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Un portrait de femme ! rien au monde n’est plus difficile, c’est infaisable… c’est à en pleurer.

Jean Auguste Ingres

Lorsqu’en 1980, Assia Djebar publie aux Éditions des femmes à Paris un recueil de nouvelles intitulé Femmes d’Alger dans leur appartement, elle propose un travail d’écriture qui se présente comme un dialogue entre l’image et le texte. Le recueil emprunte aux tableaux de Delacroix et de Picasso son titre[1] et s’en inspire pour élaborer un parcours narratif racontant l’histoire des femmes d’Alger avant, durant et après la guerre d’indépendance. Djebar dispose et intègre côte à côte dans son recueil les parcours stylistiques de Delacroix et de Picasso, rétablissant une continuité chronologique et signifiante entre eux[2]. Le recueil se divise en deux parties. Chacune d’elles rassemble un certain nombre de nouvelles. Le premier récit, beaucoup plus long que les autres, s’intitule « Femmes d’Alger dans leur appartement ». La référence à la peinture est ainsi réaffirmée. C’est donc la rencontre entre la peinture et l’écriture, le fonctionnement et les conséquences d’un tel échange et d’une telle recontextualisation qui font tout l’intérêt de cette oeuvre[3].

Le visible et le lisible

Au moment où Assia Djebar prend la plume pour composer son recueil Femmes d’Alger en 1980, elle émerge d’un silence qui a duré 10 ans. En 1978, elle produit toutefois un film intitulé La nouba des femmes du mont Chenoua. Plus tard, l’auteure souhaitera poursuivre ses activités cinématographiques, mais en vain :

J’aurais voulu faire un deuxième film (la même démarche, mais pour les femmes dans la ville d’Alger), mais, très vite, j’eus des difficultés. La nouba des femmes a été, dans l’ensemble, mal reçue par mes confrères (sauf deux critiques, de vrais cinéphiles). La presse ironisa sur mon « féminisme » à l’image, contraire au réalisme socialiste prôné alors. […] N’ayant pas pu tourner ce deuxième film (dont le scénario me servit de base pour la nouvelle-titre de mon recueil de nouvelles Femmes d’Alger), je suis retournée à Paris. Je suis revenue à l’écriture en langue française[4].

Malgré tout, deux ans après la parution du recueil, soit en 1982, Assia Djebar reviendra au cinéma avec cette fois un long métrage intitulé La zerda ou les chants de l’oubli.

Le recueil est donc situé entre deux films et fait suite au premier. Il existe en germe dans une expérience filmique et devient finalement l’oeuvre d’une réécriture des toiles de Delacroix et de Picasso. Comment Djebar réalise-t-elle cette rencontre entre l’image et le texte dans ses nouvelles ? Quels types de rapport entretiennent la peinture et l’écriture dans son recueil ?

Dans un article intitulé « Donner à ne pas voir », François Lecercle affirme que l’art pictural est « fondamentalement de l’ordre du leurre, parce qu’il présente à l’oeil quelque chose de l’ordre du visible, et même du mimétique, alors qu’il vise un autre objet qui reste inaccessible, non vu…, un objet conçu, mais radicalement invisible[5]  ». Selon lui, un tableau « ne sait donner à voir sans cacher par ailleurs[6]  ». Lecercle aborde dans cette étude le rapport du visible et de l’invisible sur une toile et propose une théorie de la réversibilité en peinture. Djebar, loin de décrire ou de commenter ce que donne à voir Femmes d’Alger de Delacroix dans sa nouvelle portant le même titre, dévoile plutôt ce que l’oeuvre picturale ne montre pas à propos de la femme algérienne. Selon Jean-Pierre Guillerm, l’image suscite inévitablement, chez l’écrivain qui la reçoit, la contemple et la lit, le désir d’y répondre avec des mots : « Le rapport entre le lisible et le visible est à construire par le lecteur/spectateur […]. Tout étant est promu à la signification, à partir du moment où il semble avoir été isolé, cadré par le discours[7] […]. » Dans cette perspective, ce sera donc la nouvelle « Femmes d’Alger » qui nous renseignera sur le rapport que Djebar entretient avec les Femmes d’Alger de Delacroix, en nous informant « avec son propre mode de langage, ses propres outils, sa propre forme[8] […] ».

En l’analysant, nous découvrirons que « la peinture n’intervient pas comme sujet — il ne s’agit pas d’un texte sur la peinture — mais comme forme littéraire[9]  ». Nous étudierons ainsi la manière dont Djebar a déchiffré les codes picturaux de l’artiste romantique pour les récupérer et se les approprier ensuite lors de la rédaction de sa longue nouvelle : « En effet, le texte utilise le code pictural comme médiateur afin d’enrichir son propre univers esthétique. Aussi l’émergence de la peinture dans l’oeuvre […] est-elle médiatisée par une esthétique littéraire[10] […]. » Comment de tels codes ont servi la vision personnelle de Djebar, comment ils ont contribué à la redéfinition de sa poétique en devenant un pré-texte entraînant l’exercice ainsi que le déploiement de procédés d’écriture particuliers, voilà ce qui retiendra principalement notre attention.

