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Le terme de « romanesque », qui sera au centre de cette étude, désigne sans doute moins un genre en tant que tel qu’une catégorie plus large, qui se déploie sur de nombreux plans différents – thématique, philosophique, esthétique. Toutefois, et quand bien même elle excède largement les bornes de la littérature en général et du roman en particulier, la catégorie du romanesque reste bel et bien attachée à un genre – le roman, donc – et sa pluralité définitionnelle se construit peu ou prou par rapport à ce dernier, que ce soit sous la forme d’une relation directe ou sous celle, plus lâche, d’un horizon d’attente. Comme l’écrit fermement Michel Murat : « il n’y a pas de romanesque hors d’une pensée du roman[1] ». Suivant ce principe, les mutations qui affectent le romanesque (substantif) affectent nécessairement en retour le genre romanesque (adjectif).

Or, pour poursuivre sur ces questions terminologiques, une observation empirique peut être faite par tout un chacun : celle d’un échange de vocabulaire souvent pratiqué entre deux médiums, à savoir le roman et le cinéma. Un nombre non négligeable de romans sont ainsi qualifiés, dans la presse ou les commentaires de lecteurs ordinaires, de « cinématographiques » ou de « filmiques », alors qu’un certain nombre de films sont présentés pour leur part comme « romanesques ». Un étrange mouvement de balancier lexical affecte les deux arts, ici considérés sous leur forme narrative majoritaire, comme s’il était nécessaire d’avoir recours à l’altérité artistique pour pouvoir penser et décrire quelques-unes des spécificités de ces objets respectifs. Remarquons toutefois que cet échange n’est pas totalement égalitaire. En effet, les termes « cinématographique » et « filmique » existent encore assez peu sous une forme substantivée, en tant que catégorie générale d’intellection, à la différence du « romanesque ». Il n’en demeure pas moins que ces adjectifs ont été assez tôt appliqués au roman – même si c’était souvent par le biais métonymique de « l’écriture cinématographique ». Qu’on se rappelle seulement les travaux de Claude-Edmonde Magny, de Bruce Morrissette ou de Jeanne-Marie Clerc[2]. On peut noter que cette qualification n’a pas toujours recouvré le même sens : désignant naguère, avec une certaine excitation théorique, des romans expérimentant des types de focalisation et de figuration empruntés au cinéma, ou semblant lui faire écho (Ramuz, Malraux, Dos Passos, Simon, Robbe-Grillet, Ollier), l’adjectif « cinématographique » paraît afficher aujourd’hui une ambivalence axiologique quant aux romans qu’il est censé décrire : porteur de connotations positives lorsqu’il y a expérimentation littéraire à partir de visualités et de références propres au cinéma, il se charge assez vite négativement quand il en vient à décrire certains romans de grande consommation jugés stylistiquement fort pauvres, paraissant avoir été écrits dans le seul but de préparer le terrain pour la vente des droits et l’adaptation scénaristique. En ce sens, les romans « cinématographiques » viendraient surtout témoigner, dans notre contemporanéité, de l’omniprésence du régime médiatique des images comme point de référence[3], telle que Jan Baetens a pu la décrire dans son étude sur les novellisations, lorsqu’il remarque « à quel point le texte romanesque contemporain tend à être lu comme s’il était lui-même une novellisation, fût-elle imaginaire ». Il ajoute que « le livre est lu à la lumière du cinéma, dont il tire désormais son statut et sa légitimité, soit qu’il s’agisse d’un livre déjà adapté, soit qu’il s’agisse d’un livre qui est susceptible de l’être[4] ».

De l’autre côté, les usages du terme « romanesque » appliqué au cinéma, proposés dès 1963 par Henri Agel dans Romance américaine[5], ne sont pas sans ambivalence non plus, mais finalement de façon comparable à ses emplois dans son genre natif qu’est le roman. Désignant en général un cinéma de grands sentiments, qui multiplie les actions et les péripéties, qui ne refuse pas les affects et les éventuels stéréotypes qui les accompagnent, il est tantôt valorisé au nom de la défense des grandes formes et de leur réception par le public populaire, tantôt moqué ou regardé avec méfiance comme un éventuel corrupteur (abêtissant, lénifiant) des esprits ou comme une source de kitsch. S’il s’applique prioritairement aux mélodrames et aux fresques dramatiques, il fonctionne tout autant pour des genres très populaires comme l’action, le fantastique, le merveilleux, l’aventure, qui impliquent eux aussi l’intensité des sentiments, la multiplication des effets dramatiques et des péripéties, voire une certaine acceptation des clichés.

