Article body

En voyant le film The Thin Red Line[1] de Terrence Malick, le spectateur est d’abord frappé par la présence envahissante d’une voix-off qui se mêle au Requiem de Fauré et s’interroge sur la guerre que la nature mène contre elle-même, tandis que des lianes se tordent les unes les autres en contre-jour et que des enfants nus se baignent dans l’océan. Si le discours que tient cette voix introduit le parallèle que tissera le film entre une nature agonique et le cauchemar de la guerre, la présence de cette voix ne prend tout son sens que dans la version originale du film : sa lenteur, sa durée, son timbre particulier où s’entendent les couleurs et les cassures d’une certaine ruralité américaine, cet audacieux mélange de candeur et d’inquiétude n’ont pas résisté au doublage en langue française. Il faut le déplorer, car loin de cette voix désincarnée que suggère la version française, celle dont Malick a su mettre en valeur la matérialité a le « grain » fort — pour reprendre l’expression forgée par Roland Barthes, soit cette « matérialité du corps parlant sa langue maternelle [2]  ».

Au tout début du film, la voix-off cultive le mystère de sa décontextualisation : d’un point de vue technique, elle n’occupe aucun plan sonore, ne relate aucune ambiance ou proximité ; on ne sait d’où elle vient, à qui elle appartient, et surtout, de quel lieu d’action elle parle. Malgré cela, l’accent est reconnaissable ; le chez-soi de la voix est matériellement évident mais il acquiert une soudaine et énigmatique intemporalité. Figuration filmique du monologue intérieur, la voix du soldat Witt commence ainsi à parcourir le film dès le début ; mais si le spectateur comprend bientôt, en voyant le personnage entrer dans le champ de la caméra, qu’il s’agit d’accéder à sa conscience, la voix ne cesse pour autant de cultiver le mystère tout au long du film ; en faisant résonner ainsi la nature du sujet parlant, la matérialité de son corps, voire une mémoire singulière et territorialisable, cette voix intrigue néanmoins parce qu’elle parcourt les images du film comme si elle les avait tournées elle-même. Je dis bien : comme si elle les avait tournées, car ce n’est pas Witt qui filme, mais sa voix dont il est à la fois l’incorporation et le légataire. La bataille de Guadalcanal au cours de la Seconde Guerre mondiale devient le lieu d’inscription de cette voix qui, pour ne pas abandonner son grain singulier, rejoint la dimension universelle d’une agonie que tous partagent. Witt n’est pas le narrateur du récit de la bataille, mais le témoin d’un monde hostile aux hommes — un monde qui demeure néanmoins pour eux le seul véritable chez-soi. On devine l’influence de Heidegger sur Malick, ancien professeur de philosophie. Si la voix hante le film jusqu’à la fin, alors que Witt est mort et que ses compagnons de guerre rentrent chez eux, c’est bien parce que la narrativité du film est travaillée par l’idée d’un être-pour-la-mort. À cette dimension philosophico-épique se joint donc la matérialité de la voix, sa présence dans l’image et l’imaginaire qu’elle recouvre.

