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Introduction

L’image actuelle de la ville de Douala est le résultat de plusieurs entreprises qui s’affrontent et collaborent depuis 1884, année de la signature du traité germano-douala[2]. Ce traité acte l’occupation coloniale et déclenche le processus d’urbanisation qui apporte des bouleversements dans les modes de vie et d’occupation spatiale des autochtones. Cette dynamique de transformation va cependant se heurter aux réticences des autochtones, contribuant ainsi à influencer les modes de gouvernance urbaine jusqu’à ce jour. C’est principalement sur le rapport de l’homme à la terre que l’entreprise coloniale, portée notamment par l’urbanisation, va heurter l’entreprise autochtone dans la ville de Douala. Au moment de l’indépendance du Cameroun en janvier 1960, la situation politique et économique a poussé les autochtones et les pouvoirs publics à collaborer à la modernisation de la ville de Douala. Il s’ensuit une longue séquence d’influence réciproque entre les modes de vie autochtones et les formes de gestion du territoire. Dans un premier temps, ces stratégies ne concernent que l’accès au foncier sur lequel les autochtones revendiquent un droit exclusif. À la faveur de l’ouverture démocratique des années 1990, l’autochtonie est érigée en une sorte de norme positive ayant pour effet d’octroyer à certains citoyens des droits particuliers. Les terrains foncier et politique se trouvent alors investis par cette notion qui devient un instrument[3] d’action publique, mobilisé à la fois par les politiques et les citoyens. La perspective historique de cette recherche vise à éviter la seule appréhension de l’immédiateté synchronique d’une ville à la fois autochtone, coloniale, économique, aux enjeux politiques complexes.

La première partie de ce travail qui analyse les fondements de la réalité autochtone en termes d’organisation et d’occupation spatiale s’appuie sur une série de matériaux collectés lors de trois missions de terrain durant nos recherches de doctorat. Durant ces missions, nous avons réalisé près d’une vingtaine d’entretiens avec les chefs et notables douala, bassa et bakoko. Ces entretiens, qui prenaient le plus souvent un tour informel, avaient pour objectif de reconstituer avec le maximum de certitude ce qu’avait pu être le site qui abrite la ville de Douala avant l’occupation coloniale. À ce niveau, nous nous sommes beaucoup plus intéressés au contenu historique des traditions transmises de génération en génération pour les croiser d’abord entre elles[4] et ensuite avec la littérature scientifique sur l’histoire de la ville de Douala. À ce titre, plusieurs livres et articles scientifiques ont été consulté depuis 2016, date de début de la recherche doctorale. La phase dite postcoloniale, marquée notamment par l’ouverture démocratique, apportera des changements significatifs dans les pratiques de gouvernance, mais aussi une réaction des communautés autochtones. Pour mieux cerner les enjeux de cette dynamique, nous avons réalisé une nouvelle série d’entretiens, cette fois avec un nombre varié d’acteurs. Ce furent les acteurs institutionnels, dont les responsables des institutions publiques en charge des questions urbaines et foncières, les responsables techniques des mairies de Douala 5e, Douala 3e et Douala 4e, le maire de la commune de Douala 3e et plusieurs conseillers municipaux issus de l’opposition tout comme du parti au pouvoir. La prise en compte de leur origine (autochtone ou allogène) lors de la formulation des questions a permis d’avoir une vue plus large sur la question de l’autochtonie, du foncier et de l’urbanisation. Quelques entretiens avec les membres en service à l’Agence française de développement à Yaoundé et les citoyens sélectionnés pour leur maîtrise des enjeux de notre sujet, ou pour avoir été confrontés d’une manière ou d’une autre à ses effets, ont complété cette liste. Enfin, nous avons aussi consulté la presse écrite, notamment à partir des années 1990 qui constituent un tournant démocratique et une période décisive pour l’ancrage du registre de l’autochtonie. Cette recherche de terrain associée à la littérature historique, anthropologique et ethnographique du site avait pour ambition de nous aider à répondre à notre préoccupation pour les relations entre l’autochtonie, le foncier et l’urbanisation de la ville de Douala.

La deuxième partie de cette réflexion se propose d’analyser, sous l’angle de la gouvernance, l’influence de l’autochtonie sur l’urbanisation à travers un accès au foncier. Elle appréhende l’autochtonie dans son double registre d’instrument d’action publique et de ressource politique. Cette double dimension est mobilisée à la fois par les autorités du pouvoir central tout comme par les citoyens dans un contexte de concurrence politique. L’autochtonie est, du point de vue de cette recherche, la résultante d’une confrontation entre deux logiques opposées de gestion spatiale et du rapport de l’homme à la terre qui fonde la réalité juridique que nous désignons par « droit foncier ». Cette confrontation se manifeste lorsque l’urbanisation s’impose sur un espace dont les formes d’organisation entrent en conflit avec celles importées par les personnes venues « d’ailleurs ». La gouvernance urbaine, de nos jours, se trouve sous l’influence des usages politisés de cet héritage colonial, ce construit social et politique qu’est l’autochtonie.

