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Ce travail se situe dans la perspective d’une étude spatiale de L’assommoir qui envisage non pas tant les lieux en eux-mêmes, leur organisation et leur rapport avec le programme et avec les structures de la narration, que les fonctions démarcatives des déplacements des personnages dans les espaces romanesques, au fond essentiellement, les frontières, les seuils, les barrières qu’ils doivent franchir, qu’ils tentent de franchir, qu’ils ne réussissent pas à franchir[1].

Il m’apparaît qu’une phrase de l’« Ébauche » a curieusement assez peu retenu l’attention des commentaires critiques sur L’assommoir. Après s’être proposé de « montrer le milieu peuple et [d’]expliquer par ce milieu les moeurs peuple […], en un mot un tableau très exact de la vie du peuple avec ses ordures, sa vie lâchée, son langage grossier, etc. Un effroyable tableau qui portera la morale en soi », Zola ajoute : « ce tableau ayant comme dessous — sans thèse cependant — le sol particulier dans lequel poussent toutes ces choses »[2].

Cette proposition initiale me semble avoir une importance programmatique primordiale, puisqu’elle instaure le « sol », terme tainien s’il en est, comme dynamique première, non seulement de la narration, mais surtout de la condition sociale des personnages. L’espace urbain est la dynamique première du récit de la vie de Gervaise et de ses comparses. Rappelons pour mémoire que le premier titre prévu était en effet La simple vie de Gervaise Macquart. Or, que raconte le roman, sinon « les modes de vie, les manières de travailler, de manger, d’aimer, de survivre et de mourir[3] », c’est-à-dire ce que les sociologues, les ethnologues appellent des rites de passage ? Rappelons simplement ces quelques lignes de l’ébauche :

J’aurais donc d’abord les phases d’existence qui suivent :

Arrivée à Paris en 1850. Abandonnée par Lantier, Gervaise reste seule avec deux enfants, l’un de huit ans, l’autre de quatre ans. (La scène de l’abandon, les enfants, etc.)

La rencontre de Coupeau quelque part de typique/Coupeau sait qu’elle était avec Lantier./Le mariage (typique aussi). Le premier temps du ménage. Les premières raclées.

La réussite de Gervaise qui parvient à s’établir. Une petite boutique de blanchisseuse, à côté de son ancienne patronne. La jalousie de celle-ci poussant à un dénouement tragique.

La vie dans la petite boutique. Coupeau ne faisant plus rien. Les ouvrières.

La réapparition de Lantier. Détails sur les tanneurs (quartier de la Bièvre). Vie extraordinaire de l’amant dans le ménage. Coupeau abruti, buvant. Lantier s’expliquant : « Les enfants sont à moi, n’est-ce pas ? Je puis bien venir les embrasser ». Ou mieux encore, c’est Coupeau qui l’amène. Un vieil ami. Alors, peu à peu, les deux hommes se mettent à vivre sur Gervaise. Montrer celle-ci résistant, puis s’abandonnant peu à peu.

Alors la ruine lente de la petite boutique. Gervaise est obligée de se remettre chez les autres après avoir perdu ses pratiques une à une. Coupeau va mettre le linge des autres au Mont-de-Piété, etc. Quand Gervaise travaille chez les autres, la misère sordide, les jours sans pain.

Là un drame pour finir. Je fais mourir Gervaise tragiquement, ou plutôt je la montre mourant à quarante et un ans, épuisée de travail et de misère[4].

Avant les études scientifiques de Tarde, de Van Gennep et d’autres, Zola a saisi avec acuité les fondements mêmes de ces travaux sur les modes d’occupation de l’espace privé et de l’espace public, les contraintes qui règlent la vie quotidienne, les relations entre les classes et les individus. En 1909, dans Les rites de passage, Van Gennep écrivait qu’ « un espace déterminé du sol est approprié par un groupement déterminé, de telle manière que, pénétrer étant étranger dans cet espace réservé, c’est commettre un sacrilège, et cette interdiction se marque à l’aide de bornes, de murs, de barrières, de statues, etc.[5] ». Les passages d’un « territoire à l’autre sont toujours accompagnés de cérémonies de passage matériel[6] », et le portique-tabou de passage devient ici la poterne des murailles, la porte des murs de quartier, la porte de la maison et quiconque passe de l’un à l’autre se trouve dans une situation de marge.