Film romanesque, roman cinématographique : pourquoi mettre en place ici, en préambule, un tel couple ? C’est parce qu’il emblématise un système des arts qui, désormais, est assurément à la fois multiple et connecté, dans lequel l’intermédialité, avant même de trouver des applications concrètes dans les oeuvres, modèle les réceptions, devient un mode évident d’appréhension des objets et, donc, envahit les discours. L’intermédialité est ainsi, en plus d’un phénomène artistique, un phénomène culturel, qui se cristallise entre autres dans ce point d’échange et de réversibilité qui se joue entre le cinématographique et le romanesque. Jean-Marie Schaeffer va plus loin en remarquant que, dans notre système médiatique, la notion nomade de « romanesque » a principalement trouvé refuge dans les images en mouvement :

le romanesque ne saurait être réduit à une catégorie spécifiquement littéraire. En effet, quelle que soit la situation dans le domaine littéraire, c’est-à-dire, même s’il y avait un retrait éventuel du romanesque, celui-ci a été plus que compensé par son omniprésence dans ce qui constitue de nos jours le domaine par excellence de l’art de la fiction, à savoir le cinéma, y compris sous ses formes télévisuelles. De tels transferts d’objets fictionnels d’un médium communicationnel à un autre ne sont pas rares, mais ce qui est frappant c’est l’importance que le filon romanesque a pris dans le cinéma et ce sans doute presque depuis ses débuts. À tel point que si l’on veut s’interroger sur le destin actuel du romanesque, et surtout sur ses exemplifications les plus paradigmatiques, c’est d’abord et avant tout vers la fiction cinématographique qu’il faut se tourner[6].

Le référent du romanesque serait désormais, depuis un certain temps même, le cinéma (en attendant peut-être, bientôt, la série télévisée).

Mais une question naïve peut alors surgir : qu’en est-il du romanesque du roman aujourd’hui ? Qu’en est-il de cette « qualité » romanesque au sein même de son genre originel ? Si cette interrogation se pose, c’est moins pour prendre le contrepied des remarques précédentes, en remettant en cause la puissance de nos représentations « intermédialisées », que précisément pour postuler qu’une partie du romanesque du roman contemporain semble justement redevable du cinématographique – de la même façon que le cinéma a été et reste encore redevable du roman sur d’autres plans. Le mouvement de notre hypothèse serait alors le suivant : dans certains cas, aujourd’hui, le romanesque ferait retour dans le roman par le truchement du cinématographique – en somme : le romanesque du cinéma réinvestit, nourrit le romanesque du roman. Cela revient à dire que, dans certains cas, le genre du roman se voit (re)défini comme romanesque grâce au cinéma.

