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OeIL, s. m. (Anatomie.) organe de la vûe, & qu’on peut regarder comme le miroir de l’ame, puisque les passions se peignent d’ordinaire dans cet organe nerveux, voisin du cerveau & abondant en esprits qui ne peuvent manquer d’y exprimer les états divers qui les agitent[1].

Les lecteurs de Clarissa s’étaient insurgés contre le refus de Samuel Richardson de marier le libertin Lovelace à sa victime. Ils avaient, à l’instar de Lady Bradshaigh, menacé de ne pas lire la fin qui verrait la jeune femme passer de vie à trépas[2]. Richardson tint bon, justifiant le procédé dans son apostille : justice poétique avait été rendue[3]. Les lecteurs de Clarissa ont ceci en commun avec ceux des Liaisons dangereuses, quand ce ne sont pas les mêmes, de s’aveugler aux desseins de leurs auteurs. Ainsi la justice poétique rendue dans la diégèse des Liaisons dangereuses, si l’on doit en croire Jean-Luc Seylaz, n’est pas sans soulever certaines objections : « [L]es lecteurs furent et sont encore aujourd’hui choqués par la “gratuité” des malheurs qui s’abattent sur les coupables. La petite vérole qui défigure Mme de Merteuil, la perte de son procès qui la ruine, n’ont aucun rapport avec ses fautes[4]. » Seylaz reste muet sur l’identité de ces lecteurs. On croit cependant pouvoir reconnaître dans ses propos des échos des remarques de La Harpe dans une lettre adressée à l’Empereur de Russie[5]. Ni La Harpe ni Seylaz n’ont vu une punition exemplaire dans la sanction rendue à l’encontre de Merteuil dans le roman. La dynamique toute particulière des Liaisons dangereuses, que Rousset qualifie d’anti-Héloïse[6] , ne saurait seule expliquer leur réaction.

La mort de l’oeil signe non seulement la faillite du libertinage, mais également, de manière indirecte, celle du roman épistolaire — dont le roman de Laclos constitue le chef-d’oeuvre et solde le genre. C’est sur la place de cet organe dans le code de la communication[7] des Liaisons dangereuses, sur le fonctionnement de la communication non verbale et sur la mise en scène du corps communicant, que l’on va se pencher ici. Pourquoi la sanction infligée à Merteuil, loin d’être anecdotique, doit-elle être considérée comme exemplaire ? Quel rapport le roman de Laclos élabore-t-il entre voir, dire et écrire ?

Les passages qui mettent en scène l’oeil et le regard sont souvent métacommunicationnels[8]. Loin d’être accessoires, ils constituent une invitation à se saisir du commentaire sur la communication qu’ils autorisent. Évoquer le regard dans une lettre, c’est parler in absentia de ce qui fait l’une des particularités de la communication in praesentia. « Nommer le regard, c’est déjà le narrativiser[9]. » En dépliant le récit du regard à l’oeuvre dans Les liaisons dangereuses, en mettant en évidence la manière dont le regard est constitué en objet littéraire par les discours de ses personnages, ce travail souhaite contribuer à l’étude des codes communicationnels que Donald Rosbottom appelle de ses voeux[10]. Il entend montrer, ce qui ne semble pas avoir attiré l’attention des commentateurs jusqu’ici, que la justice poétique qui voit Merteuil devenir borgne repose sur un réseau sémiotique dense, qui thématise l’oeil et le regard comme instruments d’une discipline libertine et composants à part entière du système de la communication littéraire, à la jonction des communications interne et externe[11].

Place de l’oeil dans le système des personnages et sémiologie libertine

L’oeil est un des instruments de la distinction entre les personnages du récit, qui subissent le regard ou l’instrumentalisent à leur avantage. Celui de la prude a tendance à manquer de discernement. Les propos de Mme de Tourvel dans une lettre à Mme de Volanges dans laquelle elle raconte la générosité dont Valmont a fait preuve à l’égard d’une famille dans le besoin témoignent de son aveuglement devant l’éclat de ce dernier[12]. Valmont peut se permettre de se démasquer sans attirer les soupçons de Tourvel : « Eh ! peut-être l’action dont vous me louez aujourd’hui perdrait-elle tout son prix à vos yeux, si vous en connaissiez le véritable motif. […] Où vous croyez voir une action louable, je ne cherchais qu’un moyen de plaire » (LD, 67). Valmont met en scène le voir et offre à Tourvel un spectacle dont les moindres mouvements ont été anticipés. Le double entendre de ses propos, leur amphibologie, n’est pas sans rappeler la Lettre 48 écrite entre les bras d’Émilie, dont le sens premier s’infléchit pour laisser place à un second qui échappe à Tourvel, mais que perçoit le lecteur au regard oblique[13]. « Lire sous les mots, écrit Jean Rousset, c’est le talent que Laclos donne à ses pirates, tout en le refusant aux innocents qui sont des rédacteurs […] naïfs[14]. » Ironiquement, Valmont évoque l’oeil de Tourvel alors que c’est à sa seule oreille qu’il fait appel ici. Croire voir, c’est croire ce qu’on a entendu, non pas ce que l’on a vu. La fiction libertine prend l’oeil à témoin et en impose à l’oreille par l’intermédiaire d’un récit en forme de trompe-l’oeil. Il faut opposer la représentation réglée de la charité orchestrée par Valmont, qui, très littéralement, se donne en spectacle, à la quête menée en l’église Saint-Roch par Tourvel, qui voit cette dernière, gauche et mal à l’aise, subir l’assaut des regards (LD, 26). Ces deux scènes de charité publique mettent en évidence l’ingénuité de l’une et la rouerie de l’autre, figures apparemment antithétiques et à jamais irréconciliables.

