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Aragon entretint avec l’auteur des Fleurs du mal et des Petits poèmes en prose une relation parfois orageuse, mais intense et suivie : durant plus de cinquante ans, il éprouva le besoin de se confronter à cet aîné capital dont la référence, directe ou indirecte, émaille ses poèmes, romans et discours. Le moment où Aragon entame sa carrière littéraire coïncide pratiquement avec l’entrée de Baudelaire dans le domaine public, qui survient en 1917. L’écrivain maudit jouit désormais d’une reconnaissance très large. La conférence prononcée en 1924 par Valéry — « Situation de Baudelaire » — ne fait qu’entériner cette célébrité. D’entrée de jeu, Aragon bataille contre une certaine image officielle du poète des Fleurs du mal et il continue plus tard à s’en prendre aux versions vulgarisées, ces « lieux communs consternants, en bonne comme en mauvaise part [1]  ».

Dans ce dialogue critique avec les contemporains se construit au fil des années une lecture de Baudelaire à partir de laquelle Aragon affirme ses propres choix esthétiques. La dialectique de l’héritage et de l’innovation y apparaît comme une question récurrente assortie de réponses variables, tant il est vrai que le discours aragonien, plus encore que sa poésie, s’affirme toujours « de circonstance ». Valéry évoquant la « situation de Baudelaire » avait mis l’accent sur la naissance d’une « poésie de la modernité ». Mais Aragon, impliqué lui-même dès sa jeunesse dans des formes littéraires de rupture, ne saurait se reconnaître dans une analyse trop « classique » de la modernité ; de fait, il ne cessera d’opposer à Valéry sa propre vision de l’auteur des Fleurs du mal. À chacun son Baudelaire. À chacun aussi son usage des mots. Marcel Arland qualifiant en 1924 les recherches issues du mouvement Dada de « nouveau mal du siècle [2]  » s’attira dans un premier temps les foudres du jeune surréaliste qui ne récusait pas pour autant une certaine filiation avec le romantisme. Pour y voir plus clair, au-delà des étiquettes, on a choisi de regarder de près l’ensemble des discours consacrés par Aragon à Baudelaire en les rapportant à leurs contextes.

Il peut paraître arbitraire d’isoler dans la production aragonienne un discours sur la littérature, tant l’auteur s’est plu à mélanger constamment les catégories d’écriture. Il existe néanmoins des lieux institutionnels ou des formes qui privilégient le contrat de lecture propre au paratexte critique. Aragon ne cesse ainsi de retravailler son propos sur Baudelaire dans les articles ou préfaces égrenés de 1918 à 1974 ou dans des ouvrages dont le titre, en dépit de flottements génériques plus ou moins sensibles, annonce bien un discours critique. Traité du style (1928) ou La Lumière de Stendhal (1954) s’inscrivent à cet égard dans une ambition affichée dès 1923 avec le Projet d’histoire littéraire contemporaine, jamais achevé. De ces textes appréhendés selon la chronologie historique on tentera de faire émerger une constante structurelle.

Le temps des provocations

Le Projet de 1923, en théorie consacré au xxe siècle naissant, donnait le ton dans son sommaire : « — Paul Souday s’en prend à Baudelaire : rien n’est encore entendu[3]  ». La même année, dans une « Lettre ouverte à Drieu La Rochelle » avec lequel il est encore ami, Aragon défend un romantisme compris comme « le parti du risque » et propose une liste des « plus grands [romantiques] : Bertrand, Nerval, Baudelaire, Rimbaud, Lautréamont, Cros, Nouveau, Apollinaire ». Il récuse en revanche les autres étiquettes forgées par la critique — symbolisme, décadentisme —, y compris la catégorie antagonique de classicisme :

Oui, romantique. Toute autre nomenclature est illusoire. […] / La grosse malice est d’opposer le mot classique au mot romantique. […] Rien n’est classique en naissant, tout le devient par la mort [4].