L’occupation coloniale comme fondement du concept d’autochtonie

Identifier ou, mieux, définir ce qu’est un autochtone est toujours sujet à de longs débats dans le contexte camerounais. Suivant l’avis juridique de la CADHP sur la Déclaration des Nations unies sur les droits des peuples autochtones adoptée en session ordinaire (la 41e) en mai 2007 à Accra au Ghana, l’identité des peuples autochtones « prend, en effet, en charge les éléments constitutifs suivants […] : a) l’auto-identification ; b) l’attachement spécial et l’utilisation de leur territoire traditionnel alors que leurs terres ancestrales ont une importance capitale pour leur survie collective physique et culturelle en tant que peuple » (Ngando Sandjè 2013). Dans son Dictionnaire de droit international public, Jean Salmon décrit la population autochtone comme celle qui « est originaire du territoire sur lequel elle réside, par opposition à la population immigrée ; population établie sur un territoire bien avant l’invasion par les populations différentes, dans le cadre de la colonisation » (Salmon 2001 : 155). L’identité autochtone mise en exergue ici sera également retenue dans l’étude de José Martinez-Cobo[5]. Au Cameroun, c’est le critère marginal qui sera retenu pour désigner qui est autochtone et qui ne l’est pas. Cette marginalité fonde sa conception sur la réparation d’un préjudice subi (Schulte-Tenckhoff 2000), notamment pendant la colonisation. Cette référence à la colonisation qui pose les bases de l’autochtonie au Cameroun a été évoquée notamment par Norbert Rouland (1988) et Isabelle Schulte-Tenckhoff (2000), qui considèrent que la problématique autochtone est intimement liée à celle de l’expansionnisme et du colonialisme occidental. Pour ces auteurs, c’est la culpabilité du passé colonial qui est le creuset de la question autochtone (voir aussi Ngando Sandjè 2013 : 25). C’est dans ce sens que la signature du traité germano-douala de 1884 est identifiée comme point de référence pour certains chercheurs, comme Roger Gabriel Nlep qui pensait que

est autochtone […], au plan de la réalité historique, sociologique, géographique, celui qui était quelque part en 1884. Il est autochtone à cet endroit. Même si ses arrière-grands-parents ont vendu les terrains, même s’ils ont aliéné les terres, tout ce qui a été donné à Douala aux Européens, tout ce qui a été arraché à Njombé, à Edéa, à Bafoussam, au Nord, cela ne veut pas dire que cela n’a pas été donné ou arraché à quelqu’un […]

cité par Ngando Sandjè 2013 : 27

Ce raisonnement rejoint celui de José D. Prado lorsqu’il définit les autochtones comme les peuples ayant « suivi les établissements des populations venues d’Europe qui les ont dépossédés et expropriés de leurs terres ancestrales » (Prado 2002 : 46, cité par Ngando 2013 : 17). Le préjudice subi pendant la colonisation sera ainsi le fondement de la notion d’autochtonie au Cameroun, en même temps que cette période fige les identités autochtones sur des réalités territoriales bien définies. Ngando Sandjè dira à ce propos que l’idée d’autochtonie se rattache à la spatialité qui lui confère un argument historique et scientifique soutenu. Cette approche, selon lui, fige la notion d’identité dans des éléments purement objectifs. Dans le cas présent, l’occupation ancestrale de la terre avant la signature du traité de 1884 est l’un des critères, sinon le seul, de l’identité autochtone. Comme nous le mentionnons plus haut, c’est davantage la réparation d’un préjudice qu’une identité qui va retenir l’attention des autorités camerounaises. La généralisation de la thématique de l’autochtonie se situe selon Jean-François Bayart (1999) dans une histoire relativement longue, remontant à la formation de l’État. La transition démocratique des années 1990 lui a cependant permis de s’affirmer, les autochtones revendiquant dès ce moment leurs intérêts bradés avec la violation des termes du traité de 1884, dont l’une des conséquences immédiates fut la perte du monopole de la gestion foncière de la ville.

L’autochtonie comme préjudice de la souveraineté coloniale

Avant la signature du traité germano-douala de 1884, Douala était un comptoir commercial important où s’échangeaient produits européens et africains. L’essor du commerce sur les côtes africaines a également eu un impact sur ce port commercial. Les Douala qui occupaient les berges du fleuve Wouri étaient les maîtres des lieux. Les chefs des différents clans prélevaient des impôts sur les différentes marchandises qui transitaient par le port. Les relations entre les populations autochtones et les occidentaux qui débarquaient dans cette embouchure étaient à ce moment plutôt cordiales. Certains occidentaux se faisaient même adopter par des familles douala pour mieux s’intégrer à la vie du port commercial. Mais cette présence constante d’étrangers allait bouleverser la société douala dans son ensemble, en plus des bouleversements des modes de vie et de la vie quotidienne induits par l’arrivée des produits issus de l’échange avec les occidentaux. Les relations entre les différents clans en furent également affectées. En effet, ce commerce qui au départ n’intéressait pas grand monde, prit de l’ampleur et la persistance des crises entre commerçants européens força ces derniers à faire appel à un grand nombre d’intermédiaires dans la population locale. Cette concurrence s’attaqua aux différents clans déjà segmentés en plusieurs lignages semi-indépendants territorialement, aboutissant de ce fait à la naissance du ce que l’on nomme les tumba la mboa Bell, Akwa, Deido et Bonaberi, ayant chacun à sa tête un souverain chargé de les représenter dans ce commerce florissant avec les Européens (Gouellain 1975). Ces réseaux commerciaux de grande ampleur furent l’instrument d’une révolution qui eut des conséquences imparables sur la société. L’augmentation des firmes et la quantité des produits commercialisés allait de pair avec l’éclatement des crises entre les différents acteurs en présence, ce qui affecta la structure parentale des autochtones qui avaient jusqu’ici formé un bloc uni face aux étrangers, notamment européens. Le fait que deux des quatre chefs douala, à savoir les « kings » Akwa et Bell, aient adressé une lettre aux Anglais pour les exhorter à intervenir dans l’administration de leur cité en proie aux crises incessantes et menacée d’implosion, est révélateur, tout comme est révélatrice l’absence du chef Lock Priso à la signature du traité de protectorat qui interviendra plus tard. Toujours est-il que cette lettre resta sans réponse tandis les crises perdurèrent. Cela contraignit les chefs des différents clans douala à solliciter le protectorat d’une autre puissance, et ils signèrent avec l’Allemagne un traité dit de protectorat (le traité germano-douala) le 12 juillet 1884. De ce traité, nous pouvons relever les termes suivants :

  • Nous avons transféré (reconnaissent les Douala) nos droits de souveraineté de législation et d’administration de notre territoire aux firmes susmentionnées avec les réserves suivantes :

  • 1. le territoire ne peut être cédé à une tierce personne ;

  • 2. tous les traités d’amitié et de commerce qui ont été conclus avec d’autres gouvernements étrangers doivent rester pleinement valables ;

  • 3. les terrains cultivés par nous et les emplacements sur lesquels se trouvent les villages doivent rester la propriété des possesseurs actuels et de leurs descendants ;

  • 4. les péages doivent être payés annuellement comme par le passé aux Kings et aux chefs ;

  • 5. pendant les premiers temps de l’établissement d’une administration ici, nos coutumes locales et nos usages doivent être respectés .