Clairvoyants, les regards du libertin s’opposent à ceux, aveugles, de ses victimes. Bien plus, ils frappent de cécité, les médusant, ceux qu’ils touchent, comme en atteste le récit que fait Merteuil dans la Lettre 81[15]. Dans la même missive, Merteuil souligne que son pouvoir repose sur le « zèle aveugle » (LD, 218) des duègnes — femmes âgées et bénéficiant d’un certain crédit. Alors qu’elle veut éclairer Mme de Tourvel sur les turpitudes de Valmont, Mme de Volanges se révèle singulièrement aveugle aux manigances de Mme de Merteuil et sourde aux manquements de sa propre fille. Elle appartient de toute évidence à la catégorie des duègnes dont la marquise se joue à sa guise. Les yeux brouillés de larmes, Mme de Volanges perd bientôt son statut de confidente de Mme de Tourvel. Elle est remplacée dans cette fonction par Mme de Rosemonde, que sa « vue débile » (LD, 292) empêche d’écrire de longues lettres, mais qui n’en demeure pas moins assez perspicace pour avouer n’avoir rien ignoré de la relation entre son neveu et Mme de Tourvel (LD, 291)[16]. Mme de Rosemonde recueillera après la mort de Valmont les différentes branches de l’arbre du recueil des Liaisons dangereuses.

Les regards de Tourvel, selon l’expression de sa confidente Mme de Volanges, sont « purs comme [son] âme » (LD, 36). Ironiquement, c’est le prétexte évoqué par Mme de Volanges pour ne pas lui raconter les « tableaux » dans lesquels Valmont fut impliqué. Ses yeux sont donc indirectement responsables de sa chute. Eussent-ils été moins purs, Mme de Volanges se serait alors prêtée d’autant plus volontiers à des représentations défavorables à Valmont. On remarquera que Mme de Volanges ne se propose pas tant de raconter que de peindre, d’en appeler à l’oeil plutôt qu’à l’oreille : le récit est l’apanage du libertin, qui souvent ne fait que raconter l’oeil et ses égarements.

Eu égard à la communication non verbale, Mme de Tourvel est une anti-Merteuil. La marquise lui reproche d’ailleurs une incapacité apparemment congénitale à faire sens de son corps — et à Valmont le goût qui le porte vers elle : « Qu’est-ce donc que cette femme ? Des traits réguliers si vous voulez, mais nulle expression… » (LD, 26). Tourvel est à la merci des significations d’un corps qui exprime tour à tour son désarroi et son irrépressible attrait pour le roué. Incapable de se mettre en scène, elle subit le spectacle de ses émotions, tandis que Merteuil ménage les apparitions dont elle choisit minutieusement le théâtre. Valmont veut voir dans cette lacune l’ingénuité de Tourvel, que son incapacité à contrôler sciemment son langage corporel distingue précisément des femmes du monde :

Sa figure, dites-vous, n’a nulle expression. Et qu’exprimerait-elle, dans les moments où rien ne parle à son coeur ? Non, sans doute, elle n’a point, comme nos femmes coquettes, ce regard menteur qui séduit quelquefois et nous trompe toujours. Elle ne sait pas couvrir le vide d’une phrase par un sourire étudié ; et quoiqu’elle ait les plus belles dents du monde, elle ne rit que de ce qui l’amuse. Mais il faut voir comme, dans les folâtres jeux, elle offre l’image d’une gaîté naïve et franche ! Comme, auprès d’un malheureux qu’elle s’empresse de secourir, son regard annonce la joie pure et la bonté compatissante ! Il faut voir, surtout au moindre mot d’éloge ou de cajolerie, se peindre sur sa figure céleste, ce touchant embarras d’une modestie qui n’est point jouée.

LD, 30

Alors que Merteuil n’a de cesse de faire sens et s’évertue à maîtriser les différents systèmes sémiotiques à sa disposition, Tourvel ne communique que quand son coeur lui parle, par intermittence. Tourvel a ceci en commun avec Cécile qu’elle signifie sans détour et comme malgré elle. La femme rouée s’en distingue par sa maîtrise des signaux de la langue du corps. Au rouge dénaturé de Merteuil[17] s’opposent les rougeurs non contrôlées de Cécile et de Tourvel, que leur épiderme tout comme leurs yeux trahissent et jettent en pâture aux lectures libertines. Au « coup d’oeil pénétrant » (LD, 215) de Merteuil s’oppose le regard pénétré de Cécile.