Ce propos s’inscrit dans le constat, désormais bien connu, énoncé depuis les années 1990 par les universitaires et critiques attentifs à la littérature contemporaine française. Qu’il s’agisse par exemple de Dominique Viart qui, aux côtés du retour au réel et du retour du sujet, remarque que la littérature, à l’orée des années 1980, a engagé un retour au récit, après les expérimentations néoromanesques des décennies précédentes ; ou bien encore de Wolfgang Asholt et Marc Dambre qui s’interrogent, dans le volume collectif qu’ils dirigent en 2011, sur l’hypothèse d’un « retour des normes romanesques[7] ». Plus près de nous encore, on citera la thèse d’Anne Sennhauser intitulée Devenirs du romanesque au début du xxie siècle : les écritures aventureuses de Jean Echenoz, Jean Rolin et Patrick Deville[8]. De façon synthétique, on rappellera que ce retour au récit dans le roman, qui va parfois jusqu’à un retour au romanesque, consiste dans le désir – et le plaisir – de renouer avec la narrativité, c’est-à-dire avec la construction de personnages et leur mise en action, avec les péripéties et les agencements narratifs. Les paramètres romanesques qu’un Robbe-Grillet jugeait « périmés » dans Pour un nouveau roman se voient réinvestis par les dernières générations d’écrivains qui se sentaient à l’étroit, voire paralysés, dans une voie jugée excessivement formaliste. Or si l’explosion médiatique du cinéma a sans doute permis à la littérature, au cours du xxe siècle, de se délester en partie de la pression narrative et du romanesque (le septième art devenant, dans sa production majoritaire, le premier lieu de constitution et d’élaboration de ces derniers), n’est-on pas, justement, depuis la fin des années 1970, dans une certaine neutralisation de ce système, dans la mesure où la littérature récupère en partie son dû romanesque, mais par le biais des apports du cinéma ? C’est là encore le point de vue de Jean-Marie Schaeffer : « ce qui a souvent été salué ou condamné comme un retour “postmoderne” à la fiction me semble plutôt correspondre à une réactivation de la veine romanesque[9] ». Pour notre part, nous avons déjà tenté de montrer que le cinéma – et notamment un cinéma génériquement marqué, souvent d’origine hollywoodienne – avait été l’un des instruments de cette reconquête du narratif (au sens structurel) et du romanesque (au sens thématico-générique)[10]. Plusieurs noms en témoignent. Le premier est Jean Echenoz, qui regarde du côté du film d’aventures (Le méridien de Greenwich, L’équipée malaise, Nous trois), du film noir, du film d’espionnage et du polar (Cherokee, Lac – ou, dans sa version spécifiquement hitchcockienne, Les grandes blondes) ; on pense aussi à Éric Laurrent qui parodie le schéma james-bondien (Les atomiques), à Christian Gailly qui investit le film noir et plus précisément ses variantes du film de mafia et du film d’évasion (Les évadés), à Jean Rouaud qui fait se rencontrer mélodrame, film d’aventures et d’apprentissage et film historique dans L’imitation du bonheur. Plus près de nous encore, le nom de Tanguy Viel vient à l’esprit, quand il reprend à son tour, pour L’absolue perfection du crime et Insoupçonnable, schémas narratifs, thèmes et motifs au film noir. Bouclons la boucle : après sa trilogie biographique où le cinéma était moins présent, Jean Echenoz revient en 2016 au romanesque d’aventure et d’espionnage de ses débuts avec Envoyée spéciale[11], qui emprunte là encore sa trame foisonnante, ses multiples personnages, au film d’espionnage et à la saga des James Bond. Si le romanesque est « un lieu d’articulation, le nom d’une écriture en rapport de désir avec la littérature, avec les formes hyperboliques de la pratique littéraire[12] », comme l’écrit Marielle Macé, il semble à la lumière de ces quelques exemples que ce rapport de désir avec la littérature passe par le cinéma, eu égard au fait que c’est ce dernier qui détient désormais, majoritairement, aux yeux du public comme de bon nombre d’écrivains, les prestiges des péripéties étourdissantes et de l’exposition des affects. En effet, si dans l’ensemble des cas cités, les références cinématographiques sont certes couplées à de nombreuses références proprement intertextuelles, c’est le modèle romanesque cinématographique qui semble l’emporter dans la configuration macrostructurelle des récits.

Précisons toutefois, dans les livres évoqués jusqu’à présent, que le retour au romanesque en question est un retour « critique », pour reprendre les mots de Dominique Viart, c’est-à-dire que le regain du récit ne se fait ni dans l’ignorance des avant-gardes, ni dans la réaction et la volonté de retrouver une grande forme romanesque passée et jugée désormais intenable. Les récits contemporains marqués par le romanesque, et notamment par ce romanesque filtré par le cinéma, se livrent à des jeux de distanciation et d’ironisation ; ils mettent en scène leurs propres lacunes et illusions, ou bien encore adoptent divers procédés métaréflexifs – en surlignant tel effet ou thème romanesques, en dévoilant leur fabrique narrative, etc. On pense ici à l’article d’Aron Kibédi Varga « Le roman est un anti-roman[13] », dont l’intitulé paradoxal décrit assez bien les travaux romanesques entrepris à partir de 1980. À titre d’exemple, on citera justement un bref passage d’Envoyée spéciale de Jean Echenoz, qui met plaisamment en abyme la posture ambivalente de l’écrivain sur la matière romanesque qu’il brasse, la tension entre premier et second degrés. Il s’agit d’une brève retranscription d’émission radiophonique que l’héroïne, Constance, écoute dans son récepteur :