Même s’il ne dialogue pas directement avec Valéry, dont le nom n’apparaît pas à cette époque dans les textes consacrés à Baudelaire, il est à remarquer qu’Aragon prend ici une position opposée à celle qu’illustra peu de temps après la célèbre conférence de 1924 :

Baudelaire, quoique romantique d’origine, et même romantique par ses goûts, peut quelquefois faire figure d’un classique. |…] Classique est l’écrivain qui porte un critique en soi-même, et qui l’associe intimement à ses travaux[5].

Il faudra attendre plus de trente ans pour que Aragon critique expressément le discours tenu par Valéry sur Baudelaire, et encore sera-ce sur des bases tout autres. En attendant, la divergence d’appréciation apparaît dans les éléments valorisés. Valéry tente de faire apercevoir comme signe de « modernité » une « poésie absolue » dégagée de la narration — histoire ou légende —, poésie définie comme un « langage dans le langage » vers lequel tendrait la concision de l’oeuvre, à l’opposé du discours romantique. Dans le Traité du style, Aragon cite fort peu le recueil Les Fleurs du mal pris par Valéry comme forme emblématique de cette modernité et l’on peut voir dans son silence une forme de distance. Il privilégie les textes censurés, s’attachant ainsi plus à l’esprit qu’à la forme : « L’auteur de Lola de Valence est aussi le responsable de ce funeste précédent, les Vies antérieures. Elles ont crétinisé des générations [6]. » S’il traite avec désinvolture un des sonnets les plus célèbres du recueil — « La Vie antérieure », converti par le pluriel en prototype de la fumeuse banalité —, il accorde en revanche dans le même livre une plus large place au texte en prose des Paradis artificiels, « extraordinaire crypte imaginable ».

Cette résorption du poétique dans la prose, ajoutée à l’emploi du verbe « crétiniser », indique au passage la filiation avec Isidore Ducasse qui rangeait Baudelaire dans la catégorie des « écrivassiers funestes » ( Poésies I). Mais c’est Apollinaire qui développe la critique ducassienne de Baudelaire à laquelle va se référer à son tour Aragon.

Le poète d’ Alcools avait préfacé dans la collection des « Maîtres de l’Amour » une des rééditions des Fleurs du mal publiée en 1917, à l’occasion du cinquantenaire de l’oeuvre. Il avait également publié en 1907 un roman érotique clandestin, Les onze mille verges. Aragon préface à son tour cet ouvrage en 1930, associant au passage les deux auteurs victimes du préjugé de la censure. Il y désignait en effet Apollinaire comme une des sources de sa propre lecture de Baudelaire, source attestée tardivement, mais potentiellement agissante dès 1917 : « C’est peut-être lui […] qui aura fixé le portrait de l’amant de Jeanne Duval qui sera le seul que reconnaîtra l’avenir [7]. » Or l’hommage d’Apollinaire est lui-même ambigu : « Baudelaire est […] le fils de Laclos et d’Edgar Poe, mais leur fils aveugle et fou. » Soulignant le courage du poète censuré et son apport à la modernité, Apollinaire ajoutait néanmoins :

Son influence cesse à présent, ce n’est pas un mal. […] Baudelaire regardait la vie avec une passion dégoûtée qui visait à transformer arbres, fleurs, femmes, l’univers tout entier et l’art même, en quelque chose de pernicieux.

C’était sa marotte et non la saine réalité [8].

Se trouvait ainsi récusée une autre version du romantisme, entendu non plus comme le « parti du risque » mais comme l’exaltation morbide du mal. Dans un esprit voisin, une lettre d’Aragon au mécène Jacques Doucet datée de 1927 refusait déjà de voir dans le surréalisme naissant le « nouveau mal du siècle » annoncé par Marcel Arland : « Ah si la Révolution était une espèce d’exclamation propre à une certaine période de ce fameux mal du siècle, une sorte de vague à l’âme, on pourrait s’entendre [9]. »

L’image de Baudelaire élaborée dans cet entre-deux-guerres est donc double : au révolté, novateur et subversif se superpose, sur un mode critique, le malade dont les égarements ne sauraient être suivis. Les années de guerre vont faire subir à ce discours un renversement assez spectaculaire.

