Article body

Travailler sur les recueils littéraires du Moyen Âge expose, en ce début de xxie siècle marqué par une attention accrue à la matérialité de la transmission, à des embûches sournoises[1]. Une approche pertinente de ce domaine d’étude requiert, certes, une pluralité de compétences, mais elle demande également de savoir « intégrer les réflexes codicologiques sans jamais perdre le sens des textes[2] ». Afin de nous placer d’emblée à la bonne distance de l’objet, il convient de partir de ce double postulat :

Les manuscrits sont des objets historiques, et comme tels ils ne peuvent être correctement interprétés que s’ils ont été convenablement replacés dans leur contexte chronologique et géographique. Mais il est également possible de retourner cette relation, et de considérer que chaque manuscrit est un objet archéologique qui véhicule des informations sur le milieu dont il est issu — un milieu qu’il convient de définir, entre autres paramètres, par sa position dans l’espace et dans le temps[3].

Il en découle que tous nos efforts d’interprétation de la présence et de l’assemblage des textes dans un recueil donné seront précédés par — et, par la suite, se fonderont sur — la tentative d’établir, de la manière la plus précise possible, les coordonnées chronologiques, géographiques et socio-culturelles de ce même manuscrit. Répondre à ce questionnement primordial, ou bien dresser des hypothèses sérieuses à son égard, est un gage de solidité pour n’importe quel essai d’interprétation. C’est justement sur l’importance de cette opération que je voudrais insister, par le biais de l’examen d’un cas de figure précis[4]. On peut en effet esquisser une hypothèse, certes provisoire mais non pas volatile, au sujet de la position d’un manuscrit dans l’espace et dans le temps, sans pour autant avoir à recourir à des compétences exceptionnelles ou à des procédés abscons. L’auscultation des textes, l’exploitation des traditions manuscrites et la prise en compte des résultats obtenus par les spécialistes d’autres disciplines vont ici constituer les seules pistes explorées[5].

Mise à l’épreuve

On sait que de nombreux manuscrits ont conservé, à côté de textes pieux, hagiographiques ou moraux, ou encore romanesques, épiques et historiques, quelques fabliaux en nombre restreint (d’un à six, suivant les recueils). Il s’agit, bien entendu, des cas parmi les plus intéressants que présente le corpus, puisque la friction entre textes, traditions et manuscrit en présence y est normalement des plus intenses et que nos réflexions sur cette contiguïté entre fabliaux et textes principaux doivent se confronter et, éventuellement, s’accorder avec l’interprétation globale du recueil.

Le spécimen le plus éblouissant de ce groupe est sans conteste le ms L.II.14 de la Biblioteca Nazionale Universitaria de Turin (r), un recueil colossal, de presque six cents feuillets à l’origine, de grand format, richement enluminé et transcrit avec soin par différents scribes. Ce qui détonne, au-delà de son aspect luxueux, c’est le fait qu’il renferme un projet littéraire ambitieux : lier les protagonistes du cycle des Lorrains et du cycle de Huon de Bordeaux, par voie (pseudo-)historique et généalogique, à l’histoire sacrée, depuis la Genèse jusqu’à la vengeance du Christ. Ce projet audacieux est l’oeuvre d’un clerc expérimenté qui n’hésite pas à remanier ou à écrire lui-même les textes dont il a besoin et qui ne sont conservés, à présent, que dans notre recueil (unicum). Si l’intention de sauvegarder une masse importante de textes a dû assurément jouer un rôle, il n’y a pas lieu de douter du fait qu’un projet intellectuel précis ait guidé, dès le début, la copie et l’assemblage des textes au sein de ce recueil organique[6]. C’est ce qu’illustre de toute évidence la section précédant les blocs de chansons de geste, une compilation habile de légendes sacrées et de textes disparates, assemblés comme on le ferait dans un collage et couvrant l’ensemble de l’histoire sacrée (fol. 1 à 102) :

1)

[fol. 1ro-] extrait de la Bible de Herman de Valenciennes (création du Paradis terrestre et d’Adam)

 

2)

Généalogie des Lorrains

[unicum]

3)

débat entre Néron et Virgile

[unicum]

4)

récit de Virgile sur l’histoire sacrée (d’Adam chassé du Paradis à Abraham)

[unicum]

5)

extrait de la Bible de Herman (d’Abraham à l’ascendance de Marie)