Par cet acte, les Douala invitaient les Allemands à procéder à une forme d’occupation de l’espace sur lequel ils exerçaient jusque-là une souveraineté absolue. Toutefois, le colonisateur imposait sa souveraineté sur les hommes et non explicitement sur leurs terres, espace juridiquement indivis (Gouellain 1975) comme le mentionnent d’ailleurs les réserves contenues dans le traité. Mais cette occupation qui prenait appui sur les hommes, contrairement à celle des Douala qui prenait appui sur le sol, allait se métamorphoser rapidement. En effet, en cohérence avec l’esprit du traité, les Allemands exercèrent leur autorité sur les hommes, les groupes et les sociétés établies sur les rives de l’estuaire du Wouri. Cela eut pour conséquence l’abolition du monopole des Douala sur le commerce et la perte des privilèges des chefs de la côte dans le commerce. En devenant sujets du protectorat, les chefs douala et leurs administrés locaux devinrent égaux du point de vue de la puissance protectrice qu’était l’Empire allemand. Les puissants chefs devinrent ainsi des sujets de l’empereur et les lois occidentales se substituèrent aux coutumes locales. Cela provoqua un changement des formes de l’organisation sociale qui privilégia dès lors le modèle occidental au détriment de l’organisation coutumière. Ces bouleversements affectèrent l’ensemble des domaines de la vie, y compris le cadre spatial de vie. En effet, la modification du cadre spatial de vie devenait par ces circonstances même un impératif dans la mesure où la colonisation mercantile de départ cédait peu à peu la place à la colonisation politique. Ces mutations sociales et spatiales bouleversèrent la vie dans la cité commerciale à tel point que certains se trouvèrent exclus de la société, ce qui perturba également les mécanismes et les zones d’influence des différents clans. L’ambition hégémonique des Allemands, qui visaient la conquête de l’hinterland, allait faire de Douala non plus un simple port commercial, mais le point de départ d’une campagne de conquête du territoire tout entier. Pour y parvenir, il fallut agrandir le port, construire des édifices publics pour loger les forces de police, l’armée et les différentes administrations. Le cadre spatial réservé à la puissance protectrice devenant insuffisant, il fallut trouver de nouveaux espaces et, partant, prendre le contrôle du foncier. Cette deuxième entreprise allait imprimer à jamais l’autochtonie dans l’urbanisation de la ville.

L’accès au foncier comme impératif d’urbanisation

L’appropriation de nouveaux espaces pour des motifs à la fois économiques et urbains était devenue impérative dans ce village où les autochtones perdaient peu à peu leurs repères, et cela inaugura une nouvelle étape de sa transformation. Lorsque les Allemands décidèrent d’agrandir ce qui était alors la ville occidentale, il apparut qu’en raison des contraintes physiques imposées par la morphologie du site, le seul axe d’agrandissement se situait vers le plateau Joss. Cet espace était le village originel du clan Bell dont les chefs avaient participé des années plus tôt à la signature du traité de protectorat. Pour mettre ce plan à exécution, la seule option fut d’exproprier les Bell de leur village contre le versement d’une compensation, et de les reloger dans un autre quartier créé pour l’occasion. Ce déplacement se heurta à l’opposition des Bell pour plusieurs raisons, dont les principales tenaient au rapport que les acteurs entretenaient avec le foncier. À ce niveau, nous faisons une différence entre la possession de la terre et les formes de représentation de l’espace.

Pour ce qui est de la possession de la terre, on peut dire que celle-ci est pour les Douala une fin en soi, alors que pour le colonisateur ce n’est qu’un moyen. Pour les Douala, les myam, qui sont les matières dont sont faites les divinités comme l’eau et la terre, deviennent par la ritualisation des objets divins, alors qu’ils étaient au départ de simples biens immédiats. Ils ne peuvent être approchés ni appréhendés sans certaines précautions rituelles. C’est en les incorporant en son être que l’homme s’humanise et devient une personne. Cette configuration fait de la recherche des biens une nécessité aussi bien pour l’être et pour l’existence de l’homme, mais aussi pour sa liberté individuelle. C’est cet accès direct, privilégié et familier aux biens qui confère à l’individu tout comme à la société son existence. Cette approche philosophique nous permet d’avoir un aperçu du sens que les Douala confèrent à la possession d’un espace territorial qui n’est du point de vue de l’Allemagne qu’un moyen d’engranger des bénéfices économiques. Pour y parvenir, le protectorat, devenu dans les actes la colonisation, va entreprendre l’exploitation des terres sur lesquelles sont établis les autochtones, heurtant ainsi leurs formes de représentation. Avant d’aborder cet aspect de la représentation, il importe de souligner l’impact traumatisant de l’introduction de la propriété individuelle de la terre et de sa valeur marchande dans une société traditionnelle qui ne connaissait jusqu’alors que le système de propriété commune de la terre et des modes d’appropriation basées sur une répartition qui, à tous points de vue, différait des transactions monétaires et administratives.