L’énigmatique clairvoyance de la voix au cinéma

En comparaison avec ce que peut offrir la littérature, le traitement de la voix au cinéma introduit un rapport d’espace fondé sur la détermination du champ visuel et du hors-champ (de ce qui n’habite pas le cadre de l’écran mais que la bande sonore, par exemple, laisse entendre). « Porter l’accent sur le hors-champ, comme autre de l’espace-champ », écrit Pascal Bonitzer, « c’est […] déplacer l’accent du regard vers la voix, libérer la voix de son asservissement à la scène réaliste de l’oeil [3]. » Davantage, donc, qu’un temps diégétique et un temps du récit racontant, la voix-off signale un espace où le secret peut aisément prendre place précisément parce que le hors-champ est une cache. Mais la limite n’est pas toujours évidente entre le hors-champ et le champ, lorsque par exemple la voix désigne — ou hésite à le faire — le narrateur ou un personnage dont on percevrait la conscience en échos. L’intériorité n’est pas plus à l’intérieur du cadre qu’en dehors de lui. Elle n’est jamais montrée ; elle ne peut être qu’entendue mais suggère l’abolition de l’espace en tant que cadre. Étrangement, l’intériorité fait alors l’effet d’une extériorité radicale par rapport à l’action racontée et à la possibilité même de la monstration. C’est bien ce que divulgue The Thin Red Line, qui reporte cette relation ambiguë entre champ et hors-champ, entre intériorité et extériorité dans le monde de l’action lui-même, soit celui d’une nature extérieure et hostile à l’homme en même temps que définitivement liée à lui comme le serait le premier moment de son existence, son invisible creuset, son bercail. Ainsi l’homme s’abolit dans la nature comme dans la communauté de ceux qui sont promis à la mort et, de ce fait, trouve son seul salut en avançant dans une guerre dont il ne saurait maîtriser l’issue véritable. Or c’est la voix-off qui assure cette médiation nécessaire entre ces mondes et ces états, elle dont on hésitera toujours à dire si elle transcende l’espace figuré ou si, au contraire, elle y sécrète. En révélant le potentiel même de l’espace au cinéma, son extrapolation dans l’imaginaire du hors-champ, la voix-off se trouve donc ironiquement à faire éclater l’espace-temps de l’énonciation. En rompant avec l’homogénéité de l’espace physique réaliste, la voix de Witt, dont le chant se poursuit au-delà de sa propre mort, ne raconte pas l’histoire du débarquement de Guadalcanal mais ressasse l’éternité des conflits qu’impose aux hommes leur propre nature.

Comme le souligne très justement Michel Chion, la voix humaine ne peut être considérée comme un son parmi tant d’autres puisqu’elle « hiérarchise la perception autour d’elle [et] […] structure l’espace sonore qui la contient [4]  ». La théorie du cinéma a discrètement introduit cette idée selon laquelle, au sein du médium cinématographique, pourtant plus volontiers associé à l’image, l’acte de parole permet de voir et d’être vu, « se traçant lui-même un chemin dans l’image visuelle [5]  ». Ce chemin tracé ne caractérise pas accessoirement l’image, comme l’entendait Bela Balazs lorsqu’il voyait la parole apparaître dans l’image comme « un de ses éléments au même titre qu’une ligne ou une ombre [6]  ». À l’opposé de la position classique de Balazs on trouvera celle d’Antoni Gryzik pour qui c’est plutôt le visuel qui est ancré dans le signe verbal, au point où « l’image se voit […] subordonnée totalement à la voix et […] ne fait qu’illustrer plus passivement qu’on ne le pense [7]  ». Il arrive même qu’une voix sans lieu, dont la source nous échappe et qui semble provenir de partout et de nulle part à la fois, emplisse l’écran jusqu’à conduire la perception des images, assumant ainsi ce que Michel Chion appelle la « fonction originelle de la mère [8]  ». Cette présence acousmatique court-circuite la question de l’énonciation à laquelle on est habitué lorsqu’on s’interroge sur la fonction de la voix et la définition de la parole au cinéma, car elle s’impose en deçà de la narration, en une zone obscure où le récit n’est pas encore commencé — où celui-ci ne cesse plutôt de commencer, originairement. Si pour la narratologie, la voix correspond au sujet de l’énonciation, à celui qui rapporte l’action et éventuellement à tous ceux qui participent à cette activité narrative, la voix de l’acousmêtre — cette voix acousmatique dont on ne voit pas la source ainsi baptisée par Michel Chion — n’a pas pour fonction première de raconter mais de faire acte de présence et d’inaugurer l’imaginaire.

Sans détour, le film de Malick associe le soldat Witt à l’originaire. Dès les premières minutes du film, la voix s’attarde au souvenir de la mère sur son lit de mort et à la difficulté de la toucher : « j’avais peur de toucher la mort que je voyais en elle ». Les images du souvenir sont fuyantes et basculent dans l’ouverture irréelle et béante d’un ciel que Witt retrouve au présent sur les côtes du Pacifique : au souvenir douloureux de la mère américaine qui se meurt se mêle le spectacle idyllique d’une jeune mère aborigène et de son enfant, puis celui des enfants se baignant dans l’océan. Si la première image donnée de Witt nous le montre en pur bonheur pagayant sur l’eau, intégré à cette nouvelle famille comme en paradis, la vie de Witt s’achèvera, en pleine guerre, sur les images d’un retour inespéré à ce même bonheur utérin : tiré à bout portant par l’ennemi au milieu d’un champ, Witt bascule à son tour dans l’océan où l’attendent, insouciants, les enfants de la tribu, et nage avec eux tandis que sa voix demeure, disposée à parcourir d’autres images : celles, par exemple, des compagnons de guerre retournant au navire à la fin du film. La voix acousmatique devient donc celle d’un monologue intérieur avant de retourner à l’originaire et de remplir à nouveau sa fonction acousmatique en posant sur le destin des hommes comme un regard depuis le monde des morts.