Nous recevons aujourd’hui Gérard Delplanque, dont le film, Incertitude et doutes chez Nitchika, l’espionne amoureuse, sort mercredi sur vos écrans. Gérard Delplanque, bonjour, et tout de suite une remarque : ce titre sonne un peu, comment dirais-je, comme une provocation. Ce sera donc ma première question : hommage ou parodie ? Votre propos n’a aucun sens, s’est aussitôt emporté Gérard Delplanque, ni l’un ni l’autre évidemment. Il s’agit avant tout d’un film d’action[14].

Ce qui vaut pour Delplanque vaut pour Echenoz : s’il se dégage d’Envoyée spéciale un indéniable goût pour l’action et l’aventure, par une filiation cinématographique ad hoc, il n’en reste pas moins que le texte est aussi, non contradictoirement, un hommage et une parodie – tout du moins filtre-t-il ses propres élans romanesques par la distanciation, l’humour, le jeu référentiel, d’intermittentes formes de désinvolture et d’artificialité narratives.

Mais ce retour au romanesque par le biais des puissances du cinéma est-il encore, aujourd’hui, un retour « critique », c’est-à-dire, peu ou prou, un retour intellectualisé, où la littérature reprendrait in fine la main sur la matière romanesque du cinéma ? En effet, cet aspect, très opératoire pour décrire ce qui s’est déroulé pendant une trentaine d’années (et dont l’oeuvre d’Echenoz apparaît comme le paradigme), est-il encore pertinent, alors que nous arrivons à la fin des années 2010 ? On peut en effet se demander si, récemment, un certain nombre d’écrivains français ne commencent pas à se méfier des systématiques jeux de distanciation et des postures métaréflexives. N’y aurait-il pas une sorte de « critique du retour critique » qui commencerait à se constituer ? Les noms qui viennent à l’esprit sont ceux d’Anne-Marie Garat, Hédi Kaddour ou encore, dans les générations suivantes, Laurent Mauvignier, Arno Bertina, Antoine Bello, Cécile Coulon, Xabi Molia… Il y aurait ainsi la recherche complexe d’une forme romanesque qui ne serait ni celle du roman conventionnel (pure trame narrative totalisante reconduisant aveuglément l’illusion mimétique), ni celle de la déconstruction radicale, ni même celle de la reprise avec distanciation. Quelle pourrait être cette « quarte » voie, eu égard notamment au rôle que le cinéma peut y jouer ? Elle consisterait à prendre au sérieux le romanesque, notamment celui issu du cinéma ; à s’y référer moins comme une source que l’on pastiche ou que l’on parodie, que l’on ironise ou que l’on réfléchit, que comme une sorte de mythe ou de légende, c’est-à-dire comme un objet collectif, une évidence culturelle qu’il est moins urgent de subvertir que de réinvestir continûment. Mais – et là serait sans doute le point véritablement original – les écrivains aborderaient ce romanesque sous une forme désirée – à savoir moins comme l’objet d’un jeu que comme l’objet d’une quête complexe, un objet visé mais que l’on peine à atteindre totalement. En cela, la notion de romanesque déborderait ses strictes bornes narrativo-thématiques, et retrouverait bien l’un de ses sens fondamentaux, pointé notamment par Alain Schaffner, à savoir son sens « ontologique », dans la mesure où elle « désigne d’abord une manière particulière de concevoir la vie par comparaison avec sa représentation artistique[15] ». Précisons enfin que le cinéma qui fonctionne ici comme principe actif pour cette littérature en désir de romanesque est essentiellement le cinéma hollywoodien post-Nouvel Hollywood, qui englobe autant les blockbusters que les films de genre et qui ne se focalise plus vraiment sur la question de l’auteur (comme cela pouvait être encore le cas chez des écrivains comme Echenoz ou Viel)[16].

