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Le récent succès de HHhH[1] en France est généralement attribué à ce qu’on appelle déjà des traits d’époque, des caractéristiques propres à plusieurs oeuvres ayant séduit tant le public que la critique de ce début de siècle. Par sa représentation d’une violence liée à la Shoah et par l’identification du lecteur au personnage historique, encouragée par le narrateur (notamment par l’héroïsation), le livre de Binet paraît faire écho à ses homologues, favoris des prix littéraires, notamment aux Bienveillantes de Jonathan Littell et au Jan Karski de Yannick Haenel. Cependant, un trait du cadre narratif de HHhH le distingue résolument de ces deux textes, il s’agit de la mise en scène du scrupule. Cette présence insistante de la culpabilité du narrateur, inhérente à l’évocation de personnes ayant réellement péri, procure à l’énonciation un aspect anachronique en la rapprochant de certains écrits des témoins de la Shoah et de leurs héritiers. Cette culpabilité suggère la possibilité d’une action sacrilège au sein du récit et implique donc une agentivité du texte : les mots atteindraient les morts. Ainsi, les scrupules du narrateur de HHhH permettent une forme de jouissance liée au pouvoir que fantasme l’écriture. Le plaisir de lecture associé à cet aspect du récit n’est pas du même ordre que ceux que suscitent d’autres oeuvres contemporaines ayant connu le même succès. Il s’apparente plutôt à la satisfaction apportée par le rituel : une dimension ritualistique de l’oeuvre qui va au-delà du devoir de mémoire (s’adressant aux générations futures, aux vivants) et tente d’intervenir auprès des morts dans une visée de réparation. Il s’agit, avec cette posture coupable, de désirer faire l’Histoire.

Un cadavre sans charme

Le narrateur de HHhH fait preuve d’une grande retenue pour parler du sort des victimes, tant civiles que militaires, une retenue qui tranche avec le ton général du récit. Alors que le narrateur n’hésite pas à accumuler les boutades ironiques lorsqu’il fait le portrait des nazis et qu’il décrit dans le détail leurs entreprises[2], il paraît changer de plume pour parler des effets de leurs violences : « Parmi les premières victimes civiles de la campagne polonaise, un groupe de scouts âgés de 12 à 16 ans : alignés contre un mur, sur la place du marché, ils sont fusillés » (H, 153). Lorsqu’il s’agit de rendre compte de ce que subissent les victimes, le style devient plus laconique, moins chargé, sans les abus d’épithètes et les longues descriptions que l’on retrouve ailleurs dans le livre. On dirait que la phrase, chaque phrase, a été davantage travaillée (bien davantage que celles qui tournent en ridicule Heydrich, Himmler et Hitler) : chaque mot a été pesé. On sent que la narration marche sur des oeufs. D’ailleurs, le débit du narrateur paraît s’accélérer dans ces passages où il s’abstient de commenter, tel celui où Mme Moravec se suicide pour ne pas livrer les résistants sous la torture : « Elle sort sa capsule de cyanure, et la croque sans hésiter » (H, 411). Le chapitre portant sur l’interrogatoire du jeune Ata ne fait même pas cinq lignes : « Ils l’ont atrocement torturé, évidemment » (H, 411). Le texte passe rapidement sur l’horreur, presque sans y toucher, comme s’il craignait de s’y brûler.

Certes, un livre sur Heydrich ne peut éviter d’aborder les déportations et l’extermination. HHhH parle bien entendu des camps, mais sans y entrer, sans tenter d’y faire entrer le lecteur : il donne les chiffres, les faits, pas d’images, pas de personnages. Le texte mentionne toute une série d’arrestations et de mises à mort ordonnées par Heydrich, mais sans les mettre en scène, ou alors en quelques lignes seulement, qui soulignent les conséquences politiques et militaires de l’action plus qu’elles n’insistent sur le geste lui-même. Seul le massacre de Lidice, le village tchèque « effacé » en représailles à l’attentat contre Heydrich, est décrit sur plusieurs pages. Le début de la description du massacre des villageois ne fait pas tout à fait l’économie du pathos (« Débute alors l’attente interminable et l’angoisse absolue qui dévore les visages » [(H, 396]), mais au moment de décrire le meurtre comme tel, le propos se fait plus sobre, plus factuel : « Le plus jeune a 15 ans, le plus vieux 84. On en aligne cinq, et on les fusille. Puis cinq autres, et ainsi de suite » (H, 397). Il n’y a pas de mise en scène des corps qui tombent, des larmes, des cris et des coups de feu, de l’odeur du sang : ce n’est pas comme si on y était. Il ne s’agit pas du tout d’une reconstitution de l’événement, minute par minute. On trouve bien ici et là quelques détails, quelques insistances, mais dans des phrases très courtes, simples et efficaces : « Même les chiens sont abattus » (HHhH, 398). Ces informations aident à comprendre l’ampleur du fait mais résistent au tableau, à la scène, et font obstacle au voyeurisme[3]. Chez Binet, non seulement le bourreau est sans séduction[4], mais son crime est sans charme.