Comme en deçà de cette articulation lyrique par laquelle la voix de Witt atteint la beauté des origines et l’insondable passage entre la vie utérine et la mort, l’épopée terrestre que raconte le film repose, elle aussi, sur une structure familiale ; les hommes en guerre sont comparés à une famille, à des frères soumis à une cruelle autorité paternelle : une loi invisible et implacable. Les mères se multiplient au sein de cette armée sans héros, qui ouvrent au milieu de la déréliction et de l’absurdité des massacres l’horizon de la bienveillance : un capitaine relevé de ses fonctions pour avoir choisi de protéger la vie de ses hommes contre les ordres reçus déclare à ceux-ci en partant qu’ils sont ses fils, ses fils « chéris » — « Vous êtes en moi à présent ; je vous porterai où que j’aille. » Plus loin, un commandant fraîchement débarqué identifie la compagnie à une famille dont il serait le père et que ferait fonctionner la mère, en l’occurrence le sergent Welsh.

L’expérience de la guerre devient alors l’ultime expérience de l’absence et de l’éloignement — l’absence des êtres chers, l’éloignement du chez-soi demeurent, on le sait, les thèmes privilégiés de l’épopée. La structure familiale qu’induisent les rapports entre les frères d’arme pourrait compenser de manière fantomatique et illusoire cette absence et cet éloignement, recouvrir même d’une idéologie commode les horreurs de la guerre : substituée à la famille, l’armée trouverait une légitimité à toute épreuve en se plaçant à la défense de la vie elle-même. Certes, à première vue, la « famille militaire » présente l’ersatz d’un chez-soi perdu, le simulacre de cette relation originaire dont le début du film entretient le spectateur. En s’en tenant à cette interprétation, cependant, on opérerait un glissement malencontreux vers une métaphysique de la guerre, contribuant même à classer The Thin Red Line parmi les nombreux films de propagande sur la guerre. Or il n’en est rien.

C’est justement à la présence de voix-off que revient la possibilité de désamorcer l’entreprise de légitimation idéologique de la guerre en offrant un contrepoint, non pas tant aux images elles-mêmes comme on le verra, qu’à un imaginaire cinématographique de la guerre bien implanté dans la culture contemporaine et tributaire de l’influence de l’épopée classique dont on aurait dégradé les vestiges. Pour le dire autrement, Malick réintègre les thèmes chers à l’épopée, mais en brisant toute entreprise de légitimation et réveillant au sein des vestiges épiques l’ ethos véritable qu’un imaginaire standardisé avait transformé en idéologie du héros ; il le fait en maintenant toujours actifs, par le biais des voix-off, deux antagonistes, voire deux anachronismes : l’intériorité de la conscience qui parle, signe de la cassure moderne par rapport à la plénitude perdue du mythos et qui propose l’épreuve de la lucidité contre les formes dégradées de l’héroïsme ; et l’énigmatique appel d’une présence auquel l’être se rend disponible, ouvert, jusqu’à se fondre dans l’Autre — ainsi en est-il de la destinée des vainqueurs qui, dans le face-à-face ultime avec l’ennemi vaincu, rencontrent leurs propres visages où se lisent la terreur et le désarroi qui avaient été les leurs ; ainsi en est-il encore d’une nature qui englobe en une commune énigme la violence des hommes et des bêtes, la sensibilité des plantes à la lumière et celle des soldats mystifiés par le jeu des ombres sur le champ de bataille. Ainsi en est-il aussi de l’amour qui unit le soldat à sa femme absente : « Nous, ensemble, un seul être, comme l’eau. Je te bois. Maintenant », raconte, en monologue intérieur, le soldat Jack. L’héroïsme militaire, dans son sens étriqué, est sans cesse détourné à la faveur de l’impression selon laquelle la guerre transforme les hommes en enfants aussi cruels que dépourvus. On ne compte plus dans le film les scènes où un soldat, voire un gradé, pleure ; contre la loi militaire, Malick impose le besoin d’être secouru, soigné, réconforté.

