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Dans La semaison[1], recueil de notes prises au quotidien, Philippe Jaccottet écrit, dès la première page, ce qui pourrait être en exergue de tout le livre :

L’attachement à soi augmente l’opacité de la vie. Un moment de vrai oubli, et tous les écrans les uns derrière les autres deviennent transparents, de sorte qu’on voit la clarté jusqu’au fond, aussi loin que la vue porte ; et du même coup, plus rien ne pèse. Ainsi l’âme est vraiment changée en oiseau.

S, 11

Pensée lapidaire à valeur programmatique[2], cet aphorisme annonce le projet poétique de « l’habitant de Grignan » : la transparence. Idée fuyante, notion problématique, la transparence signale l’irréductible de la poésie de Jaccottet : il n’y a pas plus de concept de transparence qu’il n’existe « un concept d’un pas venant dans la nuit[3] ». Il faut pourtant s’entendre sur ce terme qui désigne et articule les plans éthique et esthétique de l’écriture : le désir d’une vie « transparente », débarrassée des pesanteurs de l’existence, relève d’un véritable souci éthique. À l’opposé de la tentation prométhéenne de se rendre maître du réel, de le dominer par son intelligence, le poète apprend à l’accueillir en effaçant les barrières d’un intellectualisme jugé stérile, en tire des « leçons » et rêve de confondre son regard avec l’être des choses[4]. Mais cette exigence informe à son tour l’écriture poétique : le poème authentique, c’est-à-dire juste, est celui qui peut s’effacer au profit de ce qu’il nomme, tel le haïku, poème du regard par excellence, dont on a pu dire qu’il est « le chant qui est à lui-même sa propre faux[5] » (S, 54).

Si l’on reconnaît là une ambition propre à Jaccottet, il faut cependant admettre qu’un grand pan de la poésie dite « contemporaine » peut être associé, selon divers modes, à cette « utopie de la transparence[6] » : non-lieu insituable, infigurable, ou « lieu métaphorique » entre l’espace du texte et l’espace hors texte[7], elle tempère l’élan du poète qui sait, comme le rappelle à juste titre Roger Laporte, qu’« une oeuvre-vitre, c’est-à-dire une transparence absolue, est tout à fait impossible[8] ». Il serait donc vain de « mimer » cette aporie pour expliquer l’interrelation des deux niveaux de la transparence. Mais si la « nécessité » de la poésie, au sens d’un Rilke, ou même d’un Valéry, interdit à Jaccottet les facilités d’une écriture qui se contemple dans le miroir de ses figures, il n’empêche que l’ « image », comparaison ou métaphore, fait irruption dans le poème, qu’elle suscite une certaine méfiance, faisant hésiter le poète entre l’abandon à ces « transfigurations[9] » et le dégoût de la poésie, qui confine au silence. Car l’image fait scandale : elle creuse l’écart entre l’émotion — à travers laquelle se déploie l’expérience de la transparence — et l’écriture, comme trace de ce moment privilégié. C’est dans l’intervalle de cette tension que naît la poésie de Philippe Jaccottet : « la poésie », c’est-à-dire une constante remise en cause de ce qui fait d’elle une idée, un a priori, ou un jeu. C’est donc faire « sortir la poésie d’elle-même », si l’on peut dire, que de la mettre à la question, d’en montrer le « négatif[10] ». Ne peut-on pas dire que le xxe siècle aura « touché à l’image » comme le xixe « a touché au vers », selon l’expression de Mallarmé ? Force est de constater que la poésie de Philippe Jaccottet, dans sa recherche, souligne l’ambiguïté du mot « image », entre imago et figura, entre « apparence », « représentation » (visuelle ou picturale) et « figure rhétorique ».

On se propose ici d’évaluer les principaux enjeux d’une telle démarche, entre acceptation et rejet, en ébauchant le procès du conflit qui oppose la transparence et l’image, et de voir comment l’écriture poétique de Jaccottet intéresse essentiellement la poésie de la deuxième moitié du xxe siècle. Tâchant de montrer en quoi l’image poétique[11] peut être un obstacle à la transparence, nous esquisserons tout d’abord une « poéthique[12] » de l’image, selon Jaccottet, « poéthique » qui s’illumine avec la découverte et la pratique du haïku. Enfin, nous tenterons de définir le rôle de l’émotion, figure de l’insaisissable, au coeur de l’expérience poétique.

Poéthique de l’image

De L’effraie et autres poésies (1953) à Paysages avec figures absentes (1970), jusqu’à Pensées sous les nuages (1983), et plus récemment, Cahier de verdure (1990), Libretto (1990), Cristal et fumée (1993), Après beaucoup d’années (1994), ou encore Eaux prodigues[13] (1994), Philippe Jaccottet ne cesse de s’interroger sur la poésie. En témoigne l’alternance régulière des proses[14] et des poèmes par laquelle le poète rend explicite ce qui nourrit son expérience poétique : La promenade sous les arbres (1957) succède à L’effraie, Éléments d’un songe (1961) et La semaison : carnets 1954-1962 à L’ignorant (1957), L’entretien des muses (1968) à Airs (1967), tandis que les poèmes de Leçons (1969) précèdent d’une année les Paysages avec figures absentes. Il y a sans doute, pour certains textes, simultanéité d’écriture, mais c’est bien une volonté de creuser le sens d’une pratique qui anime à chaque fois le poète. C’est dans La promenade sous les arbres qu’apparaît pour la première fois cette tentative d’élucidation. Dans le texte initial, très significativement intitulé « La vision et la vue », Jaccottet fait état de sa rencontre de lecteur avec un poète irlandais nommé George William Russell dont l’oeuvre Le flambeau de la vision est traduite par Léon-Gabriel Gros dans le numéro 335 des Cahiers du Sud. Ce qui fascine d’emblée le poète, c’est le récit d’une expérience du sacré archétypique à travers le contact le plus humble avec l’élémentaire, le dévoilement jusqu’à la transparence du « mystère nourricier » qui n’a de cesse de le renvoyer à la poésie :

L’atmosphère me semblait être une figure, une voix, elle était colorée lourde de sens […] L’herbe, les arbres, les eaux, les vents, tout était langage.

texte de Russel, dans PA, 26

Et plus loin, comme un écho de Novalis :

Les dieux sont encore vivants. Ce sont nos frères. Ils nous attendent.

texte de Russell, dans PA, 29

Pourtant, le poète est vite déçu de ce qu’il croyait être des promesses, car le récit semble « pervertir » l’authenticité de l’expérience poétique en l’habillant d’un chapelet d’images coruscantes qui rappellent « les descriptions de l’Absolu, des visions des prophètes et de saint Jean à Patmos » (PA, 32) :

Le ciel est d’améthyste ou de diamant [précise Jaccottet], les collines, les oiseaux sont des joyaux, les cloches argentines, les vents ou les colonnes d’opale, les cheveux d’or.