Mais avant tout, il sera nécessaire de nous familiariser avec ces codes afin que nous soyons plus à même d’analyser la façon dont Djebar les a médiatisés dans le récit éponyme du recueil, et ce, à travers des espaces diégétiques et une esthétique littéraire spécifiques. Et puisque les Femmes d’Alger de Delacroix ont été retravaillées par Picasso dont la part d’influence dans l’écriture de la nouvelle n’est pas négligeable, nous aborderons également les codes de travail du peintre cubiste sous le même angle et dans la même visée.

Eugène Delacroix, la peinture, le rêve

Au xixe siècle, Delacroix ne s’assimile pas aux courants picturaux dominants de son temps[11] et préfère s’en remettre à son imagination : « Devant la nature elle-même, c’est notre imagination qui fait le tableau[12]  », écrit le peintre dans son journal. En fait, cet artiste ne retient du romantisme que l’idée du sentiment qui est pour lui une occasion de s’ouvrir au monde du rêve, lequel constitue sa propre réalité. C’est que le rêve permet au peintre de « montrer (son âme) sous mille formes […], de s’étudier lui-même […] continuellement dans ses ouvrages[13]  ». Théophile Gautier a résumé en quelques lignes la nature et la portée du travail de Delacroix qui, selon lui, devraient être caractéristiques de l’art tout entier :

Le but de l’art, on l’a trop oublié de nos jours, n’est pas la reproduction exacte de la nature, mais bien la création, au moyen des formes et des couleurs qu’elle nous livre, d’un microcosme où puissent habiter et se produire les rêves […] que nous inspire l’aspect du monde. C’est ce que comprenait instinctivement ou scientifiquement Delacroix, et ce qui donnait à sa peinture un caractère si particulier, si neuf et si étrange[14].

Baudelaire affirme aussi que « pour ce grand peintre […], si une exécution […] est nécessaire, c’est pour que le rêve soit très nettement traduit[15]  ». Mais bien que Delacroix soit en quête de sa propre réalité métaphysique à travers une approche onirique de la peinture, il ne réussit dans son travail qu’à trouver des bribes de cette même réalité qu’il définit comme une « région qu’il n’atteindra jamais[16]  ». Qu’en est-il, dans ce contexte, de Femmes d’Alger ?

C’est au Maroc, en mai 1832, que Delacroix rencontre pour la première fois la femme arabe. Sa réaction ? Il est émerveillé : « C’est beau ! C’est comme au temps d’Homère. La femme dans le gynécée s’occupant de ses enfants, filant la laine ou brodant de merveilleux tissus. C’est la femme comme je la comprends[17]  ! » Le tableau Femmes d’Alger, peint en France en 1834, a été inspiré de ce périple qui s’est prolongé à Alger jusqu’à la fin du mois de juin. Dans cette toile, Delacroix donne à voir trois jeunes femmes arabes se prélassant dans l’intérieur d’un harem.

Baudelaire ne partage pas la vision qu’a le peintre de la femme arabe. En examinant chacune des figures du tableau qui sont peintes avec une exactitude impressionnante, tels des objets précieux, le poète refuse de comprendre l’Algérienne comme la comprend Delacroix. Alors que celui-ci exécute son oeuvre avec ravissement, Baudelaire la contemple différemment, y décèle la présence d’une certaine affliction : « Cette mélancolie respire jusque dans les Femmes d’Alger, son tableau le plus coquet et le plus fleuri. Ce petit poème d’intérieur […] exhale je ne sais quel haut parfum de mauvais lieu qui nous guide assez vite vers les limbes insondés de la tristesse[18]. » À en juger par l’enchantement de Delacroix, la femme arabe est surtout belle à première vue et sa beauté se remarque d’ailleurs au tout premier plan dans le tableau. Selon Baudelaire toutefois, les femmes de la toile seraient malheureuses avant d’être belles : « […] elles cachent dans leurs yeux un secret douloureux[19] […]. » De son côté, le critique Paul de Saint-Victor ne peut s’empêcher de ressentir la « mélancolie inexprimable » qui « s’exhale de cette chambre splendide et funèbre[20]  », du harem où se détendent les Femmes d’Alger.

Les remarques de Baudelaire et de Saint-Victor révèlent la face cachée de la femme, une sorte de douleur obscure que Delacroix n’a su rendre qu’avec discrétion. Il s’agit là d’une réalité, d’une région que le peintre n’a pas réussi à atteindre complètement. Il a été mentionné plus haut que Delacroix se cherchait à travers la réalisation de ses toiles tout en ne parvenant jamais absolument à sonder le secret de sa propre vérité intérieure. De façon similaire ici, le personnage féminin que Delacroix cherche à comprendre, donc, à découvrir réellement à travers le filtre de ses propres rêves, conserve jalousement une part de mystère. Le peintre accorde tellement d’importance aux dimensions physique et décorative de la femme ainsi qu’à son lieu d’habitation, le harem, qu’il relègue à l’arrière-plan tout ce qui constitue son aspect invisible, à savoir son identité profonde. Si le peintre croit avoir compris l’Algérienne de son tableau, cette compréhension semble relever d’une illusion.