Or, il aurait pu l’être, à en croire les remarques du narrateur. En effet, si le lecteur ne constate pas par lui-même que ce texte ne l’invite pas à jouir devant le spectacle du mal, le narrateur le lui fera réaliser, particulièrement au moment de la mort de Kubiš et de Gabčík, lorsque, réfugiés dans une église de Prague après leur attentat contre Heydrich, les résistants subissent un siège et sont abattus l’un après l’autre : « Kubiš succombe à ses blessures. Kubiš est mort. Je regrette d’avoir à écrire ça » (H, 419). Le narrateur paraît souligner une évidence : le fait qu’il regrette d’avoir à écrire que Kubiš est mort. Dans la même page, il précise n’avoir pris aucun plaisir à décrire le combat qui a causé la perte des jeunes soldats : « Je n’ai pris absolument aucun plaisir à raconter cette scène dont la rédaction m’a coûté de longues semaines laborieuses [...] » (H, 419). On peut voir dans ces affirmations, superflues de prime abord, une trace du contexte dans lequel ce livre a été écrit. En effet, plusieurs chapitres de HHhH font allusion au succès des Bienveillantes et manifestent la volonté de prendre le contre-pied du projet de Littell[5]. La représentation de la violence dans HHhH ne se veut pas une source de plaisir et il importe au narrateur que le lecteur fasse cette distinction, ce qui le conduit à une posture d’énonciation bien particulière : le narrateur de Binet ne fait pas que se retenir, il insiste sur le fait qu’il se retient, il met en scène son scrupule, c’est-à-dire qu’il le donne à voir. La narration du texte se désigne en pointant ce qu’elle ne se permet pas, elle déclare se priver d’un plaisir lié à la mise en récit de son sujet et, ce faisant, attire l’attention sur la possibilité de ce plaisir. Elle ne le fait pas, c’est donc qu’elle aurait pu. Le texte montre le chemin qu’il ne prendra pas. Il ouvre une possibilité, puis laisse tomber une frontière, la contrainte qu’il se donne.

L’identification au personnage historique : présence et limite

Un phénomène semblable vise le plaisir lié à l’identification du narrateur aux héros de la résistance, Kubiš et de Gabčík. Seulement dans ce cas-ci, le narrateur s’avance plus loin qu’avec la représentation de la violence, il prend le temps d’explorer les possibilités avant de reculer et de fixer une limite à sa jouissance. Pendant une grande partie de l’oeuvre, il se laisse aller à sa fascination et ne cache pas la jubilation qu’il éprouve devant la moindre trace laissée par les soldats tchèques et slovaques qui ont éliminé Heydrich : « Quelle ne fut pas ma joie d’enfant quand je suis tombé sur ce document, au musée de l’armée à Prague […] » (H, 236). De toute évidence, le narrateur aspire à ressembler aux héros, à réduire la distance qui le sépare de ces soldats morts au combat, et ce désir influence grandement son travail de représentation de l’histoire. Cette posture énonciative désirante, que le narrateur cherche à assumer, se dévoile dès les premières lignes du texte :

Gabčík, c’est son nom, est un personnage qui a vraiment existé. A-t-il entendu, au-dehors, derrière les volets d’un appartement plongé dans l’obscurité, seul, allongé sur un petit lit de fer, a-t-il écouté le grincement tellement reconnaissable des tramways de Prague ? Je veux le croire. Comme je connais bien Prague, je peux imaginer le numéro de tramway (mais peut-être a-t-il changé), son itinéraire, et l’endroit d’où, derrière les volets clos, Gabčík attend, allongé, pense et écoute.

H, 9. Je souligne

Jamais le narrateur ne cache ses intentions, jamais il ne dissimule son désir d’identification au résistant : il n’y a donc pas de possibilité de confusion, pas d’imposture. Certes, l’identification du narrateur à Gabčík et Kubiš s’exaspère au point de paraître basculer dans l’hallucination, mais, après trois cents pages, le lecteur sait à quoi (à qui) il a affaire avec ce texte : il sait que le narrateur ne se prend pas vraiment pour un résistant mort il y a plus d’un demi-siècle. Le cadre du récit des résistants a été clairement établi, ainsi que ses sources, ses différents matériaux (travail qui n’est pas aussi bien fait pour l’histoire de Heydrich[6]). Quand le narrateur commence à s’insérer lui-même dans le récit des résistants, à se construire une place dans la scène reconstituée, le terrain a été préparé.

