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Le parcours que je propose part d’une page célèbre de Madame Bovary, dans laquelle le narrateur flaubertien définit la « parole humaine » comme un « chaudron fêlé ». À partir du commentaire de ce passage, je souhaiterais souligner cette ressource propre au roman, à savoir la mise en scène ironique des discours communs. Contre l’idéal chimérique de la parole pleine, le roman choisit la parole triviale, la parole vide, le retrait de la voix dans l’écriture. C’est ainsi sous l’emblème de ce chaudron fêlé (qui consonne évidemment avec l’allégorie baudelairienne de la « cloche fêlée », proposée sensiblement à la même époque) que je voudrais examiner certaines des représentations que le roman donne de l’incomplétude fondamentale de la parole, ou encore le jeu qu’il instaure entre complétude désirée et incomplétude constatée. Ce mouvement général me conduira à accentuer, dans la fin de ce parcours, certaines solutions esthétiques propres au roman du xxe siècle, notamment dans les figures de l’enfant (en tant qu’ in-fans ), ou dans la problématique du chant impossible.

« Faire danser les ours »

Le chapitre XII de la deuxième partie de Madame Bovary décrit l’évolution des rapports entre Emma et Rodolphe, qui ont repris leur relation amoureuse. Emma est prise « d’étranges idées », demandant à son amant de penser à elle quand minuit sonnera, lui faisant des déclarations d’amour enflammées, déclarations minées ironiquement par leur retranscription au discours direct. Mais Flaubert opère, aussitôt, un pivotement de la focalisation qui se déplace stratégiquement du côté de l’amant blasé. Si les paroles d’Emma, ridicules dans leur outrance, sont risibles, c’est aussi parce que l’homme qui les entend à peine est incapable de les comprendre pour ce qu’elles sont. Pour ce Dom Juan de province, les mots d’Emma n’ont « rien d’original ». Il y retrouve « l’éternelle monotonie de la passion, qui a toujours les mêmes formes et le même langage [1]  ». Le narrateur prend explicitement ses distances avec le jugement suffisant de Rodolphe et entame contre lui un réquisitoire cruel : « Il ne distinguait pas, cet homme si plein de pratique, la dissemblance des sentiments sous la parité des expressions. » Confondre Madame Bovary avec la liste de ses innombrables maîtresses, telle est l’erreur du séducteur borné. À la différence du narrateur, il ne sait pas que les mêmes mots peuvent signifier des choses bien différentes, que tout est affaire d’intonation.

Le début de ce paragraphe est, pour l’instant, conforme à un topos romantique bien connu : celui de l’impossibilité d’une expression adéquate du sentiment. Ce topos remonte, me semble-t-il, à la lecture pessimiste de l’oeuvre de Rousseau. Pour Jean-Jacques, en effet, la langue naturelle est immédiatement métaphorique, apte à dire ou même à chanter le sentiment. C’est cette langue première qui s’est perdue avec le développement de la civilisation mais qui peut se retrouver. La génération romantique garde surtout l’idée d’une perte de ce chant originaire, même si elle accomplit, en même temps et presque paradoxalement, une valorisation inédite de la voix comme mode d’expression privilégié du sentiment. Pour les écrivains de la première partie du xixe siècle, la voix est bien le médium de la mélodie de l’âme [2].

Mais le chant naturel rousseauiste s’est chargé d’une mélancolie inguérissable. C’est ce que dit René, le héros de Chateaubriand, dans une scène si prototypiquement romantique :

j’enviais jusqu’au sort du pâtre […]. J’écoutais ses chants mélancoliques qui me rappelaient que dans tout pays, le chant naturel de l’homme est triste, lors même qu’il exprime le bonheur. Notre coeur est un instrument incomplet, une lyre où il manque des cordes, et où nous sommes forcés de rendre les accents de la joie, sur le ton consacré aux souvenirs [3].

Le désaccord et la disharmonie sont premiers puisque la lyre est incomplète. Seul le travail mélodique de l’écriture, dans René, sur le mode évidemment élégiaque, peut remédier à cette défaillance originelle. Lamartine reste dans le même fil de pensée lorsqu’il note, dans sa célèbre préface de 1849 aux Méditations, que le poète a confisqué à la Muse sa « lyre à sept cordes de convention » afin d’inventer un langage nouveau avec « les fibres mêmes du coeur ». Musset voit dans ce même coeur (saignant ou pleurant) le siège véritable du sujet sensible et sentimental, ce par quoi il peut échapper à la fausseté du monde et à la duplicité des signes. Cette valorisation de la voix comme expression immédiate fait justement du lyrisme le domaine privilégié du romantisme français. On pourrait presque dire que la poésie lyrique devient son seul mode d’expression.