Pour ce qui est de la représentation de l’espace, il faut dire que la ville est dans la pensée coloniale avant tout un espace économique où il est nécessaire de faciliter la circulation des hommes et des marchandises (Sinou, Poinsot et Sternadel 1989). Le port commercial, seule représentation économique de la ville, va devenir avec le protectorat le lieu d’habitation des colons qui envisagent alors de le transformer en important leurs méthodes et leurs formes d’organisation de l’espace. Cette représentation géométrique de l’espace, matrice occidentale qui veut s’imposer désormais dans la ville, diffère de la représentation autochtone que l’on pourrait qualifier de topocentrique. La compréhension de ce mode de représentation de l’espace commande l’adoption d’un point de vue et de méthodes différentes basés sur trois postulats :

les peuples ont une représentation propre du pays où ils vivent ;

ils disposent d’une série de concepts pour parler et traiter des rapports entre eux et les choses ;

l’aspect spatial de leur organisation sociale trouve d’une façon ou d’une autre une expression ouverte en parole et en actes.

Bohannan cité par Le Roy 2007 : 136

Suivant ces postulats, il apparaît que le peuple de pêcheurs que sont les Douala a pour point de référence l’embouchure du fleuve d’où partent les pirogues de pêche, les campements sur lesquels ils étaient déjà établis et les champs qu’ils cultivaient avant la signature du traité. Ces trois entités forment les topo-centres autour desquels s’organisent les relations spatiales. À côté de ceci, leur village étant devenu un important port commercial, les chefs en ont habilement fait une source de revenus importants en prélevant des droits sur les produits échangés dans le port. Ce droit de prélèvement que l’on peut associer à la référence odologique a été menacé à partir du moment où les souverains locaux ont signé le traité de protectorat pour devenir des sujets de l’Empire et ce, en violation des réserves du traité.

Face à cette désorientation et devant le choc provoqué par la destruction violente de leurs symboles sacrés et de leurs repères, les Douala vont opposer une vive résistance à l’expropriation de leurs terres, ce qui amena à la pendaison, en août 1914, d’un de leur chefs alors que les forces alliées envisageaient de prendre le territoire du Kamerun à l’Allemagne. Cette résistance à l’expropriation et ses conséquences mirent un terme au projet Gross Duala dont l’ambition était de moderniser le port et la ville de Douala. Cet épisode va marquer définitivement l’urbanisation de la ville, d’abord en influençant l’élaboration du droit foncier, mais aussi les politiques de gouvernance urbaine.

Après l’indépendance, le registre identitaire connu sous le nom d’autochtonie va s’imposer dans l’univers social camerounais et survivre au régime du parti unique et à la politique de l’unité nationale[6]. Ce registre figé dans le temps et dans l’espace s’invitera dans l’urbanisation à travers la gestion foncière. L’autochtone, une fois reconnu comme tel, devient le propriétaire des terres sur lesquelles il peut revendiquer son autochtonie. Selon la formule assez populaire de « la terre appartient aux premiers occupants », les Douala, les Bassa et les Bakoko seront reconnus comme les propriétaires des terres de la ville de Douala. Si ailleurs la distribution et l’exploitation rationnelle des terrains urbains est le fait de l’urbanisme, à Douala la gestion foncière semble, du fait des effets de l’autochtonie, déroger à cette règle. Les propriétaires des terres souvent autochtones en disposent généralement selon leur volonté et en fonction de leurs besoins, nonobstant les quelques exigences du droit de l’urbanisme. Au début des années 1990, l’autochtonie accède à un nouveau statut dont les effets ne seront pas sans conséquences sur l’urbanisation de la ville.

Les usages politiques de l’autochtonie et leurs effets sur la gestion foncière et la gouvernance urbaine

Si l’urbanisation de la ville de Douala est liée aux modes d’appropriation des terres, les formes de gouvernance urbaine mises en place depuis les indépendances ont été influencées par les réactions des populations autochtones. Le legs colonial qu’est l’autochtonie sera repris par les autorités de l’État indépendant qui, au gré des enjeux politiques, vont faire de ce concept un instrument de gestion foncière mais aussi de gouvernance urbaine, avec pour conséquence une consécration du pluralisme juridique.