 

6)

extrait du Romanz de Saint Fanuel (d’Élisabeth aux miracles de l’enfant Jésus)

 

7)

extrait de la Bible de Herman (de la visite de l’ange à Joseph à la Tentation du Christ)

 

8)

extrait du Romanz de Saint Fanuel (des Noces de Cana à la Résurrection) 

 

9)

prologue de la Venjance Nostre Seigneur

[unicum]

10)

Venjance Nostre Seigneur [fol. -102vo]

Cette compilation est soumise à la section épique du recueil, à laquelle elle fournit un prodrome magnifiant et sacralisant, puisque saint Seurin, fils de l’empereur Vespasien et frère de Titus (et de sainte Hélène), les deux protagonistes du texte 10, se révèle (texte 11), d’un côté, l’ancêtre de Hervi, le héros du texte ouvrant le cycle des Lorrains (12), et l’ancêtre de Huon de Bordeaux de l’autre (15)[7]. La continuité avec l’arrière-plan d’histoire sacrée fabriqué ad hoc étant désormais garantie, le long fleuve proprement épique peut se dérouler. Cette deuxième section se laisse aisément diviser en trois blocs, correspondant aux chansons du cycle des Lorrains (fol. 103 à 282), au cycle de Huon de Bordeaux (fol. 283 à 460) et au Beuve de Hantone (fol. 461 à 576), trois ensembles épiques qui partagent maints liens et interférences[8] :

11)

[fol. 103ro-] Prologue des Lorrains

[unicum]

12)

Hervis de Metz

 

13)

Garin le Lorrain [fol. -282ro]

 

14)

[fol. 283ro-] Roman d’Auberon

[unicum]

15)

Huon de Bordeaux

 

16)

Esclarmonde

[unicum]

17)

Clarisse et Florent

[unicum]

18)

Ide et Olive

[unicum]

19)

Godin [fol. -460vo]

[unicum]

20)

[fol. 461ro-576ro] version III de Beuve de Hantone

 

Des textes courts prennent enfin place à la fin du recueil. Deux d’entre eux se chargent de développer le thème de la punition des responsables de la mort du Christ, qui était au centre du texte 10[9], suivant la « […] propensione al ciclo compiuto, alla saturazione delle possibilità narrative implicite in un intreccio[10] » propre à notre recueil, et donnent suite, en passant, à un épisode d’Esclarmonde (texte 16) dans lequel Huon rencontre, pendant son voyage en mer, Judas en train de purger sa peine attaché à un rocher (v. 996-1089) :

21)

[fol. 577ro-] Vie de Pilate

[unicum]

22)

Vie de Judas [fol. -583vo]

[unicum]

Le lien des deux dernières pièces avec l’architecture générale du recueil est, en revanche, beaucoup plus lâche, puisque le dit allégorique (23) et le fabliau (24) se bornent à parachever le long récit épique sacré sur un ton fermement moralisateur :

23)

[fol. 583vo-] Dit de l’unicorne et du serpent

 

24)

La Housse partie [fol. -586vo]

 

Il n’est d’ailleurs pas sûr que ces deux derniers éléments aient fait partie du plan originel du recueil, eu égard au fait que la Vie de Judas se clôt sur un colophon (fol. 583c14-16) qui fixe l’achèvement de la copie au mois de juin 1311[11]. L’incendie qui s’est produit à la Biblioteca Nazionale Universitaria de Turin en 1904, et qui a détruit les fol. 584-586 du manuscrit et mis à mal, entre autres, les feuillets qui précèdent, nous ôte la possibilité de vérifier la congruence matérielle des textes 23 et 24 au tronc du recueil. Certes, il convient de se méfier du colophon, notamment quand il ne fait pas suite au dernier texte d’une unité codicologique, car il pourrait aussi avoir été transcrit tel quel à partir du modèle[12]. Mais l’examen des différents composants du recueil ne s’oppose nullement à une telle datation, de sorte que, même si le colophon du fol. 583vo procède d’une transcription passive, le modèle ne devait pas être beaucoup plus ancien que le manuscrit conservé aujourd’hui à Turin.

Si l’on peut par conséquent retenir sans hésitation la date, précise ou approximative, de 1311 pour cet étonnant effort de mise en recueil de quelques cycles majeurs de la chanson de geste, sa localisation pose davantage de problèmes. Nous allons donc explorer les pistes évoquées plus haut, en commençant, bien entendu, par les textes, en poursuivant la quête du côté des traditions manuscrites et à l’aide des éclaircissements glanés dans d’autres domaines d’étude.