Plusieurs stratégies narratives, trop évidentes pour causer des effets pervers, sont utilisées pour opérer un rapprochement entre les personnages historiques et le narrateur, dans le temps et dans l’espace. Entre autres, le narrateur joue sur les différentes acceptions du verbe « voir » lors d’un passage clé sur l’attentat : « Pendant quelques secondes, les témoins suffoqués ne verront plus qu’elle : cette veste d’uniforme flottant dans les airs au-dessus d’un nuage de poussière. Moi, en tout cas, je ne vois qu’elle » (H, 353). Voir la scène, dans ce contexte, ce peut être l’imaginer, la visualiser au moment de l’écriture à partir du document, des témoignages ; mais cela peut aussi signifier un rapport direct, ad oculos, être témoin au présent de l’événement. Le narrateur exploite cette équivoque qui lui permet de donner forme à son fantasme : sous nos yeux, ouvertement, il s’imagine témoin oculaire de la scène. De même, il fait glisser l’un dans l’autre les différents présents (le présent de l’événement et le présent de l’écriture), alors qu’il raconte comment les résistants ont choisi le lieu de l’attentat :

Je n’ai jamais commis d’assassinat, mais je suppose que les conditions idéales n’existent pas, il y a un moment où il faut se décider et, de toute façon, il n’est plus temps de trouver mieux. Ce sera donc Holešovice, ce virage qui, aujourd’hui, n’existe plus, mangé par une bretelle d’autoroute et par la modernité qui se moque bien de mes souvenirs. Car je me souviens, maintenant. Chaque jour, chaque heure, le souvenir se fait plus net. Dans ce virage, rue d’Holešovice, j’ai l’impression que j’attends depuis toujours.

H, 318

Le narrateur s’est tant efforcé de visualiser la scène, depuis des années que cette histoire le travaille, depuis des mois qu’il la rédige, qu’il l’éprouve maintenant comme s’il s’agissait d’un souvenir, comme si lui aussi avait attendu dans le virage que survienne la voiture de Heydrich, non pas en ce jour précis de 1942, avec les autres résistants, mais « depuis toujours », à la façon d’un spectre qui hante les lieux. Le sujet de l’écriture habite, au sens propre, son récit. Il hante ce qui le hante, l’ensemble du projet d’écriture étant présenté comme une hantise, une obsession grandissante, quelque chose qui refuse de lâcher le narrateur et qui le prend au corps[7] : « [Gabčík] s’engouffre dans l’autre rue du croisement, qui descend, elle, et se précipite dans la rivière. Et moi qui boite dans les rues de Prague et qui remonte Na Poříčí en traînant la jambe, je le regarde courir au loin[8] » (H, 363). Qu’il essaie de se donner une présence dans la rue Na Poříčí, lors de l’attentat de 1942, ou qu’à l’inverse, il place Gabčík dans cette même rue de Prague qu’il parcourt en 2006, le narrateur tente par l’écriture de rencontrer son héros, d’entrer en contact. Toutefois, le narrateur s’est aussi assuré que les lois qui régissent l’univers de sa diégèse soient bien comprises du lecteur : aucune magie n’est à l’oeuvre, il n’y a ni fantastique ni science-fiction. Le désir de transcendance du narrateur est clair, mais il est tout aussi clair que personne dans ce récit ne franchit les barrières du temps[9].

La narration exprime le désir d’avoir accès au passé et de voir de ses yeux ce qu’ont vu les résistants ; c’est un fantasme qui se présente comme tel, dans un grand souci de transparence. Il semble important pour le narrateur qu’on comprenne bien que la projection du soi dans l’autre n’a pas ici valeur de témoignage, le fantasme n’attribue pas au texte une compétence testimoniale (il ne s’agit pas de se servir de l’imaginaire de l’écrivain pour témoigner à la place du témoin). Le narrateur se met en scène dans son désir d’identification au personnage historique, tendant vers quelque chose qu’il n’arrive jamais tout à fait à rejoindre : malgré ses efforts, il ne parvient pas à se glisser auprès des résistants, dans leur intimité, et à se donner de cette manière la légitimité de parler en leur nom. Ainsi, la narration conserve malgré tout un certain contrôle sur le jeu de miroirs qu’elle met en place et ne se laisse pas complètement emporter par la jubilation que lui procure son récit : à sa jouissance, elle pose une limite. Et cette limite est donnée à voir, en pleine action.

C’est là, selon moi, un des aspects les plus intéressants de HHhH, cette mise en récit d’une limite à ne pas franchir. C’est-à-dire que le lecteur peut voir la limite arriver, tomber dans le texte, il peut même cibler la phrase qui fait coupure, juste comme le texte allait basculer, alors que le narrateur allait se permettre d’entrer dans la tête du personnage historique. Par exemple, à cet instant crucial de l’attentat où Gabčík se retrouve enfin face à Heydrich, avec une arme qui se révèle défectueuse, connaître les pensées du héros s’avère impossible, même par le biais de la projection.

Rien ne se passe, sauf dans la tête de Gabčík. Dans sa tête, ça tourbillonne, et ça va très vite. Je suis absolument convaincu que si j’avais pu être dans sa tête à cet instant précis j’aurai eu de quoi raconter pour des centaines de pages. Mais je n’étais pas dans sa tête et je n’ai pas la moindre idée de ce qu’il a ressenti, je ne pourrais même pas trouver, dans ma petite vie, une circonstance qui m’aurait fait approcher d’un sentiment, même très dégradé, ressemblant à celui qui l’a envahi à cet instant.