Un contrôle territorial par la création de la propriété foncière

La politique de gestion de l’espace adoptée par les colons fut reprise en grande partie par les autorités nationales après l’indépendance. Cette politique qui donnait la priorité à l’exploitation maximale de l’espace colonisé en faveur de la métropole avait abouti spatialement à une organisation ségrégationniste de l’espace, surtout en milieu urbain. Cette politique était portée par une législation foncière inspirée de l’expérience britannique en Australie, visant à contrôler les territoires par la création administrative de la propriété (J. Comby cité par Mansion et Broutin 2013 : 170). Comme nous le verrons plus bas, le monopole foncier détenu par les autochtones dans la ville de Douala est un héritage colonial dérivé des usages de l’autochtonie. La détermination des autochtones à revendiquer des droits sur les terres de leur village ne s’est pas estompée avec l’indépendance du pays, ce qui a ainsi influencé sa politique foncière. Un an après l’indépendance, la loi no 61-20 du 27 juin 1961 est adoptée. Celle-ci vise à renforcer l’encadrement juridique des modes d’accès à la propriété foncière et sera complétée par la loi du 3 juillet 1961. Cet arsenal juridique revient sur un aspect important de notre recherche qui est la constatation des droits coutumiers. Cette procédure permet aux autochtones de revendiquer des droits sur les terres libres et non mises en valeur. Certes, le jeune État entendait se constituer des réserves foncières pour lancer des projets de développement ou d’urbanisation, mais il a écarté l’idée d’une dénégation totale des droits autochtones sur ces terres. Les autorités iront même plus loin en adoptant la loi no 63-6 du 3 juillet 1963 portant ratification et modification du décret-loi du 9 janvier 1963. Son décret d’application no 64-10 du 30 janvier 1964 précise la répartition des terres entre le patrimoine collectif national et les terres des collectivités coutumières. Dans le souci de mieux réglementer cette répartition et d’éviter les conflits avec les collectivités coutumières, la loi du 3 juillet 1963 et son décret d’application no 64-8/Cor du 30 janvier 1964 organisent le régime de l’incorporation au domaine privé de l’État pour cause d’utilité publique des terrains coutumiers faisant l’objet de droits non constatés. Cette loi semble également juste aux autochtones qui estiment que même la forêt la plus éloignée appartient à une collectivité (Nkou Mvondo 1998). En même temps que cette loi réactualise le principe des terres vacantes, un décret daté du même jour[7] tente d’introduire dans le droit foncier coutumier la notion de droit individuel. Cette manoeuvre vise à faciliter les procédures d’expropriation pour cause d’utilité publique souvent bloquées à cause des mésententes entre les détenteurs de droits collectifs sur une même parcelle. Toutefois, la procédure collective ne disparaît pas. D’ailleurs un décret de 1964 va instruire la procédure spéciale dite de « la délimitation des terres collectives ». Ce double registre permet de mieux contourner les blocages dans l’expropriation. Dès 1970, un autre cap sera franchi par les autorités publiques. En effet, reprenant les principes coloniaux de la gestion foncière, le premier président du Cameroun va signer en juillet 1974 l’ordonnance no 74-1 fixant le régime foncier au Cameroun. Ce texte juridique, qui consacre le principe de domanialité, considère que le territoire est propriété de l’État, et qu’il ne s’y exerce aucun droit. Les propriétés foncières reconnues lors des différentes procédures sont certes maintenues, mais la propriété collective en vigueur avant la modernisation n’a plus légalement de valeur. Si les droits individuels et collectifs sur la base du droit coutumier sont tolérés dans la pratique, il n’en demeure pas moins que ceux-ci restent des droits d’usage, non cessibles et susceptibles d’être révoqués sur décision de l’autorité étatique. Dans les normes, il est prévu que tout transfert de propriété se fasse auprès de l’État qui en garantit la validité et en conserve les preuves (Mansion et Broutin 2013 : 162). Mais à Douala, l’accélération du phénomène de l’urbanisation et l’augmentation exponentielle de la démographie urbaine vont accentuer la pression foncière. L’absence de moyens de contrôle et de répression va pousser les autorités à laisser la régulation de ce secteur aux mains des autochtones qui n’ont jamais cessé de revendiquer leurs droits sur des terres qu’ils ont selon les croyances traditionnelles héritées de leurs ancêtres. Cette création de la propriété par le haut n’a pas permis d’éradiquer les pratiques traditionnelles en matière de gestion foncière. La modernisation de ce secteur qui visait à remplacer le droit coutumier par le droit moderne n’a pas eu lieu pour plusieurs raisons, parmi lesquelles on peut mentionner :

le poids des évènements passés. Le combat des chefs douala pour préserver leurs terres face aux velléités annexionnistes des Allemands a eu un impact sur la nature de leurs relations avec les colons français arrivés après. Ce climat de méfiance et de tension entre les autochtones et les occidentaux sera permanent jusqu’à l’indépendance. Arrivé au pouvoir dans un contexte de guerre contre les nationalistes, le premier président se gardera de se faire des ennemis au sein de ces populations, dont certaines étaient constituées de puissants hommes d’affaires ou politiques. L’idée que les autochtones devraient céder leurs terres à l’État n’est pas passée, laissant planer l’ombre d’une nouvelle confrontation, comme avec les Allemands ;

l’absence de moyens matériels et humains affectés à la mise en application et au suivi de la réforme foncière ; cette absence a laissé le champ libre aux pratiques coutumières. Les populations étant peu habituées aux procédures modernes d’accès à la propriété foncière s’en sont remises au droit coutumier dont les procédures étaient plus simples et rapides ;

les profits tirés des transactions foncières. Ceux-ci ont alimenté l’appétit des autochtones qui, se servant de l’affrontement entre les Douala et les Allemands, ont su mettre à profit cette expérience pour mieux exploiter leurs terres. La ville qui s’agrandit au-delà du noyau urbain de départ va faire intervenir les autochtones bassa et bakoko dans la dynamique foncière et l’urbanisation de la ville.

Dès lors, les autochtones ont conservé le monopole de la gestion foncière de la ville. Ce recours simultané au droit coutumier et au droit moderne a fini par consacrer le pluralisme dans la gestion foncière au Cameroun.

L’autochtonie au fondement du pluralisme juridique

La persistance des pratiques foncières inspirées du droit coutumier a institué un dualisme de fait dans les relations à la terre (Ndengue 2019). Dans ce contexte, la loi héritée du droit colonial n’est pas toujours adaptée car elle est « loin d’exprimer les règles telles que les sociétés se les représentent », et parce que « la “coutume” inspire des régulations dont les plus emblématiques concernent la terre » (Jean-Luc Piermay cité dans Bignon 2018 : 3). Le droit coutumier s’est imposé dans le droit foncier moderne au Cameroun grâce à la détermination des Douala à défendre ce qu’ils considèrent comme la terre de leurs ancêtres face aux colons. En effet, la culture douala est centrée autour des liens avec le territoire mais aussi avec la mer. La combinaison de ces facteurs a favorisé l’admission d’un système de justice parallèle, une forme d’hybridation des traditions juridiques dans laquelle la coutume intervient en premier ressort.