Ce sont ces marges spatiales dans L’assommoir que l’on peut étudier, ces rituels de « peuplades ouvrières françaises » à la fin du siècle. C’est là une composante locale et spatiale, quasi essentielle, un moment restreint certes, celui qui unit à un moment donné du temps le sujet romanesque et son lieu de vie.

Intégration sociale, intégration spatiale

Une des premières marques importantes d’intégration sociale dans ce roman, c’est évidemment le mariage de Gervaise avec l’ouvrier zingueur Coupeau (« Nous allons nous marier ensemble. Moi je veux bien, je suis décidé[7] ») qui, malgré la liaison que la jeune lingère a eue avec Lantier, malgré les enfants Claude et Étienne, malgré tout, souhaite l’épouser : « Oui, je vous veux […]. Vous entendez bien, je vous veux » (AS, 420). Coupeau qui tient fermement à cette union réussit à vaincre les réticences de Gervaise qui « ne voulait pas de noce ». Cette cérémonie donnera un statut autre à la jeune provinciale arrivée de Plassans depuis trois mois à peine. Rite d’intégration au groupe (groupe auquel Gervaise tiendra par la suite, groupe bénéfique, groupe maléfique aussi, groupe intime qui donne à la blanchisseuse une impression de sécurité et d’intimité : « on désirait célébrer entre soi une fête de famille », s’écrie Coupeau à la fin du repas de noces [AS, 457]), le mariage est un acte proprement social devant l’ensemble du quartier. Il intègre Gervaise à une nouvelle famille, à un nouveau quartier, et surtout à de nouveaux lieux.

En effet, cette intégration sociale n’est possible que par l’intégration spatiale au quartier de la Goutte d’Or. Celle-ci ne se fera pas immédiatement. Van Gennep note, parmi les rituels du mariage, la quasi-permanence de l’installation dans une maison neuve[8]. Or, précisément, les Coupeau vont continuer à habiter à l’hôtel Boncoeur qu’ils abominent. Quand on connaît, dans le rituel social du mariage, l’importance des rites relatifs au seuil et aux portes, on ne peut précisément manquer de relever que, après le banquet, au Moulin d’Argent, les Lorilleux proposent d’aller les conduire à leur porte et qu’au grand scandale de la soeur de Coupeau, ils s’apprêtent à dormir « dans ce trou infect de l’hôtel Boncoeur », dans la chambre où Gervaise avait vécu avec Lantier, « où les loques de sa vie passée traînaient encore » (AS, 461).

Leur intégration ne sera assurée que le jour où ils iront s’installer rue Neuve de la Goutte d’Or : « C’était pour eux comme une entrée sérieuse et définitive dans la vie, quelque chose qui, en les faisant propriétaires, leur donnait de l’importance au milieu des gens bien posés du quartier » (AS, 464). Elle le sera encore bien plus quand Gervaise emménagera dans la petite boutique bleue, son refuge quasi sacré, selon l’analyse de Jacques Dubois[9], espace à la fois d’intimité et d’ouverture au monde, et dont le seuil (espace intime et public à la fois) marque la limite : « Gervaise, tranquille, souriante sur le seuil de sa boutique saluait les amis d’un petit signe de tête affectueux. […] La rue de la Goutte d’Or lui appartenait, et les rues voisines, et le quartier tout entier » (AS, 500). C’est là le mouvement même, quasi constant, de la blanchisseuse, endocentrique et exocentrique, dans l’espace : l’espace privé familial, même le pire, celui de la chambre et du cabinet du sixième étage, après l’abandon de la boutique aux Poisson, lui donne vigueur et confiance, nécessité fondamentale pour elle, en même temps qu’il la réconforte, qu’il la rassure et lui permet de repartir vers l’extérieur, vers le monde.

