Article body

Si l’entreprise biographique relève indéniablement d’un souci éthique, où il s’agit de construire la vérité de l’autre en respectant tout un jeu de contraintes factuelles, la reconstitution imaginaire est-elle tenue aux mêmes exigences ? Ce choix de la fiction, que tant de biographes font de nos jours[1], se justifie-t-il si aisément par une prétendue supériorité herméneutique, sinon ontologique, de la fabulation ? Y aurait-il au surplus une « bonne » et une « mauvaise » fabulation, la bonne étant celle qui, par delà les platitudes de l’histoire avérée, conjecturerait sur le possible en maintenant l’hypothèque du conditionnel, alors que la mauvaise produirait une altérité fictive en effaçant toute trace du procès de fabrication ?

Ce sont des questions de cet ordre que nous voudrions ici aborder en mettant en perspective deux ouvrages récents, publiés pratiquement au même moment, et qui ont été consacrés au célèbre tandem formé de Francis Scott Fitzgerald et de sa femme Zelda. Le premier est un essai biographique d’un récidiviste en la matière, Pietro Citati ; le court volume, qui a pour titre La mort du papillon[2], évoque en quatorze brefs chapitres les multiples facettes d’une relation nourricière et destructrice. Le second, Alabama Song[3] de Gilles Leroy, prix Goncourt 2007, redonne la parole à Zelda dans une sorte de réhabilitation de cette figure à la fois fantasque et énigmatique. Les deux livres ont recours, on s’en doute bien, à des stratégies diamétralement opposées : là où Citati se borne aux approches prudentes de l’empathie, Leroy plonge dans le roman, voire le romanesque, allant jusqu’à pratiquer une espèce de ventriloquie transgenre qui lui permet de faire porter la voix de cette femme d’exception qui fut peu ou prou forcée au silence.

D’un texte à l’autre, de Citati à Leroy, il s’agira de voir comment se fait jour ce qu’on pourrait appeler un « soupçon éthique » de la biographie qui viendrait régir l’articulation entre « le vivre et l’écrire, entre les histoires entendues et leur devenir-littérature », comme l’écrivent Maïté Snauwaert et Anne Caumartin dans le texte de présentation de ce numéro.

Une éthique du biographique

Dans un article sur ce soupçon éthique au principe de l’écriture des « vies » d’écrivains, Frédéric Regard, après avoir insisté sur le fait que la critique actuelle, plutôt que de réitérer l’idéologie calcifiée de la « mort de l’auteur », aurait intérêt à se doter

[d’]une théorie de l’auteur qui prenne en compte les droits imprescriptibles de la dimension biographique sans pour autant perdre de vue […] que les événements empiriques d’une vie d’auteur sont inévitablement soumis à des configurations discursives qui n’excluent pas un travail de transposition, de détournement, voire même [sic] d’invention[4],

Frédéric Regard, donc, propose d’adopter la conception, héritée de David Hume, d’une identité fondée sur le travail de l’imagination :

Cette subtile connivence de la mémoire et de la fabulation, de l’archivage des faits bruts et de leur reconfiguration, se retrouve en effet dans la biographie littéraire, qui ne peut échapper dans sa recherche de l’identité de l’autre à cette nécessité d’une fictionnalisation de la vie […].

ÉB, 86

Si la biographie dès lors apparaît comme une pure construction rhétorique, au point que « le biographé ne s[oit] que littérature » (ÉB, 87), on comprend que Regard se montre soucieux de poser des balises éthiques à l’entreprise de reconfiguration. Il arrive en fin de compte à déterminer quatre ancrages éthiques du faire biographique, sur lesquels nous entendons maintenant nous arrêter brièvement.