H, 345-346

Le narrateur ne possède aucune expérience qui lui permettrait d’imaginer la pensée de Gabčík, il n’a pas ce qu’il faut pour combler le vide dans son récit. Ici, le sujet de l’écriture n’a rien de lui-même à projeter sur l’autre et il le reconnaît. Le couperet tombe et vient mettre fin à la satisfaction fantasmatique que la rédaction de cette scène procurait au narrateur jusque-là. Le même phénomène se reproduit exactement dans le chapitre où le narrateur se complaît à imaginer ce qu’aurait été la vie de ses héros résistants s’ils avaient réussi à s’échapper et avaient pu survivre jusqu’à la fin de la guerre.

Je suis Gabčík, enfin. Comment disent-ils ? J’habite mon personnage. Je me vois au bras de Libena marcher dans Prague libéré, les gens rient et parlent tchèque et m’offrent des cigarettes. Nous sommes mariés, elle attend un enfant, j’ai été promu capitaine […].

H, 412

Il laisse le fantasme uchronique se déployer pendant toute une page, mais s’arrête juste avant de se mettre à énoncer les pensées de ce Je-Gabčík, ce qui est présenté comme une tentation à laquelle on s’abstient de succomber[10] : « Je ne suis pas Gabčík et je ne le serai jamais. Je résiste in extremis à la tentation du monologue intérieur et, ce faisant, me sauve peut-être du ridicule en cet instant décisif » (H, 413).

Dès l’incipit du livre, le narrateur s’est donné le droit d’imaginer. Or, l’imagination ne procure pas au narrateur le savoir qui lui manque sur ces héros, qu’il espérait rencontrer dans le document historique, et plus encore, dans son récit. Dans HHhH, on ne fait pas croire au lecteur qu’il aura accès au savoir qui manque, au témoignage manquant sur la vie intérieure de Josef Gabčík et Jan Kubiš. Il y a certes une prétention à rendre les faits (presque de manière exhaustive), à reconstituer dans le détail l’événement historique, mais pas l’individu qui a vécu l’histoire, pas le psychisme du sujet qui a vécu Prague en 1942. Celui-ci reste dans l’ombre des archives, protégé, respecté. Or, nous verrons que c’est justement ce scrupule, cette limite à l’identification aux héros qui permet une satisfaction fantasmatique autre concernant l’efficience de l’écrit. La perte d’un côté permet un gain de l’autre : il fallait croire fauter pour croire faire.

L’échec et la faute : le péché d’écriture

Malgré toute sa prudence, ses précautions, le narrateur se commet : il n’a pu s’empêcher d’ébaucher quelques personnages ici et là, il a fait de la mise en scène (il a créé du suspense, des effets de surprise), il a fait des métaphores, de l’humour, du style. Il n’a pu s’empêcher d’écrire son livre en écrivain. De cela, il se déclare coupable ; s’il y a roman, c’est sa faute : « Les gens qui ont participé à cette histoire ne sont pas des personnages ou en tout cas s’ils le sont devenus par ma faute, je ne souhaite pas les traiter comme tels » (H, 431). Fréquemment, le narrateur se décourage parce qu’il doute de sa capacité de retenue, de sobriété : « Je ne sais pas comment éviter les effets faciles » (H, 345). Il va parfois même abandonner toute tentative de mise en récit, ne sachant comment éviter les pièges. C’est le cas du chapitre qui devait raconter le saut en parachute et qui ne comporte finalement qu’une seule phrase : « Bref, finalement, ils ont sauté » (H, 241). On dirait que le narrateur se censure, qu’il se punit même, pourrait-on dire, en se refusant certains chapitres. Il est coupable de vouloir voir sans être un témoin, et plus encore, il est coupable de donner à voir ce qu’il n’a pas vu, coupable d’être un romancier : son crime est littéraire. Ce sont non seulement ses procédés formels mais ses références qui viennent « corrompre » son entreprise. Sa culture littéraire apparaît davantage comme une entrave que comme un outil, elle ne lui permet nullement de se rapprocher du ressenti de Gabčík et de Kubiš, de cette vérité à jamais perdue du vécu de ces êtres ayant existé soixante ans avant lui :

[…] je donnerais cher pour ressentir ce qu’ils ont ressenti alors. Mais je suis bien trop corrompu par la littérature. « Je sens monter en moi quelque chose de dangereux », dit Hamlet, et même en un moment pareil, c’est encore une phrase de Shakespeare qui me vient à l’esprit. Qu’on me pardonne. Qu’ils me pardonnent. Je fais tout ça pour eux.

H, 329

L’association de la phrase de Shakespeare à la scène historique est une faute dont le narrateur demande à être pardonné (par le lecteur mais aussi par les morts : « Qu’ils me pardonnent »). C’est pourquoi le mot « péché » ne me semble pas trop fort pour identifier ce que HHhH met en jeu : il s’agit d’un péché d’écriture, un péché littéraire.