Après l’indépendance, les nouvelles autorités instaurent le titre foncier comme seule attestation de propriété par le décret no 76.165 du 27 avril 1976 fixant les conditions de son obtention. Ce titre de propriété vise à harmoniser les différents mécanismes de reconnaissance de la propriété foncière déjà en vigueur (Bissou 2021). Mais face à une pression foncière causée par une augmentation rapide de la population urbaine, les citadins auront moins recours à ce titre. Il reste alors le certificat d’abandon des droits coutumiers. Plus rapide à obtenir et moins onéreux, il sera pour la grande majorité la seule preuve de propriété. Une telle situation va encore renforcer le pluralisme juridique, ce qui va entraver les efforts des autorités d’harmoniser l’accès à la propriété foncière. La question de la légalité qui se pose ici importe peu, vu qu’en ce début de la décennie 1990 son application ne dépendait pas principalement de sa valeur légale mais bien de ce que les autorités étaient prêtes à appliquer. Les transactions foncières se font sur la base du droit moderne mais surtout du droit coutumier. Pour les grands projets urbains initiés par l’État, les collectivités coutumières sont sollicitées en qualité de propriétaires fonciers avec la possibilité de revendiquer une reprise des droits sur des parcelles inexploitées après la mise en oeuvre du projet. Ce pluralisme juridique va influencer l’urbanisation en permettant aux collectivités coutumières de procéder à la cession des terrains urbains. Cette coexistence de deux systèmes de règles qui se complètent et s’opposent (la loi et la coutume) entraîne une insécurité foncière pour les détenteurs de titres officiels tout comme pour ceux qui n’en n’ont pas. En effet, les détenteurs de titres officiels peuvent voir leurs droits contestés par d’autres au nom des droits coutumiers, tout comme les détenteurs de droits coutumiers peuvent voir leurs droits contestés au nom de la loi. Dans ce contexte, le lancement de tout projet urbain ou périurbain fera l’objet de négociations préalables avec les collectivités coutumières afin d’obtenir une cession des droits dits coutumiers sur ces terres.

Dans le cadre du projet Douala nord, les collectivités coutumières ont concédé un abandon des droits coutumiers à l’État. Ce mécanisme inspiré de l’ordonnance de 1974 a permis à l’État d’appliquer son projet et d’éviter les blocages fonciers récurrents dans la ville. Le manque de capitaux n’ayant pas permis d’exploiter l’ensemble des parcelles obtenues, les autochtones ont obtenu de l’État une rétrocession des parcelles inexploitées et laissées à l’abandon (Bissou 2021). La conséquence sur la planification urbaine fut une occupation anarchique des lieux, qui affecta la planification de la ville, ce qui montre que la relation de l’autochtonie au foncier a un impact sur la gouvernance urbaine à Douala.

L’influence de l’autochtonie dans la gouvernance urbaine

L’approche mobilisée ici est fondée sur la notion de path dependence ou dépendance au chemin emprunté. Cette notion souligne l’importance de l’empreinte des origines dans le développement des politiques publiques (Merrien 1990). Si on applique cette notion à cette recherche, l’impact des choix passés concerne aussi bien la structuration de la notion d’autochtonie que l’urbanisation de la ville. Au sujet de cette dernière, Philippe Haeringer disait que :

Si les caractères de l’agglomération actuelle ne sont évidemment pas globalement imputables aux seules circonstances de sa structuration foncière, il est incontestable que ces dernières furent lourdes de conséquences sur l’évolution de la ville. […] même si le conflit opposant les Douala à l’administration n’a plus aujourd’hui le même impact en raison d’un rapport démographique de plus en plus défavorable aux autochtones, il a marqué suffisamment le paysage urbain pour être encore directement à la base de gros problèmes qui se posent à l’aménagiste.

Haeringer 1973 : 469

La distribution et l’exploitation rationnelles des terrains urbains que vise l’urbanisme se heurtent à l’autochtonie et son ancrage dans le foncier. Alors que la transmission et la cession de ces terrains doivent avoir pour référence le plan d’urbanisme, à Douala elles obéissent à des logiques qui dépendent en grande partie de la notion d’autochtonie. Pour Carole Bignon, à Douala, les stratégies foncières sont fortement impactées par le poids de l’autochtonie. Elle poursuit en affirmant que l’expression spatiale de ces enjeux ne se matérialise pas de la même façon selon les quartiers. Cette affirmation laisse penser que l’autochtonie à travers le contrôle foncier a un impact sur la planification urbaine dans la ville de Douala. Le droit coutumier permet aux autochtones douala de revendiquer un droit sur la terre dans les espaces non bâtis de la ville et d’en tirer profit (Bignon 2018). Cette situation confère aux collectivités coutumières un contrôle exclusif sur la réserve foncière de la ville. La conséquence en termes de planification urbaine est un étalement de la ville qui se déroule de façon anarchique, loin des structures étatiques de contrôle, et au mépris de la règlementation en matière d’urbanisme.

La récurrence des conflits entre familles autochtones est également l’une des causes du blocage de certains projets urbains. C’est le cas du projet Sawa Beach[8] qui est bloqué depuis 2004, en partie à cause des conflits opposant entre elles certaines familles du clan Bonanjo, ainsi qu’entre celles-ci et le Port autonome de Douala. Les autochtones revendiquent les droits de propriété sur des terrains qui s’étendent sur trois quartiers, à savoir Youpwe, Dinde et le village Essengue. Ces zones représentent 300 hectares de terrain dont une bonne partie devait faire l’objet d’expropriations dans le cadre de ce projet urbain. Les nombreuses divergences entre les différentes familles n’ont pas permis de lancer le projet et les procédures d’expropriation. Certaines expropriations n’ont donné lieu à aucune indemnisation, faute pour les habitants de pouvoir présenter un titre foncier[9]. Ce n’est pas le cas de certains terrains concernés par le projet Sawa Beach. Ces derniers, du fait de leur appartenance à une communauté autochtone, bénéficient de la procédure d’exemption de titre de propriété car ils sont considérés comme le village des autochtones.

