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La période de l’entre-deux-guerres est l’une des plus riches de la littérature française. L’effervescence de cette époque explique pourquoi certains auteurs, dont la naissance littéraire fut saluée par la critique et le public, tombèrent après dans l’oubli. Tel a été le sort d’André Beucler qui, après une entrée éclatante en littérature[1], délaissa la création romanesque pour se consacrer à d’autres activités artistiques. C’est pourquoi il est surtout connu grâce à ses travaux à la radio et au cinéma et à ses traductions. Ses écrits comme mémorialiste nous révèlent l’homme qui connut le Tout-Paris littéraire, et offrent le témoignage de son amitié avec Léon-Paul Fargue et Jean Giraudoux. Grâce à la réédition de certains de ses premiers romans, le génie d’un auteur original est à nouveau divulgué.

Dès les premières années de sa carrière, Beucler a cultivé l’amitié d’autres écrivains sans pour autant créer un courant littéraire spécifique. Il partage avec certains d’entre eux de nombreux points communs. Certains romans d’André Beucler rappellent notamment ceux d’Emmanuel Bove[2]. La présence de héros abouliques, sans véritables projets existentiels, rarement prêts à fournir des efforts pour améliorer leur situation ou tout simplement pour prendre les rênes de leur existence, qui caractérise bien des romans boviens, se retrouve dans certains ouvrages de Beucler comme Le mauvais sort[3]. Philippe Bohème, héros du roman, s’apparente à ces individus incapables de réagir face aux difficultés ; néanmoins, au moment où il semblait définitivement déchu après avoir commis un meurtre, ce jeune homme se révèle capable d’un acte d’honneur : il dénonce sa culpabilité pour ainsi délivrer un homme innocent. Il rachète donc son existence manquée, même si, en même temps, il se condamne. Montrant la chute d’un homme fasciné par une femme insaisissable, Le mauvais sort illustre un des thèmes récurrents dans l’oeuvre de ce romancier. Les rapports du couple et l’analyse psychologique s’érigent comme l’élément fondamental du récit, ce qui explique le primat du dialogue sur la description, surtout en ce qui concerne les lieux. L’espace romanesque ne sera pas un espace sensible, mais une simple topographie qui permet d’encadrer l’évolution des personnages.

Sans doute à cause de ses origines, l’influence des auteurs russes sur Beucler, dont Dostoïevski et Gontcharov, a déjà été signalée par la critique, notamment en quatrième de couverture des romans. Il est aisé, en effet, de reconnaître les traits d’un Oblomov dans le caractère de Philippe Bohème. On peut de même affirmer que Le mauvais sort est « sans doute le plus dostoïevskien des romans de Beucler[4] ». Comme le signale Bruno Curatolo[5], l’auteur lui-même s’est intéressé aux écrivains russes, et en particulier à Dostoïevski à l’époque où il écrit Le mauvais sort. Sa réflexion sur cet auteur s’organise autour du « primat de l’émotion sur le calcul, du coeur sur la raison[6] ». Curieusement, ce sont des principes qui valent aussi pour Bohème. S’il est vrai que cet ascendant est indéniable, nous soulignerons aussi l’existence d’une sorte de « touche slave » qui, au-delà du caractère, enveloppe d’une auréole tragique les deux héros présentés comme les véritables victimes d’un « mauvais sort ».

Cette situation avancée par le titre nous laisse comprendre assez vite que l’on se trouve devant un roman dont le thème fondamental est la déchéance. De plus, le narrateur lui-même annonce dès les premières lignes que le héros du récit semble marqué par la fatalité, et pour cela, l’arrêt inattendu de son train dans une gare perdue, une nuit glaciale, devrait être pour lui le signal qu’il s’est engagé dans une voie conduisant au désastre.

ceux qui vont à la rencontre de l’erreur, ou d’autres qui se hâtent sans le savoir vers un dénouement tragique, se souviendront un jour qu’une circonstance les avait peut-être avertis et qu’il était encore temps de se refuser au hasard, de revenir en arrière.