« On pourrait, écrit Philippe Dufour, trouver un antécédent au roman philologique dans le roman libertin dont les héros, doués pour lire sur le visage de leurs victimes les progrès de la séduction, simulent de leur côté les émotions : Valmont et Mme de Merteuil excellent à décrire ces accidents du langage[18]. » Physionomistes et logonomistes, les libertins s’emparent à la fois du corps et des paroles de leurs victimes, de leurs gestes comme de leurs mots. Le « regard langoureux qui promet beaucoup » de Cécile (LD, 21), ses yeux dans lesquels on lit (LD, 299) n’échappent pas à Merteuil, tandis que ceux de Tourvel parlent à Valmont « mieux qu’elle ne [veut] » (LD, 61). Valmont a tôt fait de remarquer que le coeur de Mme de Tourvel bat « d’amour et non de crainte » (LD, 30), alors même que sa tante veut n’y voir que la marque de la peur qui l’a saisie. Lorsque Mme de Tourvel, pour cacher son émoi, confie à Mme de Rosemonde qu’elle pense avoir de la fièvre, alors qu’elle est troublée par la manière pour le moins cavalière dont Valmont vient de la contraindre à se saisir de sa lettre, son corps la trahit. Invité par sa tante à prendre le pouls de Mme de Tourvel, Valmont, que ses « connaissances en médecine » (LD, 72) autorisent, ne tarde pas à mettre en évidence la supercherie. Le corps de l’ingénue ne connaît pas d’autre langage. Il la parle, cette divergence entre le langage du corps et les paroles prononcées la laissant à la merci de l’herméneutique du libertin. Elle est impuissante à combler le fossé entre les communications verbale et non verbale, domaine dans lequel excelle le roué. Elle subit un code de la communication dont elle n’ignore peut-être pas les rudiments, mais qu’elle s’avère incapable de contrôler à son avantage[19].

Les connaissances médicales du vicomte louées par Mme de Rosemonde ne lui permettent pas uniquement de confondre Mme de Tourvel. Elles font de lui un expert en sémiologie, entendue non seulement comme « science des signes […] [dont l’]objet est l’exposition des signes propres à l’état de santé et aux différentes maladies[20] », mais également comme science de tous les signes, et l’établissent comme l’interprète le plus précieux du corps féminin. Valmont décèlera bien avant Cécile les marques de la grossesse[21]. La clarté de son diagnostic devant le malaise qui saisit cette dernière confirme, si c’était nécessaire, la suprématie de l’oeil du libertin face à l’aveuglement des femmes de la maisonnée. Herméneute, le libertin impose le sens qui est le sien.

Le libertin, Merteuil possédant ce savoir en commun avec Valmont, ne sait pas seulement faire sens par le regard. Il a également, selon l’expression de Merteuil[22], tendance à citer le regard à comparaître. Les lettres à Tourvel témoignent ainsi d’une technique du regard, mais aussi d’une saisie du regard comme objet de narration propre à émouvoir. À la suite de Barbara Korte, on qualifiera de glose ce discours qui entend clarifier le sens du langage corporel[23]. Valmont ne cesse de soumettre les regards échangés à une glose qui investit sa correspondance avec Tourvel, la communication épistolaire se nourrissant du peu de matière que lui offre la communication de visu, le dire reposant sur le voir. On notera l’opposition entre le silence de la communication verbale auquel le regard de Valmont contraint Tourvel et la loquacité de la communication épistolaire qui prend le regard pour objet, l’atrophie de la première ayant pour conséquence l’hypertrophie de la seconde. « Un détournement du regard, note Jacques Cosnier, quand l’autre fixe trop longtemps est aussi un moyen fréquent de maintenir l’équilibre[24]. » Le déséquilibre de la relation est patent, et Tourvel se révèle incapable d’y faire quoi que ce soit. C’est précisément le déséquilibre qui caractérise le regard libertin, entre observateur et observé d’une part, et entre dire et écrire d’autre part.

Le corps éloquent : quand taire, c’est dire

L’amant est plus particulièrement attentif au regard, qui confirme ou infirme ses présomptions, qui parle quand la parole cherche à se dérober. Danceny lui-même, tout novice qu’il est, n’ignore pas ce que signifie un regard fuyant (LD, 122). La distance physique qu’impose Cécile à Danceny a pour préliminaire le refus du regard. Les yeux éloignent en même temps qu’ils témoignent du statut de la proxémique. La différence entre Valmont et Danceny est pourtant de taille : alors que le second, « quand il vous regarde, […] a l’air de vous dire quelque chose d’obligeant » (LD, 33), alors qu’il n’écrit à Cécile que pour se demander ce qu’il pourrait confier au papier que son regard ne lui ait déjà dit (LD, 53), le premier fait flèche de tout regard, associant rhétorique épistolaire et savoir-faire oculaire. Quand Danceny, pour lequel regarder, c’est dire, subit la fuite du regard, et n’a d’autre recours que de verbaliser son contentieux avec Cécile dans l’espoir d’y trouver un remède, Valmont n’ignore pas que le regard relève d’une pragmatique qu’il importe de faire jouer en sa faveur. Alors que Danceny quête l’obole d’une oeillade, Valmont sait à l’occasion se montrer avare de ses regards, les réprimant pour mieux faire sens, se taisant pour dire[25]. Le vicomte se distingue entre tous les personnages par sa maîtrise du regard et sa conscience de son asymétrie[26].