PA, 30-31

Glissement imperceptible de la vue (le regard cherche ses mots, trie les images en ne cédant qu’aux plus « justes » d’entre elles et en évacuant les clichés) à la vision (métaphorisation systématique des référents sans aucune mise à distance, recours aux images symboliques — l’image devient idée[15]— et à l’imagination), Russell tire insidieusement ses images imprégnées, au départ, d’une sensibilité en contact avec le réel vers une symbolique religieuse, sorte d’apocalypse poétique dans laquelle il se fait le chantre d’une liturgie où le sacré n’a que les formes de l’apparence. La poésie ne sera donc pas la « poétisation » du monde : attachement qui perdure de « prose » en « prose », comme par exemple dans le beau texte intitulé Les cormorans. En voyage en Hollande, à Den Helder, Jaccottet observe deux grands cormorans perchés sur des pilotis de bois vermoulus, et tournés face au large :

Comme les corbeaux, dont ils tirent d’ailleurs leur nom, que j’ignorais alors, ces grands oiseaux pourraient être liés à de grandes appréhensions. On aurait pu voir en eux, dans leur raideur hérissée, des armes brandies contre le jour, ou l’inverse de deux étoiles jumelles sur l’inverse du ciel nocturne, ou une espèce d’affreuse tache d’encre au bas d’une page anonyme. Leur nom même de cormorans aurait pu sonner à mes oreilles comme un glas. Mais tout cela n’est pas vrai, c’est pure « littérature ».

Nous soulignons

C, 55-56

Il est ainsi facile de jouer avec les images, comme le fait ici le poète, pour en démontrer la gratuité, la « vérité » de la parole cédant le pas à la virtuosité de l’écriture (les trouvailles sont interchangeables et ne renvoient qu’à elles-mêmes : paradoxe d’une poésie qui réduirait à l’ingéniosité celui qui la profère). Mais alors même qu’une poésie sans images paraît impossible, comment dire l’émotion qui suscite le poème ? Comment « donner à voir » ce que les mots désignent sans que le regard se heurte aux contours des vocables ?

On peut se demander si la parole humaine (elle-même une énigme, d’ailleurs) n’est pas inséparable de la mort, ou plus exactement du monde où nous habitons ; et si tout ce que l’on essaie d’imaginer en dehors de ces limites n’est pas en dehors de l’image, et inaccessible à la parole.

Nous soulignons

PA, 36

C’est parce que la parole poétique est dès La promenade sous les arbres nouée à la mort, au limité de l’ici-bas que la démarche de Jaccottet est négative : « À partir du rien. Là est ma loi. Tout le reste : fumée lointaine. » (S, 56) L’« utopie » de la transparence remet ainsi en question la validité (et la légitimité) de la poésie ou du poétique : refus de l’opacité (de la chair, des images, de la chair des images), mise à distance d’une poésie du signifiant[16], absence d’intentionnalité, tels sont schématiquement formulés les principaux éléments d’un art poétique réduit à l’exigence d’une parole juste. Ce que le poète écrit à propos du voyage s’applique aussi à la poésie :

[…] aider à se détourner de soi, à oublier, à se distraire, empêcher qu’on se fige dans une attitude « poétique », briser le rythme d’une vie avant qu’elle ne se réduise à l’attente de quelque révélation […] non pas une quête poétique, mais au contraire, un remède contre la « poésie » quand celle-ci devient une tâche, un office, ou une hantise.

C, 50

L’image poétique n’est alors l’objet d’aucun traitement systématique, et si son évolution est régulière d’un recueil à l’autre, il est possible de relever quelques constantes.

Si l’on se place du point de vue d’une poétique propre à la poésie de Jaccottet, on peut relever trois grands types d’appropriation de l’image poétique (en n’oubliant pas le lien nécessaire qui unit l’image-rêverie et l’image-figure) : 1) l’image littéraire ; 2) l’image-métamorphose ; 3) l’image visuelle. Leur valeur différentielle procède de leur capacité de coïncider, ou non, avec l’émotion poétique (qui aboutit au poème).

L’image littéraire

Dupriez définit ce type d’image en l’opposant à l’image mentale (synonyme d’image visuelle), en précisant que c’est « l’introduction d’un deuxième sens, non plus littéral, mais analogique, symbolique, “métaphorique”, dans une portion de texte bien délimitée et relativement courte […][17] » On ajoutera que pour Jaccottet elle est artificielle lorsque, comme chez les surréalistes, le procédé « présente le degré d’arbitraire le plus élevé[18] ». Ainsi, dans les vers suivants de Breton : « Sur le pont à la même heure, / Ainsi la rosée à tête de chatte se berçait[19] », l’écart entre le comparant (phore) et le comparé (thème) ne nous « apprend » rien sur la rosée, et les réalités en présence étant étrangères l’une à l’autre[20], seule semble émerger l’opacité du signifiant. Mais même dans le cas où les deux termes de l’image appartiendraient à une même isotopie, une survalorisation du phore par rapport au thème peut conduire à un effet identique. La comparaison de Saint-John Perse, « La mer est comme un grand poisson[21] » où l’arbitraire est réduit par le réel rapport de contiguïté qu’entretiennent les référents, confère au deuxième terme un plus grand degré de réalité et « obture l’oeil[22] ». Sans doute y a-t-il pour le poète nécessité, sinon d’éliminer toutes les images, du moins de renoncer à l’Image, ou, comme Ponge, au « magma analogique ».