À cette pensée directement issue du romantisme, auquel il emprunte, on l’a vu, la thématique de l’inadéquation expressive, Flaubert imprime pourtant un repositionnement décisif. Et c’est ici que je dois reprendre le fil du commentaire du chapitre XII. Le narrateur ajoute en effet :

comme si la plénitude de l’âme ne débordait pas quelquefois par les métaphores les plus vides, puisque personne, jamais, ne peut donner l’exacte mesure de ses besoins, ni de ses conceptions, ni de ses douleurs, et que la parole humaine est comme un chaudron fêlé où nous battons des mélodies à faire danser les ours, quand on voudrait attendrir les étoiles.

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Il reste bien une « plénitude de l’âme », qui trouve à se signifier sous le mode encore romantique du débordement. Mais — et j’y vois un infléchissement génial — c’est au moyen des « métaphores les plus vides ». Le paradoxe doit être souligné : le vide dit le plein [4]  ; l’image poétique par excellence est un contenant trivial : un vulgaire « chaudron », un instrument de cuisine.

Si c’est par une métaphore vide que peut se dire « quelquefois » l’âme, plus besoin de poésie, mais bien de prose. C’est à elle que revient la tâche tout aussi paradoxale de faire danser les ours, à défaut de pouvoir atteindre les étoiles, défaut qu’il faut accepter, et même relever. « L’exacte mesure » manquera toujours et le narrateur donne à sa phrase une ampleur, une assertivité très rares dans Madame Bovary. L’image elle-même est une de ces métaphores vides. Comme la « cloche fêlée » de Baudelaire, elle rend un son voilé ; elle n’est plus apte à signifier le plein par le plein. Mais à la différence du noble carillon baudelairien, elle n’est plus qu’un chaudron, emblématiquement sans doute « ce baquet dans lequel on préparait autrefois les boyaux pour faire les instruments de musique [5]  ». C’est l’instrument même de fabrication qui est déficient, celui qui devait donner les lyres futures. La parole est ainsi comparée à un contenant inadéquat qui laisse seulement fuir ce qui s’y loge. L’instrument de musique n’est plus bon qu’à battre, comme un tambour de foire, des mélodies criardes, pour les ours patauds que nous sommes. Dans le deuil d’une parole pleine où contenu et contenant pourraient être accordés, dans l’éloignement d’une parole d’essence divine à quoi appartiennent les étoiles inaccessibles (sont-elles ici le signe d’une musique des sphères qui est hors de notre portée ?), il nous reste ce que le narrateur nomme curieusement la « parole humaine » — comme s’il en était d’une autre sorte… mais cette parole humaine, aussi insatisfaisante soit-elle, peut encore être une « mélodie ». Flaubert, alors même qu’il entérine la fêlure, alors qu’il reconnaît la place du vide, maintient malgré tout le projet expressif de la littérature, confie à la prose la nécessité de se faire mélodique. Un chant qui ne soit plus lyrique.

Bien écrire le médiocre

Cette nécessité exige d’autant plus d’art et de travail qu’il s’agit d’écrire mélodiquement le plus banal. C’est en ce sens que Flaubert peut déclarer :

Ce à quoi je me heurte, c’est à des situations communes et un dialogue trivial. Bien écrire le médiocre et faire qu’il garde son aspect, sa coupe, ses mots même, cela est vraiment diabolique, et je vois défiler maintenant devant moi de ces gentillesses en perspective pendant trente pages au moins. Ça s’achète cher, le style [6].

Cela exige donc de l’écrivain un labeur nouveau, un dévouement inédit à ce que la parole ordinaire a de plus trivial. La parole courante est à la fois dévalorisée et donnée comme l’objet d’un travail de restitution et de mise en forme harassant. Flaubert maintient encore une nette différenciation entre la langue du narrateur et les effets des discours de ses personnages ; Maupassant ou Zola pousseront plus loin ce que l’on peut appeler les effets de contamination des parlures sociologiquement marquées sur l’expression même du discours narratif, effets que Joyce exploitera, d’une toute autre façon, de Dubliners à Ulysses.