Djebar lectrice de Delacroix

Djebar ne manque pas de remarquer à quel point Delacroix a surtout exposé dans son tableau une fidèle description extérieure du corps féminin et des appartements privés qu’il occupe. Trop maquillé de jolies couleurs chaudes, riches et lumineuses, trop déguisé avec de somptueux tissus et trop entouré de sublimes objets, le caractère métaphysique de ce corps demeure à peine visible, perceptible. L’auteure qualifie donc d’abord l’Orient ainsi représenté par Delacroix de façon négative : « un Orient superficiel, dans une pénombre de luxe et de silence[21]  ». Aux yeux de l’auteure, Delacroix faisait partie des « artistes étrangers, nouvellement arrivés à Alger […], qui étaient tous seulement préoccupés de noter les couleurs, les costumes, les postures de l’Algérienne[22]  ». En contemplant les Femmes d’Alger, Djebar ne cesse de s’interroger :

Ce coeur de harem entrouvert, est-il vraiment tel qu’il[23] le voit ? […] À son retour à Paris, le peintre travaillera sur l’image de son souvenir qui tangue d’une incertitude. Il en tire un chef-d’oeuvre qui nous fait toujours nous interroger […]. La vision, complètement nouvelle, a été perçue image pure. Cet éclat trop neuf devait en brouiller la réalité[24].

La précision avec laquelle Delacroix a su rendre et décrire l’apparence physique de la femme témoigne difficilement, selon Djebar, de son identité réelle, de sa vérité essentielle.

Dans la « Postface » de son recueil, Djebar perçoit, à partir de sa lecture de la toile, la présence d’un certain malaise dans le geste créateur de Delacroix. Elle se demande « quel choc, ou tout au moins quel vague trouble a saisi le peintre[25]  » lors de son travail. Elle constate que le caractère irréel de la lumière contraste étrangement avec la précision des couleurs et le détail des costumes. Voici sa description du tableau :

Femmes d’Alger dans leur appartement : trois femmes dont deux sont assises devant un narguilé. La troisième, au premier plan, est à demi allongée, accoudée sur des coussins. Une servante, de trois quarts dos, lève un bras comme si elle écartait la lourde tenture qui masque cet univers clos ; personnage presque accessoire, elle ne fait que longer ce chatoiement de couleurs qui auréole les trois autres femmes. Tout le sens du tableau se joue dans le rapport qu’entretiennent celles-ci avec leur corps, ainsi qu’avec le lieu de leur enfermement. Prisonnières résignées d’un lieu clos qui s’éclaire d’une sorte de lumière de rêve venue de nulle part — lumière de serre ou d’aquarium — le génie de Delacroix nous les rend à la fois présentes et lointaines, énigmatiques au plus haut point[26].

C’est précisément cette lumière irréelle qui instaure le doute, qui autorise le spectateur à se demander si les Femmes d’Alger de Delacroix sont, en définitive, « parfaitement » à l’image de ce que nous montre d’elles le tableau ; si elles sont réelles ou le produit d’un rêve, celui du peintre… Djebar écrit encore à ce sujet : « Il y a comme une fébrilité de la main […], révélation évanescente se tenant sur cette mouvante frontière où se côtoient rêve et réalité[27]. » En d’autres termes, rêve et réalité semblent tendre à ne former qu’un seul espace dans la toile de Delacroix.

Les interprétations que Djebar fait du tableau de Delacroix créent en elle le désir de reprendre et de terminer le travail du peintre. Aussi l’auteure veut-elle donner à voir par l’écriture ce qui serait, à son sens, resté invisible dans les tableaux. Elle tente donc de donner forme à un tableau latent qui n’aurait cessé de se profiler derrière les images du peintre. Écrire pour montrer la vérité cachée de la femme algérienne, et ce, à partir des Femmes d’Alger encore énigmatiques de Delacroix, tel est son objectif. Ainsi, dans la nouvelle éponyme du recueil, Djebar met d’abord en scène la quête de connaissance du peintre pour donner ensuite accès à des vérités de la femme algérienne simplement suggérées par la toile :

Je ne vois que […] chercher à restituer la conversation entre femmes, celle-là même que Delacroix gelait sur le tableau[28].

L’écriture […] doit rendre présente la vie, la douleur peut-être mais la vie, l’inguérissable mélancolie mais la vie[29]  !