Piste no 1 : les textes

Il convient, tout d’abord, de lire les textes contenus dans le recueil, notamment ceux faisant fonction de raccord entre ses différentes sections. À cet égard, la Généalogie et le Prologue des Lorrains (textes 2 et 11) jouent un rôle primordial dans le but de mettre la section d’histoire sacrée (fol. 1-102) en phase avec le cycle des Lorrains (fol. 103-282) et l’ensemble de la section épique (fol. 103-576). Le premier texte bref contient en effet une généalogie haute en couleur de Garin et Fromont, les ancêtres des deux clans qui s’affrontent dans le cycle des Lorrains, et indique ainsi sans ambiguïté quelle est la perspective à adopter dans la lecture du collage d’histoire sacrée ; le deuxième, centré sur les exploits de saint Seurin dans la lutte contre les païens et sur sa descendance, instaure un lien historico-généalogique décisif entre les exécuteurs de la vengeance du Christ, Vespasien et son fils Titus (texte 10), et le premier héros du cycle des Lorrains, Hervi (12), ainsi qu’avec les protagonistes du cycle de Huon de Bordeaux. Or l’éditeur de ces deux textes de raccord soutient à bon escient que leur auteur « a vécu vers la fin du xiiie siècle, qu’il est vraisemblablement contemporain du copiste, sinon le copiste lui-même[13] ». On serait donc tout près du milieu dans lequel la compilation et, peut-être, le manuscrit lui-même auraient vu le jour. Ce qui nous impose d’aiguiser le regard.

Le Prologue des Lorrains met en scène, dans sa première partie (v. 10-158), l’oeuvre de saint Seurin pour le rayonnement de la foi et, surtout, son combat acharné contre les ennemis de la chrétienté. Dans ce volet, la prise de Cologne, tombée sous la coupe des païens, par saint Seurin et ses compagnons, se taille la part du lion. Si l’auteur de ce petit texte de raccord est le compilateur lui-même, et qu’on songe à son habileté dans l’art de manier et de composer les légendes les plus disparates, on n’est pas surpris du fait qu’il en ait profité pour insérer au sein de la laisse III (v. 26-104) le récit du martyre des onze mille vierges, dont saint Seurin devient ainsi le vengeur. Il s’agit en effet d’une des légendes hagiographiques parmi les plus répandues dans l’Europe médiévale. Un culte des vierges martyres est attesté à Cologne dès le ive siècle, mais ce n’est qu’aux ixe et xe siècles qu’il prend de l’ampleur, lorsque les vierges passent, à cause d’une erreur de lecture, de onze à onze mille et que l’une d’entre elles, Ursule, prend le devant de la scène : la Passio Ursulae (BHL 8427), écrite entre 969 et 976, fixe de manière définitive les contours et les épisodes saillants de la légende. Ursule, fille du roi de Bretagne et chrétienne, reçoit la demande en mariage d’un prince païen ; pour gagner du temps et décourager le prétendant, elle demande un délai de trois ans pendant lesquels elle se rendra en pèlerinage à Rome, accompagnée de dix vierges de haut rang (chaque pèlerine sera en outre suivie par mille vierges) ; la condition étant acceptée, Ursule et ses compagnes se rendent à Rome, sont reçues avec tous les honneurs par le pape et, sur le chemin du retour, sont massacrées par les Huns qui assiègent Cologne. En 1106, lors de la découverte d’un cimetière ancien près de l’église Sainte-Ursule de Cologne, on crut avoir retrouvé les reliques des vierges martyrisées, leur culte explosa et la ville de Rhénanie devint l’un des principaux lieux de pèlerinage de la chrétienté[14].

Bien évidemment, le Prologue ne retient de cette légende que la conclusion, le martyre des onze mille vierges, emprisonnées dans un palais de Cologne par les païens et minées par la disette qui sévit dans la ville assiégée par saint Seurin et les siens. Ce remploi de la légende n’a donc rien d’extraordinaire, à ceci près que sainte Ursule n’y est jamais nommée et qu’une tout autre sainte guide les onze mille vierges au martyre (HM, p. 528) :

Faut leur laens la vïande et li blés,

Sarrazin furent forment desconforté :

Ullent et braient comme chien afamé !