Nous aimerions convoquer deux textes à l’appui de cette démonstration. Le premier est un exemple quelque peu paradoxal pour nous, car il ne semble pas véritablement relever du genre romanesque. Il s’agit de Magie industrielle de Patrice Blouin[17]. Ce texte se situe dans une certaine indécidabilité générique, entre le recueil de poèmes en prose[18] et le roman éclaté en courts chapitres, qui n’est pas sans rappeler certains textes d’Olivier Cadiot[19]. Mais si nous souhaitons l’évoquer malgré tout, c’est parce qu’il affiche un romanesque « en puissance », chaque paragraphe pouvant se lire comme une velléité romanesque. Magie industrielle est en effet composé d’une succession de brefs chapitres dans lesquels un narrateur à la première personne décrit ses rêves de superpouvoirs et de toute-puissance, son désir enfantin d’actes spectaculaires, glorieux et héroïques, ses rêves de combats titanesques et de métamorphoses, en lien avec sa culture filmique fondée sur les films de super-héros, les grosses productions hollywoodiennes de l’ère numérique – Matrix, Hulk, Spider-Man, The Day after Tomorrow, etc. Grâce à ce type de cinéma, le narrateur éprouve la capacité métamorphique de son imagination qui le transforme en héros aux forces décuplées, presque omnipotent : « En Afrique j’arrache du baobab à tour de bras » (MI, 56), « J’essaye parfois d’aller plus haut vers les montagnes. De trouver un lac. Un barrage. J’aime faire sauter un barrage dans la fraîcheur du petit matin » (MI, 55). Quand il n’« écrase [pas] les tanks » ou ne « coupe [pas] les bateaux en deux » (MI, 18-19) comme dans les films de monstres ou d’invasion extraterrestre, il se plonge dans des images d’apocalypse issues des films catastrophes : « Dans le ciel au-dessus des bâtiments on voit passer des vélos. Des voitures. Des wagons-citernes. Des petits pans de béton jaune. Les avions décollent à l’envers. Les avions volent sur le dos comme des poissons morts » (MI, 25). On le voit : le livre se réfère autant aux Métamorphoses d’Ovide et au petit pan de mur jaune proustien qu’à l’imaginaire numérique des blockbusters hollywoodiens émergeant depuis les années 2000, ainsi qu’en témoigne la filmographie alphabétiquement classée qui clôt le volume, allant d’Avatar à X-Men, Days of Future Past (MI, 90-91).

Loin de n’être qu’un jeu référentiel avec cette branche de la culture populaire que sont les blockbusters, Magie industrielle prend au pied de la lettre l’expression d’« usine à rêves » qui a caractérisé le système cinématographique américain. Ce qui sous-tend cette narration est une forme de manque perçue par la voix narrative, un sentiment d’incomplétude face à un quotidien souvent morne que la « magie » numérique hollywoodienne vient fantasmatiquement compenser : « Les gens oublient. Mais à première vue la réalité est plutôt décevante » (MI, 62). Les incessantes métamorphoses imaginées par le narrateur, « caméléon amélioré » (MI, 18), reposent sur le désir d’éprouver de multiples et jouissives potentialités identitaires, extra-ordinaires et intensifiées. Le topos de la tension du sujet vers l’altérité, largement illustré en littérature (Nerval, Rimbaud, Cendrars…), est ainsi réactivé par les imaginaires contemporains créés par Hollywood : « Chaque jour je me fais devenir autre. Meilleur que moi-même. Je m’astreins. Je m’altère. Je pousse constamment » (MI, 42). Les super-héros sont des figures compensatrices (« meilleur que moi-même ») vers lesquelles le narrateur se projette provisoirement. On s’aperçoit donc que Magie industrielle n’envisage pas ce romanesque sous la forme actualisée et pleine qu’elle revêt dans les films eux-mêmes (ce qu’autorise leur logique générique propre – science-fiction, anticipation, film catastrophe, etc.), mais sous celle du désir, du rêve, de l’aspiration nocturne : « La nuit j’explose les blocs. » (MI, 15, nous soulignons) est d’ailleurs la première phrase du texte. En cela, Magie industrielle ne peut logiquement pas développer un romanesque continu, mais seulement des bribes et des éclats, correspondant aux battements intermittents mais toujours renouvelés du désir. Le romanesque cinématographique y est bien pris sérieusement, mais comme une virtualité, le moteur et l’objectif d’une tension – celle d’une vie rêvée où les limites (physiques, morales) sont allégrement franchies par un sujet qui peine à se contenir.