Quels procédés Djebar utilisera-t-elle pour réussir cette rencontre entre l’image et le texte ? Dans la nouvelle « Femmes d’Alger », l’espace du rêve est omniprésent. Nous avons vu à quel point cette question du rêve qui côtoie la réalité est importante dans le travail de Delacroix. Par ailleurs, tout geste pictural n’est-il pas relié au rêve de quelque façon ? Telle est l’hypothèse émise par Pierre Luquet qui, dans « L’oeil et la main », affirme qu’« il faut considérer la pensée picturale comme un travail mental […] au sens du travail du rêve[30]  ». Djebar s’est servie du rêve, de son espace et des procédés d’expression qui lui sont propres (figuration, condensation, déplacement, symbolisation[31]), comme espace de médiation entre la peinture de Delacroix et son écriture. De cette façon, Djebar peut travailler les images de Delacroix pour montrer ce qu’elles dissimulent.

Les femmes d’Alger de Picasso

Picasso, contrairement à Delacroix, s’ingénie plutôt à peindre, à explorer la réalité invisible, profonde et essentielle qui se cache derrière toute réalité visible, jugée superficielle. Comment le peintre cubiste y parvient-il ? En disséquant les figures qu’il représente sous toutes leurs formes. Pour Picasso, donc, « il ne faut […] pas imiter ce que l’on veut créer. On n’imite pas l’aspect ; l’aspect c’est le résultat. […] la peinture doit faire abstraction des aspects. Les sens déforment, l’esprit forme. Travailler pour perfectionner l’esprit[32]. » Il est manifestement question ici d’une « recherche introvertie[33]  » qui vise à mettre en forme les réalités « spirituelles » des figures ou des objets étudiés à même leurs déformations physiques.

Les femmes d’Alger, d’après Delacroix de Picasso[34], exposé à Paris le 14 février 1955, a découlé d’un travail pictural qui a débuté le 13 décembre 1954 et qui s’est terminé le 11 février de l’année suivante. Entre-temps, jour après jour, le peintre a produit 14 dessins préparatoires différents — et en même temps ressemblants — qui ont tous conduit à l’exécution définitive de la toile. Cette période fut donc une entreprise de dissection et d’exploration de la femme à travers la peinture : d’un dessin à l’autre, parce qu’il s’acharnait toujours à reproduire un seul et même sujet (quoique chaque fois selon une perspective différente), Picasso s’est livré à une véritable pratique de la répétition. C’est ainsi que son travail « préparatoire » s’est finalement révélé être un important exercice de modulation fragmentaire qui a progressivement mené à la réalisation finale de la grande toile. Murielle Gagnebin, réfléchissant sur la série des dessins préparatoires, fait la remarque suivante : « […] Picasso multiplie les variations. Quatorze pour les Femmes d’Alger. […] Cet acharnement à la modulation, ce goût de l’inflexion […], cache un principe profond », celui de la répétition. Selon Gagnebin, la structure répétitive prend la forme d’une exigence sans pareille chez Picasso et contribue de ce fait à expliquer la stylistique personnelle du peintre cubiste[35].

Toujours d’après Gagnebin, quelque chose de particulier existe à l’origine de la répétition : la pulsion[36], au sens freudien du terme. En approfondissant sa réflexion à ce sujet, la critique expose les pulsions qui animent et motivent Picasso dans son travail répétitif. Il y en a deux au total. La première s’appelle « pulsion d’emprise » (Bemächtigungstrieb) et vise l’objet qui est peint[37]. Elle a pour but de « dominer l’objet par la force[38]  ». Il s’agit donc d’une pulsion de « pouvoir » qui pousse Picasso à s’emparer de l’oeuvre de Delacroix, dans l’objectif de la faire sienne et de la dominer. Autrement dit, dans le « Même », dans le tableau Femmes d’Alger de Delacroix, Picasso introduit quelque chose d’« Autre[39]  » provenant de sa personnalité artistique et qui consiste en sa propre signature[40]. La deuxième pulsion s’appelle « pulsion de maîtrise » (Bewältigungstrieb) et vise cette fois l’excitation du sujet qui est peint[41]. Après la « prise » de la femme, après son exploration multivectorielle à travers le travail, l’exercice des dessins préparatoires, Picasso acquiert une véritable connaissance et donc, une complète maîtrise de son sujet pictural. En ce sens, il réussit mieux le projet amorcé par Delacroix, puisque son esthétique de la répétition lui permet, contrairement à ce dernier, d’accéder à un savoir « intérieur », a priori refoulé de la femme algérienne, en le dévoilant et en le libérant. En contemplant le tableau de Picasso, Djebar affirme en février 1979 : « Je n’espère que dans la porte ouverte en plein soleil, celle que Picasso […] a imposée, une libération concrète et quotidienne des femmes[42]. » Ces paroles montrent que, finalement, aux yeux de Djebar, le peintre cubiste réussit à affranchir complètement les femmes d’Alger — ayant atteint par là l’objectif qu’elle-même s’est fixé.

