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Publié à Montréal en 1916, Psyché au cinéma[1] de Marcel Dugas apparaît aujourd’hui comme l’un des premiers recueils de poèmes en prose de la littérature québécoise, bien que l’oeuvre n’ait comporté aucune indication qui permît de la lire à l’époque comme tel. C’est pourquoi certains critiques ont préféré parler d’un recueil d’essais poétiques[2]. Faudra-t-il trancher ? Psyché au cinéma, on le verra, relève plutôt des genres de l’« ironie », mot qui figure à plusieurs reprises dans le livre. Par ailleurs, Dugas donne corps à l’idée qu’il n’y a pas de perception du réel sans une part d’imagination ou de fantasme, ainsi que le suggère le titre même du recueil. Aussi, plutôt que de poèmes en prose, préférerons-nous parler de « cinéma en prose » au terme de cette étude sur la généricité de Psyché au cinéma.

Le cadrage du poème en prose

Procédons avec méthode. Jean-Marie Schaeffer établit dans son livre bien connu Qu’est-ce qu’un genre littéraire ? certains critères pour la définition des genres, en envisageant d’abord tout texte comme un acte de communication. Dans ces conditions, l’acte discursif dépend de l’intention de communiquer un message dans un but et un contexte spécifiques que résume bien cette phrase en anglais : « Who says what in which channel to whom with what effect ? » Le message doit être envisagé par ailleurs du point de vue de l’écriture comme une construction syntaxique et sémantique qui fait de lui « une réalité sémiotique complexe et pluridimensionnelle[3] ». Pour la plupart, les poéticiens dégagent du « message » la forme d’une organisation signifiante spécifiant un genre, en négligeant plus ou moins son contexte. C’est le cas de deux études sur le poème en prose que nous allons examiner ici de plus près : la plus récente, celle d’Yves Vadé, date de 1996, la plus ancienne, celle de Barbara Johnson, date de 1976.

Du point de vue du message, le poème en prose est d’abord un poème pour Yves Vadé, « c’est-à-dire avant tout un texte parfaitement délimité, une “pièce” ayant sa propre autonomie et se suffisant à soi-même[4] ». Yves Vadé souligne dans ces conditions l’importance du « cadrage » et en particulier le moment de la « fermeture » du texte. Le cadrage est essentiel, comme l’a montré en son temps Youri M. Lotman, pour faire du texte un « système modélisant secondaire » apte à constituer le fragment d’un monde abstrait (mythologique, religieux, cosmologique ou autres) dont l’unité est à interpréter en fonction de son début et de sa fin. Youri M. Lotman évalue en particulier le début et la fin d’un texte comme ce qui dans un univers symbolique ouvre le monde envisagé sur le temps de l’infini ou le referme sur le temps fini[5].

Les sémioticiens qui composent le Groupe µ souscrivent à la définition lotmanienne du poème comme fragment d’un univers mythique qui suppose la « clôture du texte ». Dans la mesure où la pensée mythique procède de la prise de conscience de certaines oppositions symboliques, sémantiques, etc., et tend à leur médiation progressive dans un mythe, le Groupe µ soutient de même que « l’éthos poétique implique d’une part la position d’une opposition fondamentale et d’autre part la médiation de cette opposition[6] ». La question est de savoir ce qui distingue la médiation poétique de la médiation narrative ou fictionnelle. Le Groupe µ analyse en particulier l’opposition entre le lyrique et le narratif proposée par E. et P. Maranda ; elle nous permettra peut-être de départager dans Psyché au cinéma les textes poétiques de ceux qui ne le sont pas, dans la mesure où beaucoup des textes de Dugas gravitent autour d’un personnage central et prennent l’aspect d’une hypothétique fiction.

Schématiquement, le lyrique se caractérise par une opposition initiale non résolue, une intrigue absente, une médiation non recherchée, un niveau subjectif. En regard, le narratif se caractérise par une opposition résolue dans le récit lui-même, une intrigue présente, une médiation trouvée dans l’intrigue, un niveau objectif [7]. Pour Th. A. Sebeok, il y a bien médiation dans le poème. Mais celle-ci « n’est pas dans les “événements exposés”. Elle est dans le discours qui les expose : elle est “rhétorique” et non pas “historique”, elle s’opère sur le plan de l’énonciation et non sur celui de l’énoncé[8]. » Le Groupe µ en conclut pour sa part : « […] c’est bien une médiation purement verbale qui définit le poème, lequel ne s’interdit pas cependant de recourir en outre à des médiations événementielles[9]. » Nous allons tenter de vérifier cette hypothèse à partir d’un texte de Psyché au cinéma intitulé « C’était un p’tit garçon ».

