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La littérature contemporaine est hantée par la ruine : celle des hauts-fourneaux abandonnés à la rouille par des consortiums mondialisés, celle des villes ravagées par la guerre et les catastrophes naturelles, celle des mondes inhabitables d’un futur dystopique. Ces ruines ne sont plus héritières de la Rome mélancolique de Du Bellay ou de l’Arcadie pastorale de Poussin et du Lorrain ; elles ont oublié la nature, Dieu et le temps long. Si, donc, les ruines ne s’attachent plus à l’idéal, si elles ne sont plus le site d’une contemplation rêveuse, quel rôle jouent-elles dans les littératures française et québécoise du vingt et unième siècle ? Sont-elles les marques lisibles d’un mal historique, social, spirituel ? Comment et pourquoi ont-elles ainsi proliféré dans la géographie fictionnelle de notre ère ?

Un inventaire, même partiel, permet de saisir l’omniprésence du motif. Notons d’abord les paysages post-industriels tels que les dessinent, notamment, François Bon (Paysage fer, 2014), Philippe Vasset (Un livre blanc : récit avec cartes, 2007) ou Nicolas Dickner (Tarmac, 2009) : leurs ruines sont habitées de personnages mineurs, parfois intangibles, qui ont été abandonnés à leur sort par les forces sans visage de l’économie globalisée. Les fresques historiques de Jean-Yves Jouannais (L’usage des ruines : portraits obsidionaux, 2012), de Richard Millet (Un balcon à Beyrouth, 2005), de Jonathan Littell (Les bienveillantes, 2006) vacillent entre les exigences du récit et celles de l’archive. Troisième contexte, celui des mondes post-apocalyptiques d’Antoine Volodine (Terminus radieux, 2014), d’Elsa Boyer (Heures creuses, 2013), de Céline Minard (Le dernier monde, 2007), de Jean Rolin (Les événements, 2015), de Christian Guay-Poliquin (Le poids de la neige, 2016), de Catherine Mavrikakis (Oscar de Profundis, 2016) : autant de visions sur les causes et les formes de mondes absolument brisés. Et nous pourrions encore visiter ces lieux qui, comme ceux d’Annie Ernaux, d’Hélène Cixous, de Jean Echenoz ou de Patrick Modiano, semblent plongés dans une épaisse gaine de solitude, de mélancolie ou d’ennui qui, lentement, les gruge et les dissipe. Cette liste, bien que fragmentaire, fait surgir la trame d’angoisses et de menaces qui sous-tend l’un des mouvements fondamentaux de la création contemporaine. Les guerres, les pandémies, les crises financières et humanitaires, les dévastations environnementales, le nucléaire, les régimes totalitaires, mais aussi les débordements d’affrontements plus intimes, s’inscrivent profondément dans les paysages de la fiction et du témoignage.

Ce surgissement de la ruine nourrit et lie les contributions de ce dossier, consacrées à des auteurs, des paris, des univers hétérogènes. Pour assurer leur dialogue et souligner leurs points de contact, elles suivent quatre lignes communes. Nos études se concentrent ainsi sur des objets littéraires, du vingt et unième siècle, de la France et du Québec, dans lesquels la ruine se manifeste sous forme spatiale. Campés à cette intersection, nous cherchons à comprendre le surgissement de notre motif, ses racines, ses enjeux, ses moyens.

La ruine, bien sûr, obsède depuis des siècles l’art occidental. Les reliefs de la Rome impériale, leur excavation et leur récupération, offrent à la Renaissance une de ses impulsions fondamentales. Puis un réseau paneuropéen de védutistes se consacre à leur peinture et à leur gravure ; l’un d’eux, Piranèse, fait des ruines de Rome le vecteur d’un apprentissage technique et poétique, le prototype aussi de ses délirantes prisons-labyrinthes. Au dix-huitième siècle, l’art du jardin paysager cherchera à apprivoiser et à exporter le pouvoir méditatif des ruines. La littérature connaît sa propre chronologie qui, comme celle de l’art, hante volontiers les textes du présent : l’un de ses jalons les mieux connus, les Ruines, ou Méditations sur les révolutions des empires de Volney, s’ouvre ainsi sur l’évocation de sa découverte (littéraire) de Homs et de Palmyre, deux sites qui viennent de se réinscrire dans la conscience mondiale par leur annihilation délibérée sous les bombes et la terreur[1]. S’il semble nécessaire de retracer cette longue histoire, nous sommes conscients aussi des risques de redite, car un certain rituel s’est développé dans les ouvrages collectifs dédiés à la ruine, où un scrupule généalogique a multiplié les communications consacrées à Du Bellay, Diderot, Hubert Robert, Chateaubriand, Baudelaire et Benjamin, Matta-Clark, Smithson. Ces travaux antérieurs[2] nous autorisent, en quelque sorte, à tenter une approche plus concentrée et plus contemporaine. Nous ne souhaitons pas non plus rivaliser avec les grandes fresques composées par Michel Makarius[3] et Roland Mortier[4], en histoire de l’art et en histoire littéraire, qui tracent la double évolution esthétique et épistémologique de la représentation des ruines. Ces travaux, parce qu’ils illustrent les basculements souvent radicaux qui s’opèrent d’un siècle à l’autre, nous ont appris à lire dans la poétique des ruines les courants profonds qui agitent l’esprit d’une époque. Surprenantes dans leur pouvoir de métamorphose, les ruines ont su provoquer chez les auteurs d’intenses et contradictoires sentiments de dégoût, d’angoisse, de mélancolie, puis de curiosité, de fantaisie, d’exaltation.