MS, 19

D’ailleurs, la présence de Morailles à ce moment du récit révèle son importance dans l’histoire, car cet individu rencontré dans la gare déserte interviendra, de manière plus ou moins directe, dans les événements qui marqueront la chute du héros. Pour cela, leur réunion lors de cette nuit hivernale serait aussi un présage de l’influence funeste que cet homme politique sans scrupules aura sur l’existence du héros.

Un héros sans référents

Dès la première lecture, le roman apparaît comme le récit d’une histoire d’amour tragique, car les amants sont pris dans une relation destructrice. Cette interprétation serait cependant trop simple si elle ne tenait pas compte de la personnalité des amoureux et de la véritable nature des sentiments qu’ils affirment éprouver. En effet, il s’avère que les jeunes gens demeureront incapables de construire leur vie commune sur la base de l’amour car, même si le sentiment qui les unit est sincère, leur incapacité à partager les pousse à sauvegarder par-dessus tout leur liberté et leur manière de vivre.

D’ailleurs, au mauvais sort annoncé par le titre, s’ajoute un autre élément qui confirme le rôle de la fatalité, car un personnage dont le nom de famille est Bohème semble déterminé par celui-ci ; malgré ses antécédents familiaux (Philippe est fils de médecin rural et il jouit d’une bonne situation sociale), il apparaît comme un déclassé voué à s’écarter des voies tracées par la bourgeoisie dont il est issu[7]. Le début du récit nous le présente voyageant à Nice pour y retrouver Francine Kovtsova, une jeune femme d’origine russe, au caractère volubile et compliqué, qu’il a rencontrée à Paris. Les retrouvailles des amoureux défient le bon sens et les obligations familiales : Francine a quitté Alexandrie malgré les objections de sa famille et Philippe a abandonné sa mère souffrante et un travail qui lui aurait permis de s’installer.

Ce comportement apparemment irrationnel du jeune homme s’explique par son caractère et sa situation familiale. La rencontre de la belle Russe bouleverse son existence ; il délaisse ses études, même conscient d’agir à l’encontre du bon sens et de s’éloigner du chemin qui le conduirait au succès, suivant les desseins de sa famille. Son naturel indolent et irréfléchi le pousse à agir sans vraiment mesurer les conséquences de ses actes, pressé uniquement par ses émotions et ses sentiments. À cette personnalité insouciante s’ajoute l’absence d’un véritable référent qui aurait dû être incarné par une figure paternelle[8], qui serait pour lui un modèle, mais qui aurait en même temps l’autorité suffisante pour le conseiller.

En ce sens, Philippe s’apparente à d’autres héros de la littérature de l’après-guerre, des êtres à la dérive voués à la passivité, par indolence ou faute de repères, qui ignorent ce qu’ils veulent vraiment. Ce sont des êtres gris, « incertains[9] », dont l’échec s’explique non par manque de volonté pour poursuivre leurs idéaux mais par l’absence de ceux-ci.

Ainsi, le jeune Bohème, faible et sans soutien, semble être une victime de son destin, car, tout seul, il n’a pas assez de forces pour lutter contre le sort, comme le héros que la rencontre amoureuse éloigne fatalement de son devoir, le poussant dans une liaison tragique. De même, l’absence de son père incite Philippe à chercher des substituts de cette figure paternelle. Le premier sera Noël Serre, un ancien ami de son père, qui l’embauche pour soutenir économiquement la famille Bohème. Mais l’industriel abandonne le paternalisme pour devenir un véritable patron pour le jeune homme et celui-ci renonce à son poste. Lorsque Philippe affirme « [qu’il était] sous les ordres d’un homme remarquable » (MS, 40), il reconnaît implicitement que M. Serre incarne pour lui un modèle à suivre, et l’on comprend sa déception lorsqu’il sent que ces rapports « familiaux » changent : « […] Noël se détachait de moi peu à peu. À la fin il n’était presque plus un ami » (MS, 41). Même si cela n’est en réalité que l’excuse qu’il se donne pour pouvoir partir à la rencontre de son amoureuse[10], lorsqu’il quitte son poste il renonce aussi à la possibilité de trouver une situation sociale acceptable. Il rejette la voie tracée par le représentant paternel qui ne l’a pas retenu, conscient peut-être que la rupture avec le cercle familial était un fait inéluctable.