Le second exemple est le troisième roman d’un auteur publié depuis ses débuts chez P.O.L. Il s’agit de Pierric Bailly qui, après Polichinelle en 2008 et Michael Jackson en 2011, a fait paraître en 2016 un texte intitulé L’Étoile du Hautacam[20]. Le roman a pour protagoniste Simon Meyer, un quadragénaire, ancien cinéphage[21], qui a quitté sa Lorraine natale pour accomplir ses rêves de cinéma à Paris. À la suite d’une série d’échecs professionnels comme sentimentaux, il revient dans sa ville minière de Stellange. Or, au cours du voyage, alors qu’il manque d’avoir un accident de voiture, une sorte de basculement merveilleux s’opère. Au lieu de revenir à Stellange comme on le croyait, Simon s’arrête au pied de l’Étoile du Hautacam, un immense dôme de pierre qui, à la faveur d’un mystérieux phénomène géologique, s’est jadis soulevé du sol pour entrer en lévitation à une douzaine de kilomètres d’altitude, au-dessus des Pyrénées. L’Étoile, qui est reliée au sol par un long tube, est ainsi une sorte de village qui accueille les touristes en masse. Simon nous est alors présenté comme l’enfant du pays, celui qui est né le jour même du « soulèvement » quarante ans auparavant. Il retrouve ses amis et connaissances, renoue avec le quotidien de l’Étoile, jusqu’au jour où le bloc rocheux commence à donner des signes d’instabilité et d’effritement… Le texte, à la différence de celui de Blouin, assume complètement son inscription dans le romanesque narratif. Ses sources puisent dans le blockbuster hollywoodien actif depuis la fin des années 1990 et ses déclinaisons de film catastrophe – dont on retrouve, lors des descriptions de l’effondrement progressif de l’Étoile, le goût pour les effets pyrotechniques –, comme de science-fiction et d’anticipation, ainsi que dans le merveilleux cinéphilique plus classique du Magicien d’Oz. Mais le roman regarde aussi du côté des fresques épiques animées de Hayao Miyazaki comme Le château dans le ciel, dont l’Étoile du Hautacam, cette étrange masse rocheuse gigantesque suspendue dans les airs, est clairement un avatar[22]. Plusieurs autres clins d’oeil référentiels à ces formes de cinéma populaire éminemment romanesques nourrissent l’environnement diégétique du roman : qu’il s’agisse d’une boisson énergisante baptisée « le blockbuster » (ÉH, 179), de « la fabrication du panneau Hautacam, inspiré des lettres Hollywood sur le mont Lee » (ÉH, 325), d’une sculpture géante que l’on peut piloter et faire se mouvoir de l’intérieur (ÉH, 202) qui fait penser au manga Goldorak (1975-1977) ou au blockbuster Pacific Rim (Guillermo del Toro, 2013), ou encore d’une route avalée à grande vitesse en voiture et rappelant ainsi, dans ce défilement même, « le fameux générique d’ouverture du plus célèbre des space operas » (ÉH, 61) ; on pense enfin à la tenue que revêt Simon, qui évoque l’univers panthéiste sino-japonais des oeuvres miyazakiennes : « Il était beau avec son chapeau, sa canne et cette fourrure de panda sur le dos » (ÉH, 268). Sur le plan narratif, le roman cultive les grands éléments du romanesque cinématographique : l’héroïsme (Simon est présenté comme l’élu, à qui les anciens confient des missions, et incarne de fait la figure romanesque du héros qui s’ignore d’abord comme tel puis découvre peu à peu son statut), l’action[23], ou encore l’expression directe et intense des sentiments : « C’est William qui se chargea de défaire les liens de Simon, mais c’est Jamila qui en profita la première, elle se jeta à son cou et ils s’embrassèrent fougueusement sous les sifflets et les applaudissements » (ÉH, 203).