« Femmes d’Alger » : à la croisée du texte et de l’image

La nouvelle « Femmes d’Alger » est divisée en quatre parties. Les première et deuxième parties présentent une journée dans la vie d’un couple qui réunit Sarah et Ali, un chirurgien[43]. Le récit débute le matin dans un appartement. Ali se réveille après avoir cauchemardé sur une opération de vésicule qu’il doit réaliser plus tard à l’hôpital. Sarah se réveille également et reçoit un coup de fil d’une amie en détresse, Anne, qui a essayé de se suicider chez elle. Sarah vole aussitôt à son secours.

La troisième partie de la nouvelle rassemble Sarah, Anne et d’autres amies dans un hammam lors d’un moment de détente et de conversation qui est bouleversé par la chute sur une dalle de la porteuse d’eau Fatma. Cette dernière est transportée d’urgence à l’hôpital pour y être opérée. La quatrième et dernière partie, enfin, prolonge cet incident dans une série de discussions entre femmes qui se remémorent leur passé. Ces conversations débouchent sur l’image d’un tableau.

Trois types d’espaces sont donc représentés dans la nouvelle : des espaces réels (pièces d’un appartement, salle d’opération d’un hôpital, bain public, etc.), irréels (c’est-à-dire à caractère onirique, le rêve ou le cauchemar d’Ali en est un exemple) et mémoriels (les personnages féminins se souviennent de leur passé).

Deux scènes respectivement tirées de la première et de la troisième partie de la nouvelle « Femmes d’Alger » nous intéresseront ici : l’une propose la mise en récit d’un cauchemar au cours duquel il est possible de voir comment Djebar passe de la peinture de Delacroix à l’écriture du texte éponyme, alors que l’autre effectue la mise en récit de souvenirs partagés entre des femmes qui se délassent, nues, dans un bain public, espace à travers lequel Djebar pratique une écriture ayant des affinités avec la technique de travail de Picasso.

La première partie de la nouvelle s’ouvre sur le récit d’un mauvais rêve :

Tête de jeune femme aux yeux bandés, cou renversé, cheveux tirés — le brouillard de la pièce étroite empêche d’en voir la couleur — ou châtain clair, plutôt auburn, serait-ce Sarah ? non, pas noirs… La peau semble transparente, une perle de sueur sur une tempe… La goutte va tomber. Cette ligne du nez, la lèvre inférieure à l’ourlet rose vif : je connais, je reconnais[44]  !

Ali s’apprête à opérer son épouse Sarah. Or, même si c’est le corps de sa conjointe qui est étendu devant lui, le chirurgien met du temps à le reconnaître. Quoique cette femme soit décrite physiquement avec beaucoup de précision (sa tête, son visage plus particulièrement), elle semble, à première vue, à peine reconnaissable. Un étrange brouillard vient troubler la réalité des choses présentes dans le cauchemar. Plus loin, le texte se poursuit ainsi :

[…] hommes au torse nu, au masque d’infirmier sur la bouche (non, pas « mes » infirmiers […], […] la table se découvre avec des flacons suspendus, et des tuyaux, un matériel de cuisine ?… « Ma » table, « ma » salle, non, je n’opère pas car je ne suis pas là, à l’intérieur […], je regarde, mais je ne suis pas avec eux, Sarah se réveillera-t-elle, début ou fin de l’opération[45] […].

Le chirurgien ne réussit pas à opérer sa femme efficacement. Si Sarah porte un mal en elle, il ne peut l’identifier, l’extraire de son corps, bref, le rendre visible. Avec lui le mal persiste et la guérison est incertaine. Il n’arrive pas à faire bon usage de tous ses moyens. Il n’est guère maître de la situation. C’est à peine s’il reconnaît son matériel chirurgical qu’il confond avec un matériel de cuisine. Il est peu à peu dépossédé de ses outils, même de ses confrères : ses infirmiers tout à coup ne sont plus les siens. Totalement extérieur à la situation, il demeure presque absent dans cet intérieur, dans cette salle étroite où peu de réalités lui sont accessibles. L’opération n’est pas complètement réalisée. Les seuls éléments qu’il réussit à reconnaître proviennent d’un espace extérieur qui n’a rien à voir avec le lieu où il se trouve. Elles ne peuvent aider le chirurgien à se ressaisir et le personnage ne semble pas s’en rendre compte. Il se laisse distraire par ces bagatelles. Il erre dans un « ailleurs » qui le captive et le capture, qui lui fait ignorer le malaise dans lequel il se trouve.