Espace festif

C’est une des explications d’un autre rite essentiel dans la narration, celui des repas en commun, celui des fêtes. Ce « passage matériel », pour reprendre la terminologie ethno-sociologique de Van Gennep, accompagne tous les rites sociaux, depuis le mariage jusqu’à la mort de maman Coupeau, en passant par le baptême, la communion de Nana et la fête de Gervaise. L’assommoir est, comme l’a indiqué Jacques Dubois[10], ponctué de toute une série de célébrations et la commensalité accompagne toutes les fêtes ; le repas en commun est un rite d’agrégation, un sacrement de communion souvent dégradé ici.

Mais toute fête exige un lieu topologiquement et fonctionnellement déterminé. Or, l’espace de la fête, celui de la communauté, se définit toujours dans le roman comme un ailleurs. Il est toujours en marge. Il suppose un rite d’intégration des individus à un groupe. C’est ce que nous pouvons voir avec les Lorilleux lors de la fête de Gervaise, le 19 juin :

La société, brusquement sérieuse, attendait avec solennité.
 […] Mme Lorilleux, en robe de soie, s’arrêtait sur le seuil. Tous les invités s’étaient levés, Gervaise s’avança, embrassa sa belle-soeur comme il était convenu, en disant :
 « Allons, entrez. C’est fini, n’est ce pas ?… Nous serons gentilles toutes les deux. »
 Et Mme Lorilleux répondit :
 « Je ne demande pas mieux que ça dure toujours. »
 Quand elle fut entrée, Lorilleux s’arrêta également sur le seuil, et il attendit aussi d’être embrassé, avant de pénétrer dans la boutique.

AS, 568

Mais cet espace n’est en fait que la boutique de travail transformée en lieu de fête : « Maintenant que Gervaise allait avoir quatorze personnes à dîner, elle craignait de ne pas pouvoir caser tout ce monde. Elle se décida à mettre le couvert dans la boutique […] ; c’était l’établi, posé sur d’autres tréteaux qui devait servir de table » (AS, 562). Marque de déchéance, le lieu de travail est détourné de sa fonction essentielle, et Gervaise d’ajouter « quand le Grand Turc en personne serait venu lui apporter un faux-col, quand il se serait agi de gagner cent mille francs, elle n’aurait pas donné un coup de fer ce lundi là, parce qu’à la fin c’était son tour de jouir un peu » (AS, 562). Et c’est précisément Lorilleux qui va révéler que c’est sur l’établi que l’on mange : « on n’a peut-être jamais autant travaillé dessus ! » dit il, et sa femme d’ajouter : « bouffer si vite l’argent, sur les planches où l’on avait eu tant de peine à le gagner » (AS, 584).

Ce chapitre, un des temps forts du roman, met en scène le lieu de travail comme espace festif et marginal. L’orgie populaire prend sens dans cette transformation, amorce de destruction et de détérioration : « Gervaise aurait mis sa table en travers de la rue, si elle avait pu, histoire d’inviter chaque passant » (AS, 563-564). La ripaille s’étend à tout le quartier. Le seuil s’efface, espace privé et espace public se confondent totalement dans une indistinction menaçante : ils n’ont plus de frontière précise. Or, cet espace, distendu, défi à la misère, exprime ici à la fois une volonté de réunion et d’affirmation de soi avec le sentiment d’appartenir à un groupe, en même temps qu’il annonce aussi le basculement vers la déchéance finale, un espace totalement vide, vidé. En effet, un des derniers repas, un des derniers rites pratiqués dans la boutique de Gervaise se fera à l’occasion de l’enterrement de maman Coupeau. La mort est évidemment omniprésente dans L’assommoir, en particulier avec le personnage du croque-mort, le père Bazouge qui intervient toujours en contrepoint dans de nombreuses scènes rituelles : le mariage, la fête de Gervaise et évidemment l’excipit du roman. Or, c’est aussitôt après le décès de la mère de Coupeau que Gervaise accepte de quitter son espace fondamental, sa boutique, et de la laisser à Virginie qui y installera son épicerie fine. Monsieur Madinier, qui intervient toujours un peu comme Monsieur Homais, dit à Gervaise après l’enterrement : « les vieux font de la place aux jeunes… Ça va vous sembler bien vide, votre logement, quand vous rentrerez » (AS, 670), à quoi font écho, plus tard, les paroles de Gervaise : « le soir, […] il lui semblait que les pièces étaient désertes et immenses. […] Oui, les murs étaient nus, son coeur aussi, c’était un déménagement complet » (AS, 671). Rupture narrative, rupture sociale, la débandade des Coupeau est aussi et avant tout une rupture spatiale : la boutique bleue avait été désirée, décorée avec des allures de cérémonial, un cérémonial quasi sacré, quand Gervaise venait se mettre à genoux devant sa « mécanique », foyer central de la pièce, de la boutique.