Le « chez-soi » épique procède donc ici, dans un premier temps, de l’immanence ; il tient de cet affrontement courageux mais jamais résolu entre une intériorité brisée et cette « famille », cette communauté dont l’origine demeure énigmatique mais qui, plus forte que la conscience et ses doutes, entraîne tout être dans ses eaux. La quête épique devient donc une quête philosophique ; la poésie succombe à l’oeuvre de clairvoyance lorsque la voix-off de Witt ne s’exprime plus que sous la forme de la question, témoignant ironiquement de son aveuglement : « Qui fait tout ceci ? Qui nous tue ? Qui se moque de nous en nous faisant miroiter ce que nous ne pouvons atteindre ? » — la question à elle seule accomplit l’oeuvre du mythos  ; elle résume l’intrigue de la vie, mais en brise le cycle tranquille ; elle contient comme on le ferait d’un flot l’imparable contradiction entre une clairvoyance questionneuse et l’énigmatique obscurité de la nature, entre l’affirmation bien vivante d’une volonté de savoir et la négation de toute volonté, car qui peut vouloir qui se voit déjà mort ? En outre, à elle seule la question contient, sans le dévoiler, le secret de l’origine puisqu’elle postule un « nous » que seul vient définir de manière immanente une mort commune.

Le « lieu ombilical [9]  » d’où parle la voix-off de Witt tout au long du film est en fait la nature elle-même, pleine, cosmique, mais comprise surtout dans son indénouable complexité. Si Witt dit au sergent Welsh qu’il y a bel et bien « un autre monde » que celui que révèle la brutale réalité de la guerre, ce n’est pas pour s’en remettre à une métaphysique simpliste ; l’altérité mise en cause compose une réalité qui se donne à voir pour peu qu’on y prête attention ; elle est l’ouverture, la faille et la plénitude tout à la fois logées à l’intérieur de ce qui communément entoure les êtres et les forge comme la liane dessine dans la forêt tropicale des énigmes. Il n’y a pas de choeur oeuvrant à l’unisson, mais un enchevêtrement de liens qui étranglent autant qu’ils embrassent. En témoignant, la voix de Witt devient pure disponibilité ; c’est là son seul pouvoir, comme l’était celui de tout interprète dans une culture orale, archaïque, celle dont parle Paul Zumthor quand il écrit : « sa parole, jamais tout à fait appropriable, demeure constamment disponible, et d’autres voix, jamais les mêmes, ne cessent de résonner dans la sienne [10]  ». Mais cette voix réitère ici la question partagée de la déréliction : « Comment avons-nous perdu le bien qui nous a été donné ? »

Témoignage et polyphonie

Mais que signifie donc que la parole puisse ainsi se frayer un chemin dans l’espace visuel, et que la voix humaine enrobe le champ de perception jusqu’à définir les images ? Est-ce à dire qu’un rapport quasi archaïque s’instaure au cinéma entre ce que le dispositif filmique semble pourtant nécessairement séparer, soit le corps et la voix ? Gilles Deleuze n’hésite pas à conférer à la parole enregistrée un effet « archéologique, stratigraphique, tectonique » par lequel l’image visuelle renverrait « aux couches désertes de notre temps qui enfouissent nos propres fantômes [11]  ». Contrastant cette fois avec la tradition orale, le cinéma naît en effet de cette disjonction entre le corps et la voix — disjonction sur laquelle les travaux de Michel Chion sur le son n’ont cessé d’insister, et qui sans doute creuse l’espace où peuvent s’établir les fantômes dont parle Deleuze. Le retour à une fonction maternelle, originelle, ou à ce temps tectonique dont nous entretiennent les théoriciens n’offrirait alors aucun réconfort puisque la rupture est là au sein du médium cinématographique, entre la voix et le corps, entre ce qui s’offre comme présence, parfois même comme immédiateté et impulsion d’un réel bien vivant, et ce qui semble déposé là, dans l’enregistrement de ce qui se trouve absent sinon mort.