Le premier de ces ancrages concerne l’éthique de la fabulation — qui n’est pas, ainsi que le souligne Regard, affabulation (ÉB, 88). L’affabulation, c’est, note-t-il, l’invention d’événements improbables à la limite du canular, alors que la fabulation, elle, constitue une « invention herméneutique d’un soi historiquement déterminé » qui « permet de restituer dans le présent la singularité d’un être du passé » (ÉB, 88). Bref, la fabulation représente un type de savoir apte à dévoiler ce qui se passe sur l’« autre scène », au revers d’un événementiel forcément lacunaire et daté. Le deuxième ancrage éthique renvoie à la question de l’imagination, non pas mimesis du réel, mais construction par rapport à la réalité — et construction d’un rapport à elle ; car l’imagination mal avisée est susceptible de conduire au « crime le moins pardonnable de la biographie : non tant affabuler que produire un autre fictif, un autre qui serait le produit de projections fantasmées » (ÉB, 90). Il y aurait alors erreur sur la personne, le biographe se substituant de facto au biographé. « [Q]uestion éthique par excellence », le troisième ancrage est défini en ces termes :

si l’auteur est bien un personnage de roman, comment faire en sorte que ce ne soit pas l’intrigue qui détermine le personnage, mais au contraire le personnage qui détermine l’intrigue ? Comment s’assurer que l’auteur-objet [c’est-à-dire le biographé] ne voie sa vie reconfigurée à travers des filtres déformants ?

ÉB, 90

En quatrième lieu enfin, se pose le problème de l’affectivité. Le désir du biographe de transformer l’autre en alter ego et la transformation du biographe que suscite en retour le biographé : une telle opération à double sens, qui mobilise toute une série d’affects, est d’une complexité extrême qui provient très certainement, écrit Regard, « de ce que c’est dans la redescription de l’autre que le biographe reçoit une illumination sur la qualité de sa propre vie » (ÉB, 91). On pourrait ajouter à cela une autre ambiguïté constitutive du désir biographique : si la biographie assure le devenir-écrivain du biographe, ne peut-elle pas tout autant lui bloquer l’accès à son propre regard sur soi et sur le monde, l’accès à la création et à la littérature ?

La mort du papillon

On ne trouvera pas, dans l’essai de Pietro Citati, « de falsifications créatrices, d’expérimentations contrefactuelles ou d’explorations périphériques[5] » qui viendraient fictionnaliser l’existence des Fitzgerald. Jean-Pierre Enthoven, le critique de l’hebdomadaire Le Point, s’en réjouit d’ailleurs, non sans au passage lancer une pique à Leroy :

Surtout, Citati a compris que la légende de ces deux-là se suffisait à elle-même : pas besoin d’y ajouter de la fiction ni d’imaginer leurs monologues intérieurs, tellement en deçà du romanesque de leur vie réelle. En attendant les mémoires apocryphes de Scottie, leur fille, ou de la dernière bouteille de gin de Scott, ou des ballerines calcinées de Zelda, ce roman vrai saisit l’essentiel, à savoir l’étrange et constante culpabilité de Scott à l’endroit de Zelda[6].

Citati résisterait donc, selon Enthoven, à la tentation de travailler avec la fiction, si ce n’est dans la fiction ; il écrirait à partir de ce qui est généralement su, se contentant de toujours placer son oeil-caméra « au bon endroit[7] » sans se risquer à la fabulation ni encore moins à l’affabulation.

Une autre tentation contemporaine — bien sûr évoquée par Regard — se voit aussi écartée par Citati : celle qui consiste, pour le biographe, à s’inscrire en surimpression sur son modèle. Jamais, en effet, on ne sent que l’essayiste se projette dans les époux Fitzgerald ; jamais on ne subodore que, sous la biographie, se cacherait une autobiographie. Le je reste au total fort discret, parfois dissimulé sous le nous de l’expérience commune — commune au biographe, aux Fitzgerald, à tous les hommes[8] —, affleurant parfois, mais très rarement, pour introduire le doute : « De cette histoire d’amour [avec Édouard Jozan], je ne sais rien de certain » (MP41), ou une réserve esthétique : « Je ne trouve pas la phrase merveilleuse, pas même pour la Metro Goldwyn Mayer » (MP112) ; « Je ne crois pas qu[e] [le Dernier Nabab] serait devenu un très bon livre » (MP117).