Une « démarche de reconquête de la France »

L’orage qui sévit de Dunkerque à Port-Vendres

Couvrira-t-il toutes les voix que nous aimons ? [10]

Aragon, qui a adhéré au Parti communiste en 1927, puis est devenu l’une des voix poétiques majeures de la Résistance, ne peut plus envisager Baudelaire sous le seul angle de la rupture avec le passé. Il s’agit au contraire de rendre hommage à l’un des représentants du génie français défini en 1942 de manière oecuménique : « Mais je vous prie, quel pas cela fera-t-il faire à la question de dire que la France c’est Racine, ou que c’est Baudelaire, ou que c’est Péguy… [11]  » Cette démarche nouvelle est confirmée rétrospectivement dans l’article « Jean Prévost, Baudelaire et nous » que publie en 1960 le journal Les Lettres françaises  :

Eh bien, précisément, en ce temps-là, écrire de Baudelaire ne m’apparaissait aucunement légèreté ou bizarrerie. C’était à mes yeux une démarche qui faisait partie de la reconquête de la France [12].

Aussi la poésie versifiée de Baudelaire jusqu’alors délaissée devient-elle à présent un des étalons de la beauté. Il écrit ainsi : « Henri Bataille est avec Baudelaire et Valmore l’un des hommes qui ont écrit les plus beaux vers français [13]. » C’est aussi le moment où ces vers apparaissent comme intertexte explicite dans les recueils poétiques comme Les yeux d’Elsa[14]. Cette valorisation nouvelle du poète a pour contrepartie dans l’après-guerre une attaque en règle des positions politiques de Baudelaire, traître à la Révolution de 1848 et au réalisme.

La période 1952-1954 en est l’expression la plus vive. Dans La lumière de Stendhal, Aragon reproche à Baudelaire de s’être détourné de ce qui fait à ses yeux la grandeur de l’auteur du Rouge et le noir  : la dimension politique de son réalisme. Et il épingle à cette occasion un passage du Salon de 1859, dans lequel Baudelaire attribuait, avec une pointe de mauvaise foi, le titre Le rouge et le noir à « un coup de désespoir » ou à un « caprice sans motif ». Le ton se fait plus vif pour commenter le jugement dépréciatif appliqué dans Mon coeur mis à nu au Molière du Tartuffe, « coupable de livrer certaines questions graves à la canaille [15]  » : « Il y a une étude intéressante à écrire, à partir de cette phrase, sur Baudelaire lui-même comme Tartuffe [16]. » Une critique similaire était déjà développée dans L’exemple de Courbet. Puisant abondamment dans les textes des Salons et des Journaux intimes, cet ouvrage met l’accent sur la figure du Baudelaire réactionnaire, hostile en politique au progrès et au monde ouvrier, ennemi en art du réalisme dont Courbet est la figure de proue. La nuance, quand elle intervient, est alors un moyen de souligner la grandeur de Courbet, ami de Baudelaire, malgré ses reniements :

Pauvre grand poète malade ! Celui qui retournerait contre Baudelaire ses procédés verbaux, ses tricheries de sophiste, ses réalisations d’hypothèses dégradantes, celui-là aurait tort. Comme Baudelaire. Je le comprends, ce Courbet qui lui garda tout de même sa tendresse, à cette ombre maudite et grimaçante, à cet anti-Courbet qui mettait en jeu tout l’enfer des mauvaises raisons pour arrêter la victoire certaine du réalisme [17].

Sans doute conviendrait-il de replacer ces textes dans le climat idéologique de l’époque. Le discours aragonien connaît en cette période de Guerre froide un raidissement qui ne s’atténue qu’après le tournant des années 1956-1957 [18]. Infléchissement relatif, toutefois : l’hommage de 1957 au poète des Fleurs du mal maintient la condamnation de l’auteur des « carnets intimes, cette caricature du poète ». Et ajoute : « Cet homme-là est un ennemi [19]. »