L’image-métamorphose

Cette forme se définit par opposition à l’image-désir et à l’image-révélation : si la première (l’image-désir) est pur jaillissement, caprice de l’imagination, « foisonnement de relations plus ou moins bizarres entre les choses » (PA, 114), la seconde (l’image-révélation) suggère une « unité cachée » et nous révèle nos liens avec le monde extérieur[23] :

C’est alors à nos yeux émerveillés comme si le monde apparaissait autour de nous éclairé de telle façon que nous découvrions les fils qui relient les êtres aux choses.

PA, 116

Mais l’image-métamorphose n’associe pas la « chose » à un élément qui lui serait extérieur, étranger :

Sous un certain éclairage, les choses n’apparaissent plus dans leurs correspondances secrètes, mais dans leur possibilité de métamorphose ; nous ne voyons plus simplement le monde immobile dont les structures et l’éventuelle unité sont devenues visibles par la puissance enivrée de nos yeux, mais un monde qui semble prêt à changer, qui se meut, qui tend à une autre forme ou paraît au moins en contenir la possibilité.

PA, 116-117

Ainsi la métaphore suivante, « Montagnes toiles flottantes » (PA, 117) est-elle analysée par Jaccottet comme l’expression d’un rêve profond, celui de la transparence. « Métamorphose illusoire » (PA, 117) très certainement, mais « indubitable malgré son irréalité » (PA, 118), il y a là comme l’énonciation d’une vérité sans nom — pas si étrangère au « désir » que le poète peut le croire — dont l’image est, curieusement, le garant pour autant qu’elle renvoie son sujet à un « état de poésie », non pas posture poétique, mais plénitude de poésie non écrite. Dans ce sens, « la recherche », ou « l’éclaircissement » qui président au creusement de l’émotion poétique sont voués à l’échec s’ils se réduisent à l’explication trop univoque d’un processus créatif, comme dans le texte, exceptionnel, intitulé « Travaux au lieu dit l’étang », dans Paysages avec figures absentes (P, 59-70). De facture pongienne, cet écrit présente la genèse d’un poème en en citant les états successifs. Au-delà du caractère apparemment contradictoire de cette démarche (la reconstitution d’un « travail » poétique dans son déroulement chronologique, l’élucidation des procédés de figuration employés, le souci de démonstration et de logique dans l’exposition mettent à mal le refus de toute intentionnalité), il faut y voir l’affirmation de la difficulté d’écrire, de la quasi-impossibilité pour le poète de parvenir à une solution d’écriture satisfaisante (par où le texte explicatif est renvoyé à sa propre inanité[24]). Le texte s’ouvre sur la vue d’un étang dont la surface est ridée par le vent, bordé de roseaux au pied desquels figure une « ligne blanche : l’écume en quoi se change, s’épanouit l’eau contre un obstacle ; surpris et touché » (P, 59). Un récit inventorie alors le plus précisément possible les différents moments de « la mise en poème » d’une émotion fugitive, en montrant comment l’image-figure prend le dessus. Il faut d’abord mettre en place un lieu, un paysage (1). Vient ensuite le moment de l’épiphanie (2), puis le désir d’approfondir l’émotion (3), ce qui entraîne la dérive métaphorique (4) : l’écume est successivement comparée à « la lingerie tombée au pied d’une femme » (P, 60) et à une « plume par le vent poussée » (P, 61) — cette dernière image ayant été suscitée par la lecture et la traduction récentes de Gongora[25]. Comme contrecoup de ce qui précède, arrive alors l’épuration du regard (5) : « cherchant à dépouiller le signe de tout ce qui ne lui serait pas intérieur ; mais craignant aussi qu’une fois dépouillé de la sorte, il ne se retranche que mieux dans son secret » (P, 61). Le tout s’achève par un compromis (6) : si comparer et nommer directement la chose appauvrit la capacité du poème à dire le réel, Jaccottet opte pour « un approfondissement de la chose visible selon son sens obscur et en quelque sorte imminent » (P, 66), il choisit de « creuser un seul objet, ou un noeud d’objets, dans le sens où ils semblent nous attirer, nous entraîner » (P, 66). Pourtant, même si les différentes ébauches d’un poème possible tentent de se déprendre des images déjà codées par la littérature, ou motivées par une subjectivité jugée trop présente, le poète écrit : « Ne se pourrait-il pas qu’en s’éloignant ainsi, quelquefois, l’on se rapproche ? » (P, 67) Ainsi l’image-métamorphose n’est-elle pas pure de toute extériorité. Si elle tente de creuser une intériorité utopique du signe où le sujet et l’objet coïncideraient comme par transparence, elle s’échafaude aussi sur les détours souvent mystificateurs d’une écriture en quête de vérité. Pis encore, il est donné à l’illusion d’optique, créée par certaines images, de nous rapprocher de l’essentiel (Jaccottet, si proche de Gongora ?) : si l’image figure une sorte de double du « réel absolu », pour reprendre les termes de Clément Rosset[26], expliquant le phénomène de duplication comme constitutif de l’illusion, c’est bien elle qui va finir par servir de modèle à un original (à ce dont elle est le double) de plus en plus fuyant. Étrange communauté de point de vue (avec les précautions qu’il faut prendre) entre Jaccottet et Proust analysant l’impressionnisme d’Elstir[27] (et l’on sait bien que pour l’auteur de La semaison, il n’est pas exactement question de se laisser « impressionner » par le réel) :

Que de fois en voiture ne découvrons-nous pas une longue rue claire qui commence à quelques mètres de nous, alors que nous n’avons devant nous qu’un pan de mur violemment éclairé qui nous a donné le mirage de la profondeur ! Dès lors n’est-il pas logique, non par artifice de symbolisme mais par retour sincère à la racine même de l’impression, de représenter une chose par cette autre que dans l’éclair d’une illusion première nous avons prise pour elle ?

Nous soulignons

Mais l’image-métamorphose, et toute image en définitive, n’a plus pour fonction de transfigurer le réel, mais de l’accueillir, d’en être le réceptacle. Elle peut bien informer l’appréhension du réel : il n’y a pas poétisation mais rétention de ce même réel par l’image. Dans ce sens (et c’est peut-être là une des grandes différences qui séparent Jaccottet de Proust, malgré un socle d’affinités qu’il faudrait continuer de configurer[28]), cette prétendue illusion ne renvoie pas le poète à une pseudo-vérité de l’erreur — ce qui pose a priori l’existence d’un concept de vérité — mais à un questionnement infini sur les limites du poème et du « hors-poème », du dehors et du dedans :

Dehors, dedans : que voulons-nous dire par dedans ? Où cesse le dehors ? Où commence le dedans ? La page blanche est du dehors, mais les mots écrits dessus ?