Mais quelles sont donc la matière, et la manière, de cet ouvrage dont le titre est repris d’un mot de Hemingway sur Scott[9] ? Chaque chapitre constitue une sorte de vignette donnant vue sur un aspect de la vie ou du caractère des modèles. Le premier est un portrait écrit de Scott, un survol biographique beaucoup plus attentif au retentissement des événements dans la conscience de l’écrivain qu’aux faits eux-mêmes[10]. Des constantes se dessinent d’entrée de jeu, une espèce de profil psychologique assez explicatif : « La vie entière de Fitzgerald avait été une fêlure » ; « Bien que ces échecs, parfois, nous semblent minimes, ils étaient tous également pour lui irréparables et sans espoir » (MP10) ; « Tout était perdu. Fitzgerald était toujours coupable des choses qu’il avait manquées sans qu’il y eût de sa faute » (MP11) ; etc. Le même type de portrait est ensuite consacré, au deuxième chapitre, à Zelda qui, en « reine des papillons » (MP16), apparaît comme une « anti-Scott » : forte et fonceuse là où il est faible et pusillanime, socialement assurée alors qu’il était complexé par son origine sociale, et ainsi de suite. Le troisième chapitre — le dernier de ce qui ressemble à un genre d’« ouverture » où s’esquissent les thèmes qui seront exploités par la suite — présente le duo composé de Scott et de Zelda, dévoilant par là le parti pris du livre, qui est justement de les considérer ensemble[11], et le justifiant en assimilant les époux Fitzgerald à « une même personne, avec deux coeurs et deux têtes » (MP27) — personne unique soudée d’abord par la danse, puis par des démons communs : le goût de la dissipation, de la dissolution, de la destruction (MP39). Quant aux chapitres suivants, ils épousent, de manière globale, le cours de la vie des deux flappers sur un mode à la fois thématique et vaguement chronologique.

S’il arrive — presque jamais il est vrai — que Citati semble douter de la solidité de son savoir, le plus souvent, au contraire, il affiche une connaissance olympienne de l’intériorité de ses modèles. La narration, du coup, se révèle quasi omnisciente, rendue possible et vraisemblable uniquement par l’usage du conditionnel et des modalisateurs : « Peut-être n’existait-il ni forts ni faibles » (MP27), note Citati avec précaution. L’essayiste, en règle générale, en sait plus que ses personnages, il se situe au-dessus d’eux, et au delà de leur présent expérientiel, pour ainsi dire, pouvant juger des erreurs de l’actuel à la lumière de l’avenir. La vie de Scott et de Zelda est ainsi perçue comme une action en cours, déployée devant nos yeux, et comme une totalité close, qui a trouvé son aboutissement dans la déchéance et dans la tragédie : « Il [Scott] ne savait pas encore combien leur crime était grand » (MP35), remarque encore Citati. D’autres passages relèvent, eux, de l’anticipation pure et simple : « Peu après, en écrivant Retour à Babylone, il comprit que [etc.] » (MP39) ; ou bien : « Ils n’en comprirent pas la raison [de l’avènement de leur folie] : pas même Fitzgerald, qui représenta cette perte dans ses livres, car ses livres comprirent ce que lui ne comprit jamais » (MP44).