Il s’agit d’un texte fortement encadré par le dispositif péritextuel mis en place par Dugas. Le titre « C’était un p’tit garçon » laisse toutefois présager la lecture d’un conte et non pas d’un poème. La dédicace « À un chasseur d’images » nous renvoie au titre du recueil : Psyché au cinéma. Ce chasseur d’images évoque pour nous un personnage « métanarratif » que nous décrirons plus loin comme celui du « projectionniste ». Après une épigraphe constituée par une pensée de Pascal qui donne le climat du texte en évoquant indirectement l’auteur et la forme d’un certain lyrisme (« […] je ne puis approuver que ceux qui cherchent en gémissant »), le titre est repris par une sorte de « nursery rhyme » qui figure au début et à la fin du texte : « C’était un p’tit garçon / Qui p… du vinaigre / Qui jouait du violon / Sur la queue d’un cochon » (PC, 49 et 52). Dans le corps du texte, le personnage central est présenté sous les traits d’un p’tit violoneux appelé Mathurin qui joue dans les épluchettes de blé d’Inde et qui tient en laisse un cochon qui le suit partout, comme Mary et son « little lamb ». Le « p’tit garçon » est comparé au passage à Poil de Carotte, au Petit Chose. Il représente l’artiste en herbe qui sera anéanti par la vie avant même de l’avoir connue ; par la vie, entendons le monde des adultes (« Vous savez c’est un enfant, nous le briserons à l’heure venue » [PC, 50]) et de la maladie (« il lui paraissait que sa poitrine allait s’ouvrir et tomber là, dans la rue, et qu’on lui volerait même ça, sa poitrine malade » [PC, 50]).

Le « p’tit garçon » aime lire des livres d’images, ceux de Benjamin Rabier, de Caran d’Ache entre autres. Ce petit garçon est donc lui-même le produit des images de l’enfance telles qu’elles se reflètent dans la littérature de l’époque. Mais il produit aussi ses propres images qui sont liées à ses émois sexuels d’adolescent : « Il rêvait à des choses indicibles et la volupté le conduisait jusque sur les tours de Notre-Dame » (PC, 51). Le jeune homme fabrique son cinéma en éprouvant un certain plaisir à faire danser ses mains dans la lumière : « Il leva ses mains dans la lumière, les fit danser et rit à gorge déployée de voir que les rayons les perçaient ainsi que de petites flèches » (PC, 52). Dugas parlera dans « Nocturne » d’un coeur « où vibrent les flèches meurtrières du désir empoisonné » (PC, 93). Au bilan, dans « C’était un p’tit garçon », l’enfance s’oppose au monde adulte, comme le monde de l’imagination à celui de la réalité. La fuite dans l’imaginaire représente alors pour l’adolescent une sorte de « choix » en faveur de la mort, mais aussi une échappée hors de l’ambiguïté sexuelle, thème récurrent dans le recueil de Dugas et toujours associé à un dégoût pour un certain lyrisme sentimental : « En lui se débattaient tous les petits diables souffreteux qui avaient passé sur terre, toutes les petites filles qui n’avaient fait que pleurer et qui, devenues grandes, continuaient à être des petites filles à pleurer pleurantes » (PC, 50).

Pas plus que dans les autres pièces du recueil, on ne trouve d’intrigue véritable dans « C’était un p’tit garçon », mais une sorte d’évocation des univers fantasmatiques où évolue le personnage. C’est le cas dans ce passage-ci où le motif de l’insecte associé à celui de la fleur sert à mettre en abyme le thème principal du « conte », la mue sexuelle ratée : « Il s’amusait à suivre le vol des papillons qui le grisaient de couleurs et volontiers il s’imaginait un pareil destin : mourir d’une mort vaine, étouffé dans un calice de roses, ou à la première heure automnale, lorsque le froid assassin transperce d’agonie les choses d’azur, les insectes trompés par les fausses promesses d’un été sans limite » (PC, 51). Le langage des fleurs remplit une fonction « médiatrice » entre l’imaginaire et le désir mortifère, d’une part, le lyrisme et le narratif, d’autre part. Il dit bien les interdits qui pèsent sur une sexualité épanouie. Plus précisément, il alimente chez Dugas le registre de l’« inter-dit » autrement plus riche de possibilités expressives.

Dans ce climat « décadent » auquel l’image de la rose assassine n’est pas étrangère[10], c’est la pointe finale du texte qui fait « événement » : « Alors, il éclata de rire, et si fort, si fort qu’il mourut dans son rire avec le murmure des feuilles agitées et d’un roseau pleurant » (PC, 52). Prise à la lettre dans la fiction du texte, l’expression « mourir de rire » constitue un paradoxe caractéristique du « rire moderne », ce « comique qui ne fait pas rire » selon l’expression de Flaubert[11], mais dont les modalités fixent en dernier ressort le cadre énonciatif de « C’était un p’tit garçon ». Le « rire moderne » dans Psyché au cinéma va par ailleurs marquer tous les textes du recueil au coin d’une ambivalence rhétorique-sémantique caractéristique d’une part de l’ironie fin de siècle, caractéristique d’autre part d’un univers habité par une « idéalité vide » et désormais fermé à toute promesse d’avenir.