S, 42

À cette topographie quasi mystique de l’expérience poétique correspondent la limite et l’illimité : si l’écriture est limite, sa tâche reste paradoxalement de ne pas réduire l’illimité :

Il ne faudrait pas que la limite eût plus de force que l’illimité : c’est le malheur d’aujourd’hui. Art poétique nuisible à la poésie, dangereux en tout cas pour elle.

S, 43

Où commence la figure ? Qu’est-ce qui peut faire d’elle, provisoirement, une non-figure, « la bouche de l’oeil[29] » par laquelle « la réalité parle » ?

L’image visuelle

« La poésie devient alors simple nomination des choses, et rejoint, sans pour autant se confondre avec elle, une certaine forme de prière » (PA, 125). L’image visuelle se dépouille de ce qui pouvait rester d’analogique dans l’image-métamorphose. Elle ne compare pas les choses, et ne les confond pas davantage : elle les rapproche, conformément au voeu de Rilke rapporté dans L’entretien des muses, dans une chronique sur Éluard (EM, 68-69). La semaison offre de nombreux poèmes, ébauches de poèmes ou simples notations qui mettent à l’épreuve cette exigence d’écriture[30] :

Bois de chêne : leur couleur, la couleur de la lumière à leur ombre, et en eux apparemment insaisissable ; les lichens vert pâle sur leur tronc. Approfondir.

La rivière grossie, troublée ; elle emporte le lait de l’hiver. À mesure que la lumière faiblit, les feuilles se clairsèment.

S, 94-95

Hormis les connotations de « grossie » et « troublée » relayées par la métaphore nourricière « le lait de l’hiver » (mais leur présence est déjà en soi lourde de signification), on ne trouve aucune image ici. Mais la note cherche à cerner une impression : l’objet de l’émotion, le bois de chênes verts. La notation se précise : c’est le bois de chênes verts sous un certain éclairage, et réciproquement l’aspect de la lumière du jour à l’ombre de ce bois. Et sous l’effet du jeu de la lumière, une sorte d’épiphanie : la lumière semble être une qualité du bois, qualité insaisissable, légère, qui le fait resplendir, discrètement toutefois. La présence des lichens intensifie l’émotion sans qu’il soit possible d’en dire plus. Seulement cette injonction : « Approfondir. » La fin de la notation, peu explicite, ne tente pas vraiment une élucidation. Mais, peut-être que les éléments ainsi rapprochés suffisent à dégager, à ébaucher du moins, un sens figuré, à entendre non pas comme un sens second ou caché, mais comme ce que l’écriture nous dit, semble nous dire, par elle-même, de l’être qu’elle saisit, sens dont s’empare le lecteur de poésie qui partage l’expérience du poète : « La rivière grossie, troublée », emportant le « lait de l’hiver » donne le sentiment de l’épaisseur du temps, d’une évacuation de la substance nourricière qu’est l’eau, cette autre forme de la lumière. Ce que soulignerait le déclin du jour : la lumière qui tout à l’heure encore maintenait ce fragment de paysage dans un ordre chaleureux se dissipe, se résorbe, livrant les feuilles à elles-mêmes, dans l’espace indécis de la nuit. Ainsi, une fois de plus (car cette expérience est répétitive), l’expérience de ce moment précis du jour donnerait au poète l’« image » même de sa vie, tour à tour éclairée, fortifiée par un espace lumineux, et soumise à l’imprévisible de l’obscurité. La glose est sans doute de trop, car le poème, ou la tentative de poème a toujours pour ambition de re-présenter l’émotion qui en est à l’origine ; voilà une autre utopie de la poésie : faire entrer la sensation, l’émotion dans les mots sans explication, « littéralement et dans tous les sens » (et sans doute le « reste » n’est-il que « littérature »…). L’image visuelle condense ainsi en elle les sens possibles sans les prévenir, sans les solliciter par le jeu d’une armature rhétorique trop explicite. Dès lors, on comprend pourquoi elle peut constituer pour Jaccottet le poème idéal : l’absence d’explication laisse plus de place à un autre type d’émotion susceptible d’être produit par la lecture, capable de reconstruire après coup le sens perdu.

Mais que peut-on conclure, au moins provisoirement, de cette approche intuitive de l’image poétique par le poète ? On doit comprendre en premier lieu que l’image n’est pas, n’est plus essentiellement réductible à la quête d’une universelle analogie qui préexisterait à l’expérience. Nicolas Castin, dans Sens et sensible en poésie moderne et contemporaine[31], s’interroge sur l’image et ce qu’il nomme « présentation, représentation et déprésentation ». L’intérêt qui est porté ici à la « circulation de la sphère sensible au monde verbal » (« L’image du poème, loin de replier l’espace textuel sur lui-même, ouvre à des mondes neufs l’oeil qui la déploie[32]. »), les références, nombreuses, à Merleau-Ponty et à Eugen Fink, la réflexion sur l’image surréaliste définie, dans ce cadre, non plus comme « un simple lien analogique, mais un véritable maillage homologique[33] », permettent de comprendre ce qui se joue aussi dans la poésie de Jaccottet : l’image, métaphore ou métonymie[34], par exemple, traduit — ou tente de traduire — fondamentalement dans le langage une réalité qui lui est antérieure, « antéprédicative ». En voulant réduire le plus possible l’écart entre les deux termes d’une comparaison (ou en refusant que le comparant altère le comparé), Philippe Jaccottet espère restituer dans les mots la synthèse aperceptive de l’expérience dans laquelle un certain nombre de contradictions et de frontières s’effacent : visible/invisible, matière/esprit, sujet/monde[35]. C’est dans le recueil Airs paru en 1967 que le poète expérimente à travers une forme poétique nouvelle qui l’inspire, le haïku, une poésie plus proche de l’expérience. Après avoir écrit un récit intitulé L’obscurité (1961), où domine le sentiment de la mort et de la stérilité, Jaccottet retrouve l’élan poétique qu’il avait le sentiment d’avoir perdu.