La pratique flaubertienne est donc effectivement d’aller vers ce qui lui semble l’accomplissement du roman. Paradoxalement, l’intérêt pour la parole ordinaire produit, chez Flaubert, une raréfaction de l’emploi du discours direct, par rapport à son usage balzacien. Claudine Gothot-Mersch l’a bien noté dans Travail de Flaubert[7]. Cette promotion du discours médiatisé, constamment sous le regard distancié du narrateur, n’est étonnante que si l’on réduit Flaubert au dogme de l’impersonnalité narrative. Il serait plus logique de déléguer directement la parole aux personnages, dans un schéma hérité du théâtre. En fait, l’attention aux discours ordinaires va de pair avec une méfiance (qui est, à mon avis, l’essence d’un certain réalisme) envers les usages de la parole. Contrairement à ce qui se passe chez Balzac, où le discours peut fonctionner comme morceau de bravoure rhétorique, il s’agit de ne jamais perdre de vue les moments d’enflure injustifiée ou les redoutables platitudes de la conversation : Homais emblématise les premiers, Charles Bovary les deuxièmes.

La voix du personnage remplace donc sa parole ; elle s’entend dans la distance que maintient le filtre narratif. La fascination flaubertienne pour la parole vide est intimement liée à sa délectation morose pour tous les symptômes de bêtise de son époque. Tout discours trahit une part de cette bêtise et le projet du Dictionnaire des idées reçues, conçu lors de la rédaction de Madame Bovary et repris avec Bouvard et Pécuchet, explicite ce fantasme d’un sujet qui ne dirait plus rien mais deviendrait caisse de résonance de tous les clichés que n’importe quelle parole véhicule, à son insu. Flaubert indique à Louise Colet, dans sa lettre du 16 décembre 1852, la limite qu’il souhaite ainsi atteindre :

Il faudrait que, dans tout le cours du livre, il n’y eût pas un mot de mon cru, et qu’une fois qu’on l’aurait lu on n’osât plus parler, de peur de dire naturellement une des phrases qui s’y trouvent [8].

Le projet terroriste de Flaubert est donc de se faire guillemets permanents, ventriloque ironique de tous les lieux communs les plus galvaudés, des fausses idées bourgeoises. L’écrivain devient celui qui, littéralement, ne parle plus, mais donne à entendre la distance ironique envers tout énoncé. Il reste évident, néanmoins, qu’une telle ambition ne peut s’appuyer que sur la ruine de toute transcendance de la parole, ruine qui, précisément, l’expose sans retour au domaine du trivial.

L’écart romanesque ou la contextualisation ironique

Le roman à naître que Flaubert appelait de ses voeux me semble ainsi être devenu le lieu d’exposition ironique de tout discours, la contextualisation critique des énoncés des personnages. L’espace du roman est indissociable d’une critique des usages de la parole ordinaire — mais sans qu’il soit loisible d’en imaginer d’autres moins ordinaires et dévalués. Bakhtine a bien compris cette liaison fondamentale entre le roman et le discours courant, insistant sur le rôle fondamental du conflit de voix entre narrateur et personnages. Contre l’ambition adamique de la poésie, contre sa prétention à s’abstraire des « mots de la tribu », le théoricien russe valorise la mise en scène que le roman sait donner au discours dans tous ses usages sociaux. Pour lui, seul le roman sait mettre en scène, à égalité polémique, voix du narrateur et des personnages.

Je ne reprendrai pas les critiques que l’on doit adresser au schématisme de cette opposition : le monologisme de la poésie se défait dès qu’on analyse précisément n’importe quel poème et l’égalité des paroles dans le roman reste un voeu pieux [9]. Malgré ses insuffisances, la théorie du roman de Bakhtine reste puissamment séduisante, parce qu’il me semble qu’elle met justement l’accent sur le fait que le propre du roman réside bien dans la contextualisation des voix qu’il permet de réaliser. Le roman met en situation les discours : il les représente, et les donne donc à lire ou entendre avec une certaine distance.