On note toutefois dans les textes de Dugas de nombreuses digressions qui permettent à l’auteur de se mettre en scène. Apparemment, selon Suzanne Bernard, le poème en prose souffrirait de ces changements de registres ou de plans référentiels comme s’il y avait dans le poème en prose un déficit de poésie à combler : « […] plus que le poème en vers, le poème en prose doit éviter les digressions morales ou autres, les développements explicatifs — tout ce qui le ramènerait aux autres genres de la prose, tout ce qui nuirait à son unité, à sa densité[12] ». Or, les digressions jouent un rôle capital dans la manifestation de l’« inter-dit » qui construit le « cinéma psychique » du recueil de Dugas. Par exemple, à partir de la description des petits chapeaux de femmes dans « Sur les petits chapeaux », l’« observateur » conçoit tout un théâtre de la cruauté (« [Les petits chapeaux] nous crèvent avec leurs aigrettes effilées, nous blessent de leurs plumes-couteaux, et nous assomment de leurs crosses arrondies » [PC, 43]) où s’exprime une misogynie qui fait partie du rire moderne. De fil en aiguille, la description des petits chapeaux entraîne une digression sur la critique ainsi que l’évocation d’autres péchés et d’autres supplices sur ce théâtre de la cruauté, comme nous l’appelons :

Puis, il y a la série des petits chapeaux qui donnent dans la grivoiserie, les bonnets Sodome et Gomorrhe. Qui nous délivrera de l’immoralité des petits chapeaux ? C’est un grand scandale vous savez ! Que fait M. Bérenger, l’illustre pornomane ? Peut-être qu’à son défaut nous pourrions nous adresser à cet avocat de chez nous qui, avec des jeunes gens bien intentionnés, vient de châtrer le Faust de Berlioz, afin de le rendre, sans doute, un peu moins allemand, et « potable » à un public d’enfants de choeur. Procédé d’ailleurs admirable, réclame décisive à un héros qui, goûté dans toutes les langues, connaît, à notre époque de renaissance religieuse et de vertus morales, le supplice du moyen-âge ! Je rêve une épuration des petits chapeaux par de tels châtreurs.

PC, 46

Voilà donc le châtiment que méritent les « petits chapeaux » qui se sont pris en cours de route pour des chapeaux d’hommes (« elles s’ingénient à façonner des bonnets lilliputiens, on va les prendre pour nos égales » [PC, 44]).

Ainsi, dans un premier temps, la digression change le registre du texte qui passe de la description des petits chapeaux à la polémique, en évoquant un fait divers qui en dit long sur l’étroitesse d’esprit des bien-pensants. À l’argumentation polémique se mêle en outre le registre de la conversation indiqué ici par les nombreux points d’interrogation ou d’exclamation. Dans l’organisation du texte, la description, l’argumentation, la conversation et, ajoutons, la narration constituent une typologie séquentielle transversale à la typologie des genres. Cette typologie transversale est cependant « encadrée » par le genre discursif concerné : en l’occurrence, la chronique de mode ou du moins sa parodie qui rapproche le type séquentiel descriptif du genre de l’essai journalistique.

Dans un second temps, la digression nous ramène par d’autres voies à l’isotopie fondamentale du texte : l’affirmation ambiguë de la différence sexuelle par un fait de mode. Le personnage du bibliothécaire qui, dans « Un homme d’ordre » (le texte d’ouverture de Psyché au cinéma), se compare à Faust (« Faust, étouffe ton cri ; oui, la réalité que tu croyais fuir te réenveloppe, elle te choisit encore victime » [PC, 34]) et se voit contraint de châtier ses désirs, se retrouve châtré comme son double dans « Sur les petits chapeaux » au terme d’une digression sur le nom de Faust. En résumé, la combinaison de la digression (effet de montage discursif) et de l’intertextualité (effet citationnel) associée par ailleurs à la sémantique de l’ironie (interprétation équivoque de l’« inter-dit » parce que cette interprétation est chargée d’affects) crée dans le recueil un contrepoint fictionnel qui se plie difficilement à cette forme autotélique du poème à laquelle on veut soumettre le texte en prose.

Cependant, Yves Vadé insiste sur l’autonomie du « message » qui doit résulter du cadrage du poème en prose parce qu’il s’agit, pour que nous ayons entre les mains un poème et non le banal récit d’un fait divers, « de créer un objet verbal où le langage joue pour lui-même, non pas à vide mais de manière à créer chez le lecteur un certain état que Valéry nomme simplement l’“état poétique” précise-t-il, requérant aussi bien l’intentionnalité du scripteur (la volonté de produire un poème) que celle du récepteur[13] ». Yves Vadé peut ensuite reprendre à Jakobson la notion bien connue et aussi beaucoup critiquée de « fonction poétique » pour caractériser la poésie en prose à partir de son « message », c’est-à-dire l’organisation des éléments signifiants qui constituent le texte en poème :

Le choix des phonèmes, leur reprise allitérative ou en écho, les symétries, les effets de paronomases, d’harmonie et de heurts expressifs, l’organisation rythmique de la phrase, auxquels on peut ajouter les jeux d’anagrammes et d’une manière générale tous les modes d’engendrement du texte par le signifiant répondent à cette définition[14].