De ce dernier passage, on déduit le postulat à la base du faire herméneutique de Citati, tout au moins dans La mort du papillon : la littérature sait, et elle sait mieux que ne savent les êtres, réels ou fictifs. Ce savoir inouï constitue, à proprement parler, le mystère des écrivains. Au final, ce n’est donc pas leur existence, quelque mouvementée et tourmentée qu’elle soit, qui demande à être éclairée, c’est le secret de la naissance de leurs oeuvres et donc de ce savoir surnaturel : « La vie de Fitzgerald n’est pas mystérieuse » (MP47), écrit en effet Citati. Si l’on passe à un autre plan, on pourrait dire, de même, que c’est l’écriture biographique — si, bien sûr, le biographe est artiste au sens où le concevait Virginia Woolf à l’époque d’Orlando[12] — qui sait, et non celui qui tient la plume. Pour Citati, tout est là : le mot juste, le point de vue idéalement choisi, la distance exacte maintenue entre soi et l’autre conduisent à ce savoir sûr — éthiquement sûr — dont l’ouvrage sur Scott et Zelda paraît si rempli.

Alabama Song

I. La voix de Zelda

La manière est tout autre dans Alabama Song, le roman de Leroy, alors que Zelda elle-même relate sa vie :

T’en souviens-tu, Goof ? T’en souviens-tu, toi que j’ai aimé à m’en rendre folle ? Qui désormais se souviendra de nous ? Qui ? Comme si, de notre vie, rien ne devait rester. Cendres amères et poussière d’or — le vent des plaines les disperse. Les amants romantiques ont fait long feu.

AS169

Ces mots de Zelda, à la mort de Scott, illustrent quelques-uns des effets de la transvocalisation mise en oeuvre dans Alabama Song : à travers le rapport d’adresse, on saisit le lien particulier qui les unissait, condensé de gloire partagée, d’amours tumultueuses et d’ambitions démesurées, et d’autant plus qu’il émane de la protagoniste à qui on accorde, forme énonciative oblige, un crédit d’authenticité. Mais on entend aussi, de manière certes plus ténue, la voix du romancier biographe qui dresse un bilan contrasté de la vie de ces êtres de lumière « qui ont inventé la célébrité et surtout son commerce » (AS53) en insistant sur l’image déchue de ces « derniers amants romantiques ». Et c’est dans cette tension constante entre la voix de Zelda et celle du romancier que se découvre la réelle fascination biographique à l’origine du projet de Leroy, qui entend redonner, littéralement, la maîtrise de la parole à cette « Southern Belle » (AS47) happée par une vie qui l’a broyée.

Mais comment peut-on faire parler l’autre sans, précisément, parler à sa place ? Comment redonner une voix à celle qui s’est tue, sans magnifier le réel ou hypostasier son rôle de compagne de l’« Idole » (AS53) ? Le cadre générique romanesque d’Alabama Song permet, dans une certaine mesure, de contourner l’obstacle : le destin tragique de la Zelda imaginée par Leroy, attesté par les faits, s’aligne sur les événements biographiques de l’existence d’Alabama Beggs, héroïne transposée par Zelda Fitzgerald elle-même dans son roman intitulé Save Me the Waltz[13], qui raconte sa vie aux côtés de David Knight, figure à peine travestie de Scott Fitzgerald, et dont un extrait est repris en exergue de la seconde partie (AS59). Le couple célèbre, icône de la génération des années 1920, a par ailleurs fait l’objet de multiples biographies plus ou moins factuelles[14], ce qui réduit d’autant la marge d’affabulation autorisée par le code romanesque. Une « Note de l’auteur » vient d’ailleurs départager précisément les scènes inventées des événements attestés et préciser qu’« [i]l faut lire Alabama Song comme un roman et non comme une biographie de Zelda Fitzgerald en tant que personne historique » (AS189). Pourtant, la voix de Zelda construite par le texte apparaît extrêmement convaincante, sans doute parce qu’elle joue sur plusieurs registres, de l’exaltation à la plainte, de l’admiration au dégoût, sans jamais résoudre l’ambiguïté des sentiments qui la lient à Fitzgerald. La dimension subjective de cette voix étrangement perspicace s’amplifie encore par l’aveu de mensonge et de manipulation : « Oui, je mens, je mens comme 99,99 % des gens sur cette planète. […] Et je manipule, oui, comme 99,98 % des gens sur terre » (AS50-51).