La perte de cet espace, qu’elle n’a pas su, qu’elle n’a pas pu conserver, c’est la perte même de Gervaise. En effet, ce à quoi Zola renvoie constamment dans sa distribution de l’espace, d’un espace évidemment fictif — même si la géographie, ou plutôt la topographie, réfère à un quartier, à des gens proches et connus —, c’est à une véritable institution sociale, un véritable champ social, qu’il élabore dans le système de l’immeuble, des appartements, du quartier : l’espace devient une forme de la société, l’espace informe la société. Trois lieux au moins renvoient à la condition ouvrière : c’est d’abord la grande maison de la rue de la Goutte d’Or, où ouvriers et artisans vivent comme dans une sorte de caserne, c’est ensuite la boutique de Gervaise, ce sont enfin tous les assommoirs du roman, tous les bistrots, seuls lieux d’échange et de communication pour les pauvres.

L’effacement des seuils

Nous avons vu Gervaise, installée sur le seuil de sa boutique, s’approprier presque tout le quartier, transformer son lieu intime en lieu public ; en fait, toute la problématique spatiale dans L’assommoir repose sur cet effacement des seuils : effacement du seuil entre la boutique et la rue, effacement du seuil entre les appartements de la grande maison et le quartier, effacement du seuil entre les assommoirs et la rue. Les bâtiments, espace imaginé et reconstruit par Zola, ont valeur sociale. Comme l’écrit Jacques Dubois, ils fixent fortement le sens et la valeur des institutions sociales : « Ce n’est rien d’autre que la reprise en texte [et j’ajouterai : en espace] d’une pratique sociale[11] » que les sociologues vont quelque temps après découvrir et analyser. La topologie du roman de Gervaise repose bien sur ces lieux qui effacent les frontières entre un espace domestique et un espace public : le bistrot est à la fois lieu d’échange et lieu de communication, c’est le réceptacle de la culture du pauvre :

C’était un envahissement du trottoir, de la chaussée, des ruisseaux, un flot paresseux coulant des portes ouvertes, s’arrêtant au milieu des voitures, faisant une traînée de blouses, de bourgerons et de vieux paletots, toute pâlie et déteinte sous la nappe de lumière blonde qui enfilait la rue.

AS, 409

Toutefois, il existe une barrière, à la fois référentielle et métaphorique ; c’est celle sur laquelle s’ouvre l’incipit du roman. À cet « espèce d’espace » indifférencié qu’est, pour une part, le quartier de la Goutte d’Or, s’oppose Paris, le nouveau Paris, séparé par « cette muraille grise et interminable qui entourait la ville d’une bande de désert » (AS, 376). Cette barrière s’ouvre simplement pour laisser passer le flot des ouvriers, « la cohue s’engouffrait dans Paris où elle se noyait, continuellement » (AS, 377). N’est-ce pas une préfiguration de l’avertissement que Zola va lancer aux heureux du monde bien plus tard, après Germinal : « Hâtez vous d’être justes, autrement, voilà le péril : la terre s’ouvrira, et les nations s’engloutiront dans un des plus effroyables bouleversements de l’Histoire[12] » ? Le mythe du « grand soir » trouve son expression dans le système métaphorique du franchissement des barrières, des frontières imposées par la société, que Zola entrevoit comme le déferlement d’un cataclysme animal ou naturel. C’est ce qu’il annonçait dans sa Campagne du Figaro entre septembre 1880 et septembre 1881 : « C’est l’avènement de la démocratie qui renouvelle notre politique, notre littérature, nos moeurs, nos idées. […] Et j’ajoute que quiconque voudra barrer le chemin de ce fait sera emporté[13] » ; et, d’indiquer un peu plus loin, que « le grondement de la démocratie qui s’avance leur paraît être la clameur des barbares[14] ».