Par exemple, dans « Petites plaintes sur le passé revenu », sur le thème des désirs inavouables, Dugas reprend l’expression « il y a des… que/qui/dont » au début de neuf alinéas sur les onze que compte le texte (« Il y a des mots qu’on voudrait avoir dits… Il y a des Larmes de bonheur dont on ne boira pas l’enivrante ambroisie… Il y a des inconnus qui ne seront pas pénétrés, et des flammes… », etc. [PC, 107-108]). Ces parallélismes n’auraient aucune valeur en soi s’ils ne contribuaient dans l’esprit d’Yves Vadé à renforcer la tension poétique à l’intérieur du texte : « On comprend qu’en prose cette tension ne puisse être maintenue très longtemps sans que le texte dérive vers un discours simplement narratif, descriptif, ou argumentatif qui lui ferait perdre sa qualité de poème[15]. »

Quelques textes seulement dans Psyché au cinéma sont suffisamment courts pour conjurer cette menace. Texte relativement long, en revanche, « Les teddy bears en khaki [sic] » représentent une oeuvre à ranger de plain-pied dans le discours polémique. Le texte s’ouvre en faisant référence à la fable. Il sera en effet question d’animaux, au propre comme au figuré. Il s’agit à travers la figure animale de dénoncer la barbarie de la guerre et la déshumanisation de l’homme civilisé. La fable illustre par ailleurs un type de lecture classique impliquant un horizon moral : « Quelle initiation à l’existence que l’incomparable jardin animalesque de La Fontaine ! » (PC, 70). Le clergé est au centre de la polémique. Dugas refuse la propagande militaire qui habille les teddy bears en kaki avec la complicité de l’Église, puisqu’on peut acheter ces « joujoux symboliques » dans les boutiques d’objets de piété : « Maintenant, le pessimisme intégral qui reçoit, grâce aux ours, une forme nouvelle d’actualisation, ira rejoindre dans l’absolu, la religion éternelle. Les ours-khaki [sic] s’annoncent des maîtres incomparables en ironie chrétienne » (PC, 73). En confondant le « pessimisme intégral » et la « religion éternelle », termes logiquement et théologiquement incompatibles, l’« ironie chrétienne » constitue la plus étonnante des antinomies. Elle devient le pur produit du nihilisme de la civilisation occidentale, nihilisme dont Dugas accuse l’Église comme elle en a si souvent accusé les modernes. La polémique, comme on sait, consiste à retourner contre l’adversaire les arguments qu’il utilise lui-même. Qu’un ours soit plus humain que les humains et nous force ainsi à l’humilité, c’est le constat du sage qui, pour l’occasion, se réclame de la culture antique (« Ô petit teddy bear, j’aurais voulu parler de toi avec la plus douce des simplicités, et, pour te célébrer entièrement, être un pur latin » [PC, 76]). Celle-ci l’emporte sur la morale chrétienne des défenseurs de l’empire « qui disposent, pour leur commerce de chair à canon, de tout et de rien, de l’Évangile et des livres saints » (PC, 74-75). Sous le couvert de la fable, c’est une leçon d’humanisme que sert Dugas, l’« immoraliste » de nos lettres, au clergé catholique. Dugas se présente à plusieurs endroits de son recueil comme un nouveau Socrate.

En résumé, certains textes en prose de Dugas comme « Sur les petits chapeaux » ou « Les teddy bears en khaki [sic] » s’apparentent stratégiquement au genre de l’essai, genre dont la définition n’est pas simple cependant : ce « genre est désormais perçu comme hybride, insaisissable, laissant à l’auteur la possibilité d’user de tous les stratagèmes littéraires possibles : pseudo-dialogue, écriture poétique, recours au récit exemplaire[16] ». Par son hybridité même, l’essai menace l’édifice classique des genres littéraires encore solide au Québec et remet en cause le discours sur la littérature en fusionnant invention poétique et analyse critique.