Ce même article propose une analyse très détaillée qui replace maintenant Baudelaire poète dans toute la tradition française. Aragon refuse de réduire son oeuvre à l’horizon romantique et situe sa profondeur dans la capacité à faire revivre les voix anciennes les plus diverses et notamment celles des classiques. Dans quelques vers du « Cygne », du « Crépuscule du soir », ou des « Petites Vieilles », il fait ainsi entendre la poésie de Boileau, tour à tour réaliste et mythologique. Le poème « À une mendiante rousse » permet d’apercevoir le souvenir mêlé de Mathurin Régnier, autre réaliste, et de La Pléiade. « Soleil » ( Tableaux parisiens ) est présenté comme Art poétique baudelairien : le beau y est assimilé à la conquête de domaines nouveaux, loin de tout académisme, et à la transfiguration de la réalité la plus sordide. Le soleil est l’emblème du poète : « il descend dans les villes / Il ennoblit le sort des choses les plus viles ». Ce faisant, Aragon plaide habilement sa propre cause esthétique non sans trouver quelque écho chez son devancier qui déclarait encore dans le Salon de 1859 : « ce qu’il y a de plus fort dans les batailles avec l’idéal, c’est une belle imagination disposant d’un immense magasin d’observations [20]  ».

Contre la libération romantique du vers, l’article souligne aussi le retour délibéré à une versification traditionnelle opéré dans Les Fleurs du mal. Il rétablit ainsi une filiation mal aperçue de Gautier à Baudelaire puis à Mallarmé, filiation placée sous le signe de la forme impeccable, donc d’un absolu d’ordre textuel. Aussi l’article de 1960, déjà cité, attribuera-t-il encore à Jean Prévost, jeune résistant mort prématurément, le mérite d’avoir su montrer dans son livre sur Baudelaire l’influence de divers artistes et notamment d’un Théophile Gautier débarrassé de l’étiquette réductrice de « l’art pour l’art ». Est-ce un ralliement à l’analyse de Valéry ? Non, car l’essai de 1924, cette fois expressément cité, est à présent dénoncé pour « suffisance ». Aragon raille avec quelque raison les prétendues faiblesses du sonnet « Recueillement » détectées par Valéry, au nom de la « poésie pure » [21]. Il reste que ce dernier, tout comme Gide, brocardé au passage pour « inculture », tombe sous le coup du même reproche : n’avoir pas suffisamment pris en compte l’influence de Gautier sur Baudelaire, celle que Prévost expliqua si bien…

Tout se passe donc comme si, dans cette seconde phase, la rupture avec la tradition opérée par Baudelaire était minimisée par Aragon. Seule demeure dans son discours, peut-être comme un moyen de masquer le retournement de la perspective, la distance prise avec Valéry. Mais l’examen de textes d’époques différentes fait aussi apparaître, au-delà des accents de circonstance, une filiation constante, placée sous le signe du poème en prose.

Horizon transgénérique

La prédilection affichée à l’époque surréaliste pour les proses poétiques de Baudelaire ne s’est jamais vraiment démentie. Dans Europe d’octobre 1946, Aragon reproche ainsi à Yves-Gérard Le Dantec, préfacier d’une nouvelle édition des Petits poèmes en prose, de refuser la qualité de poèmes à tous les textes qui « ne sont que des contes brefs, des fables, des méditations », c’est-à-dire à la majorité des pièces du recueil. Sans doute le refus de dissocier poésie et récit entre-t-il alors dans la stratégie visant à affirmer l’ancrage de la poésie dans le monde réel :

Pour ce qui est de moi, je ne puis me satisfaire d’aucune conception qui me forcerait à laisser à la porte de la poésie L’Invitation au Voyage en prose, et Gaspard de la nuit comme La Légende des Siècles dans leur ensemble [22].

L’attachement au poème en prose, narratif ou non, s’inscrit néanmoins dans une démarche visant à faire apercevoir la continuité du surréalisme au réalisme.

Il relève aussi d’un refus des contraintes génériques affirmé dès l’époque surréaliste : « poésie, roman, philosophie, maximes, tout m’est également parole[23]  ». Dans le Traité du style, la frontière entre discours critique et fiction annoncée par le titre fait l’objet d’une contestation menée en sourdine [24]  : l’imaginaire poétique s’immisce dans l’écriture du discours, obligeant à réviser tout aplatissement idéologique de sa lecture. Ce refus des classifications génériques s’élargit à l’époque de la maturité dans de grandes oeuvres qui intègrent séquences versifiées et passages en prose, manifestant la recherche d’une parole transcendant les genres.