À propos du haïku

La découverte du haïku[36] lui apparaît comme une promesse, presque une délivrance. C’est que Jaccottet ne l’appréhende pas comme le genre codé du xviie siècle japonais qu’il est : le miracle de cet « orient limpide » est qu’en lui ne transparaît pas tout ce qu’il doit au taoïsme, au zen et au confucianisme ; le poème peint un paysage de façon très stylisée, et tire implicitement de l’évocation matérielle une signification spirituelle. Aucun concept, aucun discours, aucune surcharge syntaxique ne viennent embuer ce poème-lucarne. Dans Airs, pour la première fois Jaccottet parvient à écrire des poèmes qui sont comme une synthèse des expériences poétiques précédentes. Il ne s’agit pas d’imiter un genre, mais de puiser en lui une forme. Cette forme est celle qui mue la voix en regard, le discours en silence, le « poème-discours » en « poème-instant » (EM, 68-69), cette forme dont il avait déjà pressenti les contours dans des poèmes de Guillevic (EM, 188) ou de Follain (EM, 135-136).

« Qu’est-ce donc que le chant ? / Rien qu’une sorte de regard. » (Po, 154) La syntaxe elliptique de la forme haïku, essentiellement nominale, refuse l’explicatif, le narratif, les épanchements d’une subjectivité bavarde : de L’effraie à Airs, l’écriture poétique fait taire une certaine voix, porteuse d’images autobiographiques[37]. De recueil en recueil s’efface la figure du poète qui, sous les traits de l’effraie et de l’ignorant, signalait déjà sa présence dans les titres. Avec Airs, Jaccottet entretient un nouveau rapport au métaphorique. Car c’est bien ici que la métaphore est la plus prégnante. Compenserait-elle par sa densité la réduction syntaxique et la restriction du champ énonciatif opéré par Airs et les « proses » qui suivent ? Il faudrait pouvoir plus précisément cerner les univers de référence de ces métaphores et dresser la carte des réseaux associatifs signifiants, et dont le coeur serait une sorte d’« oeil vivant ». Ainsi que l’analyse Étiemble[38] dans son étude sur le haïku, l’Europe, à la fin du xixe siècle, est fascinée par le Japon du Meiji. Toute une tradition poétique, de Claudel à Éluard, a imité le haïku.

Ce n’est cependant pas un phénomène de mode qui influence tout un pan de la poésie française dans les années 1950, et jusqu’à nos jours. Le haïku n’est pas une forme neuve, et des écrivains tels que Jean Paulhan, qui pratique le genre, lui donnent une définition et un sens qui féconderont bien des poèmes. En effet, Étiemble rapporte que Paulhan attribuait une « valeur “mystique” » au haïku. De même, R. H. Blyth, auteur d’une anthologie du haïku vers 1950, voyait dans ce type de poème une « illumination momentanée, un “langage silencieux”[39] ». Il va sans dire que ce sont ces approches souvent subjectives[40] du haïku qui nous intéressent ici : si des poètes comme Jacques Dupin, Eugène Guillevic, Jean Follain, Philippe Jaccottet s’approprient chacun à sa manière cette forme poétique[41], ce n’est pas en tant qu’imitateurs fidèles et scrupuleux d’un genre qu’ils voudraient ou auraient voulu voir s’installer dans la poésie française. Et même lorsque Philippe Jaccottet transcrit des haïkus de l’anthologie en anglais de Reginald Horace Blyth (en ignorant donc le japonais), il n’hésite pas à dire du traducteur qu’il est « un traître amoureux[42] ».

Mais pour comprendre l’influence exercée par le haïku sur la poésie du second demi-siècle en général, et sur la poésie de Philippe Jaccottet en particulier, il faut rappeler leurs points de convergence : tout d’abord la mise à distance, voire le rejet du surréalisme, dont la surenchère verbale et les embardées métaphoriques rebutent des poètes qui veulent redonner « aux mots de la tribu » le poids du réel, du « limité ». Adorno n’est pas le seul à se demander si la poésie est encore possible après Auschwitz. L’obsession de la mort, son spectacle parfois, l’expérience du « désastre » entraînent une « épuration » du langage poétique[43] : le fragment, la formule fulgurante s’allient volontiers à une écriture gnomique qui par sa concision, sa brièveté, « tord le cou » à une certaine éloquence : formes motivées par la quête d’un nouvel horizon éthique, de ce que nous avons appelé une « poéthique ». Le choix de la simplicité va ainsi souvent de pair avec le refus de « l’absolu littéraire[44] », c’est-à-dire le refus d’une « “croyance” rigoureuse en la poésie, en ses pouvoirs d’incantation, de sublimation, de prophétie, de connaissance, etc.[45] ». S’il est nécessaire de nuancer pour chaque poète la nature de ses refus, et souvent de ses propres contradictions, il n’en reste pas moins que la poésie connaît son « ère du soupçon », même si René Char n’hésite pas à faire l’éloge de cette « soupçonnée » dans un recueil de 1988.

Ce cheminement ne peut s’expliquer sans un regain d’intérêt pour les origines, dont le poète allemand Hölderlin, commenté par Heidegger, traduit plus tard par certains poètes groupés autour de la revue L’éphémère[46], symbolise l’inquiétude. C’est à partir de leur expérience poétique propre, quotidienne, que ces poètes élaborent leur art poétique. Cette volonté de lier vie et poésie explique en grande partie le choix de certaines formes d’écriture chez Philippe Jaccottet. Ainsi, dans La promenade sous les arbres, il explique comme suit son désir d’écrire :

[J]e ne vis guère que mon sentiment d’avoir vécu, certains jours, mieux, c’est-à-dire plus pleinement, plus intensément, plus réellement que d’autres ; et je découvris […] que j’avais eu envie d’écrire des poèmes, somme toute, à chaque fois que j’avais, selon mon sentiment, vécu.