Des procédés narratifs viennent encore étayer l’impression d’une subjectivité qui s’énonce : non seulement Zelda relate-t-elle sa vie au gré des souvenirs, mais elle écrit des lettres et en reçoit (AS35-36), elle reproduit les dialogues avec son médecin préféré, celui qu’elle nomme affectueusement le « gamin », le « carabin en blouse blanche » : « J’aurais voulu vous le dire, docteur, mais je garde un peu de moi pour moi[15] » (AS55). On lui parle — Scott lui fait des scènes, ou essaie de l’amadouer (AS130) —, elle tient conversation avec Auntie, sa nanny, (AS65) ou avec son amie d’enfance, la « légende » du cinéma américain Tallulah Bankhead. Elle évoque les lieux qu’elle habite (la maison natale à Montgomery, où les rues portent son nom de famille — Sayre —, la maison du bonheur à Westport, le Tout-Manhattan qui défile au Biltmore ou au Commodore Hotel, Antibes, « La Paix » au Maryland, etc.) et les maisons de repos où on l’interne (Malmaison en France, Prangins en Suisse, Sheppard-Pratt à New York, Highland Hospital à Asheville, Caroline du Nord). Un jeu de focalisations sensorielles fait littéralement s’incarner la Zelda de Leroy, qu’elle soit exaltée, bouleversée, transie d’amour, dégoûtée, affaiblie, hagarde, hallucinée ou impétueuse, alors que tout ce qui est raconté est vécu de l’intérieur, de l’odeur nostalgique de son Alabama natal à ses bains forcés dans des baignoires remplies de glace.

Pour la Zelda d’Alabama Song, la douleur la plus intense semble toutefois provenir de l’impression aiguë, plus intellectuelle que sensorielle, plus constative que subjective, d’avoir été « [p]iégée, abusée, dépossédée corps et âme » (AS138), transformée en « nègre involontaire d’un écrivain qui semblait estimer que le contrat de mariage incluait le plagiat de la femme par l’époux » (AS138). Ce sentiment d’avoir vécu sa vie « en comparse, en accessoire décoratif, à l’ombre du génie » (AS164) s’est révélé à ce point dévastateur qu’elle n’arrive plus même à se reconnaître sur les photos. Les contours du personnage resteront, de fait, à jamais labiles : Zelda est-elle le bourreau de son mari, comme tous l’affirment, ou la victime de son ambition comme de sa lucidité ? Elle-même ne sait pas : « J’aime être cette femme maigre, cette mauvaise épouse et mère qui se nourrit du rien qui tue. […] Ce qui nous a rapprochés ? L’ambition, la danse, l’alcool — oui, bien sûr. Ce désir bleu de briller. Aucun éther n’était assez haut ni puissant » (AS140-141).