La relation ambiguë qu’il entretient avec Véra Serre, la femme de son patron, confirme son besoin de trouver de nouvelles figures parentales. Mme Serre sera pour lui une figure protectrice, plus proche que sa propre mère. En plus, l’affection qu’il ressent pour cette femme révèle aussi des connotations oedipiennes : « j’aurais pu vous aimer, Véra, si j’avais su, si j’avais osé dire pour vous ces sentiments contenus, clairs et presque plus naturels que l’amour… » (MS, 142). De même, les sentiments de celle-ci semblent équivoques à certains moments de l`histoire, mais elle montre à son égard un zèle que le jeune homme sait apprécier[11]. Mme Serre assume de façon explicite un rôle protecteur lorsque, consciente de l’attraction irrésistible que Francine exerce sur lui, elle envoie à un Philippe perdu sa première lettre à Nice pour le mettre en garde contre les mirages de la passion. Elle considère que sa folle décision a été motivée par son inconscience juvénile car, faute de ressources, il devra rentrer bientôt ; néanmoins, elle appréhende un dénouement tragique : « Nous verrons où vous conduira votre goût du vertige » (MS, 62). Véra regrette profondément le départ de Bohème et elle culpabilise, car elle pense qu’on aurait pu l’éviter : « il n’eût fallu qu’un peu d’autorité pour vous retenir, et je regrette de ne pas l’avoir montrée » (MS, 60). Cette affirmation prouve aussi que le jeune homme aurait eu besoin d’une figure parentale.

Méandres de l’amour et de l’existence

D’un autre point de vue, on pourrait affirmer que ce voyage à Nice marque pour Philippe le cheminement vers la vie adulte, car il prend sa décision à titre individuel, sans écouter les avis contraires. Selon cette logique, à partir de ce moment il aurait dû prendre son destin en main, ayant pour cela des projets d’avenir[12]. Cependant, faisant honneur à son nom, Bohème demeure incapable d’envisager son avenir au-delà des retrouvailles avec son amoureuse. La réunion des amants, qui devrait être le point de départ d’un projet commun, s’épuise en elle-même et ne marque pas un début, mais représente la fin. Il se contente d’être à Nice, pensant que le bonheur sera forcément au rendez-vous puisqu’il est avec Francine et évite les questions pratiques. Lorsque celle-ci veut connaître ses projets, car elle compte sur lui pour surmonter les difficultés économiques qui adviendront, la réponse de Philippe montre qu’il est dépassé par les conséquences de sa décision, car non seulement il n’a pas fait de projets d’avenir, mais il refuse d’y réfléchir :

je ne songe qu’à un acheminement vers la paresse et la jouissance. […] Je ne rêve que de te voir sourire. J’ai en moi des quantités de vies possibles, pourquoi veux-tu que j’en choisisse une seule ?

MS, 36

C’est donc une sorte d’abîme existentiel qui s’ouvre devant Philippe, car tout en affirmant son amour, il demeure inapte à construire un projet sur ce sentiment et avoue même son incapacité à faire quoi que ce soit pour son amoureuse : « je ne ferai rien pour toi, Francine. Je t’aime en vivant. Cela ne fait qu’une chose. Au-delà il n’y a plus rien » (MS, 37). Pourtant, du fond de son indolence et de son refus de se fixer un but et de s’efforcer de l’atteindre, il se croit promu à un destin supérieur, que personne, évidemment, n’est en mesure de lui attribuer : « Et puis, je compte bien étonner un beau matin, et je les étonnerai tous, tu entends, Francine, je les étonnerai tous ! » (MS, 37)[13]. Ce dessein semble excessif pour cet homme faible qui voudrait, malgré ce qu’il dit, s’occuper de son amie, mais qui « croyait qu’il suffisait d’y penser » (MS, 51). De son côté, Francine affirme sa volonté de travailler, mais son projet de devenir danseuse « comme on est employé » (MS, 36) s’interprète comme une boutade pour provoquer la réaction de Philippe.