Le constat d’échec sur lequel le texte insiste, cette impuissance à laquelle vient obstinément se heurter le désir de vérité du narrateur rappelle irrésistiblement le ton de certaines oeuvres de la génération des héritiers : celui de Jardin, cendre de Danilo Kiš, celui de Dora Bruder de Patrick Modiano, et celui du narrateur Georges dans les chapitres autobiographiques de W ou le souvenir d’enfance[11]. Chez Perec, on assiste à une véritable mise en scène de l’échec du projet d’écriture, lorsque le narrateur décide d’inclure dans son récit ses tentatives ratées de reconstituer la vie de ses parents, avant de conclure : « Je dispose d’autres renseignements concernant mes parents ; je sais qu’ils ne me seront d’aucun secours pour dire ce que je voudrais en dire. […] je ne parviendrai qu’à un ressassement sans issue[12]. » La posture narrative des héritiers ne pouvait se passer, semble-t-il, de cette revendication de la faillite, elle trouvait sa légitimité dans l’aveu d’une défaite, et il en va de même pour le narrateur de Binet. Le déchirement intérieur de son écriture, qui se reconnaît un devoir de mémoire tout en sachant qu’elle ne peut raconter sans trahir, reproduit le paradoxe qui torturait l’esprit des héritiers. Ceux-ci usaient du document et de la fiction pour pallier ce qu’ils n’avaient pas vu, pas su, et risquaient davantage d’être tentés par ces procédés littéraires que Piotr Rawicz, l’auteur du Sang du ciel, qualifie de « péché » :

Le danger constant qui guette cette littérature, son péché le plus fréquent : grandiloquence, discours larmoyant, manichéisme, invasion de clichés. […] le martyre des Juifs sous Hitler, l’holocauste hitlérien, sujet grave et saint s’il en est… est ridiculisé par le conformisme stylistique, par les flots de la déclamation et de la théâtralité bon marché […][13].

C’est précisément ce genre de péché stylistique que le narrateur de HHhH craint de commettre, du moins dès qu’il s’agit de l’histoire des résistants, des déportés et des victimes de Lidice[14]. Dans cette préface à Sablier de Kiš, Rawicz laisse entendre que les premiers textes, les « témoignages bruts » des survivants ont su échapper à ces pièges (cela se serait gâté « un peu plus tard »). Parce qu’ils témoignaient de ce qu’ils avaient vu de leurs yeux, les survivants étaient, vis-à-vis de leur texte, moins ambivalents, moins torturés que ne le seront leurs héritiers, mais ils n’étaient pas pour autant en paix avec leur statut de témoin. Dans Les naufragés et les rescapés, Primo Levi évoque la honte du survivant qui n’a pu échapper à la sélection qu’en prenant, en quelque sorte, la place de quelqu’un d’autre qui aurait pu être sauvé : « […] je pourrais être vivant à la place d’un autre, aux dépens d’un autre ; je pourrais avoir supplanté, ce qui signifie en fait tué, quelqu’un[15]. » Ces propos du grand témoin ont contribué à ce qu’on situe les textes des survivants dans une économie de la dette, une dette considérée (à tort peut-être)[16] comme étant impossible à combler par le témoignage. Selon cette vision des choses, encouragée par Agamben[17], le témoignage du survivant pourrait sembler lacunaire, insuffisant et inadéquat (ne recouvrant pas ce qu’il vise).

L’idée qu’il est possible de faillir dans son témoignage, de se tromper[18], de rater quelque chose et de manquer ainsi à son devoir ; tout comme l’idée qu’il est possible pour l’écrivain, même pour celui qui s’appuie sur les faits, sur le document, de faillir dans son travail de reconstitution ; qu’il est possible, en écrivant sur la Shoah, de mal faire ; ce seraient (à en croire plusieurs auteurs et critiques contemporains) des idées d’un autre siècle, des idées des années soixante et soixante-dix qui persistent en 2009 chez le narrateur de Binet. Se faire le témoin de l’événement historique est un fantasme très actuel (il n’a fait que s’intensifier au xxie siècle), mais les contraintes qu’il se donne dans HHhH produisent une sorte d’anachronisme : la limite posée au fantasme d’identification serait un trait des héritiers et non de la génération d’écrivains qu’on a qualifiée de « Génération Littell[19] ». On aura compris, je l’espère, que le but de cette comparaison n’est pas de ranger Les Bienveillantes de Littell ou Jan Karski de Haenel du côté de la littérature cathartique, du plaisir sans complexe (voire de la perversité[20]) afin de décerner au HHhH de Binet une aura de pureté, une innocence. La jouissance du narrateur (et, potentiellement, celle du lecteur) est aussi intense chez Binet qu’elle l’est chez Littell ou chez Haenel, mais elle se vit sur un autre mode : autre contrainte, autre gain.