Cette attention aux contradictions entre parole dite et signification cachée (à l’insu du sujet qui la profère), entre signes du corps et signes verbaux est, il me semble, le domaine où se déploie le roman. Mieux que le théâtre, il peut creuser sous tous les discours, suggérer la subtilité d’interprétations multiples sur une seule interaction langagière, parce que la narration la représente et la commente tout à la fois. Le roman a commencé, depuis La princesse de Clèves, à comprendre que c’était bien dans les failles significatives entre langage du corps (rougeur, pâleur, tremblements…), langage verbal exprimé et langage tu, mais saisi par le romancier dans le silence des pensées, que se cachait la vérité paradoxale des êtres. Un écart oblige à toujours remettre en contexte, à saisir les stratégies discursives mobilisées par les personnages (là où, dans la vie quotidienne, nous sommes entièrement mobilisés et requis par les échanges verbaux, avec donc moins de possibilité de recul).

Le roman est, en effet, plastiquement apte à cette monstration des positions de discours. La distance de la représentation mimétique révèle l’écart entre la revendication expressive (pour reprendre les termes de Flaubert dont je suis parti) et la médiocrité du médium. Entre le désir subjectif d’originalité et le lieu commun ou le cliché. Le roman va donc au-delà du théâtre, parce qu’il désincarne les voix qui doivent, sur scène, trouver un corps d’acteur. La distance ne se comble jamais entre l’oeil et l’oreille. Même dans le « roman dialogué » que Marie-Hélène Viart a étudié dans une thèse récente [10], c’est une voix très particulière qui occupe le texte.

L’écart romanesque — cette distance entre la parole représentée et le filtre narratif qui la rend accessible — fonctionne, selon moi, comme une fêlure imperceptible. Le chaudron où se préparent les cordes vocales est fissuré et c’est ce qui provoque une « désadhérence » entre une parole idéalement immédiate et sa représentation. Le recul de la monstration, de la mise en scène romanesque — ou, pour le dire autrement : l’accent déporté du côté de la scénographie de la parole — font que le lecteur voit et entend l’écart qui sépare tout énoncé de son énonciation. La parole apparemment la plus présente à elle-même est entamée par cet effet de dédoublement que lui imprime la représentation narrative. Comme ma propre voix quand je l’entends objectivée par un magnétophone et qui me paraît étrangère et différente de la voix intimement perçue, la parole du personnage semble dissociée de sa source, faite pour une écoute mentale.

Cet écart, qui fonde la contextualisation potentiellement ironique de toute parole dans le roman, a une conséquence à mes yeux capitale. Elle met profondément en cause l’idée même d’une présence vive de la parole à elle-même. Elle mine toute idéalité de la parole pleine [11]. Le roman (la littérature, plus généralement) repose, selon moi, sur cette pratique essentielle de l’écart littéraire qui lui interdit de postuler quelque chose comme une parole auto-suffisante du sujet ou du monde. Même si le romancier — comme tout un chacun — rêve d’une telle utopie, que son oeuvre est animée par cette recherche ou cette conviction d’un état de la parole où cesserait la méfiance, où la langue deviendrait transparente au sentiment ou à l’idée, sa pratique ruine la possibilité de ce qui ne restera donc qu’un désir lancinant. Il ne fera, au mieux, que danser des ours…

Figures de l’incomplétude

Le xxe siècle a considérablement creusé, par rapport au siècle précédent, cette conception du discours comme écart, comme déport, comme manque. Je pense que ce n’est pas par hasard si la littérature française en a fait un de ses thèmes (ou une de ses figures) emblématiques, en résonance évidente avec tout ce que les sciences humaines de notre siècle écoulé ont pu nous apprendre sur le fonctionnement du langage. Les thèses lacaniennes, notamment, trouvent un écho manifeste dans la littérature contemporaine : l’accent mis sur la coupure insurmontable entre sujet de l’énonciation et sujet de l’énoncé donne une nouvelle formulation, inspirée par la linguistique, de la célèbre Spaltung freudienne. Même si Lacan (du moins celui des Écrits ) maintient l’idée d’une parole authentique, son enseignement désigne constamment comme source et moteur de la parole une non-coïncidence du sujet par rapport à lui-même.