La différence évidente du caractère des deux amants ouvre le débat sur la sincérité de leurs sentiments. Philippe semble fonder la liaison sur l’image qu’il a de la femme et de l’amour plutôt que sur son amour pour Francine elle-même. Curieusement, c’est le même reproche qu’il adresse à son amoureuse[14] car il est choqué par son comportement : « C’est ton amour que tu aimes peut-être, ou la sécurité qu’il te donne, et tu emploies ta gaîté ailleurs » (MS, 57). La jeune fille apparaît en effet comme un personnage riche en nuances : sincère, libre et désinvolte[15], mais aussi d’une naïveté qui tourne quelquefois à l’inconscience. Tout en affirmant son amour, elle a davantage besoin de vivre sans entrave que de partager ses joies avec Philippe, sans se rendre compte que cela mine leur liaison car son amoureux la voudrait plus accessible. Ainsi, le soir même de l’arrivée de celui-ci à Nice, au lieu de l’attendre à l’hôtel, elle sort et se promène avec Morailles. Et pourtant, elle aime Philippe : son inquiétude pour ses études lorsqu’ils se sont rencontrés à Paris, sa déception lorsqu’elle apprend qu’il n’a pas de ressources pour qu’ils puissent vivre ensemble ou le zèle qu’elle met à le soigner lorsqu’il est malade le prouvent. Toutefois, sa conception de la vie de couple implique une liberté totale, suivant les velléités de son caractère fantasque et désinvolte.

Ainsi, cette période qui devrait être heureuse s’annonce conflictuelle dès le premier moment, car Bohème ne partage pas cette vision et il demeure incapable d’imposer des contraintes au mode de vie de Francine[16]. Il est conscient de l’influence funeste que cette figure féminine exerce sur lui et voudrait la surmonter. Il entreprend des démarches qui montrent son besoin d’être soutenu par un personnage qui représente un modèle fiable. On pourrait expliquer dans ce sens, le lendemain même de son arrivée à Nice, la visite à son oncle Frambour qu’il affirme mépriser ou la sympathie qu’il éprouve pour le vieux Kovtsof, malgré les préjugés de Francine à son sujet.

Philippe rencontre ce vieux Russe, l’oncle de Francine, dans le casino, au cours d’une soirée qui s’avère fondamentale pour comprendre la personnalité des amoureux et les rapports qui s’établissent entre les personnages. En effet, autour des tables de jeu se retrouvent les acteurs principaux du récit et leurs mouvements nous éclairent sur leur caractère. Philippe arrive dans la salle de jeu, prêt à mettre sa fortune entre les mains du hasard, de la même manière qu’il semble l’avoir fait avec sa vie[17] ; de son côté, Francine, même si elle le prévient des risques de son projet, part seule à la recherche d’autres gens pour s’amuser ; elle y retrouvera Morailles, qui semble à l’affût des mouvements de sa proie, alors que celle-ci fait preuve d’ingénuité et estime que cet homme lui offre une amitié sans arrière-pensées[18].

L’aversion entre les deux hommes est évidente dès leur première rencontre pendant le voyage qui les mène à Nice. Philippe reconnaît son charme (« Cet homme étonnait et plaisait par un langage affable et par une sorte de virtuosité […] il pouvait même dominer », MS, 23), mais il croit qu’il ne s’est pas laissé tromper, « se félicitant d’avoir méprisé cet homme dès le premier instant » (MS, 25). Puis, à partir du moment où il le surprend avec Francine, chaque nouvelle information à son sujet vient alimenter son sentiment de dégoût. La jalousie est certes l’un des facteurs qui y contribuent, mais la forte personnalité de cet homme sans scrupules exerce aussi sur Bohème une sorte d’attraction fatale, car il représente un modèle[19]. Lors de la visite à son oncle, on lui parlera de ce politique affairiste sous un angle qui correspond parfaitement à la perception que Philippe en avait auparavant[20]. Il sera conscient dès le début que Francine est convoitée par cet homme, qui se propose même de l’aider à devenir danseuse.