Une culpabilité riche en possibles

« On comprendrait mal le sentiment de culpabilité du névrosé, si on voulait l’expliquer par des fautes réelles[21]. » Sigmund Freud nous a appris qu’il peut y avoir une complaisance dans la culpabilité et le remords. Je me situe dans une logique similaire en proposant de considérer que les autoreproches qui parcourent le texte de Binet occupent une fonction au-delà de la légitimation de son projet (faute avouée, faute pardonnée). D’après ma lecture, la culpabilité du narrateur supporte quelque chose d’autre par sa présence insistante.

Lorsqu’il cherche à établir les faits, le narrateur ne souhaite pas seulement agir sur les générations actuelles (et futures), sur une appréhension actuelle du passé dans un devoir de mémoire. Dans plusieurs passages, le texte paraît orienter son effet de telle sorte qu’il agisse directement sur les disparus. C’est-à-dire que la finalité de l’oeuvre concerne alors les héros eux-mêmes (et non seulement leur mémoire) : « Qu’ils me pardonnent. Je fais tout ça pour eux » (H, 329). Idéalement, Gabčík et de Kubiš sont ceux qui devraient recevoir cette oeuvre, en bénéficier. Ils constituent le lecteur idéal, celui que le texte appelle : « Toutefois, [Gabčík et Kubiš, après le massacre de Lidice] n’arrivent toujours pas à se persuader que la mort d’Heydrich a servi à quelque chose. J’écris peut-être ce livre pour leur faire comprendre qu’ils se trompent » (H, 401 ; je souligne.) Cette tension de l’oeuvre vers un lecteur impossible, car déjà mort, attire notre attention sur la place que le texte ménage à la possibilité d’une transcendance, sous une certaine forme du moins.

Le récit ne met pas en scène un dialogue avec les morts, mais le discours du narrateur laisse filtrer la possibilité que ceux-ci puissent l’entendre, qu’ils puissent lire son texte et être atteints par lui. Les résistants sont morts avant que soient connues les répercussions positives de leur acte, ils n’ont eu le temps d’apprendre, avant de mourir, que le sort terrible des familles de Lidice et de leurs alliés dans Prague. Le narrateur écrit « peut-être » son oeuvre dans le but de pallier cette injustice, de corriger l’histoire. Par le texte, les morts seraient atteignables, quelque chose de leur sort pourrait être amélioré. Mais avec ce grand pouvoir vient une grande responsabilité dont découle la culpabilité. En effet, dans HHhH, le mort n’est pas tout à fait hors d’atteinte, il n’est donc pas tout à fait mort, ou du moins, il pourrait l’être davantage : on suppose que le sort des victimes pourrait être empiré par la littérature, par une réduction de l’être dans le personnage, par l’objectivation de la mise en forme, par la banalisation dans le cliché. Aux morts de HHhH, il peut encore arriver quelque chose… Ainsi, il y a culpabilité parce qu’il y a pouvoir de fauter : pouvoir d’action. Cette culpabilité (dont la sincérité n’est nullement mise en question ici) alimente la suggestion d’un pouvoir transcendant du texte et contribue, de cette manière, à l’intense plaisir de lecture qu’il procure.

Lorsqu’elle se heurte à répétition à des interdits visant la représentation du fait historique, l’entreprise du narrateur finit par accorder une certaine existence au mort en lui attribuant la fonction de juger de l’acte du survivant. Le respect du mort, notamment dans le rituel, participe de la crainte du mort, comme le démontre Freud dans Totem et tabou. Chez l’adulte, la croyance serait une persistance d’un mode de pensée infantile (ou primitif) impliquant « une confiance démesurée dans la puissance de ces désirs[22] », ou encore une surestimation du pouvoir de la pensée (communément appelée « pensée magique »), et ce, surtout face à l’impuissance et à la perte. Selon Freud, l’enfant, comme le primitif « se refuse à reconnaître la mort comme un fait[23] ». Bien entendu, malgré que le narrateur de HHhH décrive son attitude, plus particulièrement son plaisir, comme celui d’un enfant (« Je suis un enfant » [H, 332]), nous n’assistons pas dans le livre de Binet à une véritable régression infantile. De même, le discours du narrateur ne présente aucune conviction religieuse : il ne s’agit pas d’une croyance assumée et déclarée en l’immortalité de l’âme. Ce qui s’inscrit dans le texte s’apparenterait plutôt au produit d’une croyance inconsciente, ou plus ou moins consciente, qui parvient à produire ses effets dans le discours du sujet, à se faufiler au détour d’une phrase ; ce dont le psychanalyste Octave Mannoni trouve une trace dans l’expression, entendue maintes fois dans sa pratique : « Je sais bien, mais quand même... » Mannoni soutient qu’une croyance peut être « abandonnée et conservée à la fois[24] », que « quelque chose de la croyance[25] » peut subsister quand même chez un sujet après la découverte de la réalité, parce que « le désir ou le fantasme […] agissent comme à distance[26] » sur lui. Même après une prise de conscience du sujet par une confrontation avec la réalité, le désir peut continuer d’agir sur lui. Son discours présente alors un trait délirant, en cela qu’il n’est pas accessible à la démonstration de l’erreur[27].