La particularité du cinéma en tant que médium tient à ce que celui-ci opère à la fois en tant qu’énoncé (c’est-à-dire impliquant nécessairement une ou des instances d’énonciation) et en tant que dispositif, machine apte à saisir mécaniquement le matériau qu’est la réalité. Cet aspect mécanique, André Bazin en décelait d’abord l’impact dans la photographie : avec la photographie, pensait-il, on peut satisfaire le désir qui motivait autrefois la peinture pour la première fois « en l’absence de l’homme [12]  », car l’appareil photographique, en tant qu’instance productrice, suffit à la capture. Dans un livre plus récent, Sylviane Agacinski va jusqu’à parler de l’économie d’une médiation intérieure et d’une imagination pour la photographie qui aurait l’objectivité d’une trace matérielle [13]. C’est d’ailleurs cette saisie optimale de la trace matérielle qui permettait à Pierre Perrault d’insister de manière véhémente tout au long de sa carrière sur une réalité au service de laquelle se met le cinéaste et qui devient son objectif dans tous les sens du terme. Non pas que Perrault n’ait pas compris le procès de subjectivation dont sa propre implication dans ses films était tributaire, mais la caméra enregistre aussi sans mise en scène [14]. Ainsi la réalité donne-t-elle l’impression au cinéma de « parler par elle-même », de dire son fait brut tout en passant nécessairement par des opérations subjectives de mise en cadre et de montage. Cette impression, je le souligne avec insistance, n’est en rien une illusion et ne tient pas de la pure naïveté ; au contraire, il serait plus naïf et plus illusoire de croire que les images cinématographiques, bien que choisies, fabriquées, cataloguées, montées, se retirent du réel une fois la conscience du spectateur éclairée par le signalement du dispositif comme se retirerait le costume du magicien après le spectacle. Car les images ont leur réalité propre, efficace dont la dimension principale n’est pas l’illusion — pourquoi donc serait-on enclin à s’illusionner de nouveau, une fois au fait du dispositif et de ses artifices ? — mais l’essor d’une intensité toujours renouvelée par les différents rapports qui lient la subjectivité à son environnement. Au cinéma, donc, les choses ne se racontent pas toutes seules puisqu’elles dépendent toujours d’un point de vue, d’une médiation ; mais le dispositif matériel du cinéma agit néanmoins en deçà d’un sujet de langage pour atteindre, au coeur de la subjectivité du point de vue, ce qui sépare le sujet de la technique : quelque chose est montré, mais surtout, quelque chose se montre et se fait aussi entendre « en l’absence de l’homme ». Participant ainsi d’un litige entre la représentation de l’événement et l’événement d’une présentation, le cinéma se trouve à reproduire le jeu de subjectivation et de désubjectivation qu’implique tout témoignage. Comme le souligne Giorgio Agamben, le témoin est un tiers dans la mesure où il est présent à l’événement en même temps qu’absent, traversé par des flux de subjectivation et de désubjectivation. Le témoignage est alors ce qui se tient entre le vivant et le langage, comme un manque [15].

La voix-off dans The Thin Red Line recouvre doublement cette fonction-témoin : d’abord en ce qu’elle apparaît au sein du médium cinématographique dont on vient de constater la nature testimoniale intrinsèque ; ensuite parce qu’elle marque la trame des images de sa tiercéité, agit comme un entre-deux, une médiation où se laisse reconnaître une tâche à la fois impossible et nécessaire : celle de témoigner. Très souvent, c’est la voix intérieure d’un personnage que le spectateur entend et qui vient mettre à distance l’action ou la contredit ; ainsi en est-il par exemple de la voix-off du colonel Tall dont la frustration et la violence contenue ne correspondent pas à la déférence que manifestent ses gestes envers son général. La matérialité de la voix, sa musique corporelle devient une entité vivante au même titre que le corps de l’acteur sur l’écran, mais parce qu’elle se déplace comme la caméra, suivant à distance le corps dont elle est censée émaner, en absence et en présence de ce corps tout à la fois, la voix-off ouvre une médiation entre le vivant et le langage comme un manque.