Pour cela, Philippe se rend la première fois chez Morailles, dans le but caché de connaître la véritable nature de sa relation avec Francine, mais, comme il le reconnaît lui-même, les effets de la visite seront négatifs : « Mis en alerte par ce que je n’ai pas osé lui dire, songeait-il, il va redoubler d’empressement auprès d’elle et la monter contre moi » (MS, 99). Cette étrange rencontre où les deux rivaux répugnent à montrer leurs cartes dans leur lutte pour Francine marque un tournant dans l’histoire. En effet, si Philippe était presque convaincu de l’impossibilité de leur liaison, en sortant de chez Morailles, il réalise qu’il connaît à peine sa bien-aimée : « [il] démêlait vaguement chez elle des parties de sainte, un étrange besoin de feindre l’amour, des exigences de fille et une légèreté de mâle » (MS, 99). Le hasard place ce même soir sur son chemin le vieux Kovtsof qui, jouant son rôle paternel, l’écoute et le conseille ; ainsi, Bohème comprendra qu’il se complaît dans sa souffrance amoureuse[21] et qu’il est incapable de la partager.

Ce héros sans repères, qui avait cru faire un pas vers le bonheur, se retrouve face à une amoureuse insaisissable, qui ne pense pas à le soutenir. N’ayant pas la force d’entreprendre une nouvelle vie, Philippe se contente de rester à Nice, mais loin de son amante, attendant dans une sorte d’impasse de son existence que quelque chose vienne changer cette situation imprévue, car Francine ne peut pas répondre à ses expectatives. Il est clair que l’on assiste à un affrontement entre deux figures féminines. D’une part, la femme mère, qui offre protection et conseil, même si elle semble aussi éprouver des sentiments équivoques. D’autre part, la femme qui incarne une féminité énigmatique et attrayante, avec des traits de femme fatale malgré sa naïveté. L’attirance vers cette femme insaisissable, qui représente un type de personnage cher à Beucler[22], explique l’attitude d’attente de Bohème, incapable d’échapper au magnétisme de cette belle Russe, qui sans le vouloir exerce sur lui une influence négative[23] ; néanmoins, il n’est pas prêt non plus à l’accepter et à rester avec elle[24]. D’autre part, sa jalousie lui impose une étrange attitude de respect à l’égard de la liberté de Francine, même s’il est conscient que Morailles est un personnage trouble qui cache ses véritables intérêts.

Chute et rédemption

Ce politicien affairiste prépare habilement la conquête de Francine. Il est conscient du charme qu’exercent le pouvoir et le danger, et pour cela la mise en scène de la rencontre est parfaite, même si la soirée ne se déroule pas comme il l’avait prévu[25]. Francine se réveille, sans savoir comment, à côté de cet homme et lorsqu’elle cherche le soutien de Philippe, celui-ci, absorbé par la douleur de la perte de sa mère, partira seul, sans écouter les explications de sa maîtresse. Apparaît ici un autre élément qui rend cet amour impossible : l’incommunicabilité. Si jusque-là, les amants ont eu de la difficulté à se confier leurs véritables sentiments et attentes, ici le manque de dialogue représente un nouveau tour d’écrou qui confirme qu’un mauvais sort rend l’amour impossible puisque la communication entre les amants l’est aussi.

La jeune femme devra donc supporter seule le poids de sa faute et restera isolée à Nice, éprouvant une double déchéance ; d’une part, celle qui naît de son dégoût d’elle-même pour avoir trahi son amour et ses principes, et d’autre part, la déchéance sociale, pour avoir participé involontairement à la chute d’un homme que dorénavant tous fuient comme la peste. En outre, elle n’ose même plus retourner à Alexandrie : « je me sens trop misérable et trop faible pour affronter une société à laquelle je n’inspirerais que du dégoût » (MS, 161). D’ailleurs, elle devra accepter qu’en réalité elle est différente de ce qu’elle pensait et de l’image qu’elle projetait aux autres. Auparavant elle était apparue comme une femme séduisante, velléitaire et compliquée, et sa volonté de ne pas s’affranchir l’entourait d’un halo de mystère[26]. Une fois seule et rejetée de tous, ce halo l’abandonne et elle apparaît comme un être d’une fragilité extrême, qu’elle a pu cacher sous son image de femme désinvolte, mais qui ne demande qu’à être protégée. Déchue, la jeune femme doit purger sa peine en solitaire, car Philippe, ignorant encore ce qu’il s’est passé, doit partir pour affronter un autre chagrin. La détresse de Francine est immense, car à sa culpabilité s’ajoutent l’impuissance et le besoin de partager le poids du remords ; malheureusement, son unique confidente sera la femme de chambre de l’hôtel.