Il ne s’agit pas de dire que le narrateur de HHhH n’est pas conscient de ce qu’il désire, ou qu’il est vraiment sous l’effet d’une croyance inconsciente, mais que l’expression de son désir dans le texte imite les formes que prend le désir inconscient lorsqu’il se manifeste chez un sujet (à son insu), notamment en mettant en scène une surestimation du pouvoir de sa pensée. C’est particulièrement évident lorsque le récit bute sur la fin de son histoire, la mort des résistants. Le narrateur nous a appris les faits dès le début de son récit : Gabčík et Kubiš ont succombé, telle est la réalité qu’il a découverte dans le document[28]. Sachant bien pourtant que ses héros ont été tués… et donc vont être tués sous sa plume, dans son récit, il oppose au fait de leur mort son désir, la croyance qu’il conserve « au fond de lui » : « Mais au fond de moi, je sais qu’ils vont réussir, je le sens, ils vont se tirer de ce guêpier […] » (H, 424). Sous nos yeux, le narrateur joue à délirer. On dirait qu’il retarde le moment d’écrire la mise à mort des personnages comme si cela pouvait changer quelque chose, suspendre leur condamnation : « La vérité, c’est que je ne veux pas finir cette histoire. Je voudrais suspendre éternellement ce moment […] » (H, 423). Il sait parfaitement que les résistants ne sortiront jamais vivants de cette église de Prague où ils ont trouvé refuge. De la même façon, le narrateur sait qu’il y a bien peu de chances pour que son texte leur parvienne, au-delà : mais quand même… au cas où… autant bien faire…

Passion du (bien) faire

Le terme « éthique » renvoie généralement à un faire, c’est la bonne conduite, le geste « estimé bon[29] ». Selon Paul Ricoeur, le premier pôle de l’intention éthique s’appuie sur la croyance de l’individu en sa propre liberté, c’est-à-dire sur sa capacité à agir sur le monde :

Je ne peux donc partir que de la croyance que je peux initier des actions nouvelles dans le monde […] Il y a là une corrélation tout à fait primitive entre une croyance et une oeuvre. Il y a éthique d’abord parce que, par l’acte grave de position de liberté, je m’arrache au cours des choses, à la nature et à ses lois, à la vie et à ses besoins […] il faut opposer le pouvoir être à l’être donné, le faire au tout-fait[30].

Le narrateur de HHhH veut croire qu’il agit sur le monde en faisant oeuvre. Non seulement il s’identifie à la figure du héros guerrier (l’actant par excellence) et se passionne pour les scènes d’action que comporte son histoire, mais il cherche sans arrêt à entrer dans l’action, à participer à la lutte, à intervenir, à faire. Par des moyens qui tiennent du rituel, de la superstition, il tente de rapprocher son écriture de l’événement historique, de porter son geste d’écrivain sur la scène où les choses se produisent : « Il faut que je me rende à Prague. Je dois être là-bas au moment où cela va se produire. Je dois l’écrire là-bas » (H, 328). Les manques et faillites du narrateur sont le corollaire du rôle essentiel qu’il se donne, de cette responsabilité qu’il endosse et qui est comparée[31] à celle des résistants : « Moi aussi, après tout, j’ai des responsabilités, et je dois y faire face » (H, 331 ; je souligne.) L’oeuvre littéraire semble alors partager les enjeux de l’événement historique. La figure de l’écrivain armé de sa plume apparaît aux côtés des héros[32]. Autodéclaré coupable de ses faits et gestes, il peut jouir de l’impression d’avoir une incidence sur le réel, et le lecteur peut partager cette impression de puissance. Se disant « esclave de [s]es scrupules » (H, 395), il peut revenir sans relâche sur son texte pour corriger un mot, censurer une phrase, renoncer au monologue, avec la sensation d’être en train de changer les choses, de les changer pour le mieux (dans la « […] visée de la vie bonne, avec et pour les autres, dans des institutions justes[33] »), il connaît la satisfaction de se dresser contre le mal.

Il m’apparaît plus prudent de parler d’impression, de sensation ou de satisfaction, bien que l’agentivité du littéraire soit un fait établi pour certains chercheurs. Édouard Husson et Michel Terestchenko revendiquent la reconnaissance d’une efficience propre à la littérature (lorsqu’ils nous mettent en garde contre les effets pervers de la lecture des Bienveillantes) :

Le danger auquel nous songeons ici n’est pas lié à l’échec de la littérature, mais à son succès, à son efficience propre : sa capacité à produire un monde, à lui donner en quelque manière vie, une vie qui n’est pas seulement imaginaire, mais en un certain sens, bien réelle. Cette capacité « productrice », poétique au sens étymologique du terme, est loin d’être innocente[34].