Par sa fluidité et sa difficile assignation dans l’espace, voire parfois dans le temps, la voix-off opère au rythme d’effets de présence et d’absence. Sa matérialité est pourtant bien réelle, tangible même, mais en voyageant d’un plan à l’autre, parfois d’un homme à un autre, et en s’émancipant des images qu’elle désubjective, la voix s’impose non pas en tant qu’autorité narrative mais en tant que témoin, en tant qu’ image-en-soi  : elle s’incarne et plane tout à la fois ; elle prend la mesure de son être et de son assomption. Si l’on a reproché à Malick de ne pas savoir raconter une histoire [16], c’est en partie parce que son film s’abstient de livrer au spectateur le secret de son autorité narrative — et pour cause, car l’histoire que raconte le film est précisément celle de sa désintégration à travers l’exploration d’un doute à l’égard de l’autorité (paternelle, militaire, divine), là où pèse le sentiment de déréliction.

Est-ce à dire que les monologues intérieurs conduisent les images comme le ferait conventionnellement l’expression d’une multiplicité de consciences à la place d’un grand imagier ? Pas tout à fait. Le rythme des voix, leurs échos mêlés à une trame musicale omniprésente, imposent aux images leur rythme, c’est-à-dire leur pulsation et non leur montage. C’est en cela que la voix témoigne, qu’elle renvoie à ce qui se trouve entre le vivant et le langage, et tire de l’image ce qu’il y a d’objectivable en deçà de toute écriture. Les images respirent ainsi, battent au rythme du corps, s’essoufflent. Inversement, la voix finit par se laisser voir en acquérant le caractère d’autonomie de l’image cinématographique. C’est ce qui se précise, vers la fin du film, lorsque la voix-off du sergent Welsh quitte l’image de celui-ci et s’impose au défilement résigné des soldats devant le cimetière militaire. Quelques soldats en marche se trouvent délibérément associés à cette voix, comme si leur parvenait une réflexion commune dont la voix de Welsh formerait l’unique image. L’effet de montage tend alors à disparaître pour faire entendre la continuité d’un souffle. Il en est de même pour la voix-off de Witt qui accompagne à plusieurs reprises la compagnie de soldats, reprenant ou annonçant des propos que ceux-ci ne révèlent pourtant pas aux autres, comme si elle syntonisait et synthétisait le discours des monologues d’autrui.

Le film s’achève alors avec la voix de Witt, pourtant mort, qui continue d’errer parmi ses anciens compagnons sur le navire qui ne les ramènera pas au bercail — car, faut-il le rappeler, le thème épique du retour chez soi bascule dans la déréliction : portés sur l’océan immense, les hommes ne savent pas qu’ils sont déjà chez eux. Dans cette remarquable séquence finale, la caméra erre elle aussi, de manière mimétique et subjective, comme si son regard était celui d’un des soldats entassés sur le pont ; mais le spectateur a tôt fait de comprendre qu’au-delà d’une caméra subjective qui permettrait d’identifier le point de vue, c’est une voix qui s’infiltre au coeur de la multitude des hommes, et que si la caméra se veut subjective, c’est au sens où la voix-off continue à s’incarner mais dans la multitude elle-même — voire dans ce qui sépare la multitude d’elle-même —, mimant le regard et l’inquiétude de chacun, se plaçant délibérément à hauteur d’homme, reproduisant les interrogations qui seraient à la fois celles d’un mort et celles des survivants : « Où étions-nous quand nous étions ensemble ? Qui es-tu, toi avec qui j’ai vécu, avec qui j’ai marché ? Le frère. L’ami ? » Chacun de ces hommes pourrait bien investir cette voix qu’aucun ne reconnaîtrait la communauté qui s’établit autour d’elle. Si la poésie nous autorise à penser qu’un fantôme s’adresse à ses compagnons perdus, force est de reconnaître l’appartenance de cette voix à chacun des compagnons qui, isolés dans leur détresse comme autant d’îles [17], ignorent que ce qui les sépare est aussi ce qui les lie les uns aux autres : la mort, en l’occurrence. Le tour de force accompli ici réside dans le fait qu’à la voix vivante du mort répond le regard des survivants qui n’est autre que celui des morts-vivants, de ceux qui portent le deuil d’eux-mêmes.