Nous cherchons à comprendre, aussi, quelles sont les spécificités des ruines dans leur existence littéraire. Car si elles s’insèrent dans un contexte de représentation toujours plus vaste, qui englobe leurs formes peintes, gravées, photographiées, films et séries, médias interactifs, architecture et urbanisme, le récit leur offre des possibilités qui lui sont propres. Ce dossier cherche ainsi à évaluer si les paysages de ruines qui surgissent dans de si nombreux textes narratifs signalent un champ littéraire cohérent ; il cherche aussi à cerner les causes, l’étendue et les conséquences de leur prolifération dans la géographie littéraire des vingt dernières années. Ces paysages empruntent-ils à la pleine étendue des histoires littéraires française et québécoise ou sont-ils inspirés par des modèles plus récents, tirés peut-être d’une culture populaire mondialisée aiguillée, depuis une quinzaine d’années, par l’appétit de l’Amérique pour les romans, les jeux, les films hollywoodiens, les manifestations publiques qui inventent et mettent en scène les infinies déclinaisons de la fin du monde[5] ? On peut aussi penser que le contexte contemporain conditionne des hybridités d’un genre nouveau, comme chez ces équipes de sémioticiens et d’artistes appelées à concevoir des sites qui s’adapteront aux dommages du temps afin d’avertir nos très lointains descendants du danger de nos déchets nucléaires[6]. Ces créateurs cherchent à sauver la vie d’êtres dont ils ne peuvent anticiper la langue, les traditions ou les lois, mais dont ils croient qu’ils se raconteront toujours des histoires. Leur principal défi se trouve au coeur de notre sujet : dans les ruines se confondent inlassablement les deux pôles de la séduction et de la mort.

Quant au cadre spatial qu’adopte ce dossier, quel est son rôle ? Pourquoi travailler sur ces ruines qui se lisent dans la pierre, l’acier ou le béton ? C’est que les espaces brisés signifient et amplifient les chutes humaines ; ils témoignent de l’effondrement d’une civilisation, d’une industrie, d’une famille ou d’une psyché, longtemps parfois après leur disparition. Ces champs de ruines sont à leur tour investis d’un pouvoir de contamination qui affecte, sans égard pour les cadres du temps ou de la causalité, les protagonistes des romans contemporains : ceux-ci seront atteints d’une irrépressible mélancolie, de solitude, d’une folie meurtrière, ou seront physiquement exposés aux poisons, radiations et autres balles perdues qui émanent du territoire torturé. Tout un univers romanesque peut être ainsi consacré aux résonances mineures et aux rebuts de l’histoire, qu’il s’en dégage des réflexions ontologiques, comme dans 14 de Echenoz, ou que le passé s’inscrive sur les routes et sur les paysages, se tisse à un corps ou une conscience blessés, comme dans Les chemins noirs de Sylvain Tesson et Outre-Terre de Jean-Paul Kauffmann. C’est encore l’histoire qui revient, usée, dans le capharnaüm hétéroclite qui communique de livre en livre chez Dickner ou qui survit grotesquement dans la nébuleuse post-soviétique, irradiée et mesquine, du Terminus radieux de Volodine. C’est vers le futur que tend la ruine dans un Détroit figé dans son cliché d’apocalypse de papier glacé ou dans des lambeaux de littérature qui, dans Charøgnards de Stéphane Vanderhaeghe, conquièrent la page pour survivre à la fin du monde.