Et les pucelles dou grant palais listé

Tordent lor puins, s’ont tenrement ploré !

Benoite prent tantost a escrier :

« Monnegon, dame, que porons nous penser ?

Chi nos couvient morir et devïer !

N’arons secours de nul houme carnel :

E, Seurins, sire, jentis rois couronnés !

Vos ne savés mie nos povretés ! »

Son chief met hors par .I. des fenestrés

Et voit Bruiant et Toramont passer ;

Sainte Benoite coumenche a escrier :

« E, Toramont, gentis rois couronnés !

Ains que nos faces ci alec afamer,

A Belisors de Roume nos rendés

Ou tu nos viegnes tantost les chiés coper[15] ! »

La substitution n’a pas ému l’éditeur (HM, p. 740, s. Sainte Benoite)[16], mais elle est de taille, eu égard au rayonnement énorme du culte de sainte Ursule au Moyen Âge et au caractère purement local du culte de sainte Benoîte[17], qui était autrefois ancré dans le Vermandois, où se trouvait son foyer principal, le monastère d’Origny-Sainte-Benoîte, une quinzaine de kilomètres à l’est de Saint-Quentin. Cette abbaye de Bénédictines, protégée par la maison royale et relevant du diocèse de Laon, fut fondée vers le milieu du ixe siècle au pied de la colline où sainte Benoîte aurait été enterrée après son martyre et en conservait jalousement les reliques, jusqu’à sa destruction complète pendant la Révolution. Selon la légende, calquée sur un schéma martyrologique ayant bénéficié de nombreuses applications entre Amiens et Reims et informant, notamment, le récit de la passion de saint Quentin[18], Benoîte se rendit de Rome en Gaule, assistée par les douze compagnes qu’elle avait converties, afin d’y prêcher la foi chrétienne, subit menaces, tortures et emprisonnements, fut ensuite libérée par les anges à trois reprises et poursuivit dans l’oeuvre d’éradication de l’idolâtrie païenne, jusqu’à ce que le gouverneur païen de la région, Matroclus, la tue à la hache. Certes, le risque de surinterprétation de cette émergence inopinée est réel, puisqu’elle retombe dans le domaine, insidieux, de l’onomastique hagiographique[19], mais on se doit de suivre la piste suggérant le Vermandois comme éventuel lieu d’élaboration de la compilation ou d’exécution du manuscrit de Turin, et de vérifier si d’autres indications viendraient la corroborer.

Piste no 2 : la tradition des textes

C’est l’examen de la tradition manuscrite du cycle des Lorrains qui va nous livrer une confirmation précieuse, quoiqu’hypothétique. Le cycle épique a subi, dans le recueil de Turin, des modifications et des ajouts qui lui sont propres. Mais, au départ, la physionomie du cycle est identique à celle que l’on retrouve dans deux autres témoins, formant avec le nôtre un groupe solidaire, manifestement écarté de celle qu’on appelle la version commune[20] : il s’agit du ms 528 de la Bibliothèque municipale de Dijon (Garin et Gerbert), que l’on date de la fin du xiiie ou du début du xive siècle et qui provient de Lorraine, et du ms 3143 de la Bibliothèque de l’Arsenal de Paris, qui est le seul à contenir le cycle en entier (Hervis, Garin, Gerbert et une version mélangeant Yonnet de Metz et Anseÿs de Gascogne)[21], mais donne un texte fortement remanié. Le manuscrit de l’Arsenal est un produit courant, portant une seule enluminure sur trois colonnes en tête du fol. 1ro[22]. Alison Stones, à qui l’enluminure a été soumise, suggère qu’elle sort d’une boutique parisienne bien connue, celle du libraire Thomas de Maubeuge, sise rue Neuve Notre-Dame et attestée de 1313 à 1349 ; elle daterait des années 1320 et serait l’oeuvre du Maître de Thomas de Maubeuge, un artiste bien médiocre qui travailla souvent pour ce libraire réputé et se distingue par le manque de précision dans le trait et l’emphase un peu ridicule des visages, tout en ayant façonné, seul ou en collaboration avec d’autres artistes, une trentaine de manuscrits, entre 1303 et 1342 environ[23]. Or une donnée interne à l’Arsenal 3143 nous permet d’approfondir cette indication[24].