PA, 14

Or c’est bien ce rapport à la réalité, au monde sensible, qualifié de « mystère nourricier » (PA, 19), qui amène Jaccottet à lire dans le haïku un « chant qui est à lui-même sa faux » (expression de Jacques Dupin), une

poésie [qui] ne peut s’expliquer que par un état singulier, auquel le poète accède par une série de dépouillements dont la concision de son vers n’est que la manifestation verbale. Pauvreté, discrétion, effacement sinon abolition de la personne, humour, refus aussi de l’intelligence pure, non pas au profit de l’imprécision des sentiments, des ténèbres de l’inconscient ou d’un quelconque primitivisme, mais pour aboutir à une clairvoyance supérieure, tels sont quelques-uns des éléments de l’état à partir duquel cette poésie, comble de limpidité, devient concevable.

TS, 129-130

Extraites d’une chronique publiée à l’origine dans la NRF du mois de novembre 1960, ces quelques lignes résument précisément l’esthétique à laquelle l’auteur de L’ignorant aspire désormais. Elles délimitent en réalité un véritable champ poétique, dans lequel plusieurs écritures contemporaines sont encloses. La poésie procède d’« un état singulier » : les « dépouillements », dont il est question, supposent un « effacement de la personne », pas seulement une « disparition élocutoire », au sens mallarméen de l’expression, mais une recherche de la transparence : recherche ou attente. Car si cette « démarche poétique » a des allures mystiques, elle n’entraîne aucune ascèse, sauf à considérer comme tel le travail poétique, c’est-à-dire l’écriture et la traduction qui, dans la succession des jours, se présentent comme autant de détours nécessaires « pour aboutir à une clairvoyance supérieure ». Le haïku, « comble de limpidité », participe par sa forme de cette quête utopique de la transparence. Il est le mieux à même de contenir et de susciter l’émotion qui en est à l’origine.

Image et émotion

L’émotion, comme « moteur » de l’écriture, entre toutefois en conflit avec elle par la seule raison que le « moment fusionnel » relève davantage de l’infra-symbolique que de la représentation. Or écrire suppose un processus de figuration, mental et visuel d’abord, construit par la langue ensuite ou simultanément (mais les modalités de cette « mise en oeuvre » sont nombreuses, et il arrive souvent chez Jaccottet que tout commence par les signes du langage — comment la lecture procèderait-elle autrement ?). Si donc l’émotion n’est pas, ou rarement, contemporaine de l’écriture (du moins dans la version définitive), il n’en reste pas moins que, plus ou moins diffuse, elle « travaille » le langage poétique, et plus particulièrement la poésie de Philippe Jaccottet. Si bien qu’il faudrait également pouvoir s’interroger sur ce que l’on pourrait appeler une « rhétorique de l’émotion », où l’on essaierait d’élucider de quelle manière la « matière-émotion » selon l’expression de René Char reprise par Michel Collot dans le livre du même titre[47] informe significativement la matière verbale. Cette « rhétorique » suppose, d’un point de vue pragmatique, que soient prises en compte une réception et une forme d’intentionnalité (plus ou moins consciente) et dont certains attendus sont codés par l’écriture poétique. Concernant le problème de l’image poétique, nous avons vu combien celle-ci, bien que suspectée, décriée, était capable de sauvegarder le tout ou la partie de l’émotion, ou plutôt sa « trace ». Si l’image peut être lue comme une « rencontre » prolongée entre le sujet et l’objet de l’expérience, on ne peut nier la capacité de métamorphose que celui-ci peut obtenir de celui-là. L’image « par provision[48] » n’est pas seulement ce qui reste de l’expérience, car elle doit à son tour être susceptible de faire partager une telle expérience à celui qui la « reçoit » en la lisant. Et l’on se demande si l’utopie de Jaccottet, son rêve, ne serait pas de faire de l’émotion une chose, un « objet », comme le cageot ou l’huître de Francis Ponge. Sans doute se défendrait-il d’une pareille intention. Il y a peut-être trop d’ambition, voire d’orgueil dans un tel projet pour que notre poète y souscrive. Néanmoins la question se pose. Il serait alors judicieux de relever dans les poèmes les mots-clés dont l’énergie a pour vocation de placer le lecteur dans une situation presque identique à celle du poète. L’image « par provision » ne serait plus alors conçue négativement, comme un pis-aller, mais elle-même comme une source d’émotion indispensable pour que le poème ait lieu d’être. Une sorte de « double » de l’émotion originelle, double dont on a compris les pouvoirs d’illusion, mais aussi de création. Que se passe-t-il alors quand cela est impossible ? Il semble que l’on passe d’une « poésie verticale » à une prose qui tente de dérouler, ou de déplier les mots qui en nous font leur chemin, comme c’est le cas dans Cristal et fumée, avec « Andalou » et « Andalousie » (CF, 9).

Dans le livre très suggestif que nous avons cité, Michel Collot affirmait à propos de l’émotion :

Foncièrement irréfléchie, elle devra faire parfois l’objet d’une réflexion plus ou moins longue avant de pouvoir s’exprimer. Ce détour risque d’être fatal à l’émotion. Le poète devra donc constamment pouvoir se ressourcer au souvenir de l’expérience originelle[49].

Cet impératif catégorique de la création poétique induit ce que nous pourrions appeler une écriture « nostalgique », en croisant avec le souci de Jaccottet l’inquiétude philosophique de Jankélévitch dans L’irréversible et la nostalgie[50] : écriture qui « retourne » sur les lieux, réels ou rêvés, qui la suscitent sans que soit pour autant souhaité un retour en arrière, c’est-à-dire ici dans le temps non vécu. Dans ce sens, la nostalgie de Jaccottet n’est pas « close », selon l’expression de Jankélévitch : le poète n’espère pas, à la manière de Hölderlin, le retour des dieux, pas plus qu’il ne désire retourner en ces temps mythiques où la plénitude était à son comble. Il serait plutôt question d’une nostalgie « ouverte », où la « terre natale », figure désirable de l’insaisissable, est plus exactement la « localisation symbolique et métaphorique d’un désir indéterminé[51] » ou, dirions-nous, qui cherche à se déterminer. Or cet espace nostalgique est réel. Le paradoxe de l’expérience poétique renvoie cet ici à un ailleurs, ce maintenant à un autrefois comme l’émotion éprouvée n’est plus mesurable qu’à l’aune de son souvenir. Antérieure à l’écriture, l’émotion participe de « l’immédiat », auquel le poète reste attaché, mais cela se dérobe sans cesse. Si bien que « […] l’on finit par penser que toutes les choses essentielles ne peuvent être abordées qu’avec des détours, ou obliquement, presque à la dérobée » (P, 22). C’est pourquoi, dans À travers un verger (Fata Morgana, 1975), le poète « ignorant », pour espérer retrouver son émotion, ou du moins sa trace, « retourne » en arrière et interroge les images qui l’assaillent, maintenant que l’épiphanie a disparu. Cette tentative de « récit pur » (« sans autre matière que l’essentiel »), selon le mot de Blanchot à propos de certaines pages du Jean Santeuil de Proust[52], est contemporaine des poèmes de Chant d’en bas (1974). Deux parties composent ce récit, qui s’opposent selon un double mouvement, fréquent chez Jaccottet : tout d’abord le poète accueille les images pour tenter de mieux comprendre l’émotion qui l’a saisi, puis — le temps et l’expérience aidant dans ce cas précis — il pose les limites de ce qu’il a avancé en commençant le deuxième pan du texte par cette mise en garde significative :