Quant à Philippe, la mort de sa mère confirme l’hypothèse du passage définitif du jeune homme à la maturité. De plus, ce symbolisme est renforcé par le nouveau voyage en train, d’où il revient seul pour affronter sa maturité. Désormais il aura uniquement le soutien de Mme Serre qui se révèle une mère de substitution. À son retour à Nice, il sera déjà un homme nouveau, capable de prendre des décisions et d’en assumer les conséquences. Ainsi, lorsqu’il apprend par Morailles ce qui s’est passé la veille de son départ, sa réaction prouve qu’il a assumé la défense de son aimée, comme une sorte de chevalier servant.

Si l’impression initiale qui se dégage de la lecture du récit est que nous assistons à la déchéance et à la destruction mutuelle de deux amants incapables de construire une liaison sur la base de l’amour, vers la fin on trouve des éléments qui expliquent autrement la nature de leurs rapports. En effet, si les personnages se retrouvent toujours en dehors de leurs familles[27] et leur histoire d’amour semble être rejetée de tous, les figures paternelles et maternelles joueront un rôle capital dans le dénouement. On a déjà signalé que pour Philippe l’absence du père et l’éloignement de la mère ont conduit à l’absence de modèles pour construire son projet existentiel, ce qui explique son désir de remplacer ces figures, notamment celle de la mère par Mme Serre.

Francine, après une descente aux enfers qui la conduit à l’horreur d’elle-même, se met à rechercher la protection de Kovtsof, alors qu’elle le rejetait lorsqu’elle vivait encore des moments d’allégresse. De plus, la rumeur qu’elle est une fille adoptive fait penser à des liens plus étroits entre elle et Kovtsof. Celui-ci avait joué auparavant ce rôle pour le jeune Bohème, à un moment qui a marqué précisément le tournant de son existence : ils dînent ensemble, parlant à mots couverts de l’avenir du couple, assumant en quelque sorte l’un et l’autre le rôle parental.

En ce qui concerne Philippe, on pourrait affirmer qu’avant le voyage ayant pour but d’enterrer définitivement son enfance, il ne pouvait pas affronter son opposant. Il n’était pas prêt à agir et à assumer les conséquences de ses actes, mais son déplacement peut s’interpréter « en fonction de la situation et du mouvement du moi sur la voie de la personnalisation[28] ». Philippe a coupé les ponts qui le reliaient à son enfance pour devenir un individu libre et adulte. Le meurtre de Morailles s’impose alors comme un fait inévitable, une sorte de geste initiatique qui marque ce passage à l’âge adulte. En effet, ce n’est qu’en tuant cet adversaire qu’il pourra compenser le désarroi de Francine et assurer le salut de la femme et le sien propre.

Jusque-là Bohème avait été un être médiocre et égoïste, incapable de penser à autrui car, même s’il se disait amoureux, il semblait aimer surtout l’image qu’il projetait de lui-même souffrant d’un chagrin d’amour. Cependant, le crime le ramène à la réalité et c’est à partir de ce moment qu’il réussit à donner un but à son existence.

L’influence slave, présente en filigrane tout le long du récit, s’impose après le méfait car Philippe commet ce crime sans tituber, l’assumant comme quelque chose d’inéluctable. Curieusement, cette démarche qui aurait dû le pousser vers le mal représente son salut. L’aveu est cet acte sublime auquel il se croyait promis, mais qu’il espérait plus éclatant. Néanmoins, avec ce geste, il rachète toute sa vie, et aussi son amour, car il prouve la sincérité de ses sentiments.