Deux couplets introduits au fol. 77ro, au sein de Garin le Lorrain, juste avant une coupure importante signalée par une lettre « puzzle » (c’est le début de la laisse XCIX[25]), semblent nous dire que ce manuscrit a été transcrit à Saint-Quentin, en Vermandois :

Ciz romans est a Jaque de Paris.

Haut soit pendus qui l’enblera en fin.

Sachiés qu’il fu escris a Saint Quentin,

en chiés Robert d’Ardane Houdebin[26].

Le quatrain éveille toutefois les soupçons, puisqu’il n’est qu’un colophon, si l’on fait abstraction de sa position dans le volume. Il s’accroche en effet à la conclusion de la laisse XCVIII, sans se voir rehaussé ni détaché de ce qui précède, et la suite de la narration prend place en tête de la colonne suivante, sans changement de main ni d’encre[27] : il se peut que le copiste ait transcrit le quatrain en suivant le modèle de façon mécanique, sans se rendre compte qu’il s’agissait d’un colophon, à l’origine[28]. D’ailleurs, en règle générale, « the more the colophon is integrated with the text either physically or in its formulation, the more it should be viewed with suspicion[29] ».

Loin de nous décevoir, cette conclusion prudente nous permet de mettre en perspective la remarque perplexe de l’éditeur de Hervis de Metz, qui, tout en enregistrant la localisation étalée par le quatrain de l’Arsenal 3143, soulignait que « l’étude attentive de la langue du manuscrit […] ne conforte guère cette localisation, puisque les traits picards, et plus généralement dialectaux, y sont rares » ; d’après lui, ce copiste cultivé et habile « suivait un modèle de l’Est dont il s’efforçait d’éliminer les traits provinciaux » et, dans cet effort, il s’est peu soucié de la mesure des vers, à tel point qu’il a laissé passer plus de deux cent cinquante vers faux (HM, p. xiv et xviii ; voir aussi YM, p. 47-54). Si l’on suppose, sur la base de l’expertise d’Alison Stones, que l’exécution du ms 3143 de l’Arsenal (transcription, ornementation, illustration) a eu lieu à Paris, à partir d’un modèle (ou de la copie d’un modèle) réalisé auparavant à Saint-Quentin par un copiste dénommé Robert, originaire (ou dont la famille était originaire) de l’Ardenne (peut-être même de l’Ardenne belge), le nettoyage linguistique qu’aurait mis en oeuvre le copiste de l’Arsenal 3143 — avec ses dégâts collatéraux, telle l’inattention au mètre — devient encore plus plausible, puisqu’il aurait eu lieu à Paris, dans les années 1320, et non pas à Saint-Quentin, sous la plume d’un copiste d’origine ardennaise, à l’intention d’un commanditaire parisien. Dans tous les cas, le lien du témoin du cycle des Lorrains conservé à l’Arsenal avec le Vermandois est robuste, tient apparemment à la provenance de son modèle et confirme, de manière non anecdotique, la lumière jetée sur le Vermandois par l’irruption de sainte Benoîte à la tête des vierges martyrisées à Cologne dans le Prologue des Lorrains contenu dans le recueil de Turin[30].

Piste no 3 : le travail d’autrui

Un apport décisif à nos hypothèses provient des spécialistes de l’enluminure médiévale et du concours heureux que nous apportent leurs recherches. D’abord, Alison Stones a fait le point sur la production du Maître de sainte Benoîte, un artiste de premier plan ainsi dénommé à partir de son chef-d’oeuvre, le merveilleux liber aureus du monastère d’Origny-Sainte-Benoîte conservé à présent à Berlin, qui contient un ensemble foisonnant de textes (latins et français) et d’images composant le dossier hagiographique de sainte Benoîte et relatant l’histoire légendaire de l’abbaye, ainsi que ses pratiques liturgiques et administratives[31]. Il serait intervenu, de façon ponctuelle ou en tant que maître principal, dans sept manuscrits (ou fragments de manuscrits)[32] :

  1. Berlin, Staatliche Museen – Preußischer Kulturbesitz, Kupferstichkabinett, 78 B 16 ;

  2. Wien, Österreichisches Museum für angewandte Kunst, Inv. 1073 ;

  3. London, British Library, Sloane 1977 ;

  4. New York, Pierpont Morgan Library, M 805-M 806 ;

  5. Modena, Biblioteca Estense Universitaria, lat. 1152 (α.S.2.12) ;

  6. New York, Pierpont Morgan Library, M 1042 ;

  7. Rouen, Bibliothèque municipale, 1050 (U.12).

Ensuite, François Avril a confirmé, dans ses grandes lignes, le regroupement établi et lui a rattaché deux autres manuscrits[33] :