Méfie-toi des images. Méfie-toi des fleurs. Légères comme les paroles. Peut-on jamais savoir si elles mentent, égarent, ou si elles guident ?

T, 17

C’est l’expérience d’un deuil — le même que celui dont Chants d’en bas est marqué — qui a transformé le bonheur éprouvé devant ce verger d’amandiers. Un « vieux visage angoissé » (T, 19) apparaît « à travers l’heureux brouillard des amandiers » et donnera à la deuxième partie le ton d’une méditation amère sur la douleur et sur la mort. Mais écrire est peut-être le contraire de penser, comme le dit Borges, puisque le poète avoue qu’il « recommence à chercher à tâtons une issue, revenant toujours aux mêmes endroits, tournant en rond, piétinant… » (T, 29). Recommencer est bien le maître mot. Tout À travers un verger affirme la nécessité du retour sur les lieux de l’émotion, réduisant ainsi les chances de « l’immédiat » :

Chaque fois que je suis passé en cette fin d’hiver, devant le verger d’amandiers de la colline, je me suis dit qu’il fallait en retenir la leçon, qu’ils auraient tôt fait de se taire…

T, 9

Écriture et leçon sont ici une seule et même chose : « retenir la leçon » des amandiers, c’est essayer de comprendre l’émotion qu’ils suscitent en nous en la fixant dans des mots. Car le verger ne « parle » pas vraiment. Le poète voudrait certainement « [comprendre] sans effort / Le langage des fleurs et des choses muettes ! » (Baudelaire, « Élévation[53] »), mais, impuissant, il recourt à l’écriture : comme l’a excellemment analysé Jean-Yves Pouilloux[54], ce que dit le verger subrepticement, quand je le traverse, est en moi. Sa trace est parole en moi. Mais il est alors impossible d’attendre le message du verger, comme on attendrait un oracle. Jaccottet est contraint de « se fier au souvenir » qu’il a de cette expérience. Écrire consistera donc à revenir en arrière (souvenir du temps vécu) en perdant le mouvement de l’émotion au profit de l’immobilité de l’écriture. De la chose vue et éprouvée, il ne reste qu’une intuition qui, certes, pourrait détourner de l’écriture. Et pourtant :

[J]’ai le sentiment confus qu’il faut dépasser cette opposition entre mots et choses, surmonter cette mauvaise conscience et ce dégoût. Faute de quoi, d’ailleurs, je lâcherais la plume une bonne fois. Si, tant bien que mal, ici, elle poursuit son travail, c’est conduite, plus que par ma main, par cette intuition d’un sens, ce très faible reste d’espoir.

T, 21

Il est donc nécessaire pour le poète de ne pas fonder son « travail » sur des oppositions complexes. La « réflexion continue et systématique sur ce sujet » (T, 22) pourrait anéantir l’intuition. Si la méfiance et le soupçon accompagnent toujours le regard, il s’agit aussi de se garder « des séductions trop puissantes de certain nihilisme » (T, 24). Dans un poème de À la lumière d’hiver, Jaccottet, craignant les dangers d’une « parole […] autoritaire, sombre, comme aveugle, [qui] n’atteint plus son objet », sait bien qu’« on peut raisonner sur la douleur, sur la joie, / démontrer, semble-t-il, presque aisément / l’inanité de l’homme […] » (Lu, 81). C’est à ce prix que le sens reste possible.

Mais il arrive aussi que, résistant à ce nihilisme, le poète ne parvienne plus à résister aux images et cède avec humour[55] à « ces leurres si beaux » (CV, 17), comme dans le « Le cerisier », que l’on trouve au tout début de Cahier de verdure. Il s’agit, par l’écriture, de se souvenir de ce qui s’est passé. Et campant tout de suite le décor (« un cerisier chargé de fruits, aperçu un soir de juin » [CV, 9]), évoquant la rencontre — en prenant plaisir à évacuer tout romanesque dans le cas où à la place du cerisier il aurait vu une promeneuse —, c’est une longue série d’images qui sont autant d’approches de la vérité du cerisier : environ trente-trois comparaisons et autant de métaphores, avec parfois des structures mixtes. Ce que Jaccottet tente de comprendre concerne sa fascination de la couleur rouge du cerisier. Ce n’est pas le rapprochement avec le sang mais avec quelque chose qui brûle :

Il y avait un lien des feuilles avec la nuit et la rivière plus lointaine, que l’on n’entendait pas ; il y en avait un des fruits avec le feu, la lumière. Ce qui nous avait arrêtés et semblait nous parler sur l’autre bord du champ froissé par le vent comme une rivière pâle, ressemblait un peu, sans cesser d’être un cerisier chargé de fruits […] à un petit monument naturel qui se serait soudain trouvé éclairé en son coeur par l’huile d’une offrande […]

CV, 14

D’ailleurs les images à forte connotation religieuse affluent jusqu’à laisser la place à la vestale et au Sacré-Coeur du Christ, et même au buisson ardent. Ces dernières images, trop explicites, signent l’échec, sinon de l’écriture, du moins de l’authenticité de l’expérience. Pourtant :

Ce soir-là, peut-être que, sans en prendre conscience, je sentais que du temps, des heures pendant lesquelles j’avais moi-même vécu, c’est-à-dire du jour, mais aussi de la nuit, avaient pénétré lentement dans ces fruits pour les arrondir et finalement les empourprer ; qu’ils contenaient en suspens tout cela, eux-mêmes suspendus dans leur abri de feuilles, comme couvés par des ailes vertes […]

CV, 14-15

Il faudrait, bien sûr, être plus attentif aux réseaux d’analogies. À quoi sert-il donc cet attirail d’images avec lesquelles notre poète joue manifestement, comme un enfant s’amuse avec ce qui l’illusionne ?

