation, leur humeur et leur parler populaire. Décrire, c’est rendre compte de la nature complexe d’un milieu social, d’une époque, d’un personnage. Reflets d’un contexte social, culturel et politique bien particulier, les lodyans de Lhérisson sont toujours en quête du réel et de l’actualité. La famille des Pitite-Caille décrit la dynamique de la politique haïtienne, alors que Zoune chez sa ninnnaine raconte le milieu paysan. Ces deux lodyans renseignent, de façon très critique, sur les épreuves ponctuant l’histoire d’un peuple anciennement colonisé. Elles réactivent nos déboires, notre détresse et nos espérances afin que la société haïtienne privilégie le bien commun. Elles exposent les traditions politiques, sociales et culturelles de la société haïtienne. Elles présentent les difficiles conditions matérielles d’existence de la population, tout en mettant l’accent sur l’humour ou « le Rire Haïtien » (Anglade 2006).

L’Haïtien, avait déjà écrit l’écrivain Jean Price Mars, est « un peuple qui chante et qui souffre, qui peine et qui rit, un peuple qui rit, qui danse […] Il chante l’effort musculaire et le repos après la tâche, l’optimisme indéracinable et l’obscure intuition que ni l’injustice, ni la souffrance ne sont éternelles et qu’au surplus rien n’est désespérant » (Prince-Mars 1973 : 68). Pour Georges Anglade, « le rire haïtien, c’est regarder le monde avec les yeux de la lodyans » (Anglade 2007). Maximilien Laroche parle plutôt de « trésor de sensibilité et de tendresse qui se traduit par cette joie de vivre, ce rire et cet optimisme toujours présents même sous les passions et les souffrances » (1968 : 49). Pour lui, l’Haïtien est cet éternel inconnu :

Si je voulais caractériser sa «philosophie», je dirais que c’est un art de vivre en équilibre sur la corde raide, du sourire et des yeux bandés au bord du gouffre. Un art de vivre qui est aussi une «politique» de dosage subtil, plus instinctif que raisonné, du sérieux et du laisser-faire souriant. Qui est sérieux? Qui ne l’est pas? Quand faut-il l’être? Quand faut-il ne pas l’être ? Cela n’est jamais connu d’avance ni fixé une fois pour toutes et dépend du jour, de l’humeur et du temps (…) Tout est sérieux, même ce qui semble ne pas l’être. La parole la plus anodine peut attirer sur vous des catastrophes. Pourtant les choses les plus sérieuses ne sont pas toujours prises comme telles. L’imprévu est la règle. Un imprévu qu’il faut soigneusement prévoir, auquel du moins il faut toujours s’attendre sans quoi cela peut coûter cher, très cher... la vie même. Il faut savoir être sérieux en riant et ne rien prendre au tragique alors que tout est tragique […] En définitive, cette philosophie est non pas la conciliation (qui serait une atténuation) des extrêmes, mais plutôt la somme d’une expérience nationale et de dispositions personnelles. On peut relever pour une part l’influence du climat, de la situation économique et sociale, et en général de «la vie» dans ce pays qui apprend à tenir pour dérisoires les besoins essentiels, en obligeant à se contenter de l’accessoire et même à s’habituer à des privations et au dénuement, qui accoutume aux aléas, aux revirements imprévisibles, à l’instabilité à la précarité. Bien sûr, il y a aussi notre tempérament et plus précisément cette volonté de prendre la vie par le bon côté.

Laroche 1968 : 81

Suivant le point de vue de Maximilien Laroche, l’Haïtien est à la fois un être rationnel et passionnel, pragmatique et idéaliste, fonceur et précautionneux, loyal et malin, plaisant et ennuyeux, humble et suffisant, souple et récalcitrant, positif et pessimiste, etc.