Ces manifestations de notre thème, comme bien d’autres encore, répondent à sa polysémie et aux champs mouvants qu’il a recouverts au fil des siècles. À défaut d’étudier l’étymologie de la « ruine[7] », peut-être suffit-il de noter que le terme est devenu toujours plus difficile à circonscrire : son cadre spatial, justement, s’est élargi pour ne plus inclure les seuls palais et monuments, mais l’ensemble plus démocratique de ce que détruisent les bombes, le climat, la spéculation financière. Sa déclinaison métaphorique s’est également emballée, jusqu’à inclure la ruine des sociétés, de l’économie, des corps, de la morale, de l’environnement, de toutes choses qui se désagrègent et se perdent. Remarquons pourtant que quelques nuances perdurent, qui nous permettent de jouer de la complexité du terme. C’est ainsi que nous faisons plus volontiers des ruines les marques tangibles et pérennes de la ruine, processus abstrait et inscrit dans un temps. Et si les premières peuvent réclamer une existence propre, bien que souvent anonyme, la seconde est attachée à la chose qui se dégrade, parfois à sa cause : la ruine de, la ruine par. Cette identité fragile, comme le remarque Antoine Leygonie, place la ruine à la frontière du paysage et de l’histoire :

La nature de la ruine est de ne pas être objectivable. De la même manière, le sol, la mer, le ciel, le brouillard sont des entités non objectivables car elles dépassent notre capacité d’appréhension unitaire. […]

[…] À la différence du sol ou du brouillard, la ruine contient en elle-même un passé d’une autre nature. La ruine fut un objet. La ruine fut une entité objectivable par la perception : une maison, une bergerie, une enceinte, bref, un objet dans la plénitude de sa totalité. Et la ruine est justement ce qui a perdu irrévocablement cette unité : « ce dont il est impossible de rassembler les morceaux épars »[8].

Ces « morceaux épars », Poussin et Friedrich les disséminent volontiers sur leurs toiles, où elles servent de repaires, de décors, de condensés de mystère et de merveille. Nos auteurs font de même, mais sans pouvoir ignorer l’origine des décombres qu’ils peignent. Car comment ne rien dire de la catastrophe naturelle ou humaine, du tsunami, du tremblement de terre, de la sécheresse, de la guerre civile ou de la contamination nucléaire, qui justifie la désolation d’une rue ou d’un kolkhoze ? Les ruines, dans le récit, réclament une origine, une cause, une temporalité, que ce soit celle d’un instant ou d’un millénaire.

Six perspectives

Notre dossier, en s’attachant aux représentations littéraires, contemporaines, spatiales des ruines, offre de les cerner de manière renouvelée, d’y voir les moteurs d’une variété surprenante de récits. Nous cherchons ainsi à définir les fonctions qu’elles y occupent. Car si la littérature antique fait des ruines un avertissement ou un repoussoir, si elles deviennent avec Du Bellay, Grévin et Volney les témoins « de la puissance ou de la splendeur d’une civilisation disparue[9] », ce n’est que progressivement, avec Diderot, Bernardin de Saint-Pierre et Chateaubriand, qu’elles seront représentées dans leur autonomie, comme des lieux ou des expériences qui, d’elles-mêmes et au présent, réclament une existence esthétique et symbolique pleine. Quant aux ruines de la littérature contemporaine, si nous y trouvons encore ces pouvoirs d’évocation et de projection, ceux-ci confondent volontiers les époques et les possibles afin d’assembler des mondes parfois paisibles ou curieux, mais plus souvent hostiles et effroyables. Car les ruines, même fictives, sont porteuses de leçons et d’avertissements : elles nous font vivre les échecs de la technique et des sociétés des hommes.

Christine Jérusalem, dans sa contribution, développe ainsi une fonction spécifiquement contemporaine de la ruine, bâtie en pied de nez au modèle romantique et qui fait distinctement appel à une appropriation mélancolique mais moqueuse de la grande histoire. Elle observe, pour ce faire, les variations du motif dans l’oeuvre de Jean Echenoz, abordant la question par 14, récit de guerre en mode mineur. Elle y observe comment les bricolages et les déchets remplacent les traces majestueuses et dramatiques que devrait nous promettre une épopée de la Grande Guerre. Son étude dépasse ensuite ce roman afin de faire résonner des réseaux de couleurs, de matériaux, de chiffons, de plastiques qui « pendouillent » d’un récit echenozien à un autre et qui s’assemblent en une archive vaste mais trouée.

Cette attention pour l’infraordinaire se retrouve aussi chez Nicolas Dickner, les nouvelles et les romans de l’écrivain québécois imbriquant les débris et les scories dans ses représentations du monde contemporain. C’est d’ailleurs parce que l’étude des rebuts de la mondialisation semble, chez ses personnages, se faire avec un absolu sérieux – la filiation, le sens, la survie en dépendent – qu’un aspect ludique s’impose à leur mise en scène. Les ruines appellent, oui, aux histoires et à l’aventure, mais pour n’être plus alors que les reflets clownesques des modèles littéraires de naguère. En étudiant de front les textes de fiction et d’opinion de Dickner, Marie-Hélène Voyer donne à leurs ambiguïtés une vaste portée pour notre compréhension du présent québécois.