Le champ de la modernité québécoise

Au Québec, le discours social détermine à sa manière la disposition du « champ générique ». Le début du xxe siècle est, comme on le sait, marqué d’une part par la querelle qui sévit entre les régionalistes et les exotistes et d’autre part par les rivalités qui opposent les membres de l’École littéraire de Montréal aux membres de cercles plus modernistes et plus fermés. C’est le cas du Soc (1908-1910), groupe dont Dugas fait partie avec ses amis Paul Morin, René Chopin et Guy Delahaye qui en devient le président en 1909. Les membres du Soc s’intéressent à l’ésotérisme, à l’exotisme, au décadentisme, tous ces « -ismes » qui délimitent le « champ restreint » de leur pratique dans le champ littéraire d’alors, mais dans leurs recueils de poèmes, ils ne rompent pas encore avec le vers mesuré et compté. Seul Delahaye semble montrer une certaine audace après son séjour à San Francisco, en 1915. Il nous reste de cette époque des ébauches de poèmes en vers libres ou en versets poétiques qui sont autant d’études sur le rythme où le poète parvient à s’affranchir de la scansion accentuelle syllabique, sans doute parce que la poésie est pour lui essentiellement « dialogique » en même temps que le produit de « réécritures » complexes où la parodie a aussi sa part. Delahaye écrit parfois des poèmes bilingues[17]. Cependant il ne publiera aucun de ces poèmes. Dans un tel contexte où le conservatisme l’emporte, même chez les jeunes poètes, le poème en prose au Québec ne semble pas participer d’un combat déclaré contre la versification traditionnelle. Le titre du recueil de Dugas, Psyché au cinéma, contient une référence néoclassique à la mythologie qui rapproche les Modernes des Anciens.

Au sein du discours littéraire qui constitue un champ de la pratique sociale, la frontière n’est pas encore très nette pour la jeune avant-garde (et pour Dugas en particulier) entre les genres qui constituent les pratiques discursives de la modernité : essai, prose poétique, commentaire critique, poème en prose, reportage sur les « choses vues », article de mode, faits divers, etc. Tous ces genres trouvent droit de cité dans Psyché au cinéma. Contrairement à Mallarmé, Dugas ne craint pas l’« universel reportage ».

Pour Dugas, il semble que la véritable poésie soit ailleurs. Celle de Phèdre, par exemple, même si elle doit beaucoup à la qualité des vers de Racine, sait transcender la « forme » pour s’adresser directement à l’âme et aux sens : « Phèdre éclate en aveux et c’est à l’âme et aux sens qu’ils vont frapper » (PC, 56). Dugas apprécie ce langage musical particulier émanant des tourments de la chair qu’il décrit ainsi dans « Paroles à la morte » : « […] chacune de mes blessures adopte une signification et me crée un ordre, plus que cela, des harmonies gémissantes quand je me courbe sur elles » (PC, 103). Quelques lignes plus haut, il disait vouloir se délivrer du « vieil homme » en lui (ce pourrait être le « p’tit garçon »), trop enclin aux gémissements, avant de consentir finalement à ce qu’il reprenne possession de lui :

[…] j’ai réentendu sa voix qui passait sur ma langue et j’ai parlé, gémi, crié avec lui. Il n’est pas jusqu’aux larmes versées qui n’étaient parentes de celles de jadis, quand il me conduisait au bout du sentier et que là, dépouillé, nu, sanglant, il m’arrachait des plaintes sous ses lanières. Il a revécu en moi, et j’ai vécu en lui, Cher être de mon être, si prodigieusement capable de donner la souffrance […].

PC, 102

Cette érotique repose en dernier ressort sur une sémiotique des passions qu’il serait trop long d’approfondir ici mais qui, en plaçant la joie dans la souffrance, la vérité dans l’illusion, renverse le système des valeurs conventionnelles, en même temps que le sujet se donne à lui-même une tâche nietzschéenne : rompre avec ce « coeur esclave de l’espérance et du regret » qui entretient à cause de l’espérance même la souffrance comme une joie. Mais envisageons plutôt l’art de Dugas à partir d’un type particulier de relations entre le langagier et le cognitif. Il s’agit de ces relations qui dépendent des opérations énonciatives et qui orientent la visée référentielle des séquences discursives de manière à rendre l’interprétation de celles-ci « équivoque », comme nous l’avons vu précédemment dans nos études de textes. Psyché au cinéma remplit alors les trois conditions qui font, selon Milan Kundera, de l’essai (romanesque) un art : l’hypothétique, le ludique et l’ironique[18]. L’étude du paratexte montrera comment ces trois modalités discursives sont associées à une vision « funambulesque » du monde qui constitue l’un des traits de l’avant-gardisme québécois aux yeux de la critique.

Le paratexte

Le paratexte est, comme on sait, une donnée complexe. Il recouvre ce par quoi le livre est d’abord un imprimé : le nom de l’auteur, le titre, les sous-titres, le prière d’insérer, les dédicaces, les épigraphes, l’instance préfacielle, les intertitres, les notes, etc. Gérard Genette explique que le paratexte représente un seuil ou une membrane perméable entre le dedans et le dehors du livre ; il constitue par ailleurs une zone de transaction : « […] lieu privilégié d’une pragmatique et d’une stratégie, d’une action sur le public au service, bien ou mal compris et accompli, d’un meilleur accueil du texte et d’une lecture plus pertinente — plus pertinente, s’entend, aux yeux de l’auteur et de ses alliés[19]. »