Pourtant, loin de considérer cette matière romanesquo-filmique de façon distanciée, le roman la regarde au premier degré comme un élément incontournable et nécessaire. Cela vient du fait que le romanesque porté par le cinéma est ici un vecteur de désirs et représente l’idéal toujours poursuivi d’une vie intensifiée, qui anime les existences ordinaires, parfois trop mornes, parfois rongées par les regrets. Lorsque Jamila exprime son « besoin d’aventure », le texte poursuit ainsi : « C’était aussi simple que ça. Simon ne l’aurait pas mieux formulé. Tous les deux, ils s’étaient rapprochés autour d’un même manque, d’un même besoin » (ÉH, 225). Le lieu même de l’Étoile est envisagé par Simon comme un « univers d’adultes bâtisseurs, bricoleurs de mythes et producteurs de légendes » (ÉH, 323). Mais c’est sans doute la construction narrative du roman en elle-même qui donne le mieux à percevoir ce rapport à un romanesque d’origine cinématographique. En effet, à la fin de la deuxième des trois parties du livre, au moment où Simon, resté seul sur l’Étoile en décomposition progressive, sombre avec elle, le récit bascule brutalement sur un accident de voiture qui coûte la vie au vieux Simon Meyer, le « 25 juillet 2057 » (ÉH, 274). La troisième partie s’ouvre alors sur le personnage de Simone, jeune actrice qui se voit chargée par sa grand-mère Mariette de la représenter à l’enterrement de Simon, dont elle a été jadis la compagne, et de prononcer quelques mots à l’occasion de la cérémonie. Simone, ne connaissant presque rien de ce vieil homme si ce n’est son mode de vie excentrique et érémitique, mais se prenant au jeu de la fabulation, imagine une sorte de récit épique dont ce dernier serait le héros, mettant en scène le soulèvement d’une gigantesque masse rocheuse dans les airs… On comprend alors que ce que nous avons lu précédemment était la « légende » fabriquée par la jeune femme a posteriori. La fiction romanesquo-filmique de l’Étoile du Hautacam est donc un produit de l’imagination qui consiste en la projection fantasmée de la vie ordinaire d’un homme. Cette projection s’appuie précisément sur la « cinéphagie » de Simon Meyer, dont Simone a eu connaissance par sa grand-mère, mais aussi sur la culture de Simone elle-même, essentiellement filmique[24]. Cette cinéphagie apparaît d’abord comme une vive passion pour les genres populaires du cinéma, mais également comme une forme de dédoublement rêvée de l’existence :

[Simon et ses amis] passaient des heures à fouiner parmi les caisses et les étagères en bois, en quête de la perle rare : films d’aventure, westerns, péplums, séries Z, et parfois même cassette sans boîtier, choisie sur la foi d’une intuition mystérieuse, d’un simple titre, d’un logo.

Des oeuvres qui étaient rarement réalistes, rarement modestes. Des condensés d’extravagance, de bizarrerie, de grandeur et de démence. Qui répondaient à des fantasmes, malgré leur démesure, relativement communs, presque banals, à des rêves d’enfant qui se voit toujours plus grand qu’il n’est, à des rêves de petit garçon qui veut devenir grand.