En effet, les familles de cette localité avaient profité de l’émergence des revendications autochtones au Cameroun pour entreprendre des actions politiques en vue d’alerter le président de la République sur la non-immatriculation de l’ensemble de leurs terres. Elles obtiendront de ce dernier 1570 hectares de terres au lieu-dit Dinde (« Bois de singes »). Cette dotation était assortie d’exigences, à savoir que ces terres ne devaient pas être immatriculées au nom des individus, mais au nom de la collectivité coutumière formée par les 39 familles de la communauté Bonanjo. Cette décision allait provoquer des tensions entre les familles incapables de s’entendre sur la répartition de ces terres.

La transposition des guerres entre les différents clans autochtones au niveau de l’aménagement urbain est un autre indicateur de l’effet de l’autochtonie sur la gouvernance urbaine. Le cas le plus emblématique est le projet d’une stèle érigée en hommage à Ruben Um Nyobe, héros de l’indépendance. Ce projet de la communauté urbaine s’était heurté à l’indignation d’un clan autochtone de Douala qui avait envahi le site. Ce clan, qui entretenait des relations tendues avec le délégué du gouvernement originaire d’un autre clan autochtone de la ville, avait accusé ce dernier de les mépriser. Selon leur porte-parole, il fallait d’abord honorer leur fils[10] pendu par les Allemands avant de penser aux autres Camerounais. Ce différend permet de mettre en exergue les images contrastées que se font du territoire les différents acteurs de la gouvernance urbaine. C’est dans l’appréhension de la finalité du passage de statut de village à celui de quartier urbain que se donne à saisir cette dualité qui nous intéresse ici. Pour le délégué du gouvernement, ce site est un territoire placé sous sa responsabilité et soumis aux règles de l’urbanisme. A contrario, pour ces autochtones, le site est avant tout leur village, la terre de leurs ancêtres, même si sa physionomie a des allures d’une ville cosmopolite. L’honneur devrait revenir en priorité à leurs ascendants. Cette réalité dichotomique du territoire alimente de nombreux conflits entre autochtones et autorités dans d’autres villes du Cameroun.

À cet égard, c’est autour des enjeux fonciers mais aussi politiques que se structurent les débats autour de l’autochtonie dans la ville de Douala. En effet, ce construit hérité de la colonisation a fait l’objet d’une réappropriation par les régimes gouvernants au Cameroun. Toutefois, c’est avec le régime actuel que la notion d’autochtonie va s’imposer dans la gouvernance urbaine portée par l’ouverture démocratique des années 1990 qui lui a donné un souffle nouveau. C’est la réhabilitation des élections comme procédure réelle de dévolution d’un pouvoir effectif intervenu dans les années 1990 qui a nourri le mythe de l’autochtonie en rendant cruciales les questions liées à l’identité des votants et leurs lieux de vote (Bayart 1999). Une telle approche a permis de renforcer le pouvoir du régime en place qui, en réhabilitant l’autochtonie, a su affaiblir l’opposition portée par les leaders politiques descendants des peuples allogènes. L’autochtonie se trouve alors dans la gouvernance urbaine à travers les modes de désignation des magistrats municipaux. Face à l’avancée de l’opposition, le pouvoir central, afin de garder le contrôle des municipalités, va installer à la tête de la mairie de la ville un délégué du gouvernement qui fait office de « super maire ». Selon le code général de l’urbanisme, c’est ce délégué qui est en charge des questions d’urbanisme. Celui-ci doit être un autochtone de la ville. Si cette disposition ne figure dans aucun texte, la pratique durant ces années obéit à ce principe. L’adoption du code général des collectivités territoriales en 2019 va le consacrer dans les textes règlementaires. Depuis lors, il est établi que le maire de la ville ne peut être qu’un autochtone de la région[11]. Une telle situation a l’avantage de faciliter les négociations avec les autochtones ; mais elle peut aussi être un facteur de blocage, comme nous l’avons montré plus haut.

Avec l’extension de la ville, les Bakoko viennent s’ajouter aux autochtones douala ou bassa dans la revendication des prérogatives foncières découlant de leurs droits coutumiers traditionnels (Mainet 1985). La ville s’étale désormais au-delà du périmètre urbain établi dans le plan d’urbanisme et sur des espaces acquis par le biais de procédures en marge de la loi. Le processus d’urbanisation classique se heurte à une forme contextuelle d’urbanisation dans laquelle le village des autochtones ne disparaît pas pour céder la place à la ville moderne, mais essaye autant que possible d’intégrer en son sein des éléments de la modernité. Cette hybridation s’observe même dans les anciens quartiers d’affaires comme Akwa, que l’on peut qualifier de « quartier-village ». La persistance de ce phénomène a fait du déguerpissement l’un des instruments d’urbanisme opérationnel le plus utilisé dans la ville de Douala (Bissou 2020).

Ces opérations violentes n’ont pas permis d’instaurer de l’ordre dans l’occupation des espaces en ville. Motivés par les gains économiques et portés par le monopole acquis sur la gestion foncière, les autochtones continuent de se livrer à des transactions sur des espaces non aedificandi[12]. Ces installations anarchiques compliquent les opérations de planification qui depuis peu doivent composer avec les nouvelles problématiques liées à la préservation de l’environnement, au droit à la ville des citoyens, ainsi qu’aux droits des peuples autochtones et des minorités.