  1. Torino, Biblioteca Nazionale Universitaria, L.II.14 ;

  2. Arras, Médiathèque, 790.

L’illustration abondante du recueil de Turin serait en effet due, en bonne partie, au Maître de sainte Benoîte, « une des personnalités les plus fascinantes du milieu artistique du nord de la France vers 1310-1315 », dont « les personnages […] ont des visages arrondis, aux yeux caves, très caractéristiques[34] ». D’autres spécialistes se sont par la suite chargés d’approfondir, de discuter et de préciser ces indications, à partir d’angles d’approche différents[35].

Or, selon eux, cet artiste remarquable se serait formé dans le milieu royal parisien, comme l’indique sa participation probable à l’illustration du bréviaire fragmentaire de New York (ms 6), qui est à l’usage de la Sainte-Chapelle de Paris et devait sans doute servir à une reine de France (probablement Marie de Brabant [† 1321], au temps de son veuvage, au vu de la guimpe de veuve que la dame porte dans la lettre historiée du fol. 8ro, donc entre 1285 [mort de Philippe III] et 1297[36]), et son intervention présumée dans l’enluminure du fol. 34ro du Roman de Jules César de Rouen (7), que Patricia Stirnemann rattache à la production parisienne autour de 1290[37]. Une fois son apprentissage complété, le Maître de sainte Benoîte, dont on admet désormais qu’il fut actif entre la fin du xiiie et la deuxième décennie du xive siècle, se serait installé — ou serait rentré — en Picardie, où il aurait fait l’essentiel de sa carrière. Mais où, au juste, en Picardie ? Certains penchent pour Amiens[38], d’autres hésitent[39]. Certes, un maître de telle envergure a dû participer à des entreprises collectives s’étendant sur un ample rayon géographique et s’adaptant au rang et aux possibilités financières d’une clientèle changeante[40]. C’est pourquoi on a supposé que le ms Sloane 1977 (ms 3), contenant des traités médicaux et chirurgicaux en ancien français, aurait été réalisé à l’intention de la Confrérie de Saint-Côme et Saint-Damien de Paris, la corporation des chirurgiens créée au xiiie siècle[41] ; en plus, l’assistant talentueux du Maître de sainte Benoîte dans le Lancelot en prose de New York (4) est le maître unique d’un missel datant, selon le calendrier, d’après 1297, destiné à une institution éloignée des centres picards, le couvent augustinien de Saint-Denis de Reims (Reims, Bibliothèque municipale, 217[42]).

Mais il faut souligner que certains produits issus de la main du maître convergent sur une aire qui nous est désormais familière. D’abord, l’oeuvre la plus impressionnante du groupe, le liber aureus des Bénédictines d’Origny-Sainte-Benoîte (ms 1), a été commencée en 1312 à la demande de la trésorière de l’abbaye, Heluis de Conflans, issue d’une famille noble de la région, et vient consacrer l’apogée du culte de la sainte patronne, dont un renouveau sensible est encouragé tout au long du xiiie siècle ; ensuite, le psautier de Modène (5), qui est à classer dans la catégorie du « petit livre de dévotion fait en très grand nombre à l’époque pour des membres de la classe bourgeoise[43] », porte un calendrier à l’usage de Saint-Quentin et sa décoration secondaire serait due au deuxième assistant du Maître de sainte Benoîte dans le liber aureus[44] ; enfin, les deux feuillets subsistants de Vienne (2) partagent, sur de nombreux points, l’histoire du liber aureus et le volume dont on les a extraits — un missel ou un livre de dévotion — était peut-être réservé, lui aussi, à l’abbaye bénédictine du Vermandois : le premier assistant du Maître de sainte Benoîte dans le codex de Berlin, qui s’occupe des enluminures des fol. 53vo et 54ro, ainsi que du calendrier (fol. 55ro-69vo), a été reconnu dans le décor marginal des feuillets de Vienne[45] ; sur ces mêmes bordures, on observe des têtes de bénédictines[46] ; le liber aureus et les feuillets conservés à Vienne ont appartenu tous les deux à Johann Daniel Friedrich Sotzmann (Berlin, 1781-1849)[47].

