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Donner son aval à une cause, clamer son allégeance ne se fait jamais dans l’indifférence. Une force de conviction se manifeste, de même que la tension vers un but auquel on souhaite rallier auditeurs ou lecteurs. Quant au dictionnaire, il propose une définition de l’engagement en ces mots : « Acte ou attitude de l’intellectuel, de l’artiste qui, prenant conscience de son appartenance à la société et au monde de son temps, renonce à une position de simple spectateur et met sa pensée ou son art au service d’une cause[1]. » Qu’en est-il de la littérature : est-elle un espace propice à l’engagement ? En dépit de la difficile cohabitation entre les canons littéraires et l’engagement, que les études de Sartre et de Barthes, notamment, ont abordée sous des angles particuliers, parfois contestés comme l’a fait ressortir Benoît Denis dans son ouvrage Littérature et engagement : de Pascal à Sartre[2], la littérature regorge de ces élans d’adhésion à une cause que les pratiques d’écriture soutiennent avec des tons et une intensité variables.

La parole engagée, si elle se retrouve dans des écrits comme dans les études historiques ou, de manière plus explicite, dans les études sociopolitiques, le pamphlet ou encore l’essai littéraire, ne se prive pas de survenir dans la fiction. Plusieurs auteurs ont mis en évidence la force d’une telle parole engagée et la contribution qu’elle pouvait apporter à la réflexion et aux débats susceptibles d’alimenter les préoccupations sociopolitiques, idéologiques et esthétiques d’une communauté culturelle. Il en va ainsi des études d’Emmanuel Bouju et de Benoît Denis qui ont traversé les courants littéraires français, faisant ressortir des aspects incontournables de cette problématique[3]. Emmanuel Bouju défend la thèse de l’exercice d’une responsabilité de l’écrivain impliqué dans l’échange littéraire. L’engagement devient une manière de penser politiquement le littéraire comme discours sous-tendu par un « modèle éthique ». L’écrivain offrirait une transcription personnelle de l’histoire, exploitant formes et agencements littéraires dans une convocation médiatisée du lecteur destinataire.

Nous nous attacherons ici au plan sémantico-pragmatique des textes afin de mieux cerner l’enjeu rhétorique de l’engagement. Celui-ci n’est pas que l’élan vers un but. La cause défendue a aussi son repoussoir : celle que l’on rejette. Le processus par lequel on décrie certaines prises de position est tout aussi concerné par l’engagement que celui par lequel on les défend. Dénier des appartenances, prendre le contrepied des affirmations proclamées comportent toujours cette tension bien sentie de la part de celui qui avance ses positions ; il engage son identité dans un discours défenseur de principes, de valeurs sur la place publique des écrits en circulation. C’est peut-être pour cette raison qu’on a tendance à associer l’engagement à un système de normes, à la défense d’une institution, ce qui élargit la simple implication individuelle, conduit au ralliement, tissant un arrière-plan collectif à l’engagement. En tout cas, celui qui s’engage accepte les contraintes de la cause à soutenir, fait preuve de cette sorte de constance indéfectible qui inscrit son adhérent dans la durée et la stabilité d’une conviction. Voilà ce qu’il en est de l’environnement sémantique auquel nous convie généralement la notion.

Toutefois, on rencontre aussi ce qu’il convient d’appeler le désengagement, une position rhétorique qui se profile dans le déplacement de l’engagement vers des moyens qui tiennent de l’esquive ou du retournement : pensons à la dérision, au paradoxe et aux autres moyens de brouiller les pistes sur la prise de position adoptée ou de remettre en question la posture même de l’écrivain. Le désengagement serait-il simple désinvolture ? Il est peut-être, plutôt, « insoumission », tel que le conçoit l’écrivain Jean-Michel Espitallier qui l’intègre dans la pratique même de son écriture (voir son témoignage, Politique du poétique, en fin de numéro).

En résumé, c’est donc la rhétorique de l’engagement, qu’elle sous-tende l’affirmation d’un investissement personnel de l’auteur/énonciateur ou s’en démarque, qui retiendra notre attention, tant dans ses manifestations que ses effets. Il s’agira d’en préciser les contours et de l’illustrer au moyen des contextes littéraires qui lui sont favorables, tout en laissant une part aux postures hybrides ou mitigées — celles qui interviennent entre l’engagement et le refus d’adhésion — mais celles aussi qui déclinent les responsabilités et se mettent à l’écart, relevant ainsi du désengagement, — postures qui ne sont pas moins importantes dans le jeu de places des énonciateurs. Ces pratiques discursives se nourrissent des thèses que l’écrivain endosse et autour desquelles il souhaite rallier ; il reste à voir comment l’écriture se les approprie, misant sur l’argumentatif ou l’ouverture créative, la ferveur ou le décrochage, l’allégeance ou la connivence, voire parfois la subversion.