En apportant des modifications au paratexte de Psyché au cinéma les éditeurs modernes ont changé la stratégie initiale de l’auteur au profit d’une stratégie éditoriale qui leur paraît plus conforme à un nouvel horizon d’attente. C’est ainsi que les éditions Triptyque ont choisi, en 1998, de faire suivre le titre du recueil de Dugas de la mention « poèmes en prose » qui ne figurait pas dans l’édition originale de 1916. Ils ont aussi modifié la composition du livre. Dans l’édition de 1916, au-dessus du titre qui surplombe chaque texte du recueil, figure un surtitre qui empiète légèrement sur la marge de gauche. Ce surtitre est suivi d’un appel de note entre parenthèses. La note figure en italique en bas de page, comme il se doit. Le surtitre et la note qui l’accompagne appartiennent au péritexte qui encadre le texte imprimé sur la page. Dans l’édition de 1998, le surtitre ainsi que la note correspondante figurent sur une page isolée ; cette page précède le texte que le lecteur découvre au recto de la page suivante. Ce qui tenait du péritexte en 1916 tient désormais, en 1998, du paratexte. Toute la stratégie énonciative et interprétative s’en trouve modifiée. Le lecteur de 1916 pouvait lire les textes de Dugas comme ayant une relative autonomie formelle, tantôt essais polémiques, tantôt poèmes en prose, etc., dans la mesure où le poème en prose est encore un genre non fixé. Cette indétermination générique caractérise, comme on l’a vu, l’historicité de Psyché au cinéma. En revanche, le lecteur de 1998 aborde les textes de Dugas comme autant de variantes du poème en prose. Bref, l’édition de 1998 non seulement fixe le genre, mais le fixe a posteriori en abordant le recueil du point de vue de l’historicisme littéraire.

Les éditions Triptyque, en donnant leur pleine autonomie paratextuelle aux surtitres et aux notes, en ont fait un ensemble d’énoncés programmatiques. Nous n’avons pas la place ici de les commenter tous. Nous nous contenterons donc de quelques remarques. La note qu’appelle le surtitre Douches italiennes et qui précède le texte intitulé « Mademoiselle Italie » évoque Francisque Poulbot, le dessinateur montmartrois, en ces termes : « Pour un cinéma napolitain où Poulbot consentirait à faire danser sur des cordes invisibles de petites Italiennes en papier mâché. » La danse sur un fil suggère une vision « funambulesque » du monde qu’Olivar Asselin associait aux courants de la modernité québécoise dans la préface qu’il avait rédigée pour Mignonne allons voir si la rose… de Guy Delahaye publié en 1912 : « […] oeuvre délibérément provocatrice, funambulesque à la troisième puissance[20] ». Dans Psyché au cinéma, la note associée au surtitre Douches mourantes parle cette fois d’un théâtre à moitié vide où des personnages grotesques répètent  « Coco ! Pauvre coco » devant un auditoire de Poil de Carotte. Cette note encadre l’un des textes les plus tragiques du recueil où il est question pour l’homme qui réprime ses désirs d’avouer l’inavouable et de céder à la tentation du suicide. Si nous ajoutons à cette note la dédicace qui accompagne « La défaite du printemps » (« À M. de Paillasse, Moi — et autres clowns »), nous sommes proches avec Psyché au cinéma de ce que Schlegel, pour caractériser l’ironie romantique, appelait « une bouffonnerie transcendantale ». Louis Dantin ne s’y trompera pas en assimilant l’ironie à l’esprit délétère de la modernité : « L’ironie devient la loi suprême de la littérature. Étant donné que le cosmos est une mauvaise plaisanterie, une farce cruelle jouée à nos dépens, il est tout naturel, n’est-ce pas, qu’il revête sous la plume un faux air de fumisterie[21]. »

Le « projectionniste »

Mais chez Dugas, c’est le mot « cinéma » présent dans le titre du recueil ainsi que dans les énoncés programmatiques du paratexte qui, peut-être plus encore que l’ironie, fait signe à la modernité. Pour cette raison, nous parlerons désormais à propos de Psyché au cinéma de « cinéma en prose ».

L’oeuvre de Dugas est en effet fondée sur un cinéma psychique — la psyché perçue comme un écran cinématographique — sur lequel le moi projette ses fantasmes. Il faut donner à ce mot chez Dugas le sens de fantaisies de l’imagination associées souvent aux rêves, aux hallucinations, c’est-à-dire à des états méta-poétiques. Sous la figure des diverses instances énonciatives se cache un « projectionniste » (c’est ainsi que nous l’appellerons désormais) qui est tout ensemble l’écran, les images en mouvement, le scénariste, le dérusheur, le monteur. Il joue également tous les rôles d’acteurs. Il s’incarne dans le personnage de Phèdre de Racine qui se trouve être elle-même une « projectionniste » avertie dans la relation passionnelle qu’elle entretient avec l’image d’Hippolyte : « Si elle rêve, c’est qu’alors elle subtilise l’image du héros. Elle en vit et en meurt. Les éléments, la nuit, le jour servent ses appétits d’aimer » (PC, 56-57).