Conclusion

Maximilien Laroche est parmi les premiers à expliquer le poids fondamental du Dire dans la société haïtienne. Et la lodyans s’inscrit dans cette dynamique :

À toute heure du jour, il est possible de rencontrer sous une galerie, au coin d’une rue, appuyés à un lampadaire, assis sur un banc de square ou réunis sous le parasol protecteur d’un arbre, des groupes de gens d’âges variés, devisant joyeusement. Mais c’est le plus souvent l’après-midi, quand l’ardeur de la canicule est tombée, dans les premières heures de la soirée, après le travail, que se réunissent ces groupes. On y parle de tout. Ce sont des clubs sans lois ni règlements. On n’y vient que pour son plaisir, pour le plaisir de raconter des histoires, d’en entendre, de se récréer, car bien entendu ce sont d’ordinaire des histoires plaisantes qui se content là. Les faits sont revus, corrigés, métamorphosés et présentés sous un jour « hénaurme » et en fin de compte tout cela prend bien plus l’allure d’un conte que d’un récit de faits véridiques, et même on ne s’y fait pas faute de médire ou de calomnier. La politique, les potins journaliers, les histoires gaillardes, tout y passe.

Laroche 1968 : 33

Pour le spécialiste en littérature comparée, la lodyans a une dimension institutionnelle vu qu’elle est mise en application dans toutes les régions du pays. Dans le temps, elle avait même une portée officielle, car le chef de l’État la pratiquait en échangeant au palais national, chaque dimanche, avec les membres des différentes communautés. On ne saurait cerner la production écrite en Haïti en dehors de cette oraliture « qui comprend l’ensemble des productions narratives, lyriques et gnomiques que le peuple haïtien a accumulées sous une forme orale et dans sa langue vernaculaire » (Laroche 1981 : 10).

Par ailleurs, pour enrichir la démarche de Maximilien Laroche et autres penseurs sur la question de la lodyans, il serait fondamental d’inscrire cet élément du patrimoine culturel immatériel haïtien dans une dynamique de rapprochement du milieu universitaire haïtien avec le reste de la société. La lodyans pourrait être mobilisée dans des activités de vulgarisation des connaissances scientifiques. Nous entendons par là toutes actions qui permettent le partage des connaissances scientifiques et techniques auprès du grand public.

Vu qu’il est difficile d’articuler la « langue » des chercheurs et la « langue » des non-initiés, les techniques des tireurs de lodyans peuvent jouer un grand rôle dans le processus de reconstitution du discours de vulgarisation scientifique ou de transmission des savoirs scientifiques. Ce processus doit prendre en compte les traditions, les récits populaires, les représentations mythologiques, etc. Le tireur de lodyans a la capacité d’harmoniser sa causerie en fonction du public, suivant le contexte. Il sait quand il faut animer et aussi quand il doit se taire pour laisser parler le silence. Il intervient dans une ambiance où la communication verbale fait corps avec le langage du corps en vue de mieux influencer le public cible. Il invite toujours le public à se plier à un exercice d’assimilation en donnant des précisions plus ou moins certaines « de noms, de lieux, de dates ». Ainsi, « chaque lecteur est invité à faire partie de la distribution, le « casting » comme on dit maintenant, en entrant dans la lodyans », précise Georges Anglade (2004 : 129-131).

La lodyans peut servir à diffuser le savoir local, à mettre en valeur l’identité collective et à renforcer la cohésion sociale. En ce sens, il serait intéressant de citer les travaux de Josiane Hudicourt-Barnes (2003) sur le rôle de la lodyans dans l’enseignement des sciences. Son article montre l’importance de la culture au sens large dans l’apprentissage des connaissances scientifiques. Ses arguments sont basés sur des enquêtes scientifiques autour des pratiques de lodyans dans les espaces de transmission et de circulation des savoirs scientifiques. Spécialiste des sciences de l’éducation, l’auteure a prouvé que les jeunes haïtiens peuvent apprendre aisément les sciences. Elle a mis en évidence la capacité des jeunes apprenants haïtiens dans le champ scientifique grâce aux techniques de lodyans qui constituent un élément fondamental de la culture haïtienne. Pour elle, il n’y a aucun doute : la lodyans est un outil qui peut aider les enfants haïtiens à apprendre mieux la science. Il existe un lien fondamental entre la culture et les activités scientifiques ou pédagogiques. Donc, il faut toujours tenir compte de l’influence de la culture dans des activités scientifiques et pédagogiques.