De toute évidence, Malick a voulu construire une épopée lyrique dont les racines plongent plus profondément dans la culture occidentale, décevant les attentes de ceux qui attendaient de ce film une lecture strictement réaliste de la société américaine. Mais à sa lecture d’Homère, le réalisateur-auteur intègre les paradoxes d’une intériorité toute moderne pour laquelle le secret de l’immortalité réside dans la mort elle-même, une intériorité abandonnée des dieux. Lorsque Ulysse refuse l’immortalité pour retourner à Ithaque, il revient intègre sous le déguisement que lui procure Athéna ; quant aux hommes dont The Thin Red Line décrit l’agonique mission, ils savent d’avance qu’ils ne reviendront pas, car sauraient-ils retrouver le bercail, ils ne seront plus jamais les mêmes. La voix-off trace avec minutie la musique de ces impossibles retrouvailles. La faille intérieure est particulièrement bien exposée par le destin du soldat amoureux qui, pour n’avoir cessé de communier en pensée avec sa femme tout au long de la bataille, apprend finalement qu’elle en aime un autre et qu’elle le quitte.

L’échec de la destination devient le motif le plus important dans la trame narrative du film qui met en scène de nombreuses séquences de « rencontres-dialogues » entre différents personnages, toutes fondées sur l’impossibilité d’une entente. Les discours ne sont pas entendus, les ordres sont refusés, les promesses ne sont pas tenues. Le sergent Welsh, qui ne croit en rien, ne réussit à comprendre Witt, l’utopiste, qu’au moment où celui-ci trouve la mort. Au retour des combats, après la mort de Witt, il adresse une prière en ces termes : « Si je ne te vois pas dans cette vie, fais que je ressente le manque, un seul regard de ta part et ma vie t’appartient. » Ce regard, ce signe attendu ne vient pas. Et pourtant, le travail des voix intérieures, la musicalité pénétrante de la voix-off tendent à montrer une image unique, à tisser une seule toile. La polyphonie voudrait que, par la médiation des voix, les êtres se rejoignent en un choeur unique — n’entend-on pas les deux personnages les plus antithétiques, soit l’ambitieux et colérique colonel Tall et le conciliant Witt tenir néanmoins, à l’insu l’un de l’autre, des propos semblables sur la cruauté de la nature qu’inspire la jungle ? Ni l’un ni l’autre n’est en mesure de se reconnaître dans l’autre. Le film de Malick vise pourtant cette reconnaissance, non pas en effaçant l’altérité pour la subjuguer au même, mais en montrant qu’il est plus difficile d’admettre le semblable chez l’autre que de reconnaître l’altérité pour elle-même lorsqu’elle se présente.

Or la polyphonie creuse cette faille, abolit l’ epos au sein même du mythos, tel un choeur tragique [18] dont la vocation serait bouleversée par l’impossibilité de trouver sa destination. Car toutes ces voix viennent en effet se fracasser contre le mutisme de l’ennemi et contre son cri qui est le leur en miroir. De très longues séquences montrent le terrible désarroi des vaincus, la peur et la folie sur les visages des soldats japonais, le deuil qu’ils ont à faire de leurs compagnons d’arme et d’eux-mêmes, tous ces traits qui tout à l’heure caractérisaient l’expérience vécue par les soldats américains, lesquels, pour la plupart, se drapent à présent dans l’arrogance et la dénégation au sujet de leur propre sort. À cette étape du film, la musique prend le relais de la voix-off et semble poursuivre l’opération narrative du mythos, la « prise ensemble » d’éléments hétérogènes ; mais surtout, à un niveau plus « tectonique », elle rend compte, par son itération, de l’ipséité d’une existence humaine sans cesse ramenée à ses propres limites : la musique permet d’entendre dans l’image la répétition du même, de marquer, à la faveur d’une intensité grandissante et presque insoutenable, le cercle infernal qui empêche de reconnaître dans la souffrance de l’autre sa propre souffrance. Mais cette fois, en arrière-plan de la musique, la parole fait place au cri, à la plainte ou au mutisme — toutes images inversées de la parole. S’adressent-ils à leurs bourreaux, les Japonais ne peuvent être entendus parce qu’ils ne parlent pas la même langue. Le seul moment où le cri traverse les limbes pour faire entendre une parole transmissible, c’est lorsque le visage d’un Japonais mort, comme sculpté dans la terre, semble remonter à la surface du temps, irréel, et se précise sous la fumée qui s’estompe lentement. Apparaît alors à Witt, telle une épiphanie, la voix du mort. Celle-ci s’adresse à lui comme à son double : « Êtes-vous un homme probe ? Un homme bon ? Est-ce là-dessus que repose votre confiance ? Êtes-vous aimé de tous ? Je l’étais aussi. Croyez-vous que vos souffrances seront moindres parce que vous avez aimé la bonté, la vérité ? »