Pour Jaccottet, la nature est-elle vraiment un livre dont nous aurions perdu le code ? Si tel était le cas, le monde serait à lire et non pas à dire. Et rien de la sorte n’est affirmé, même si un début de réponse se trouve dans le « comme si » des proses[56]. Mais ce romantisme-là est constamment mis à distance par le recours à un questionnement paradoxal, l’apparition des images ne faisant qu’annuler, après l’épiphanie, la possibilité d’une interprétation symbolique. De cette pente à l’analogie, paradoxale, Jaccottet n’est cependant pas dupe : l’énoncé le plus « notatif », le plus littéral n’est-il pas finalement ce à quoi le poète préfère s’en tenir, même s’il y a dérive (le Christ, Cybèle) ? Y a-t-il vraiment quête d’un « message » ? Nous ne le pensons pas : l’élucidation de ce qu’il faut bien appeler un « mystère » n’aboutit jamais. Et là où Jaccottet pourrait, comme Proust, faire de son écriture une véritable anamnèse, il y a ratage, dérision, voire autodérision, si bien que le sens est comme « suspendu », jamais définitivement livré. Mais la joie procurée par l’écriture dissimule mal le relatif pessimisme de ces pages de prose. L’écriture poétique semble ici plus que jamais illustrer la loi fondamentale qui, selon Jean Starobinski, régit l’art et consiste dans un mouvement constant qui va du vide au plein et du plein au vide :

Puissance motrice du vide : sitôt nommé, sitôt perçu, il est l’inducteur d’un remplissage, pour peu que des énergies intactes soient prêtes à lui donner réponse[57].

L’émotion disparue a creusé un vide que l’écriture se charge de combler. La force positive octroyée par l’expérience poétique de l’épiphanie cherche à se prolonger dans le poème à venir et dans ses « images » : face à la perte irrémédiable de l’émotion, l’image retrouvée, même corrigée, est accueillie par le poète comme la seule possibilité de conserver des choses la trace qu’elles ont déposée en nous et que les mots seuls « traduisent », quelle que soit l’importance de l’écart entre le moment de l’émotion et le moment de l’écriture : entre les poèmes d’Airs, presque « immédiats » pour certains[58], et les proses, le mouvement de l’écriture n’est pas fondamentalement différent. Si donc nous disons que l’écriture est « nostalgique », c’est au sens où, pour reprendre les mots de Michel Collot déjà cités, elle cherche à « se ressourcer au souvenir de l’expérience originelle »…

Ainsi, la poésie est-elle vouée au recommencement. Tel est l’infini poétique de Philippe Jaccottet : « J’aurais voulu parler sans images, simplement / pousser la porte… » (Ch, 49), ou encore, « Le regard-de-telle-sorte-qu’on-le-parle », curieuse expression[59] que l’on trouve dans My Creative Method, de Francis Ponge. Mais « Parler […] est difficile, si c’est chercher… chercher quoi ? […] / si c’est tresser un vague abri pour une proie insaisissable… » (Ch, 50). Pourtant, le réel reste la seule demeure « habitable », avec son obscurité mais aussi sa lumière, avec ses limites qui réduisent à presque rien les témérités de l’esprit. C’est en vain qu’on tenterait alors d’apparenter le poète à un mystique pour qui la poésie est pure contemplation. Car la vérité est que Jaccottet se rend bien compte que si le mouvement de transcendance qui anime sa poésie trouvait une fin, il aboutirait au concept, à la certitude logique sans cesse démentie par l’expérience. C’est pourquoi, il revient toujours au même point de départ. Pour être « replantée », « la forêt spirituelle » requiert une semaison continuelle, infinie. Elle risque le rien parce que les graines du poète sont légères comme l’herbe et le vent. Paradoxalement, la vérité du dire résidera dans ce havre précaire du réel. Force est donc de constater que si l’image est au centre de l’écriture poétique, elle n’en est pas l’élément (l’aliment) essentiel. Jaccottet sait bien qu’une poésie sans images est impossible, et c’est bien pour cela qu’elle est désirable. Voilà qui devrait nous inciter à ne pas enfermer Jaccottet dans le cercle fermé d’une modernité « négative » — même si ce trait est indéniable. On peut reconnaître dans sa poésie ce que Baudelaire[60] voyait dans l’art de Goya, et qu’il considérait comme un aspect de sa modernité : « l’amour de l’insaisissable ». Art poétique :

Quand on écrit comme j’écris, je crois que l’écriture reflète ce qu’on est à un moment donné : plus ça va, plus on trouve sa voie propre. Je suis certain qu’au moment où j’écrivais L’effraie, certaines influences, dont celles de Rilke, étaient encore plus sensibles. Peut-être qu’elle a pratiquement disparu après. Des notes fragiles de L’effraie disparaissent de L’ignorant. L’ignorant devient un petit peu plus ferme de langage, plus robuste, parce qu’on s’épaissit, on se fortifie un peu. Avec Leçons, parce que la matière est dure les mots deviennent plus durs aussi, plus tendus. C’est naturellement un peu exagéré de dire cela, mais j’ai toujours le sentiment que ce n’est pas tout à fait moi qui écris comme un écrivain à sa table, mais que c’est ma vie, les jours de ma vie qui écrivent. C’est ce que j’ai dit dans le texte où je parle de la façon dont j’écris, dans Une transaction secrète[61]. Là, j’essaie d’expliquer que c’est comme si je laissais les mots aller à travers moi. Ce sont les événements de ma vie qui ont écrit à ma place, et à aucun moment je ne me suis dit « je dois écrire de cette façon-là ». C’est l’expérience qui modifie les choses, et si elle les purifie, alors tant mieux. Mais ce n’était pas voulu probablement[62].