L’oeil et le regard tiennent une place prépondérante dans la communication du libertin, comme en témoigne l’une des victimes de Valmont. L’oeil mort ne signifie pas seulement la disgrâce de Merteuil. Il suggère également la perte d’un instrument de séduction et d’un outil de communication dont la marquise n’ignore pas le fonctionnement. L’oeil et le regard lui permettent d’être entendue sans jamais dire, de signifier sans articuler, mais aussi de faire parler, à l’abri des poursuites. Merteuil, à l’instar de Valmont, maîtrise le langage des yeux, par lequel elle signifie à loisir, comme en témoigne son récit de la séduction de Prévan : « La conversation fut plus générale et moins intéressante : mais nos yeux parlèrent beaucoup. Je dis nos yeux : je devrais dire les siens ; car les miens n’eurent qu’un langage, celui de la surprise. Il dut penser que je m’étonnais et m’occupais excessivement de l’effet prodigieux qu’il faisait sur moi » (LD, 233). Les yeux de Merteuil mentent. Elle leur commande comme elle en impose à sa voix, les multiples canaux de la communication étant également sous sa coupe. Le corps communique et s’inscrit dans un système normé et consensuel, que nul n’ignore dans Les liaisons dangereuses qu’à ses dépens. Prévan est victime de l’oeil manipulateur de Merteuil (LD, 234), à laquelle il doit sa condamnation à l’invisibilité, qui prend la forme d’un emprisonnement bientôt suivi de l’exclusion de la bonne société.

Les libertins que sont Valmont et Merteuil maîtrisent avec une élégance incomparable leurs communications. L’attention qu’ils consacrent à la communication non verbale, à l’oeil et au regard, ou à ce qu’il convient d’appeler le corps éloquent, convainc d’y voir l’une des spécificités de la communication libertine représentée dans Les liaisons dangereuses. Merteuil dupe Prévan et ce faisant, introduit une distinction entre les libertins en mesure de maîtriser leur communication non verbale et ceux qui croient pouvoir s’en remettre à la rhétorique, verbale ou oculaire, qui les trahit en fin de compte. Tandis que Merteuil et Valmont appartiennent à la première catégorie, Prévan, trop confiant en son image et en ses mots, fait partie des vaincus. Disgracié à la suite de l’accusation de Merteuil, il ne recouvre les faveurs du public, ne redevient visible que quand sa prétendue victime perd un oeil. On verra d’ailleurs dans la chute de Prévan l’annonce de celle, inévitable, de la marquise.

Personnage à part — femme, veuve, et diabolique — dans le roman du xviii e siècle, la marquise de Merteuil relate dans la fameuse Lettre 81, avec laquelle elle déroge à la règle qu’elle s’est fixée de ne jamais trop en dire, l’éducation de son corps et de son oeil au spectacle du monde. Entorse au principe fondamental du libertin qui veut qu’il ne s’incrimine pas lui-même, la Lettre 81 présente également la particularité de consacrer la primauté de la communication non verbale sur la communication verbale :

J’étais bien jeune encore, et presque sans intérêt : mais je n’avais à moi que ma pensée, et je m’indignais qu’on pût me la ravir ou me la surprendre contre ma volonté. Munie de ces premières armes, j’en essayai l’usage : non contente de ne plus me laisser pénétrer, je m’amusais à me montrer sous des formes différentes ; sûre de mes gestes, j’observais mes discours ; je réglais les uns et les autres, suivant les circonstances, ou même seulement suivant mes fantaisies : dès ce moment, ma façon de penser fut pour moi seule, et je ne montrai plus que celle qu’il m’était utile de laisser voir.

Ce travail sur moi-même avait fixé mon attention sur l’expression des figures et le caractère des physionomies ; et j’y gagnai ce coup d’oeil pénétrant, auquel l’expérience m’a pourtant appris à ne pas me fier entièrement ; mais qui, en tout, m’a rarement trompée.

LD, 215

L’autoportrait de Merteuil contraste avec le portrait indirect que Cécile donne d’elle-même, rougissante[27], prenant le cordonnier venu mesurer son pied pour son futur mari. Sûre de sa communication non verbale, son hexis corporelle maîtrisée, la marquise peut désormais se concentrer sur sa parole et l’adapter aux circonstances et à ses intérêts. Si pour Bourdieu « le corps fonctionne […] comme un langage par lequel on est parlé plutôt qu’on le parle, un langage de la nature, où se trahit le plus caché et le plus vrai à la fois[28] […] », alors le corps de la rouée présente cette particularité d’être un langage secret et d’appartenir à une culture que ne maîtrisent que quelques initiés. Le corps du libertin neutralise l’opposition mise en évidence par Bourdieu, le langage par lequel Merteuil feint d’être parlée faisant sens sans y paraître. L’intérêt de la marquise et de Laclos pour la physionomie préfigure celui du roman du siècle suivant pour la phrénologie[29] de Gall et les théories de Lavater, qui prennent la place que l’on sait chez Balzac[30]. On soulignera à ce propos que L’art de connaître les hommes par la physionomie (1775-1778) de Lavater est contemporain des Liaisons dangereuses. Les desseins de Lavater et de Merteuil, faut-il le préciser, diffèrent cependant : cette dernière n’entend pas tant connaître les hommes que les tromper par l’instrumentalisation de sa physionomie, en l’enrôlant dans la mise en récit de son personnage.

Le passage cité plus haut constitue une invitation à se défier du portrait, décidément rare dans Les liaisons dangereuses, comme le souligne Michel Delon[31], et dont la spontanéité peut n’être rien moins qu’étudiée : si le corps est éloquent, il lui arrive également de ne parler que pour mentir. Merteuil suggère dans ce passage une opposition fondamentale entre l’être (« ma façon de penser ») et le paraître, une antinomie qui n’est pas sans évoquer la figure mythologique de Protée. À la différence du Lovelace de Richardson, les libertins des Liaisons dangereuses ne se déguisent pas[32] pour arriver à leurs fins. Ils n’en laissent pas moins de modeler leur corps aux circonstances — le regard étant l’un des instruments de la métamorphose — pour le faire signifier, le faire parler. Merteuil, comme Lovelace dans Clarissa[33] , change de forme à sa guise. Contrairement à Lovelace, sa mutabilité ne repose pas tant sur la voix que sur l’oeil, la maîtrise de la communication non verbale étant un préliminaire à celle de la communication verbale.