Mises à part les collaborations ponctuelles de l’époque de sa formation (mss 6 et 7) et la Bible latine d’Arras (9), qui n’a pas encore fait l’objet, à ma connaissance, d’une étude poussée, trois des six manuscrits sur lesquels le Maître de sainte Benoîte a travaillé sont ancrés, à des degrés variables, dans le Vermandois, sur l’axe reliant Saint-Quentin à Origny-Sainte-Benoîte, et partagent, du moins en partie, les mêmes équipes d’artisans. Dans ce contexte, les indices tirés de l’examen des textes contenus dans le recueil de Turin (8) et de leurs traditions manuscrites, pointant le Vermandois et le même horizon culturel régional, suggèrent de restreindre provisoirement à cette région le centre de gravité (ou l’un des centres de gravité) de l’activité du maître, ainsi que le lieu d’exécution du recueil de Turin[48]. Il convient en effet d’insister sur le recoupement chronologique exact — début des années 1310 — entre les deux membres du sous-groupe passibles de datation (1 : à partir de 1312 ; 8 : 1311, ou peu après), ainsi que sur l’éclairage mutuel que les différents indices recueillis apportent : au sein d’un atelier ou, plus probablement, d’un réseau de professionnels ayant l’habitude de travailler pour l’abbaye bénédictine d’Origny-Sainte-Benoîte et pour les laïcs pieux de la région, la promotion de sainte Benoîte à la tête des onze mille vierges de Cologne, dans le Prologue des Lorrains, tout en demeurant une manoeuvre hardie, n’a rien d’inimaginable[49].

Tentative de mise à profit

Que peut-on tirer, pour l’interprétation de l’ensemble du recueil et de ses composants, de cette définition provisoire du lieu, du milieu et du contexte d’exécution du manuscrit ? Il est encore tôt pour échafauder des conclusions arrêtées, ainsi que pour prospecter le recueil de Turin en tant qu’objet archéologique, comme le préconise Denis Muzerelle. Mais il n’est pas inutile de montrer comment notre regard peut et doit évoluer, à la lumière de ces informations nouvelles. Prenons le cas du dernier texte, La Housse partie (24), un fabliau noir et cynique, porté par un esprit moralisateur appuyé, à tel point que certains spécialistes du genre l’ont exclu du canon et rejeté dans le terrain en friche des contes moraux[50]. C’est déjà un élément fort de continuité par rapport au texte précédent, le Dit de l’unicorne et du serpent (23). Mais ne nous contentons pas de ces formules interprétatives, certes pertinentes, dans le cas présent, et venons-en au contenu du fabliau[51]. Il en existe trois témoins (Paris, BNF, fr. 837 [A], r et Princeton, University Library, Taylor Medieval, 12 [s]), et autant de versions indépendantes (I, II, III), qui élaborent différemment le récit et divergent également en longueur (416 [le début fait défaut], 184, 274 vers), mais relatent toutes la même histoire[52] : un riche cède tous ses biens à son fils, qui se marie et a un enfant ; après quelques années, la belle-fille convainc son mari de chasser le père improductif, et le fils obéit ; le père proteste et demande au moins une housse pour se couvrir ; le fils ingrat lui dit d’aller en demander une au petit-fils, qui travaille à l’étable ; le petit-fils ne propose à son grand-père que la moitié de la housse demandée ; interrogé, le garçon explique qu’il garde l’autre moitié pour son père, pour quand il sera lui aussi devenu vieux ; ce qui ouvre les yeux au fils ingrat, qui demande pardon et remet tous les biens à la disposition de son père.

La morale de premier niveau est explicite, et la conclusion du fabliau ne manque pas de la souligner, dans le témoin de Turin aussi (v. 175-184) : dépendre d’autrui est dangereux, fût-ce de son propre fils. Leslie C. Brook a tenté une lecture anagogique du fabliau, en s’appuyant sur la version I (ms A) : le fils ingrat est le chrétien, tout ce qu’il possède lui vient de Dieu et à Dieu doit revenir[53]. Certes, il est possible que cette interprétation saisisse le sens caché et originel du récit, mais il est plus intéressant, dans notre perspective, de se demander quelles sont les motivations qui ont poussé à insérer ce fabliau à la fin du manuscrit — si ce n’est une simple volonté de le sauvegarder ou la forte affinité de ton avec le dit qui précède. Le lecteur du xxie siècle perçoit, avant tout autre chose, dans les différentes versions de ce conte, une reprise audacieuse du célèbre épisode de la Charité de saint Martin, celui du manteau militaire que saint Martin fend en deux avec son épée pour en donner la moitié à un pauvre transi de froid, lorsqu’il est, en 337, un jeune soldat romain en garnison à Amiens. La suite, avec son accomplissement christique et évangélique, est connue :