Il me semble que l’enfant, en tant qu’ in-fans (c’est-à-dire comme la part originairement non parlante de l’être, qu’il a fallu mettre à mort pour advenir au langage), peut être considéré comme l’une de ces figures que la littérature de notre temps se donne pour symboliser le rapport conflictuel du sujet avec sa parole. Le livre de Serge Leclaire, psychanalyste d’obédience lacanienne, On tue un enfant, aide à penser les contradictions inconscientes qu’un tel motif agence [12]. La théorisation qu’il propose éclaire les textes de Genet, aussi bien que de des Forêts ou de Quignard, et en quoi leur travail d’écrivain les conduit hors du roman proprement dit. Chez ces trois auteurs, une sorte de mythe personnel érige l’enfant en figure solaire et sacrificielle, dans le deuil duquel il faut apprendre à parler et vivre. La littérature devient alors le lieu de cet exercice paradoxal : une restitution de la part muette du sujet par les mots qui nous en éloignent pourtant sans retour. Effet de cette sympathie entre écrivains, Pascal Quignard, en 1977, consacre à des Forêts une méditation, Le voeu de silence[13], qui déplie les paradoxes de ce désir impossible à ne pas trahir.

La fêlure est ici devenue un abîme infranchissable entre le fantasme d’une intégrité première et la séparation d’avec soi-même qu’implique l’entrée dans le langage. La parole exile l’être hors de lui, et seule, sans doute, la littérature — comme usage secret des mots, privés de destination immédiate — permet, non pas de refonder l’unité perdue, mais de figurer le drame vital. Une voix désormais hante le texte, voix en quête du souvenir de ce qu’elle fut, et que l’expérience traumatique de la mue symbolise pour Quignard [14].

Même si c’est dans un cadre très différent, d’inspiration ouvertement chrétienne et qui s’articule donc sur la conviction d’une communion silencieuse des âmes, il me semble que la figure de l’enfant chez Bernanos n’est pas si éloignée de celles que je viens de très rapidement esquisser. Et c’est certainement dans Nouvelle histoire de Mouchette, ce court roman admirable d’économie narrative et symbolique, que la figure christique de l’enfant prend tout son relief. Jeune fille hésitant sur le seuil du passage à l’âge adulte, personnage pauvre en mots, Mouchette ne sait pas s’exprimer. Mais elle ressent, avec une violente intensité, toute la médiocrité des discours de ceux qui l’entourent, ou le poids de mort qui charge les paroles qui lui sont destinées (par son père ou par la vieille sacristine). Ce roman hanté par les voix s’ouvre sur une rupture soudaine, par l’évocation saisissante d’un irrémédiable éparpillement du souffle de l’être et une multiplication maléfique des voix ; en voici l’incipit : « Mais déjà le grand vent noir qui vient de l’ouest — le vent des mers, comme dit Antoine — éparpille les voix dans la nuit [15]. » Ces voix traversent le texte constamment ; elles entourent insidieusement Mouchette, tantôt comme des appels maléfiques, tantôt comme des guides rassurants. L’ambiguïté permanente des signes fait du récit le lieu d’une tension jamais résolue, comme le montre, dans la dernière partie, l’ambivalence du murmure qui dicte à la petite héroïne son suicide.

Face à un personnage qui ne domine pas sa parole, le narrateur bernanosien doit, à la fois, parler en son nom (analyser les sentiments qu’elle ne sait pas démêler, mettre des mots sur l’innommable) et respecter la part d’ombre, de secret et de silence de son héroïne. Son devoir moral est de ne pas verbaliser tout le monde intérieur de Mouchette, d’en préserver ce qui excède le langage. Le très bel épisode du chant me paraît emblématique de ce rapport que le romancier institue entre le narrateur et la parole, momentanément transfigurée, de son personnage. Mouchette se tient auprès d’Arsène évanoui, qui a été victime d’une crise d’épilepsie. La narration passe brutalement du présent au passé simple pour marquer le saut temporel et spirituel qui s’accomplit. Le narrateur note, en un paragraphe détaché : « Et tout à coup elle chanta. » ( NM, 58)

Mouchette chante pour l’homme mais elle chante seule. Elle qui ne savait pas le faire à l’école, se découvre, sans spectateur, « naturellement », une voix mélodique, une voix que le narrateur n’hésite pas à qualifier de « magique » ( NM, 59). « Elle écoutait jaillir cette voix pure, encore un peu tremblante, d’une extraordinaire fragilité », dit le texte, ajoutant, en commentaire, que « cette voix mystérieuse » est justement celle de sa misérable jeunesse soudain épanouie ( NM, 59). Le narrateur est le seul témoin de ce miracle provisoire, de cette révélation que Mouchette ne sait pas elle-même comprendre. Il est là pour être la conscience du personnage mais il lui faut aussi préserver le caractère immédiat, non théâtral de la scène. Car « cette voix était son secret » ; elle est son « trésor » ( NM, 59).