Avec l’appui des bailleurs de fonds et des partenaires au développement, ces nouvelles problématiques se sont imposées dans les politiques urbaines à Douala. Le premier plan d’urbanisme élaboré par les autorités de l’État du Cameroun en 1982 n’a jamais été mis en oeuvre puisque le fait qu’il n’ait pas été approuvé lui aurait conféré un caractère contraignant. Le projet de ville nouvelle lancé dans les années 1980 va donner lieu à des tractations entre les collectivités coutumières et les autorités étatiques pour l’accès à l’espace devant abriter ce projet. Finalement, l’État a obtenu des autochtones un vaste terrain à Douala-Nord pour bâtir la ville de Bonamoussadi. En l’absence des moyens nécessaires pour mener à bien le projet, certains autochtones ont revendiqué, conformément à la loi, la rétrocession des espaces non occupés par le projet Douala-Nord. Cette situation a contribué à transformer la morphologie de la ville et a favorisé le déplacement des pratiques non conventionnelles de l’urbanisme dans ce secteur prévu pourtant pour accueillir une ville moderne au sens occidental du terme. En 2010, l’élaboration d’un autre plan directeur d’urbanisme (PDU) accompagné de plusieurs autres instruments de planification urbaine, au rang desquels le City Development Strategy (CDS), avait pour ambition de donner un autre visage à la ville de Douala. Là encore s’est posé le problème de l’accès au foncier et les autorités furent contraintes de se référer aux collectivités coutumières. Le projet le plus en vue est sans doute la grande trame Mbanga-Japoma. Ce projet met en interaction trois acteurs dans le cadre de la Société d’aménagement de Douala (SAD), à savoir le ministère de l’Urbanisme et de l’Habitat représentant l’autorité publique, la Communauté urbaine de Douala et la collectivité coutumière du canton Bakoko à Douala représentant les autochtones du site. C’est cette dernière qui met à la disposition de l’État les espaces à aménager et mis en vente. Cette mise à disposition des espaces fait l’objet de négociations entre les membres de la collectivité et les résultats de ces négociations influencent la progression du projet et l’urbanisation du site.

En 2018, un ministère en charge de la Décentralisation et du Développement a été créé afin de parachever le processus de décentralisation entamé depuis de nombreuses années. Ce ministère est, de l’aveu même du président de la République, « une réponse rapide à des demandes récurrentes ». Parmi ces demandes, l’une d’elles avait déjà fait l’objet d’un examen lors de l’élaboration de la constitution de 1996, à savoir la protection des droits des autochtones. Ainsi, les autorités ont décidé que les maires des villes, tout comme les présidents de conseils régionaux, doivent être des personnes autochtones de la région. Une telle disposition, selon un cadre du ministère de la Décentralisation, a le mérite d’assurer la représentation des autochtones dans les instances dirigeantes des institutions locales, mais également de favoriser l’échange entre les populations et les autorités publiques. Dans le cas de Douala, les autochtones douala, bassa et bakoko, qui se plaignaient déjà d’être mis en minorité par les allogènes constitués en majorité par les Bamiléké venus de l’ouest du pays, ont ainsi, grâce à ce mécanisme, obtenu le contrôle de la mairie et du bureau du conseil régional dans lequel ne figure qu’un seul allogène. Certaines mairies d’arrondissements sont cependant partagées entre allogènes et autochtones selon qu’on se trouve dans une commune peuplée en majorité d’allogènes ou d’autochtones. Toutefois, face aux revendications de plus en plus pressantes des populations autochtones, cette distribution montre des signes d’essoufflement. Après la mort en 2015 du maire de Douala 5e, une commune peuplée en majorité d’allogènes, les autochtones de tous bords politiques avaient exprimé le souhait de voir cette mairie revenir aux mains d’un autochtone, et ils ont obtenu gain de cause.

Conclusion

L’urbanisation de la ville de Douala est étroitement liée aux dynamiques des registres identitaires, notamment l’autochtonie, à travers un accès privilégié au foncier. Cette consécration des droit fonciers sur la base de l’autochtonie tire ses sources de la période coloniale et plus exactement des termes du traité de 1884 signé entre les chefs douala et les Allemands. L’impératif de préservation des terres ancestrales porté par les Douala a eu des conséquences sur l’urbanisation de la création de la ville moderne, et ce jusqu’à nos jours. L’ouverture démocratique des années 1990, couplée aux effets de la croissance démographique urbaine, n’a pas permis d’inverser la tendance. Alors que le brassage culturel et la politique d’intégration nationale plaidaient pour un abandon de certaines pratiques héritées de l’époque coloniale, les logiques de la compétition politique ont remis à jour l’impératif de la défense de la terre des ancêtres à travers les usages politiques de l’autochtonie. La consécration constitutionnelle de cette notion a renforcé l’emprise des autochtones sur le foncier. Au niveau de l’urbanisation, c’est plus précisément sur la planification urbaine que l’impact de cette décision se fera le plus ressentir, avec l’accélération de l’étalement urbain aidé à son tour par la facilité d’accès au sol grâce aux mécanismes informels de cession des droits fonciers.

Face à la montée en puissance des actes de repli identitaire attestés par la prolifération des mouvements de revendication communautariste, il importe, dans une perspective d’anticipation, de reconsidérer certaines positions. Il en est ainsi de l’autochtonie qui semble à notre égard à bout de souffle. Les manipulations politiques de ce concept l’ont vidée de sa substance et il est urgent aujourd’hui de le revoir afin de l’adapter aux nouveaux enjeux. Parmi ces nouveaux enjeux, il faut citer l’apparition d’un troisième registre identitaire constitué par les néo-autochtones. Ces derniers sont des citoyens qui, du fait de la dynamique des migrations, n’ont pour seul repère et seule référence historique que la ville de Douala. Étant dépourvus d’une terre où ils pourraient revendiquer cette identité avec les droits y afférents, ils se trouvent exclus de certains mécanismes d’accès aux postes de pouvoir. Il est donc important de mettre en place des moyens de gestion pragmatiques dans une société plurale en remplaçant le concept d’autochtonie par celui de minorité qui nous semble plus actuel et mieux adapté aux réalités actuelles.