Rester avec Francine, laissant Kovtsof porter le poids de son crime, aurait été la voie facile, car celui-ci, veillant au bonheur de sa fille, ne l’aurait jamais dénoncé. Mais assumant sa culpabilité, Philippe prend sa première décision vraiment adulte et montre une grandeur d’esprit insoupçonnée car il est capable de renoncer à sa liberté pour son amante. En conséquence, il rend à la figure paternelle grandissante du vieux Russe la dimension protectrice qu’il semblait rechercher depuis le début. Ce rôle salutaire de l’amour renvoie directement à Dostoïevski ; comme Raskolnikov dans Crime et châtiment, Philippe avoue par amour son crime et se sauve ainsi moralement.

Ainsi, le mauvais sort qu’annonce le titre du roman est lié au caractère de son héroïne. Inconsciente de son pouvoir, elle finit par détruire celui qu’elle aime[29], mais tout en le faisant, elle lui ouvre la voie du salut en tant qu’individu. Il semble donc qu’il était nécessaire de déchoir au plus bas pour pouvoir après s’élever par un acte désintéressé, qui aura pour Philippe des conséquences terribles. Le récit deviendrait alors l’acceptation définitive de ce mauvais sort qu’il semble sentir pesant sur lui dès le début : « Il y a bien un endroit où mes fatalités me désirent, où elles me retiendront un jour » (MS, 37).

Quant à Francine, elle subit une transformation radicale après son aventure avec Morailles. La profonde détresse dans laquelle elle sombre lui ôte son halo de mystère pour montrer seulement sa faiblesse. Le lendemain de sa nuit avec Morailles, elle se retrouvera dépourvue de son apanage de femme du monde, pour devenir la cible de toutes les critiques. Son chagrin et sa déchéance se font même perceptibles physiquement, comme les mots de Véra Serre le confirment : « Cette malheureuse ! Quel être insensible et féroce a-t-il pu transformer à ce point une jeune femme d’apparence si douce et si dévouée ? » (MS, 157).

Ainsi semble-t-il que cette déchéance qui conduit à l’horreur de soi pour Francine et au crime pour Philippe était le destin tragique des amants ; ils retrouveront une sorte de grandeur morale qui passe par le renoncement à leur idée de la passion pour aimer vraiment[30]. Philippe tue par amour, mais il est capable de prendre une décision généreuse qui privilégie l’honnêteté au détriment de la promesse du bonheur. Lorsqu’il se constitue prisonnier pour libérer le vieux Kovtsof du poids de son crime, il offre la preuve que Francine et lui ont compris que la passion ne mène pas forcément au bonheur et qu’il vaut mieux y renoncer.

Le récit lance un message qui s’inscrit dans la lignée de la conception tragique de la passion, telle qu’on la conçoit dans le roman occidental. En effet, la conclusion est que le bonheur d’amour est impossible pour le couple à cause du mauvais sort qui pèse sur les amants. Néanmoins, d’autres éléments se conjuguent pour les conduire au drame et, s’il est vrai qu’ils ne pouvaient pas échapper à certains d’entre eux, comme leur caractère ou leur histoire personnelle, ils auraient pu tenter de conjurer la fatalité si l’incommunicabilité ne s’était pas imposée entre eux.

Le roman présente aussi des éléments récurrents dans l’oeuvre de Beucler, comme la difficulté de devenir maître de sa vie, surmontant l’influence du destin ou de l’amour, ou la représentation de la femme comme un être difficile à cerner, à la fois ange et démon. Francine constitue l’une de ces figures féminines chères à l’auteur qui répondent à l’image d’une femme ambiguë qui pousse l’homme à sa perte même si elle est la première victime de cette duplicité. Le mauvais sort présente un héros taillé sur le modèle des êtres au destin précaire, lié au désenchantement des années 1920 ; néanmoins, au bout de sa déchéance, il prend une décision lucide qui le place sur le chemin du salut, rachetant ainsi la médiocrité de son existence.