Cet univers extérieur finit même par prendre tellement de place dans la vision du chirurgien qu’il anéantit devant ses yeux tout ce qui se passe dans la salle d’opération. Ali ne voit donc pas la réalité en face. Sa performance chirurgicale interrompue, nul sentiment désagréable ne l’habite et toute forme d’interrogation ou d’incertitude semble avoir été refoulée dans son inconscient : « Enfin les bruits, quel répit : la campagne serait là, tout près, par la lucarne ouverte, quelque douar. […] la lucarne s’est élargie, un ciel tout blanc, comme peint, un ciel neuf, silencieux lui aussi, qui s’agrandit au-dessus des infirmiers, non, des techniciens, ciel qui va les anéantir[46]. » Ce cauchemar évoque l’expérience de Delacroix telle que nous l’avons décrite plus haut. Tout comme l’artiste romantique qui, on l’a vu, n’a pas totalement su reconnaître la femme algérienne ni même la douleur intérieure qu’elle éprouve en tant que prisonnière du harem et du silence, le chirurgien n’a pas su reconnaître ni opérer sa femme et mettre au jour le mal qui l’habite. Pour ces deux hommes, la femme est un objet de regard sous le pinceau et sous le bistouri, objet qui demeure essentiellement inaccessible.

Dans le cas du peintre comme dans celui du chirurgien, les seules choses reconnaissables sont extérieures à leur contexte de travail fictif et réel : l’histoire racontée par le tableau dans le cas de Delacroix met en effet l’accent sur l’aspect extérieur de la femme et le cauchemar d’Ali propose un récit qui, a priori, met également l’accent sur la reconnaissance physique de celle-ci. On sait par ailleurs que Delacroix demeure trop extérieur à la situation d’enfermement des Femmes d’Alger dont il ne rend que l’aspect décoratif. Le chirurgien Ali reste aussi extérieur à sa salle d’opération où gît sa femme et ne perçoit que ce qui se passe derrière la lucarne. Il convient de souligner que ce qui est entrevu derrière la lucarne, à savoir le ciel à l’extérieur de la salle d’opération, est « comme peint ». Le verbe « peindre » renvoie au fait que ce qui a été peint chez Delacroix appartient aussi davantage à un monde extérieur qu’à un univers intime, l’Algérienne étant dans le tableau présentée comme un objet et non comme un sujet suceptible d’avoir une vie intérieure.

Les procédés d’écriture qu’emploie Djebar ici et qui lui permettent de médiatiser l’expérience picturale de Delacroix à travers le récit des faits et gestes du chirurgien Ali sont la condensation et le déplacement. Ces modes d’expression caractéristiques du rêve permettent à Djebar de passer de la peinture de Delacroix à la rédaction de la nouvelle « Femmes d’Alger ». Dans le récit du cauchemar, il y a condensation puisque la figure, le rôle et l’expérience picturale de Delacroix sont transposés, médiatisés à travers le personnage du chirurgien Ali et ses fonctions. Il y a, par ailleurs, déplacement dans le tableau de Delacroix comme dans le cauchemar, puisque l’un et l’autre ignorent plus ou moins l’essentiel (c’est-à-dire ce qui fait intérieurement partie de la femme) au profit de réalités extérieures.

Au cours de la troisième partie de la nouvelle, la nécessité de se libérer de la douleur intérieure prend figure à travers la métaphore de l’eau. Parler de soi à autrui, dire la souffrance de l’emprisonnement et du silence, cela signifie pour la femme se dénuder et se laver de toutes les saletés qui ont souillé sa vie. C’est dans le contexte du bain public que Djebar rassemble ses soeurs algériennes pour les offrir nues au regard masculin. Dans le bain, les femmes parlent d’elles-mêmes et de leur funeste passé, se libèrent de leurs souffrances secrètes trop longtemps refoulées : « La liberté qui sort de la chambre chaude ! […] Retrouver l’eau qui court, qui chante, qui se perd, elle qui libère[47]  », s’écrit l’une des femmes présentes au bain.

Fatma, la masseuse et la porteuse d’eau du bain, est un personnage majeur de ce point de vue. Elle masse toutes les femmes d’Alger, les lave et entend leurs conversations. Le jour où elle se casse le bras en glissant sur une dalle, elle s’évanouit et une ambulance vient alors saisir son corps nu pour le transporter à l’hôpital. Ce corps d’Ève est pétri des mots entendus et recueillis au bain. Lorsque Fatma circule dans Alger, ses pores s’ouvrent et laissent s’échapper tous ces mots. Cela sans compter que durant son évanouissement, sa voix inconsciente se libère aussi pour raconter son propre passé par bribes : « Mots libérés à la suite de mon corps de vieille […]. Mots du harem transparents de vapeur […], je circule, moi la femme, toutes les voix du passé me suivent, voix multiples[48]. » Dans une seule figure, celle de Fatma, de sa voix, se retrouvent donc condensées plusieurs autres figures, celles des femmes d’Alger, de leurs voix.