À cette occasion, on franchira une fois, avec la complicité active de l’auteur, la limite assignée à cette étude pour envisager la référence à Baudelaire dans un texte à dominante poétique. Ainsi Les poètes (1960) inscrit le nom de l’auteur des Fleurs du mal dans trois textes versifiés qui évoquent le souvenir nostalgique de la ville des Tableaux parisiens. Mais ce sont peut-être les passages en prose qui établissent la connivence la plus profonde. Dans la séquence parlée « Le Montreur », Aragon fait le lien entre la « Complainte de Robert le Diable » et un vers des « Feux de Paris » : « Baudelaire je pense à vous » :

Je pense à toi Desnos Qu’est-ce que cela me dit Cela ne vous dit rien L’autre fois c’était Andromaque [25].

L’intertextualité explicite cède ici la place à l’intertextualité par allusion. Car la phrase du « Montreur » renvoie à un autre poème des Fleurs du mal, « Le Cygne », et au vers : « Andromaque, je pense à vous ! [26]  » Commentant le matérialisme implicite de cette phrase et l’opposant à un certain idéalisme mallarméen, Yves Bonnefoy observait :

Baudelaire ne crée pas cette Andromaque, il « pense » à elle, et cela signifie qu’il y a de l’être hors de la conscience et que ce simple fait vaut bien plus, dans sa donnée hasardeuse, que la demeure d’esprit [27].

La remarque de Bonnefoy pourrait bien s’appliquer à l’oeuvre d’Aragon : elle serait alors l’indice d’un dialogue en profondeur auquel conduit le discours sur Baudelaire sans cesse repris. Le point culminant en sera cette profonde méditation sur l’art nommée Henri Matisse, roman, qui place le poète des Fleurs du mal au coeur d’un jeu de miroirs [28].

Le discours critique consacré à Baudelaire parvient donc à allier subtilement la variation et la continuité. Il opère au fil de l’Histoire un spectaculaire renversement, privilégiant dans les années de guerre l’héritier de la tradition nationale et le représentant d’un certain classicisme, après avoir exalté à l’époque du surréalisme le poète de la rupture subversive. Dans les deux cas, la figure de Baudelaire dessinée par Aragon semble marquée par l’excès et il n’est pas étonnant que sa vision prît le contre-pied de celle de Valéry, homme de l’équilibre. Le double patronage d’Isidore Ducasse et d’Apollinaire, jouant sur les ambiguïtés de la réécriture, contribue à masquer cet effet de bascule en maintenant une apparence de continuité. Mais la volonté de « corriger » le modèle peut perdre son caractère ludique et glisser vers le sérieux idéologique lorsque l’utopie politique vient infiltrer le discours. La critique oppose alors de façon légèrement schématique l’homme Baudelaire, condamné pour ses reniements politiques, et l’oeuvre, glorifiée, mais annexée discrètement à l’esthétique réaliste.

Toutefois, l’attachement au poème en prose comme prototype expérimental de la transcendance des genres constitue au sein de ce discours une autre ligne de continuité. Aragon incorpore ainsi le texte baudelairien au projet d’écriture transgénérique, qui semble un des traits majeurs d’une poétique en quête d’un perpétuel dépassement. Le discours critique comme genre autonome se trouve dans cette perspective contesté, sinon récusé, ce qui peut aussi s’assimiler à une volonté d’autocorrection de la parole.

Appréhendée dans sa globalité, l’oeuvre d’Aragon laisse apercevoir un faisceau d’affinités plus profondes reliant les deux auteurs. Activement associé dans Télémaque à l’orientation de l’écriture vers le surréalisme, Baudelaire sera, à l’heure de la grande maturité, le phare utilisé pour éclairer les zones d’ombre [29]. Comme le poète des Fleurs du mal, et que l’on nomme ou non cette disposition classicisme, Aragon « porte [ainsi] un critique en soi-même et […] l’associe intimement à ses travaux ».