La justesse narrative tient à cette fragile adéquation d’un dire extérieur qui ne doit pas peser sur la parole à peine articulée du personnage. Toute la finesse de l’écriture de Bernanos est de ne pas faire de cette scène le moment plein de son récit, son centre rayonnant. Le narrateur maintient l’ambivalence puisqu’il a noté que le chant — avant cet épisode — paraissait à Mouchette comme un « démon », l’entraînant dans un vertige angoissant. La révélation de son corps transfiguré (car le chant vient du corps et c’est un émoi sexuel qui pousse la fillette) reste partielle et ambivalente, faisant signe vers une vérité incomplète. La suite de l’épisode, le comportement d’Arsène après son réveil, donne à cette épiphanie du chant une couleur tragique, puisque le visage mélodique de Mouchette, si fugacement apparu, est ignoblement trahi par le viol.

L’instant de grâce ne pouvait qu’être éphémère et ne promettre aucune réconciliation. Comme pour Molieri, le héros paradoxal des « Grands moments d’un chanteur » de Louis-René des Forêts, la réconciliation mélodieuse de soi avec soi (dans un médium qui concilie le corps et l’esprit, les mots et leur dépassement musical) est soit un leurre, soit un miracle impossible à soutenir dans le temps. L’incomplétude demeure le mode de relation fondamental, dont les « grands moments » ne font qu’aviver le regret. La voix passe par ses éclats ; elle a perdu son caractère magiquement liant. Elle est de l’ordre du discontinu comme le montrent les épiphanies fragmentaires d’ Ostinato, ou le traitement inachevé, tremblé que lui réserve l’oeuvre de Nathalie Sarraute. La poétique narrative doit composer avec cette incomplétude fondamentale, laisser à la parole ses zones d’indicible, à la voix sa fêlure primordiale.

Il me semble que pour les écrivains du xxe siècle, la « parole humaine » est forcément du côté du manque. Elle peut même se penser comme entreprise de ratage expressif chez Samuel Beckett. Toute la question est de savoir s’il faut maintenir l’idée d’une « plénitude de l’âme », et si l’usage de ce dernier mot peut encore sonner juste pour nous. On sait depuis l’étude de Genette sur les « silences de Flaubert [16]  » que l’accord des personnages flaubertiens avec le monde environnant, senti dans la fusion dissolvante de l’impression, ne peut advenir que dans l’infra-verbal, là où le personnage se tait et où le narrateur se charge, à sa place, de dire rythmiquement ses émotions. Se séparant de la parole dans son usage courant, c’est-à-dire de l’efficacité pratique (viser une fin) ou pragmatique (faire fonctionner l’échange), celui qui écrit la parole des autres échappe à cet utilitarisme et devient, seul, apte à transcrire avec justesse le rapport au monde et les moments d’extase sensible. Quand le sujet se vide de lui-même, s’échappe pour consonner avec le flux du monde, alors peut fugacement se marquer cette paradoxale plénitude de l’âme, que l’artiste doit rendre, même inadéquatement. Jouant sans cesse des rapports subtils entre ce qui se dit, ce qui se pense, ce qui se ressent avant les mots, le romancier ne cesse de convertir du plein en vide (Rodolphe discourant, ou Emma dans ses emportements amoureux ridicules), de convertir du vide en plein — quand il arrive malgré tout à attendrir les ours.