La perte de l’oeil, fermé par la maladie, instrument d’observation mais aussi vecteur de la séduction, a pour conséquence d’empêcher les métamorphoses de Merteuil de manière irrémédiable, de mettre un terme à sa capacité à faire sens avec son corps en fonction des circonstances et de lui imposer le silence : avec la perte de l’oeil, la marquise meurt à la communication avant de mourir à la société. Le stigmate marque la faillite d’une communication non verbale impuissante à s’associer à la communication verbale — seule forme de communication dont Merteuil puisse désormais se prévaloir — en même temps qu’il consacre sa relégation dans les marges du recueil épistolaire.

L’oeil et la lettre : les voyeurismes du libertin

La Lettre 33 de Merteuil à Valmont constitue une véritable leçon d’épistémologie amoureuse, en même temps qu’elle offre une ébauche de poétique du roman :

[I]l n’y a rien de si difficile en amour, que d’écrire ce qu’on ne sent pas. Je dis écrire d’une façon vraisemblable […]. Relisez votre lettre ; il y règne un ordre qui vous décèle à chaque phrase. […] C’est le défaut des romans ; l’auteur se bat les flancs pour s’échauffer, et le lecteur reste froid. Héloïse est le seul qu’on en puisse excepter. […] Il n’en est pas de même en parlant. L’habitude de travailler son organe, y donne de la sensibilité ; la facilité des larmes y ajoute encore : l’expression du désir se confond dans les yeux avec celles de la tendresse ; enfin le discours moins suivi amène plus aisément cet air de trouble et de désordre, qui est la véritable éloquence de l’amour.

LD, 88

Quel est cet organe dont il est question ici ? La gorge et sa voix ? Ou bien plutôt l’oeil ? Merteuil reproche à Valmont d’avoir écrit, de ne pas s’être contenté de parler, alors même que cette initiative est à l’origine du matériau épistolaire qui permet précisément à l’auteur des Liaisons dangereuses de ne pas se battre les flancs en laissant la parole à ses personnages… L’apologie de la communication de visu par Merteuil repose sur une rhétorique du corps comme véhicule de l’expression. À l’ordre de la lettre, Merteuil préfère le désordre de l’expression spontanée, appuyée par la voix et les yeux, dimension dont ne saurait rendre la communication au canal unique qu’est celle du roman épistolaire. La remarque de Merteuil divise les associés libertins pour en faire les porte-parole de deux modes de communication qui s’opposent, la lettre n’ayant d’autre raison d’être qu’en l’absence du corps[34]. Elle suggère enfin que la littérature libertine ne saurait être une littérature de la lettre — à moins que l’oeil n’y prenne bonne part.

Prestidigitateur, capable de faire surgir devant les yeux qui l’observent une réalité qui soit à son avantage, Valmont possède cet autre privilège de voir sans être vu : c’est, très littéralement, un voyeur. Ainsi dans la Lettre 23 raconte-t-il à Mme de Merteuil avoir observé Mme de Tourvel par le trou de la serrure (LD, 69). Il est également en mesure de faire irruption, par le biais de son domestique, dans la bibliothèque de Tourvel et de constater qu’un volume de la Clarisse de Richardson en a été sorti. Le pouvoir du libertin repose sur une forme d’omniscience dans laquelle l’oeil du domestique a bonne part, ainsi qu’en convainc la narration de l’épisode de la séduction de Prévan par Merteuil (LD, 236). La marquise met en scène dans un premier temps l’invisibilité de l’homme qui lui fait sa cour avant de l’exposer aux yeux de tous alors qu’il ne s’est introduit dans sa chambre qu’à sa demande.

Si son ubiquité repose sur un tiers, si elle n’est qu’une technique, elle n’en est pas moins l’une des composantes essentielles du pouvoir du libertin. Le complexe d’Asmodée, selon l’expression de Philippe Hamon, ou volonté, voire nécessité, de rendre transparent, fait du roué le délégué au regard et à l’observation dans la fiction, un allié de l’auteur[35]. L’une des conséquences de la quasi-omniscience des libertins mérite d’être soulignée : « Le lecteur aura tendance, écrit Didier Masseau, à partager le point de vue du personnage qui dispose des informations les plus nombreuses […]. Se dessine ainsi une structure pyramidale dont le sommet figure l’oeil du lecteur[36]. » Le voyeurisme libertin est structurel : il trouve son origine dans la nécessité de concentrer entre les mains de quelques-uns des épistoliers les informations dont le lecteur a besoin. D’où le scandale de la communication épistolaire[37], qui fait du lecteur un voyeur à l’égal du libertin et le soumet à l’« identification informationnelle[38] » en lui imposant son point de vue.