C’est bien ce que le cinéma permet : la rencontre assourdissante de cet envers du monde qui est le lot de chacun et qui ne donne pas à voir et entendre métaphoriquement, mais littéralement, tandis que chaque voix est rapatriée en sa propre solitude, solitude qu’elle partage néanmoins, mais sans conscience. Le surgissement de cette voix ne « représente » rien, il se fait entendre en tant que surgissement.

Dans un brillant essai sur « l’inconscient photographique », Raoul Ruiz affirmait voir dans la continuité et la dispersion les deux principes constants du cinéma : « Nous voyons les images comme si elles étaient un continuum, et pourtant nous savons que chaque fois que l’on passe d’une prise à une autre, ce sont des mondes différents que nous franchissons. Ce sentiment, voisin de l’effroi, est accentué par le passage du temps [19]. » La polyphonie se partage elle aussi chez Malick entre la dispersion des mondes et leur continuité, entre la multitude des soliloques et une communauté de langage : chacun ne peut mesurer ce qui le sépare des autres et que produit néanmoins une intériorité elle-même radicalement déchirée, faisant la véritable épreuve de la guerre, soit celle de l’aliénation la plus grande ; et chacun ne peut mesurer, à travers l’épreuve de la distance à soi-même, combien l’autre est proche parce que sa voix demeure présente en la sienne. Faut-il alors traduire avec précision cet aspect trop souvent occulté de la polyphonie, c’est-à-dire le travail de pénétration des voix, leur transversalité musicale qui les maintient à la fois les unes dans les autres et séparées ? Ce n’est plus le conflit idéologique qui marque la polyphonie — selon la compréhension que pouvait en avoir Mikhaïl Bakhtine — mais le manque.

La rencontre ne peut se faire que par la médiation de la mort d’autrui. C’est là la leçon épique menée à son point culminant depuis la poétique du retour esquissée dès l’épopée de Gilgamesh et celle d’Ulysse. Mais maintenue dans la tradition chrétienne, l’épopée de Malick ne saurait concevoir cette médiation autrement que dans la déchirure et s’y résoudre sans perplexité, d’où l’interrogation finale prononcée par Witt, « le mort », comme s’il parlait au nom de tous : « S’agit-il de l’oeuvre d’un seul esprit ? Des traits d’un seul visage ? » La polyphonie termine son parcours dans le versant d’une seule voix, toujours humaine, conforme à l’unité du choeur chantant l’abîme dans lequel tous sont jetés, néanmoins séparés les uns des autres par l’instant absolument singulier de chacune de ces morts. On reconnaît bien sûr le thème de la chute et de la perte d’un monde adamique, d’un avant. Toutefois, l’inscription matérielle de ces voix, la force de leur « grain » ramène toujours l’interrogation à la hauteur de l’être et non dans celle, nébuleuse, du pur esprit.

On considère généralement que la voix-off se distingue des autres voix au cinéma par le pouvoir d’énonciation qu’elle exerce, voire un pouvoir largement associé à l’autorité narrative. En conservant secrète l’instance concrète à laquelle elle appartient, la voix-off se trouverait à manipuler le spectateur. Ce soupçon tenace éclate chez Malick puisque la voix la plus énigmatique ne cesse de reconnaître son impuissance, sa frayeur et son incertitude, tournant tout énoncé en question. Parlant, Witt n’est pas sûr de parler ; mort, Witt s’interroge sur l’immortalité. L’énigme loge au coeur du vivant, lequel porte le visage de sa propre destruction.