Ce sont précisément là les images initiales de la représentation de Paris, vu par Gervaise depuis la fenêtre de l’hôtel Boncoeur, quand elle attend le retour de Lantier : les ouvriers y sont vus, d’abord indistinctement — et l’image revient à plusieurs reprises —, comme des animaux, « flot ininterrompu d’hommes, de bêtes, de charrettes » (AS, 377) assimilé immédiatement après à un « troupeau » piétinant qui s’engouffre et se noie dans Paris ; métaphore reprise quelques lignes ensuite, avec le « troupeau », « la face tendue vers Paris, qui, un à un, les dévorait, par la rue béante du faubourg Poissonnière » (AS, 378). Cette image même du « flot » (AS, 377 et 379), n’est-ce pas l’une des représentations de la classe ouvrière, risquant, dans sa puissance irrésistible, de noyer Paris intra muros et ses bourgeois retranchés derrière leurs fortifications ? D’autant que la même image du flot inondant Paris sera reprise au chapitre II, dans la description de l’alambic du Père Colombe à l’Assommoir :

l’alambic, sourdement, sans une flamme, sans une gaieté dans les reflets éteints de ses cuivres, continuait, laissait couler sa sueur d’alcool, pareil à une source lente et entêtée, qui à la longue devait envahir la salle, se répandre sur les boulevards extérieurs, inonder le trou immense de Paris.

AS, 411-412

La voix descriptive est, sans aucun doute, celle du narrateur qui se substitue à celle de Mes-Bottes et de ses camarades jetant « des yeux attendris sur la machine à soûler » (AS, 411). Or, l’alcool renvoie indubitablement, dans une caractérisation métaphorique — voire plutôt métonymique — à la classe ouvrière elle-même ; les caractérisations inverses en administrent aisément la preuve : « sans une gaieté », « la sueur d’alcool », enfin la source « entêtée », c’est-à-dire que le terme inanimé « alambic » et son produit « le vitriol » sont définis comme l’animé humain dont ils se révèlent n’être qu’un substitut.

Gervaise et tous les autres ouvriers vivent dans une zone de confins, dans des marges, et la paix, harmonieuse, ne peut se maintenir, ne peut être garantie que par le respect de cette fragile barrière topologique, topographique, sociologique. Mais cette zone de confins évoque, marque le danger des interférences des communications, des agressions. Les deux classes sociales sont installées dans une proximité confuse et, surtout, très dangereuse. Le système rhétorique du flot, de l’inondation, de l’irruption de la classe ouvrière et de sa métonymie, l’alcool, indique combien le discours romanesque demeure hanté par l’incursion brutale de l’autre. Et cet autre, l’ouvrier, ne peut être vu, dans le système de représentation, qu’à travers l’image de l’animalité, de la bestialité.

Un roman de l’espace, sur l’espace

Le mur, la barrière constituent une nécessité : nécessité « réaliste » qui renvoie à des contraintes mimétiques essentielles[15]. Mais la contrainte référentielle renvoie aussi à des contraintes mythiques qui constituent des structures quasi autonomes par rapport à la réalité ici décrite, c’est-à-dire le mur d’octroi. Par deux fois, Gervaise perd tout repère spatial dans son quartier : le première fois, c’est quand elle va rendre visite à Goujet à la forge : notons d’abord tous les éléments dysphoriques du paysage manufacturier, qui fait dire à Gervaise que c’était une rue « où elle n’aurait pas demeuré pour tout l’or du monde, une rue large, sale, noire de la poussière de charbon » (AS, 526). Mais surtout la blanchisseuse est totalement perdue et se lance à l’aventure à la recherche de la forge.