Un tableau doit ressortir de tout cela. Celui de Djebar. C’est Sarah qui l’exhibe sous nos yeux en le décrivant à Anne à la toute fin de la nouvelle : « […] contempler la ville quand s’ouvriront toutes les portes… Quel tableau alors ! Jusqu’à la lumière qui en tremblera[49]  ! » Sur ce tableau, les femmes sont dehors en plein coeur d’Alger, les yeux grand ouverts, offertes à la lumière du jour, éclatantes de vérité. En dévoilant leur passé et leurs secrets douloureux, les femmes ont pu à la fois se libérer du silence, mais aussi de leur harem, de leurs appartements…

Un tel tableau n’est pas sans rappeler celui de Picasso, qui donne en effet aussi à voir des personnages féminins libérés de leurs espaces d’enfermement. Sorties de leurs cloîtres, ces femmes s’affichent physiquement à la vue de tous de la même manière et sont également imprégnées d’une lumière éblouissante. En contemplant la toile de Picasso, Djebar écrit dans la « Postface » de son recueil : « Libération glorieuse de l’espace, réveil des corps […]. […] il n’y a plus de harem, la porte en est grande ouverte et la lumière y entre ruisselante[50] […]. »

Il faut en outre mentionner que Les femmes d’Alger de Picasso sont représentées nues, sans vêtements et sans voiles, à l’image des femmes rencontrées au hammam lors de la troisième partie de la nouvelle. Le thème de la nudité permet donc de rapprocher le tableau de Picasso de celui qui ressort en conclusion de la nouvelle « Femmes d’Alger ». Djebar écrit encore dans la « Postface » :

Enfin les héroïnes […] y sont totalement nues, comme si Picasso retrouvait la vérité du langage usuel qui, en arabe, désigne les « dévoilées » comme des « dénudées ». Comme s’il faisait aussi de cette dénudation non pas seulement le signe d’une émancipation, mais plutôt celui d’une renaissance de ces femmes à leurs corps[51].

La toile de Picasso révèle par ailleurs, on l’a vu, une esthétique formelle de la fragmentation. Le peintre cubiste a effectivement travaillé ses Femmes d’Alger en démantelant et en désarticulant leurs corps. Or il se trouve que dans la nouvelle « Femmes d’Alger », les thèmes de l’éclatement et de la fragmentaiton se manifestent aussi, tant dans la forme que dans le contenu.

Durant la troisième partie de la nouvelle, les personnages féminins du hammam ont l’occasion de converser longuement. Même après l’accident de Fatma, ces mêmes personnages, qui se retrouvent ensemble à l’hôpital pour assister la pauvre femme blessée, continuent de discuter. À un moment précis, les dialogues ont pour sujet l’épisode des Algériennes porteuses de bombes qui ont lutté aux côtés de leurs frères de race sur le champ de bataille lors de la guerre d’indépendance d’Algérie. On peut lire à ce propos dans le recueil :

Où êtes-vous les porteuses de bombes ? […] vous mes soeurs qui aurez dû libérer la ville […]. Les fils barbelés ne barrent plus les ruelles […], les doigts portent des bombes comme des oranges. Explosent tous les corps […] … Se déchiquètent les chairs […]. Les bombes explosent […], mais contre nos ventres […]. Elle dévoila la cicatrice bleue au-dessus de son sein, qui se prolongeait jusqu’à l’abdomen […] corps décharné […], tête toute en angles, presque de morte[52]

Cette citation comporte de nombreuses références qui renvoient au contenu, mais aussi à l’aspect formel des Femmes d’Alger de Picasso. D’un côté, il y a ce désir, cette nécessité de faire sortir les Algériennes de leurs cloîtres et d’un autre côté, il y a ces bombes qui font éclater tous les espaces ainsi que tous les corps féminins pour les donner à voir sous leurs moindres angles. L’idée de fragmentation est clairement véhiculée ici et recoupe la courte lecture formelle que fait Djebar du tableau de Picasso, toujours dans la « Postface » de son recueil :

Picasso […] fait éclater le malheur […], éclatement improvisé dans un espace ouvert. […] les seins éclatent. […] Deux ans après cette intuition d’artiste, est apparue la lignée des porteuses de bombes, à la bataille d’Alger. […] Il s’agit de se demander si les porteuses de bombes, en sortant du harem, ont choisi par pur hasard leur mode d’expression le plus direct : leurs corps exposés dehors […] ? En fait elles ont sorti ces bombes comme si elles sortaient leurs seins, et ces grenades ont éclaté contre elles, tout contre[53].

Djebar interprète le travail « éclaté » de Picasso comme une préfiguration des événements qui ont marqué la guerre d’indépendance d’Algérie deux ans plus tard. Les femmes d’Alger de Picasso explosent en 1955. Leurs seins éclatent comme des bombes et provoquent la déconstruction de leur être ainsi que de tout espace alentour. Les Algériennes explosent aussi en 1957, mais cette fois parce qu’elles portent de vraies bombes à la hauteur de leur poitrine pour défendre leur pays contre l’envahisseur français. Tous ces éléments figurent dans la troisième partie de la nouvelle « Femmes d’Alger » et nous autorisent ainsi à établir d’autres rapprochements entre le tableau qui ressort de la nouvelle et celui de Picasso.