Le xxe siècle aura encore radicalisé la position flaubertienne et nous aura, par là, rendus sensibles à une autre idée du fonctionnement du langage. Elle peut se formuler en termes deleuziens comme bégaiement ou encore selon les thèses que développe Giorgio Agamben dans Enfance et histoire  : pour le philosophe italien, la littérature, de même que l’apprentissage d’une langue étrangère, nous ramène à l’expérience essentielle de l’apprendre à parler [17]. Contrairement à ce qu’avait pu soutenir toute la tradition philosophique qui fait de l’homme un « animal loquens   », le sujet parlant doit être plutôt, pour Agamben, considéré comme un sujet privé de langage, et qui ne cesse jamais d’apprendre à parler. Privé de toute maîtrise devant la langue qu’il reçoit de l’extérieur, l’homme est renvoyé à l’incomplétude principielle de son rapport à la parole, qui le rend problématiquement sujet de son énonciation.

*

La mélodie (céleste ou toute terrestre) apparaît donc, depuis Flaubert, comme contradictoirement possible et impossible. Une fois perdue l’illusion adamique de la transparence des mots, l’écrivain doit inventer ce que l’on pourrait appeler le « style du trivial ». C’est notamment tout l’enjeu du travail rythmique de Céline, à la recherche de la « petite musique » qui fasse danser la vie, acceptée dans ses aspects les plus noirs. Mettre en rythme une vocalisation indirecte de la langue : telle serait la tâche de la littérature.

Faut-il donc dire que la littérature reste le lieu ou le moyen de remédier à cette perte mélancolique de la parole pleine, dont elle rémunérerait le défaut ? Faut-il penser que la fêlure peut être réparée, colmatée ? Cet effet de présence sensible qui nous fait dire que nous reconnaissons sans méprise l’intonation de tel ou tel écrivain vient peut-être originairement du rapport que nous entretenons tous avec notre propre voix. Celle-ci est comme le fétiche mélodieux de notre impossible unicité. Partie d’un tout, la voix exprime métonymiquement le sujet ; elle est comme sa signature. Surgie du corps et marquée par l’affect (la voix tremble, s’enroue, se déploie, chante ou trébuche), elle décorporalise pourtant l’émotion en la faisant passer par le médium du langage. À la fois contrôlée et immaîtrisable, elle est expression et trahison.

Dans les moments euphoriques où elle se fait souveraine, mais comme à l’insu de celui qui la porte (comme le montrent Mouchette chantant ou Molieri sur scène), la voix devient pure mélodie, rompant la fatalité de la médiatisation. Mais elle n’est plus, contrairement au rêve romantique, le gage d’une réconciliation avec l’unité mythiquement première. La voix a dû se dissocier d’elle-même, se séparer de l’enveloppe sonore de la mère qui baignait le sujet dans son stade utérin ; le babil infantile est une compensation de cette rupture et le tout petit enfant apprend ainsi à s’environner de sa propre vibration phonatoire [18]. Comme tout fétiche, la voix n’est qu’une partie, inapte à rendre le tout perdu. Elle signe l’entrée dans le symbolique, dans le langage comme pouvoir de différenciation.

Cette perte originaire se redouble, si l’on veut bien suivre les thèses de Pascal Quignard, d’un autre deuil dans la mue masculine : l’adolescent ne devient homme qu’au prix de cette séparation définitive d’avec la voix de ses premières années. Et c’est cette voix qui le hante ensuite et le voue à l’écriture comme à la poursuite d’un fantôme inaccessible. Écrivant, il se tait, il fait taire la rumeur du monde pour mieux la réentendre dans le silence de sa vocalisation intérieure. À la place du fétiche vocal, il produit un fétiche textuel où le rêve d’une réconciliation mélodieuse continue d’insister. Mais un fétiche qui sait les limites de sa fonction. Le charme (à son sens étymologique le plus fort) de la littérature vient de là : vocaliser la parole la plus triviale en l’absentant de sa source pour nous signifier que la voix, fatalement étrangère à soi-même, n’a de puissance que par ce qui ne peut lui appartenir, puisqu’elle ne saurait être littéralement la propriété de personne. C’est ce qu’indique le narrateur des « Grands moments d’un chanteur », lorsqu’il note, à la fin du premier chapitre à propos des réticences de Molieri à faire carrière comme chanteur lyrique : « Comment s’engager à donner ce qu’on ne possède pas et qui, à tout moment, peut vous faire défaut ? [19]  »

Tel Ulysse enchaîné à son mât, l’écrivain doit à la fois désirer le Chant des Sirènes et y renoncer. Il lui faut le perdre, perdant les Sirènes, afin de produire, dans le défaut du chant, les mélodies [20] qui feront peut-être danser les ours.