Leurs propos n’ont pas le même objet que les miens et ne poursuivent pas le même objectif, cependant, on y retrouve la même association entre un pouvoir attribué à la littérature et une perte de l’innocence (qui se traduit dans mon analyse par la culpabilité) : une littérature coupable est nécessairement une littérature qui agit. On pourrait dire du narrateur de Binet, quand il se repent d’avoir ébauché des personnages littéraires au cours de sa reconstitution historique, qu’il demande à être pardonné de ce que son imagination a créé, a rendu présent, pour reprendre les termes de Husson et Terestchenko :

Le problème posé n’est pas la fidélité ou l’exactitude historique de l’évocation […], il tient à ce qui est le propre de l’entreprise littéraire et qui est une forme d’action. Une action dont le maître d’oeuvre est l’imagination ; l’imagination, non pas en tant que faculté « reproductrice » du réel, nécessaire à l’appréhension du souvenir comme souvenir vivant, mais dotée d’un pouvoir proprement créateur, inventif, qui introduit le monde dans une lumière nouvelle et le rend présent. Rendre présent le réel, c’est bien plus que le représenter […][35].

On ne rencontre pas, dans les propos du narrateur de Binet, une telle conviction dans l’affirmation du pouvoir des mots, mais plutôt l’intense désir que ce soit le cas : le désir que la littérature ait ce pouvoir d’action sur le réel. Son attitude est plus proche de ce que décrit Roland Barthes, dans sa « Leçon inaugurale » au Collège de France, comme une tension vers l’impossible.

On pourrait imaginer une histoire de la littérature, ou, pour mieux dire : des productions de langage, qui serait l’histoire des expédients verbaux, souvent très fous, dont les hommes ont usé pour réduire, apprivoiser, nier, ou au contraire assumer ce qui est toujours un délire, à savoir l’inadéquation fondamentale du langage et du réel. Je disais à l’instant, à propos du savoir, que la littérature est catégoriquement réaliste, en ce qu’elle n’a jamais que le réel pour objet de désir ; et je dirai maintenant, sans me contredire parce que j’emploie ici le mot dans son acception familière, qu’elle est tout aussi obstinément : irréaliste ; elle croit sensé le désir de l’impossible[36].

Dans HHhH, la possibilité d’agir sur l’histoire, sur un réel qui a cessé d’exister, notamment en retardant la mort des héros, est la manifestation d’un espoir qui persiste se sachant vain. On peut le voir aussi comme un délire encadré par une narration qui l’assume et le présente comme tel, une écriture délirante qui se déploie dans le cadre des conventions littéraires mises en place dans le récit, où elle soutient la dimension éthique de l’oeuvre.

Primo Levi raconte que les prisonniers politiques qui ont eu la chance de participer à la résistance sont les seuls survivants des camps à avoir échappé à la honte[37]. Le narrateur de HHhH n’a pas pu faire partie de la résistance au nazisme, il n’a pu se battre aux côtés de Gabčík et Kubiš. Comme la plupart de ses lecteurs, il est né alors que tout était accompli, alors qu’il était trop tard pour tenter quoi que ce soit. Il regrette de ne pas avoir eu la chance de faire l’ultime bon geste, celui qui aurait eu le pouvoir de sauver la vie de ses héros : « Kubiš est mort. […] J’aurais voulu pouvoir le sauver » (H, 419). Toute l’oeuvre est désespérément tendue vers ce geste impossible, ce faire qui échappe. Elle ne peut changer le passé, mais essaie quand même, retardant le moment de la mort des résistants dans le récit, les projetant dans un futur uchronique et déclarant sa foi en leurs chances de survie, en dépit de l’histoire. Elle refuse son impuissance et se commet, quitte à endosser la culpabilité de la forme, quitte à afficher un faux déni de l’irrémédiable, dans un délire contrôlé : mieux vaut trahir en agissant que par l’inertie, soupçonnée de consentement et propice à l’oubli.

Le narrateur invite le lecteur à désirer avec lui, à croire un instant au pouvoir d’une phrase de remonter le temps, il le convie à tenter avec lui de sauver ces êtres qui ont dans le regard « un peu de la bonté du monde » (H, 440), il lui offre le plaisir de jouer à croire en être capable. Le narrateur fantasme sa présence dans la scène, prenant part à l’action, puis il se retire de la scène, soumis à son scrupule, et ce faisant, satisfait un autre fantasme, celui de l’efficience de la littérature et, au-delà, d’une écriture transcendante. Qu’il se rêve aux côtés de ses héros ou qu’il espère que les morts auront l’occasion de lui pardonner : dans les deux cas, la jouissance de la satisfaction fantasmatique est liée à une performance de l’écrit, à la littérature comme (bon) geste. La visée éthique de l’oeuvre est doublement soutenue par le désir du sujet, ce qui montre bien qu’une posture jouissive ne s’oppose pas nécessairement à la visée éthique d’une représentation de la violence : au contraire, HHhH n’est jamais aussi éthique que lorsqu’il donne vie au fantasme.