Les auteurs ici rassemblés montrent la complexité de l’engagement littéraire par l’écriture, « en » écriture. L’engagement avec ses contrepoints, n’est pas tant un contenu étiqueté et brandi qu’une forme façonnée par une subjectivité en tension dans ce rapport au monde qu’il endosse et qui s’affirme.

Poursuivant dans la veine amorcée lors de ses travaux antérieurs, Emmanuel Bouju voit l’engagement comme « l’acte de mise en gage » (voir la note 3 de son article, p. 10). Il montre, à travers l’étude des oeuvres de Thomas Bernhard, comment un regard sur l’histoire se mue en acte d’engagement de la part de l’écrivain, dont les choix narratifs exhibent une position politique assumée. En arrière-plan, Wittgenstein se profile, de même que les clefs d’interprétation d’un monde que l’écrivain dénonce. Dans son entreprise, l’écrivain n’est pas seul : il tente de convaincre le lecteur et de l’entraîner dans une mise à l’épreuve du passé, du présent et d’un avenir en ouverture : c’est ce que fait l’autre auteur étudié dans cet article, Imre Kertész. L’écriture devient alors synonyme d’endossement, mais aussi de provocation, « forme sensible de responsabilité » à partager avec le lecteur.

La violence verbale constitue une stratégie de l’échange conversationnel. Elle impose des contraintes à l’engagement, particulièrement dans un texte de fiction. Ce dernier peut-il alors se réclamer de la spontanéité propre à l’invective, un procédé caractéristique de la violence verbale ? L’écriture de Réjean Ducharme tire parti de cette tension essentielle à l’engagement et en exploite la dimension spectaculaire, comme le soutient Marie-Hélène Larochelle.

Dominique Garand s’attache au renouvellement des formes narratives dans un roman, L’attentat, de l’écrivain algérien Yasmina Khadra. Il s’agit d’un roman engagé par excellence qui prend à partie un contexte sociopolitique actuel marqué d’intégrisme et soumis au terrorisme. Ce type d’écrit s’inscrit apparemment dans un engagement littéraire plutôt canonique ; en fait, ce dernier se révèle plus complexe et, grâce aux stratégies d’écriture, prendra des formes qui oscillent entre la prise en charge et le désengagement.

Le constat de désengagement ne s’avère jamais aussi évident qu’en présence de l’humour : elle agit comme une décharge de responsabilité dans un contexte où le sérieux serait de mise. Cependant, la fiction offre un angle de vue différent, beaucoup moins tranché, nous dit Dolorès Garcia Vivero, surtout lorsque l’accent est mis sur l’acte de s’impliquer lui-même. Les caves du Vatican d’André Gide opérerait, au moyen de dispositifs énonciatifs variés, une forme de retranchement face aux attentes ; toutefois, ce désengagement ne se priverait pas, ultimement, de brandir une cause.

Tout en prenant des allures de philosophe, le narrateur dans Frontières ou tableaux d’Amérique, de Noël Audet, s’est donné une mission en parcourant le continent. Pourtant les remous de l’écriture ne cessent de faire dévier le trajet, faisant apparaître les vertiges du désengagement et à travers lui, l’extrême et nécessaire liberté de l’écrivain qui modèle la fiction. Dans l’analyse de ce roman, je m’arrête ici au sens qui surgit au détour des manipulations narratives et du dire implicite comme manières de défier le lecteur.

La performativité à laquelle a recours l’essai met à mal la division entre théorie et pratique, réflexion et action, expérience et représentation. L’étude de Walter Moser se consacre à l’étude de ce genre et de ses procédures d’engagement et de désengagement, à travers l’oeuvre d’un auteur cubain, José Lezama Lima, qui joue sur les frontières génériques. La curiosidad barroca soutient une position d’affirmation identitaire, insérée dans un contexte idéologique aux strates multiples. L’adaptation rhétorico-stylistique que l’auteur fait subir à l’essai n’a d’autres visées que de le mettre au service d’une revendication qu’il contribue ainsi à légitimer.