L’une des particularités du roman épistolaire est sans aucun doute que la notion de point de vue ne saurait y être entendue de manière métaphorique[39]. La distinction, par ailleurs bienvenue et extrêmement pertinente, établie par François Jost entre focalisation et ocularisation (l’ocularisation « désign[ant] le point de vue visuel », tandis que le terme de focalisation permet de « penser les relations de savoir qui lient ou écartent le spectateur et le personnage[40] »), est comme neutralisée : voir et savoir sont intimement liés dans le roman par lettres, l’association de ces deux modalités engendrant une forme de pouvoir indéniable. Dire voir, c’est à la fois affirmer son savoir et sa légitimité à raconter.

« Personnage-focalisateur », selon l’expression de Vincent Jouve[41], le libertin attire à la fois l’attention sur le corps, sur l’oeil et la lettre d’un personnage focalisé dont la particularité est de subir le regard. Le voyeurisme mis en évidence plus haut affecte également la correspondance. Les libertins sont les seuls parmi les personnages à jouir de ce privilège de lire et de faire lire des lettres qui ne leur étaient pas destinées. Ainsi les lettres enchâssées par Merteuil et Valmont (Lettres 64 et 65 envoyées dans la Lettre 66 à Merteuil) témoignent-elles de leur maîtrise des rouages de l’engrenage épistolaire ainsi que de leur statut de « super-lecteurs[42] ». Valmont intrigue pour avoir accès à celles de Tourvel, qui ne lui résiste dans un premier temps que parce que, comme la Pamela de Richardson, elle les porte sur elle (LD, 33), particularité qui invite à un rapprochement entre la lettre et le corps de la femme, entre la communication épistolaire et la communication non verbale. Valmont a par ailleurs pris connaissance de la correspondance entre Cécile et Danceny (LD, 168), comme Merteuil avant lui (LD, 80). Le viol des correspondances de Cécile puis de Tourvel préfigure, comme n’a pas manqué de le souligner la critique, celui de leurs personnes.

La suprématie du regard du libertin est encore soulignée par le procédé connu sous le nom de stéréotypie, qui voit certaines scènes relatées du point de vue de plusieurs épistoliers. Janet Altman, qui a insisté sur l’importance de l’oeil dans la saisie du processus de la lettre écrite sur le dos d’Émilie[43], a également, à la suite de Todorov[44], mis en évidence la polarisation des différents regards qu’autorise la stéréotypie : « The doubling of accounts [in Les liaisons dangereuses] is one example of the interplay between naive puppet and omniscient puppeteer that characterizes the novel in general[45] . » La stéréotypie confère un relief particulier à l’épisode de la séduction de Prévan par Merteuil, racontée de deux manières sensiblement différentes par Merteuil à Valmont dans la Lettre 85 et à Mme de Volanges dans la Lettre 87. Alors que la Lettre 85 insiste sur la mise en scène du regard, la Lettre 87 se contente d’affirmer l’innocence de Merteuil en posant pour preuve la paucité des communications : « Je ne lui adressai pas la parole quatre fois dans toute la soirée » (LD, 244). Ces scènes, trop nombreuses pour être relevées ici, participent sans nul doute de la thématisation de l’oeil à l’oeuvre dans le roman de Laclos. Celle qui met Valmont et Émilie aux prises avec Tourvel à l’occasion d’encombrements de la circulation (LD, 398) est emblématique de cette primauté accordée au regard. Relatée à trois reprises (par Tourvel à Rosemonde, par Valmont à Merteuil, par Valmont à Tourvel), cette scène voit Tourvel exposée aux yeux d’Émilie, tandis qu’elle-même ne peut pas ne pas voir l’incapacité de Valmont à se dissimuler. Loin de n’être qu’anecdotique, la thématisation de l’oeil impose au roman de Laclos une forme qui lui est propre. « Par rapport à l’intrigue, écrit Jan Herman, les personnages du roman par lettres, polyphonique surtout, souffrent d’une espèce de myopie ; ils n’ont aucune vue d’ensemble[46]. » Comme nous le verrons, la perte de l’oeil est pour Merteuil concomitante d’une perte de statut. Elle témoigne aussi de sa perte du monopole du statut de super-lectrice, qu’elle partage avec tous ceux qui ont pris connaissance des lettres mises en circulation par Danceny. Borgne parmi les myopes, elle ne saurait prétendre à l’omniscience qui était la sienne par le passé. La perte de l’oeil pour l’un, la mort pour l’autre, marqueront la fin de la prééminence du point de vue des libertins, Merteuil et Valmont perdant non seulement leur capacité à voir sans être vus, mais s’effaçant également pour laisser à d’autres le soin de montrer et de raconter.

Au-delà de la seule marquise, pour Didier Masseau, la perte de l’oeil atteint le lecteur dans son activité : « La sanction que subit la marquise de Merteuil doit […] être interprétée comme une ultime censure dirigée contre le lecteur-voyeur et manipulateur[47]. » Faut-il y voir la raison du mécontentement du lecteur évoqué par Seylaz, incommodé par la condamnation de son voyeurisme et sanctionné dans sa lecture par la perte de l’organe qui l’associe au libertin ? Le coup est d’autant plus rude que, comme le remarque Jan Herman, le lecteur réel a tendance à s’oublier dans sa lecture[48]. La perte de l’oeil le rappelle d’une manière pour le moins abrupte à la nature de son activité.