II. La voix du romancier ou le discours de la forme

Si la mise en scène de la voix de Zelda marque un souci éthique en cherchant à lui redonner une assise crédible, sans la statufier ni la cristalliser dans une figure univoque, en la faisant elle-même se dire avec ses incohérences, ses énigmes et ses contradictions, le discours de la forme, en revanche, laisse poindre une nette inclination pour ce personnage tragique. Le partage en cinq périodes — « Poupées de papier », « L’aviateur français », « Après la fête », « Retour au pays », « La nuit puritaine » —, chacune axée sur quelques événements singuliers, insiste déjà sur le parcours d’une femme brisée. De la jeune fille rebelle qui rencontre Fitzgerald en juin 1918 jusqu’à la femme internée qui déplore le départ à la guerre de son jeune médecin en février 1943, la chronologie est respectée. Les dates, inscrites en marge du texte, ponctuent le récit de Zelda, qui se déroule en quelque sorte en deux temps, au présent contemporain de l’action avec des insertions de plages narratives datées de 1940, Highland Hospital. La Zelda flamboyante des années 1920 et 1930 est ainsi constamment mise en regard de la Zelda des années 1940, qui ne ressortira plus de la maison de repos d’où elle parle. À cette alternance des temporalités, qui ne laisse jamais oublier la fin tragique de Zelda, vient s’ajouter, pour en amplifier l’effet, un dispositif particulier qui départage les voix en insistant sur l’heure fétiche de minuit, heure à laquelle Zelda prenait son « médianoche américain » (AS114) et heure de sa mort. Le titre en capitales « MINUIT MOINS VINGT », en ouverture du texte, chapeaute tout le discours de Zelda, alors qu’en fin de texte, « MINUIT PILE » cède la parole au romancier, venu se recueillir à Montgomery, en mars 2007, dans une des maisons que les Fitzgerald ont habitée. Ému, le romancier relit les coupures de presse relatant son décès à « minuit heure précise » (AS185) le 10 mars 1948 dans « l’incendie de son asile, le Highland Hospital » (AS185) et commente :

C’est par le feu qu’on détruit les rebelles, les sorcières et les saintes — des déviants, des folles. […] Je n’ai jamais pu me résoudre à l’idée que Zelda ait été consciente de ce qui arrivait […]. […] Je veux l’imaginer assommée de neuroleptiques […] et que c’est ainsi, ayant perdu conscience, son coeur s’éteignant au ralenti, anesthésiée de corps et d’esprit, qu’elle bascule en douceur dans la mort.

AS185-186

Cette voix du romancier, on l’entendait déjà sous les paroles de Zelda à la faveur d’une polyphonie diffuse qui souligne, par exemple, au détour d’une phrase, la mésalliance de cette « petite-fille d’un sénateur et d’un gouverneur » (AS29) et de son beau lieutenant, fils d’un père déclassé par « un sort contraire[16] » (AS23) ; ou qui désigne le délire paranoïde d’une Zelda qui dérobe ses écrits à la vue de son mari ; ou encore qui fait entrevoir les effets néfastes des électrochocs, lobotomies et autres cures à l’insuline en la montrant totalement égarée lors d’interrogatoires médicaux. Des thématiques récurrentes — les poupées de papier, le fleuve Alabama, l’androgynie de Zelda déguisée en Scott, l’homosexualité présumée de Fitzgerald — permettent de faire ressentir le travail de fabrication du personnage et, partant, de se dédouaner de toute rectitude biographique. Jumelé aux séquences ouvertement imaginées — l’avortement à Menton, les arènes de Barcelone, les dialogues avec le jeune psychiatre, l’amitié avec René Crevel et la projection privée à l’hôtel George V —, ce discours est proprement une rêverie sur la vie de Zelda, un roman biographique qui transpose les faits, laisse advenir les éclairages herméneutiques les plus convenus et, ce faisant, reconduit le mythe de ces « enfants perdus » (AS45), idoles déboussolées d’une génération. Au sein du défilé de toutes les célébrités qui les entourent — Picasso, Gertrude Stein, Lillian Gish, le shah de Perse, Edmund Wilson, Lioubov Evogora, etc. —, se glisse un personnage crypté, Lewis O’Connor, décrit comme un « gros lard […] amateur de corridas et de sensations fortes. L’écrivain le plus pute et la gloire montante de notre pays » (AS80) par Zelda qui le déteste copieusement et à qui elle fera interdire, par voie de justice, de même prononcer son nom. Le fait est avéré et Ernest Hemingway, on l’aura reconnu, prendra sa revanche dans son roman posthume, Paris est une fête, publié en 1964, où il caricature méchamment Scott Fitzgerald. Alabama Song joue délibérément de ce conflit, l’incarnant et l’attisant encore par une scène équivoque, fictive, entre les deux hommes, que Zelda surprend et qui déclenchera une crise (AS135). Qui parle ici, dans cette détestation acharnée ? Zelda ou le romancier du dernier chapitre, qui laisse éclater sa réelle fascination pour Zelda Sayre, où l’imaginaire se nourrit moins des Fitzgerald consacrés que d’une Amérique de pacotille, d’un mélange douceâtre de magnolia, d’un Savannah de cinéma, sur fond de tornade et de ballons de cristal où l’on verse du champagne à minuit pile ? Un romancier qui, en une séquence autobiographique, apparaît comme la figure jumelle de Zelda, victime lui aussi d’un « amant amoureux qui voulait [lui] interdire d’écrire » (AS187).