L’univers chaotique de la toile traduit bien l’intériorité complexe et bouleversée qui habite les personnages féminins du récit, soucieux de se libérer de leurs souffrances. Baya, une des femmes présentes dans le hammam, se demande lors d’une discussion : « Que casser en moi, ou à défaut en dehors de moi[54] […] ? » Cette envie de briser son monde intérieur ou alors celui qui l’entoure témoigne de la colère qui l’anime en tant que femme ayant connu les contraintes du silence forcé et de la claustration. Casser ces espaces étouffants lui permettrait enfin d’en sortir et l’idée de la cassure est typique de la réalisation du tableau Femmes d’Alger de Picasso. Pour finir, Fatma[55] murmure occasionnellement par bribes éparses et désorganisées un discours sur son existence passée qui fut, à l’image du passé de toute autre Algérienne, plutôt chaotique. Les procédés typographiques qu’utilise Djebar pour rendre compte de ce discours mettent efficacement en forme son aspect « émietté » : des paragraphes sont ici et là placés en retrait par rapport au texte principal ; ils sont aussi entrecoupés de passages soulignés en italique. Cet agencement textuel irrégulier rappelle de toute évidence l’esthétique cubiste des Femmes d’Alger, d’après Delacroix. Et si l’on se penche enfin sur la structure générale de la nouvelle qui, loin de former une unité, est sectionnée en quatre parties distinctes, on peut également y déceler une pratique de la fragmention.

Dans la nouvelle « Femmes d’Alger », les personnages féminins sont donc animés et motivés par des pulsions qui ressemblent à celles qui ont habité Picasso lors de son travail pictural. Ils reprennent sans cesse leur passé pour le répéter eux aussi au présent. L’espace de la mémoire, du souvenir est donc l’espace médiateur qui permet à Djebar de passer de la peinture de Picasso à sa réécriture par voie textuelle. Le passé a été, pour les femmes du récit éponyme, silence. Au présent, elles introduisent dans ce « Même » silence quelque chose d’« Autre » qui leur ressemble, s’appropriant et dominant ainsi leur passé silencieux. Et cet « Autre » chose qu’elles introduisent dans le « Même » silence, c’est la voix, la parole. Celle-ci agit progressivement sur le silence de la même manière qu’agit le pinceau de Picasso sur la femme d’Alger de Delacroix : elles attaquent les formes du silence. Elles l’agressent et lui arrachent ce qu’il cache, à savoir l’identité une et multiple des femmes d’Alger. Cela donne aux personnages féminins la possibilité de « s’auto-disséquer », de mieux comprendre et maîtriser leur passé, mais aussi leur vie en général.

Djebar, Delacroix et Picasso

La question du visible entoure de près la rédaction du recueil Femmes d’Alger dans leur appartement. Lors de notre analyse, nous avons étudié la manière dont Djebar a médiatisé les codes picturaux de Delacroix et de Picasso dans la première nouvelle de cette oeuvre. En déchiffrant d’abord ces codes au moment de sa « lecture » des tableaux, elle a ensuite créé des espaces diégétiques, façonné une esthétique littéraire qui lui a servi de filtre médiateur entre la peinture et l’écriture de son récit.

On sait que Delacroix, animé par l’amour des objets, l’ivresse du sentiment et la frénésie de l’imagination, a peint des Femmes d’Alger à l’image de son propre rêve. Soucieuse de donner à voir la part invisible de ces femmes « imaginées », Djebar a exploité l’espace du rêve et ses procédés d’expression pour retravailler les Femmes d’Alger de Delacroix et montrer ce qu’elles cachent.

Picasso, quant à lui, s’est livré à une technique de travail répétitive en proposant 14 versions des Femmes d’Alger. Il s’agissait là d’un exercice modulateur qui visait à fragmenter la femme afin de l’étudier sous tous ses angles. Mû par des pulsions d’emprise et de maîtrise, Picasso s’est ainsi emparé de ce que le passé pictural lui a légué — à savoir les Femmes d’Alger de Delacroix — pour les disséquer au pinceau et en maîtriser par conséquent chaque facette. En donnant à ses personnages féminins la possibilité de se remémorer fréquemment leur passé à voix haute au présent, Djebar a réussi à les animer des pulsions qui ont, selon Gagnebin, habité Picasso lors de son travail pictural : comme le peintre cubiste, les femmes du récit se réapproprient leur passé en le racontant de manière répétitive et fragmentaire, par bribes, et finissent ainsi peu à peu par en maîtriser le contenu. L’espace de la mémoire est donc l’espace médiateur auquel a eu recours Djebar pour établir des correspondances entre l’art du peintre cubiste et la nouvelle « Femmes d’Alger » de son recueil. Le souvenir étant également un travail mental semblable à celui du rêve et donc, de la peinture, on comprend pourquoi ces trois espaces ont pu communiquer aussi facilement et librement entre eux au sein de ce texte.