Le projectionniste se projette également dans la psyché des autres qui sont, pour compliquer les choses, le fruit de ses propres projections : « Ris à songer que tu rencontreras, rue Fullum, une petite dame frisée, jolie comme une médaille, et ordonne sa toilette » (PC, 35). C’est sur la psyché de cette « petite dame » qu’il veut séduire que le « projectionniste », nouveau Faust, va s’amuser à projeter les clichés exotiques que lui inspirent ses souvenirs de Montmartre, capitale du péché. Il s’agit à la limite de forcer l’imagination de la petite dame frisée comme on force un corps : « Applique-toi à scandaliser cette petite déesse du hasard et de la fantaisie en chantant du Mayol, du Fragson jusqu’à ce que sa chevelure devienne en feu » (PC, 40), « Couvre-la de tulipes, de dahlias, de lys et de renoncules, et dans l’allée déserte, en présence du ciel et de la terre, impose-lui les félicités de la flagellation » (PC, 36).

Il arrive également que des personnages « exotiques » projettent leurs images dans la psyché du « projectionniste ». C’est le cas lorsque celui-ci rencontre par hasard, sur la rue Saint-Laurent, une Italienne qui joue de l’orgue de Barbarie pour quelques sous. Le « projectionniste » tente pour le coup de reconstituer à l’image du sien le théâtre d’ombres de cette femme :

Quel est son nom, son passé, le rêve qu’elle a chéri et qui, devenu subtil mirage, se confond chez elle avec le souvenir de ces brouillards pourprés voltigeant au-dessus des lacs d’azur ? Vers quelle impasse se dirige-t-elle où connaissant les déchéances de l’abjection et non pas l’amour unique, elle fermera pour mourir ses bras sur des ombres qui l’auront délaissée ?

PC, 62

Le « projectionniste » découvre à travers elle l’autre qui est en lui, l’étranger de soi, le toi-moi.

Au plan des modalisations existentielles qui caractérisent l’imaginaire du recueil à partir de la saisie impossible de l’objet désiré en tant qu’ombre « projetée », nous sommes dans ce domaine que les sémioticiens décrivent comme celui de l’« inanité » : « l’inanité (la potentialisation) constitue une “perte” de densité existentielle […] qui mène de la présence (réalisante) vers l’absence (virtualisante)[22]. » Cet imaginaire antinomique représente l’un des paradoxes de la modernité « décadente ». Néanmoins, une pseudo-présence de l’objet désiré peut se réaliser au sein même de la potentialisation. Dans « Paroles à la morte », le fantôme prend corps enfin quand le présent du « projectionniste » coïncide avec l’apparaître du « spectre » : « Dans son séjour édénien, elle n’a pas revêtu, pour l’hallucination qui me pénètre de grâce communiante, les formes idéales. Je la sens en chair et en os. Et je l’aime ainsi, car elle m’est plus ressemblante, plus humaine : je peux la croire encore vivante » (PC, 97).

La conscience cinématographique

Il faut toutefois prendre au sérieux l’hypothèse « philosophique » de Dugas qui fait de la psyché une projection « cinématographique » à partir d’un processus d’images-souvenirs qui configurent le temps personnel. Les lignes qui suivent résument l’essentiel de ce que Dugas entend par une « psyché cinématographique » conçue comme un processus qui ressuscite le moi à la vie de même qu’à la vérité des fantasmes que projette l’imagination sur les réalités :

Ma vérité est revenue danser devant moi, et m’a rendu l’illusion, seul ressort vital qui nous ressuscite à la vraie vie et à l’espoir. […] Et qu’est-ce qui existe, d’ailleurs, sur les chemins de l’expérience, si ce n’est l’illusion ? […] Aimons que de la mort sorte l’éblouissement des résurrections ! Désormais, je ne blasphémerai plus devant la réalité, je verrai en elle non une ennemie, mais une faiseuse de beau, celle qui suscite le divin !

PC, 100-101

Certes, l’influence du symbolisme est sensible dans ces quelques lignes. L’illusionnisme y est le fruit du désenchantement éprouvé à l’égard du réel lorsque celui-ci n’est pas conforme à nos désirs (thèse faible). Ce désenchantement est alors compensé par une « transfiguration » du réel au moyen de l’art. Dans ce mouvement de « transfiguration », le moi est confronté à la vérité de sa propre fiction qu’on peut décrire comme une illusion « vraie », « souveraine » reconquise aux dépens des forces de mort. Dugas néanmoins exprime clairement la nécessité d’établir un rapport entre le mouvement qui anime les fantasmes de l’imagination et une expérience de la réalité mêlant perception et fantasme dans un même élan vital (thèse forte). Dans son livre Le temps du cinéma et la question du mal-être, le philosophe Bernard Stiegler décrit en des termes proches de ceux de Dugas le rôle important de l’imagination dans le dispositif fantasmatique qui constitue le processus de perception du réel :

Et si l’on pouvait montrer que la réalité vivante compose toujours avec l’imagination, n’est perçue qu’à la condition d’être fictionnée, irréductiblement hantée de fantasmes, alors on serait peut-être finalement amené à dire que la perception est toujours en relation transductive avec l’imagination, c’est-à-dire qu’il n’y a jamais de perception sans imagination ni l’inverse, la perception étant l’écran de projection de l’imagination, la relation constituant ses termes qui ne la précèdent donc pas ; on serait donc amené à dire que la vie est toujours du cinéma, et que c’est pour cela que « quand on aime la vie on va au cinéma ». Comme si on allait au cinéma pour retrouver la vie. Pour ressusciter, en quelque sorte[23].