Les couples maudits fascinent. Surtout ceux qui, à l’instar des Fitzgerald, meurent jeunes, foudroyés par leurs excès, après avoir senti leur destin s’échapper et avoir vu leur épopée sulfureuse s’inverser radicalement, jusqu’à la déchéance. Le mythe se paie à prix fort, et la morale est sauve si l’indécence et la provocation trouvent leur « punition » dans un destin singulièrement tragique. Ceux qui les rêvent cherchent-ils à les saisir autrement, à les déporter au delà des « chromos de roman-photo » (AS187), à les dégager de cette gangue qui les cristallise à jamais dans une posture romantique convenue ? Ou ne font-ils qu’ajouter un glacis supplémentaire à une légende déjà fort bien polie, reprise sous divers angles par le cinéma et par la littérature ?

Dans la mesure où Scott et Zelda eux-mêmes transposaient leur vie dans des scénarios littéraires, ajouter une strate intertextuelle devient affaire de fascination autant que de savoir-écrire, de légitimation autant que de désir. Pour contrastés qu’ils soient, les ouvrages de Citati et de Leroy maintiennent intacte la légende et dévoilent davantage les substrats de l’écriture biographique qu’ils ne révèlent une vérité insoupçonnée. Tout l’art est là. Chez Citati, l’imaginaire savant construit un rapport vraisemblable à la réalité, où le couple Fitzgerald se fond en un seul personnage dont l’un apparaît comme l’image inversée de l’autre, son double nécessaire. En revanche, Leroy, fort de sa licence romanesque, n’hésite pas à prendre parti, se projetant sans réserve dans le personnage de Zelda, construit à même le fantasme d’une vie empêchée. L’un et l’autre transforment les histoires entendues en écriture, en assumant ouvertement le filtre d’une subjectivité plus ou moins fictive ou la clôture d’un destin qui a mal tourné. L’intrigue étant donnée, fixée, immuable ou à peu près, les personnages biographiés se voient réquisitionnés et investis de l’intérieur en vue de la soumettre à un nouvel éclairage, plus ou moins flatteur selon que la trajectoire retenue est celle d’un couple aux ailes brûlées ou celle d’une Zelda tragiquement seule dans son asile.

Personne ne songera à reprocher à ces auteurs — et à Leroy tout particulièrement —, au nom de quelque soupçon éthique que ce soit, une appropriation de figures de légende qui prendrait tous les aspects d’une expropriation : c’est que l’époque en a vu d’autres, certes, et que l’entreprise d’annexion des modèles n’a de cesse, au fond, de se dire ingénument, de pointer vers soi, de se confesser en tant qu’autoportrait au miroir où il s’agit de se voir plus beau, et plus triste, que l’on est. Dans la mesure où les deux textes balisent étroitement leur champ d’intervention, la menace d’une dérive éthique est écartée, peu importe le point de vue adopté : entre l’appropriation subjective d’un Leroy et l’objectivation biographique d’un Citati, l’histoire d’une vie s’écrit explicitement à même la littérature et son pouvoir de fabulation. Dans un tel aveu, concomitant à l’élaboration d’un canevas qui se désigne comme un rapport construit à la réalité et en toute assomption affective, réside l’enjeu éthique de la biographie contemporaine.