La chute de Merteuil : du « grand Théâtre » à la Comédie

En raison du bruit dont retentit Paris du fait de la publication de ses lettres, après avoir perdu dans un procès l’essentiel de sa fortune, la marquise de Merteuil se dérobe à la fois à la critique et à ses créanciers en emportant ses bijoux pour trouver asile en Hollande. « C’est une véritable banqueroute » (LD, 477), commente Mme de Volanges dans sa lettre à Mme de Rosemonde. La faillite n’est pas seulement économique, elle est aussi sémiotique. Défigurée, la marquise n’est pas uniquement atteinte dans son crédit, dans sa réputation et dans sa fortune : marquée dans sa chair, elle perd également un oeil, dont l’absence vient témoigner à jamais de l’ignominie de sa personne, tandis que Mme de Tourvel, abandonnée par Valmont, s’enfouit d’abord dans les « ténèbres » (LD, 419) d’un couvent avant d’être engloutie par celles de la mort. La petite vérole se manifeste à l’issue d’une scène particulièrement difficile à soutenir pour Merteuil même si, les sens en éveil, elle parvient à « conserv(er) l’air de ne rien voir et de ne rien entendre » (LD, 473). Cette scène a lieu à la Comédie italienne.

Laurent Versini a souligné la dynamique qui préside aux relations entre le théâtre et le roman de Laclos[49] : « Voilà un roman qui tend constamment au théâtre, qui commence par l’entrée sur le “grand Théâtre” et qui trouve son dénouement à la Comédie italienne en même temps qu’un personnage en quête d’applaudissements y trouve sa sanction[50]. » Il n’est pas innocent que le supplice de Merteuil prenne place au théâtre, lieu de visibilité sociale entre tous, que le libertin fréquente assidûment. La métaphore du théâtre est liée à l’oeil, comme le mettent en évidence nombre de remarques de Valmont[51] : l’amour est pour lui une scène sur laquelle il traîne ses victimes. « Forcée ainsi par vous à l’immobilité et au silence, écrit Tourvel, […] je ne puis lever les yeux sans rencontrer les vôtres. Je suis sans cesse obligée de détourner mes regards ; et […] vous fixez sur moi ceux du cercle, dans un moment où j’aurais voulu pouvoir même me dérober aux miens » (LD, 199). Valmont reproduit au sein du groupe réuni autour de Mme de Rosemonde ce même schéma qui le voit dans le monde, comme Tourvel l’en accuse, « fixer les yeux [d’un public toujours prompt à mal penser d’autrui] sur les femmes qui l’admettent dans leur société » (LD, 107). C’est là apparemment l’une des stratégies du libertin, comme en convainc cette autre remarque de Mme de Merteuil, qui s’attire à bon compte le « renom d’invincible » (LD, 219) en concentrant les regards du « cercle », métaphore de l’oeil, sur « l’Amant malheureux » (LD, 219).

La Comédie, à l’opposé de la campagne d’où la marquise revient, lieu de réclusion, mais aussi refuge contre les bruits du monde et ses oeillades, concentre les regards des spectateurs à la fois sur l’espace scénique et sur eux-mêmes. Habituée du théâtre tout comme de l’opéra, Merteuil va « aux Français » en compagnie de Prévan, mais elle est, de son propre aveu, incapable de dire quoi que ce soit à Valmont de la pièce à laquelle elle a assisté (LD, 233). Le spectateur libertin s’avère aussi être un acteur, la salle de spectacle tenant à l’occasion du salon. Le supplice de Merteuil commence avec l’absence des regards qu’accapare à l’accoutumée sa personne : pour preuve le fait qu’elle reste dans sa loge pendant toute la durée du spectacle sans recevoir une seule visite masculine. Invisible, elle est paradoxalement dans le monde comme à la campagne. Merteuil subit ce renversement des valeurs, elle d’ordinaire habituée à commander et à en imposer. Au sortir de sa loge, elle ne se rend dans le petit salon que pour s’y retrouver à nouveau isolée. Un « témoin oculaire » (LD, 473) anonyme rapporte la scène à Mme de Volanges, qui la transmet à son tour à Mme de Rosemonde :

[I]l s’éleva une rumeur, mais dont apparemment elle ne se crut pas l’objet. Elle aperçut une place vide sur l’une des banquettes, et elle alla s’y asseoir ; mais aussitôt toutes les femmes qui y étaient déjà se levèrent comme de concert, et l’y laissèrent absolument seule. Ce mouvement marqué d’indignation générale fut applaudi de tous les hommes, et fit redoubler les murmures, qui, dit-on, allèrent jusqu’aux huées.

LD, 473

Aveugle à l’évidence, la marquise est également sourde au bruit qui l’entoure et dont elle fait l’objet. Le refus de communication des femmes qui se lèvent à l’approche de Merteuil participe d’une mise en scène : le spectacle, celui de l’isolement de Merteuil, de sa mise au ban de la société, est bel et bien dans la salle — comme ne s’y trompent pas les spectateurs masculins en applaudissant. La spécialisation des rôles, les femmes refusant leurs regards, les hommes ne lui accordant les leurs qu’en tant que spectateurs d’une représentation, suggère que Merteuil a été délibérément écartée de la société de ses pairs. Elle est désormais — comme nous le rappelle un détour par l’étymologie — monstrueuse : avant même la perte de l’oeil, elle est montrée, exhibée comme une bête de foire, sa mise au ban s’accompagnant de son excommunication. Elle qui n’avait délaissé les « vains applaudissements du Théâtre » (LD, 218) que pour la gloire de ce qu’elle appelle le « grand Théâtre » (LD, 219), à savoir le monde, se voit réduite à la forme de spectacle la plus basse qui soit. Elle est devenue risible. L’ostracisation, qui s’appuie sur un refus du regard, possède une indéniable dimension symbolique, laquelle s’inscrit dans le développement d’une thématique à laquelle le roman accorde un soin jaloux.