La mémoire joue également un rôle majeur dans la constitution des fantasmes que le « projectionniste » de Psyché au cinéma projette sur son écran psychique. Dugas écrit en tête de son oeuvre, en guise de dédicace : « À des mirages encore flottants, aux figures de ma jeunesse ramenées devant moi, et que j’ai rebues, paupières closes, dans la nuit de la réalité apparue. » La mémoire fonctionne dans ce contexte comme un tissu de rétentions et de protentions qui composent le flux temporel de la conscience. Bernard Stiegler approfondit dans son livre la nature de ces processus rétentionnels et protentionnels qui conditionnent le fonctionnement du cinéma psychique comme technique d’impressions d’images en mouvement. Nous en ferons notre profit pour redéfinir le genre « poème en prose » comme le produit de la rétention tertiaire.

Pour commencer, Bernard Stiegler définit comme la rétention primaire une rétention qui appartient au présent de la perception et qui fait qu’en musique, par exemple, une note qui est présente ne peut être une note (et non seulement un son) que si elle retient en elle la note précédente, note précédente encore présente[24]. Il en va de même de la perception immédiate. La rétention secondaire serait, pour reprendre l’exemple de Bernard Stiegler, la mélodie que l’on peut réentendre en imagination par le jeu du souvenir et qui constitue le passé de mon imagination, en tant qu’auditeur. Le souvenir secondaire permet de répéter à volonté par l’imagination, un objet temporel antérieurement perçu, de le répéter dans l’imagination du souvenir. La mémoire est à la fois sélection et oubli. Stiegler parle avec raison de « la finitude rétentionnelle de la conscience ».

L’idée de cinéma suppose dans ces conditions une « rétention tertiaire », que Bernard Stiegler qualifie de « prothèse de la mémoire extériorisée » censée combler la finitude rétentionnelle de la conscience. Or cette rétention tertiaire dépend de la technique. Au cinéma, elle correspond au mode d’enregistrement de la pellicule photographique capable de reproduire des images à l’identique. Pour nous lecteurs de Psyché au cinéma, c’est d’une part la forme-livre conçue à partir des codes signalétiques de l’imprimé, c’est d’autre part le genre fixant virtuellement la description formelle d’un ensemble de textes et leur possible reproduction selon divers paramètres relativement stables qui, au bilan, constituent le processus de rétention tertiaire. Le paratexte obéit de ce point de vue à une codification complexe du processus de rétention tertiaire, dans la mesure où il appartient aux codes de l’imprimé et de la mise en page de même qu’aux codes de la généricité fixés par la stratégie éditoriale[25]. En ce qui concerne Psyché au cinéma, le paratexte, comme nous l’avons vu, détermine le mode de lecture du recueil — le genre — en fonction de deux « synchronies » différentes : celle de 1916 et celle de 1998. Ce faisant, la rétention tertiaire me livre l’accès, en tant que lecteur, à une « mémoire » qui enchaîne les flux de ma conscience à des flux de conscience passés qui me sont même étrangers, comme l’explique ici Bernard Stiegler :

Ces enchaînements qui me donnent accès aussi bien à un passé que je n’ai pas vécu qu’à mon passé propre, et que je peux ainsi revivre, me permettent des recognitions et tout à la fois me sont permis par elles, qui sont aussi des anticipations des conditions de cohérence de la poursuite de mon flux, et qui doivent être cohérentes avec les flux passés que les rétentions secondaires et tertiaires m’ont rendus accessibles, y compris ceux que je n’ai pas vécus moi-même, mais dont j’ai hérité en ADOPTANT l’indétermination déterminante comme promesse exemplaire d’une cohérence qui reste absolument à venir[26].

À l’exemple du « projectionniste » de Dugas, le lecteur de Psyché au cinéma découvre avec Bernard Stiegler que « cette cohérence […] ne peut être qu’une unité, promise comme un avenir, qui me donne à connaître que “je” ne suis peut-être pas, que je ne suis peut-être, comme “je”, qu’une fiction, qu’une projection, qu’un phantasme de moi, de moi qui adopte des personnages, que je me néantise en me faisant du cinéma[27] ». C’est le paradoxe du sens intime qui fait tout l’intérêt de Psyché au cinéma.