La deuxième fois, c’est quand Gervaise, totalement vidée par la pauvreté, tente de se livrer à la prostitution : « Sous le luxe montant de Paris, la misère du faubourg crevait et salissait ce chantier d’une ville nouvelle, si hâtivement bâtie » (AS, 764) ; et perdue dans la cohue, la perte de l’identité de Gervaise se traduit d’abord et essentiellement par la perte de tout repère spatial : « Sous elle, le sol fuyait, d’une blancheur vague » (AS, 774). La seule présence qu’elle sente encore, c’est Paris, craint et haï au début du roman : « elle devinait derrière ce voile de glace, l’immensité des avenues, les files interminables des becs de gaz, tout cet infini noir et désert de Paris endormi » (AS, 774).

C’est aussi comme une étrangère qu’elle parcourt la distance, topographiquement importante puisqu’il lui faut « traverser Paris » (AS, 781), entre la Goutte d’Or et l’asile où va mourir Coupeau. Gervaise traverse là un monde qui lui est totalement inhabituel, qui lui est comme interdit, où elle se sent en marge : « Il y avait une nuée de monde dans les rues ; mais le monde l’amusait » (AS, 781) — seule indication sur les longues traversées de Paris que Gervaise fera trois fois avant la mort de Coupeau, et avant sa propre mort, monde de la joie quasi indistincte, sinon imperceptible, pour l’ouvrière dégradée.

Dans cette description topographique, les limites, les frontières, les marges ont une importance primordiale ; elles marquent la séparation topographique et topologique entre le quartier de la Goutte d’Or et Paris ; la « barrière » (« la barrière Poissonnière »), est un terme de localisation, certes, mais il a surtout valeur idéologique et symbolique : « Mais c’était toujours à la barrière Poissonnière qu’elle revenait, le cou tendu, s’étourdissant à voir couler entre les deux pavillons trapus de l’octroi, le flot interrompu d’hommes, de bêtes, de charrettes, qui descendait des hauteurs de Montmartre et de la Chapelle » (AS, 377).

On a dit et écrit, à propos de Germinal, que c’était un roman de l’espace, puisqu’il exploite l’opposition entre la surface et le fond, et s’articule autour de la combinaison entre l’horizontalité des plaines et la verticalité des puits. C’est un roman de l’espace, parce qu’il exploite une autre opposition qui relève pour une grande part des données spatiales ; l’opposition entre le monde d’en haut, la bourgeoisie, le capital, et entre le monde d’en bas, la classe ouvrière, le travail. Ainsi le récit se trouve-t-il totalement spatialisé, car la révolution que raconte Germinal, c’est le désir de transgresser cette frontière, qui est avant tout une frontière sociale, instituée à un moment donné de l’histoire.

L’assommoir me semble être tout autant et pour des raisons différentes, certes, mais aussi importantes, un roman de l’espace qu’un roman sur l’espace et sur les marges. En effet, si c’est bien, comme l’a excellemment indiqué Jacques Dubois, « le roman des demeures successives de Gervaise[16] », c’est aussi un roman de l’espace ouvrier, espace qu’aucun des personnages n’a pu, ne peut et ne pourra transgresser, par rapport auquel il ne réussira jamais à se marginaliser. D’où l’importance des seuils, des passages, des frontières, des barrières. Ce n’est pas tant l’espace lui-même qui est intéressant que sa « définition », au sens étymologique du terme, sa délimitation, l’utilisation qui en est faite par les personnages, la circulation même des personnages à l’intérieur de ces espaces et entre ces espaces.

Or, Gervaise et ses comparses apparaissent presque toujours comme « délocalisés », c’est-à-dire que l’espace qu’ils occupent, tentent d’occuper, cherchent à occuper est inadéquat. Pour Gervaise, seul, finalement, le trou du père Bru constitue le refuge final, moyen unique de se sauver ou de se perdre. L’espace, dans L’assommoir, marque encore mieux que de nombreux autres éléments le déterminisme social qui conduit l’ouvrière à la déchéance terminale.