ÉH, 327-328

C’est bien un certain type de cinéma qui permet ici de projeter le sujet vers une forme de représentation romanesque de la vie. Nous pouvons alors repartir d’une réflexion de Michel Murat : « “Romanesque” en bonne ou mauvaise part se dit d’une existence, ou d’une circonstance, qui se produit, s’interprète ou s’expose par référence à un roman – roman connu, roman possible[25]. » « Romanesque », dans le roman contemporain, se dirait donc ici d’une existence qui s’interprète, se pense, se vit par référence au cinéma, selon la célèbre formule qui clôt la fin du chapitre IV des Choses de Georges Perec : « Ce n’était pas ce film total que chacun parmi eux portait en lui, ce film parfait qu’ils n’auraient su épuiser. Ce film […], plus secrètement sans doute, qu’ils auraient voulu vivre[26]. » Chez Patrice Blouin comme chez Pierric Bailly, on remarque ainsi que ce romanesque ne vise pas qu’une sorte de plénitude narrative ; sur le plan ontologique, il est indissociable d’un manque, d’un sentiment d’inadéquation ou d’incomplétude. Henri Agel l’écrivait déjà, d’ailleurs, dans sa définition du romanesque appliquée au champ cinématographique : « C’est tout ce qui n’est point comblé ni par le moment présent – l’opposé du carpe diem – ni par la condition humaine en général[27]. » Le critique ajoutait que la « fantaisie » et le « rêve » sont « deux éléments majeurs du romanesque[28] ». Les narrateurs et protagonistes chez Blouin et Bailly se situent bien dans cette modalité d’existence – cette insatisfaction ou ce besoin quasi anthropologique d’éprouver d’autres identités, d’accomplir d’autres actions, de vivre d’autres vies en parallèle à leurs siennes propres. Le romanesque est vu comme potentialité d’actions, foisonnement narratif mais présenté sur le mode de l’hypothèse, du fantasme, de l’imagination[29]. C’est cet état d’esprit romanesque que le cinéma fait résonner dans cette littérature contemporaine, une forme d’innocence, de sérieux, de premier degré, qui ne relève pas pour autant de la croyance naïve ou de l’illusion – mais qui s’oppose en tout cas aux jeux ironiques, retors ou maniéristes qui peuvent affecter la référence littéraire au cinéma. Il représente à ce titre une source vive de romanesque qu’il s’agit de prendre au sérieux et dont il ne faut pas sous-estimer le rôle existentiel – tremplin et moteur de l’imagination, doublement vital de notre quotidienneté.

Le septième art n’est donc pas qu’un réservoir de motifs, de thèmes, de situations narratives pour la reviviscence du romanesque et par ricochet du genre romanesque. En effet, il se présente aussi comme un élément fondamental de représentation et de perception de l’existence mise en scène dans les textes. Chez Patrice Blouin, Pierric Bailly, Antoine Bello, Céline Minard[30] ou encore Xabi Molia[31], le romanesque s’impose comme une catégorie large qui désigne la pression du cinéma dans le roman, tant sur le plan du récit et des thèmes que sur le plan ontologique : le romanesque cinématographique affecte les narrateurs, leurs rêves, leurs fantasmes, leurs désirs, leurs manières de vivre. Le romanesque s’impose comme une notion qui se situe dans un battement entre la représentation et la vie réelle, le fantasme et l’expérience empirique, le désir et les choses telles qu’elles sont réellement vécues. Par ses qualités propres, tant dans ses dispositifs techniques et spectatoriels que dans sa force de frappe sociale et culturelle, le cinéma est particulièrement indiqué pour convoquer ce battement, qui est essentiel à cette définition large du romanesque. La chose n’est sans doute pas nouvelle dans les lettres françaises (on pense à Loin de Rueil de Raymond Queneau), mais le roman français des dernières années semble remettre l’accent sur ce point, notamment à travers les formes contemporaines du romanesque cinématographique – les blockbusters, le cinéma numérique. Le détour par l’artifice et les lumières du septième art, ses figures et ses motifs parfois les plus populaires, fait retour sur l’intime, le quotidien, le prosaïsme de l’existence. Sous l’impulsion de ce cinéma et de sa plasticité incroyable, le romanesque du roman devient ainsi un romanesque du désir et du fantasme, qui représente concomitamment l’ordre du monde tel qu’il est et l’ordre du monde tel que le sujet, et le texte, peuvent l’imaginer.