Nocte igitur insecuta, cum se sopori dedisset, uidit Christum chlamydis suae, qua pauperem texterat, parte uestitum. […] Mox ad angelorum circumstantium multitudinem audit Iesum clara uoce dicentem : Martinus adhuc catechumenus hac me ueste contexit. Vere memor Dominus dictorum suorum, qui ante praedixerat : quamdiu fecistis uni ex minimis istis, mihi fecistis, se in paupere professus est fuisse uestitum […][54].

Il faut en effet se rappeler que, dans La Housse partie, le père demande précisément au fils ingrat « […] une de tes vieles houces/Dont tu fais tes chevaus couvrir » (v. 94-95[55]) et que, en ancien et moyen français, houce (housse) désigne autant une « couverture feutrée qui couvre le dos d’un cheval » qu’un « manteau long et ample à larges manches »[56]. Or, dans la scène de la Charité, qui domine sans conteste son iconographie, Martin est normalement vêtu en soldat, doté d’un ample manteau et, surtout, monté sur un cheval :

La rencontre de Martin et du pauvre d’Amiens est demeurée la scène la plus universellement célèbre de la Vita. Dans la miniature et la statuaire, le vitrail et l’estampe, elle allait devenir et rester l’un des thèmes de prédilection de l’art occidental, en particulier dans ses formes populaires. Une aussi prodigieuse fortune ne tient pas seulement à la beauté formelle de cette « charité de saint Martin », ni à la résurgence, dans le groupe traditionnel du saint cavalier et du piéton misérable, d’archétypes artistiques extrêmement anciens. Si l’imagination des artistes médiévaux s’est saisie de la scène avec une passion aussi exclusive, c’est sans doute que la piété du peuple chrétien qui affluait à la basilique de Tours les y avait tout particulièrement conviés. Aux lecteurs de la Vita comme aux pèlerins qui contemplaient à l’aube du Moyen Âge les fresques de Tours, cette scène est apparue comme l’illustration la plus achevée de la spiritualité martinienne, dans sa fidélité totale à l’Évangile[57].

La présence de l’épisode hagiographique en amont de La Housse partie devait paraître si flagrante, au Moyen Âge, que la version I (ms A) n’a pas hésité à en rajouter, en glissant, de façon bien peu innocente, l’invocation du nom de saint Martin au sein du discours de repentir que le fils ingrat adresse, vers la fin, à son père (v. 383[58]). D’autres détails, qui ne font pas surface dans la version II, témoignent d’ailleurs de cette recherche insistante, au sein de la version I, du parallélisme entre le récit en cours et l’épisode célèbre ayant pour protagoniste le futur évêque de Tours — la supplique du père au fils ingrat est motivée explicitement par le besoin de se protéger du froid (v. 297-300 [élément présent également dans la version III, v. 180-187]) et le petit-fils coupe en deux la housse « […] a son coutel » (v. 333[59]), sous les yeux du lecteur.

La portée morale bien tranchée du conte ne devait pas lui déplaire, mais il est fort probable que le compilateur du manuscrit de Turin — ou celui qui a complété le volume à l’aide de quelques textes brefs — ait surtout été séduit par le détournement habile que le fabliau comporte d’un épisode universellement connu, concernant l’introducteur du monachisme en Occident, le premier saint non martyr, l’apôtre des Gaules ou treizième apôtre, jouissant d’une popularité exceptionnelle dans toute l’Europe et dont l’attribut est le manteau partagé[60]. Ce compilateur si expérimenté dans le brassage des légendes, des mythes et des récits, si désinvolte avec les saints, leur biographie et leurs attributs, devait apprécier d’emblée la subtilité hardie de la démarche : viser la plus cruelle des ingratitudes humaines sur le contrepoint de l’un des essais les plus émouvants de charité chrétienne.