Commentant telle scène de Bel-Ami, Philippe Dufour souligne l’importance du regard et du geste dans le roman de Maupassant : « Le roman du xix e siècle, particulièrement attentif à [la] proxémique des interactions, en fait un topos : le mondain exclut d’un regard ou d’une salutation à contre-emploi, sans équivoque. » Il ajoute : « Le regard, lui, fixe une distance protocolaire[52]. » Et de suggérer d’ajouter cette dernière catégorie à celles mises en avant par E. T. Hall : « la distance protocolaire place comme hors du champ de vision celui qui est pourtant à distance intime[53] ». La marquise de Merteuil est la victime d’un réajustement brutal du protocole qui prend la forme d’une véritable mort sociale : elle est exclue par les regards qui se refusent à elle et en font une persona non grata, la perte de l’oeil parachevant l’exclusion en la condamnant à ne jamais réintégrer la bonne société. Merteuil est stigmatisée par l’organe au moyen duquel elle a abusé de ses victimes. Loin d’être gratuite, cette sanction est éminemment symbolique. Si au royaume des aveugles les borgnes sont rois, dans la bonne société dessillée par la publication de sa correspondance, la marquise éborgnée est une reine déchue, une courtisane marquée au sceau de l’infamie.

La laideur induite par les marques de maladie est une tare non seulement physique mais également morale. Elle donne prise sur un personnage autrement lisse. « La beauté, affirme Roland Barthes, (contrairement à la laideur) ne peut vraiment s’expliquer : elle se dit, s’affirme, se répète en chaque partie du corps mais ne se décrit pas[54]. » En devenant borgne, Merteuil acquiert bien involontairement une dimension qui lui répugne : elle est désormais (de)scriptible et fait l’objet des bons mots de ses pairs : « Le Marquis de *** […] disait hier, en parlant d’elle, que la maladie l’avait retournée, et qu’à présent son âme était sur sa figure » (LD, 475). Le renversement par lequel l’intérieur devient extérieur se double de cet autre qui voit la marquise au faîte de sa gloire chuter pour ne pas se relever, le haut devenant bas, le tragique cédant le pas au comique. Si « le personnage, en tant que signe vide que le roman remplit peu à peu, demeure incertain jusqu’à la fin du livre[55] », la perte de l’oeil parachève le portrait de la marquise — désormais plein et immuable.

Merteuil est punie par là où elle a péché : par l’oeil, instrument privilégié de la séduction libertine, indispensable outil de l’épistolière et figure même du genre épistolaire. La petite vérole, qui est pour Nancy K. Miller la maladie de l’héroïne « par excellence[56] », peut être entendue à la fois comme la manifestation épidermique de la duplicité de la marquise et la sanction qui vient solder « le Compte ouvert entre la marquise de Merteuil et le vicomte de Valmont » (LD, 464). Le nom de Merteuil[57] semble d’ailleurs annoncer, comme une menace, le stigmate dont elle est affligée à la suite de la contraction de la maladie. Et l’on se demandera s’il ne faut pas y voir une intention du rédacteur, qui annonce dans sa préface avoir « supprimé ou changé tous les noms des personnes dont il est question dans ces Lettres » (LD, 11). Il ajoute encore que « s’il s’en trouvait qui appartinssent à quelqu’un, ce serait seulement une erreur […] dont il ne faudrait tirer aucune conséquence » (LD, 11). Quel meilleur moyen d’attirer l’attention à la fois sur la symbolique de l’oeil et sur le nom de Merteuil ?

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« Par rapport aux romans de Balzac, écrit Michel Delon, celui de Laclos paraît […] peu prodigue en détails concrets. Les corps et les décors ne sont que rarement décrits[58]. » La rareté des portraits, l’absence de description des corps trouve son contrepoint dans l’abondance de notations relatives à l’oeil, au regard et à l’action de voir. Des corps des Liaisons dangereuses, on ne voit que l’oeil. Le portrait est lacunaire, et le regard fait signe. La gestualité discursive, à laquelle l’oeil prend la part que l’on a vue, est un composant essentiel du code communicationnel dans le roman et un élément assez singulier de sa poétique.

Il n’est pas indifférent que le martyre de Merteuil soit rapporté par un « témoin oculaire » — une voix dotée du sens de la vue — plutôt que par l’un des épistoliers appartenant à l’un des réseaux épistolaires qui constituent Les liaisons dangereuses. Merteuil entraîne avec elle dans sa chute le roman épistolaire, un énoncé sans origine, produit d’un oeil désincarné qui s’apparente davantage au point de vue omniscient d’un narrateur externe qu’au point de vue interne d’un personnage, se substituant à l’énonciation intercalée à l’origine bien déterminée caractéristique du genre. En d’autres termes, le supplice de Merteuil a ceci de fondamental qu’il condamne avec la marquise un système narratif dont elle est indissociable. L’oeil du témoin s’impose devant les yeux éborgnés de la marquise et du lecteur, la faillite de Merteuil semblant devoir annoncer celle du roman épistolaire. Avec la perte de l’oeil, « punition oedipienne », selon l’expression de René Démoris[59], Merteuil meurt aux communications libertine, épistolaire et non verbale — sanction exemplaire s’il en est.