Isabelle Daunais se penche également sur la fragmentation de l’histoire, plaçant côte à côte la France rurale de Sylvain Tesson et la Kaliningrad post-soviétique de Jean-Paul Kauffmann. Ce cadre la mène à proposer une autre fonction contemporaine de la ruine : celle-ci ne servirait plus à nourrir les enquêtes archéologiques ou à jouer les memento mori, mais adopterait plutôt un rôle réparateur. Si elle renvoie vers un passé qui peut être historique et documenté, la ruine s’avère surtout prête à décloisonner le temps et à faire toucher les châteaux écroulés, les débris de bataille, les usines désaffectées à une vulnérabilité autrement intime. Hantés par leurs souffrances physiques et psychiques, les voyageurs de Sur les chemins noirs et d’Outre-Terre travaillent à guérir parmi des espaces comme eux blessés.

Mais la représentation des ruines peut aussi jouer le rôle inverse, si elle sert à figer les habitants d’une ville comme Détroit, aux États-Unis, dans la carcasse fantasmée et stérile de leur environnement. Raphaëlle Guidée le démontre en adaptant au champ esthétique les travaux de l’anthropologue Anna Tsing qui, dans Le champignon de la fin du monde[10], s’intéresse aux formes de survie qui éclosent dans les interstices creusés par les catastrophes contemporaines. Elle explore ainsi les échos qui se développent entre photographie et littérature, dans leur mise en scène de l’effondrement économique de Détroit. Ces représentations des fractures spatiales de la ville, parce qu’elles se construisent volontiers sur l’effacement de ses habitants, développent des questionnements éthiques qui accompagnent images et histoires, qui soulignent les relations inévitables de l’art à la profondeur historique, sociale et politique de ses objets.

Ces rapports entre les humains et l’espace touchent aussi, même s’ils y sont modulés différemment, aux mondes fictionnels de Volodine. Gaspard Turin parcourt plusieurs de ceux-ci afin de suggérer une typologie des ruines, organisée selon les modes de leur habitation par les personnages romanesques. Parfois pensantes, actrices, les ruines peuvent abriter ou repousser, marquer la frontière entre vie et survie, faire jouer leur double pouvoir de destruction et de création jusque dans le langage des personnages et la structure de leurs récits. Gaspard Turin expose comment Volodine, en décrivant ses villes mortes, ses centrales crevées, ses usines abandonnées, établit du même coup la généricité de ses textes et invente une apocalypse plus ancrée dans les angoisses du contemporain qu’échappée dans la science-fiction.

Ce rapport étroit entre la destruction des espaces et celle du langage se trouve également au coeur du Charøgnards de Stéphane Vanderhaeghe, journal d’apocalypse où se dissolvent toutes les composantes fondamentales du récit, de l’identité des personnages, de leur environnement et de leur quotidien, du temps, de la communication, jusqu’à diluer même l’encre dans la page. Notre étude consacrée à ce roman porte ainsi sur le rapport explicite entre la ruine comme espace et la ruine comme processus : plutôt que figée par le temps, elle n’existe et n’évolue que par lui. Une entrevue avec l’auteur sert, au fil des pages, à éclairer sa position relativement à l’histoire littéraire du motif et à sa capacité de traduire les angoisses du présent dans de nouvelles formes littéraires.

Ces six contributions ont été pensées pour se répondre de multiples manières et pour suggérer, une fois rassemblées, les contours d’une poétique contemporaine de la ruine. Certaines références circulent ainsi entre les articles et les rapprochent, du même coup, des volumes thématiques que nous mentionnions plus haut : Paris, capitale du xixe siècle de Walter Benjamin[11], Les chiffonniers de Paris d’Antoine Compagnon[12], Le temps en ruines de Marc Augé[13], Les fictions singulières de Bruno Blanckeman[14], sont quelques-uns de ces fils conducteurs. Si ce dossier ne vise pas à un effort exhaustif – il faudrait à celui-ci une pleine bibliothèque – nous avons voulu tracer le coeur de l’un des tropismes fondamentaux du roman du vingt et unième siècle. Car pour peu que notre époque reste plongée dans l’inquiétude, et que cette inquiétude s’inscrive dans les épaisseurs de l’espace et du temps, les lecteurs mettront au jour, encore et encore, toujours plus de ruines.