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Le véritable rire, ambivalent et universel, ne récuse pas le sérieux, il le purifie et le complète. Il le purifie du dogmatisme, du caractère unilatéral, de la sclérose, du fanatisme et de l’esprit catégorique […], du didactisme, de la naïveté et des illusions, d’une néfaste fixation sur un plan unique […].

Mikhaïl Bakhtine, L’oeuvre de François Rabelais et la culture populaire au Moyen Âge et sous la Renaissance[1].

L’humour peut apparaître comme déplacé dans des circonstances où il convient d’être sérieux et dans des contextes discursifs où l’on est censé s’engager. En effet, l’usage de l’humour implique une attitude énonciative de désengagement, qui permet au locuteur de se décharger de la responsabilité du dire. Pourtant les frontières entre l’humour et le sérieux sont perméables. D’une part, il y a des types d’humour, comme l’humour noir, qui frôlent les limites des convenances en associant le rire à des thèmes habituellement sérieux ; d’autre part, et c’est ce que nous voudrions souligner à propos des Caves du Vatican, l’humour, par son pouvoir d’opérer une subversion des valeurs, est sûrement l’une des meilleurs façons de prendre position. Le désengagement énonciatif qui lui est propre peut alors devenir, comme dans le cas de Gide, une arme au service de l’engagement éthique, esthétique et politique.

Humour et désengagement énonciatif

Sur le plan énonciatif, l’humour instaure une distanciation ludique entre le locuteur, qui apparaît comme responsable de l’énoncé, et la position qu’exprime cet énoncé, par rapport à laquelle le locuteur donne à entendre qu’il se désolidarise[2]. Oswald Ducrot définit ainsi l’humour comme une forme d’ironie qui ne prend personne à partie : l’énonciation humoristique se caractérise, selon lui, par une dissociation entre l’instance présentée comme responsable de l’énoncé (le locuteur) et celle qui assume la position exprimée dans l’énoncé (l’énonciateur), cette position visiblement insoutenable n’étant attribuée à personne. Par cette distance qu’il établit entre lui-même et sa parole, ajoute Ducrot, le locuteur « se place hors contexte et y gagne une apparence de détachement et de désinvolture[3] ».

Dans la perspective discursive qui est la nôtre, il nous semble nécessaire d’ajouter que la parole humoristique s’inscrit en général dans un contexte susceptible de la légitimer aux yeux du destinataire[4]. Par ailleurs, pour éviter l’échec d’une réception naïve, le locuteur doit réussir à faire reconnaître son énoncé comme étant humoristique. C’est tout le problème du texte comique d’avoir à se signaler comme tel. Certes, on peut toujours le faire remarquer a posteriori : « je plaisante ». Mais d’habitude les indices discursifs suffisent à révéler l’intention comique : devant l’énormité des propos tenus, et toujours par rapport à un certain contexte, on ne peut pas croire que le locuteur adhère sérieusement à ce qu’il dit. Or, comme chacun en a sans doute fait l’expérience, il ne suffit pas de percevoir la visée humoristique pour s’en amuser. Le caractère comique d’un énoncé dépend également de l’état d’esprit du récepteur, qui doit être prêt à partager certains points de vue et à adhérer au sens construit. On pourrait étendre à l’humour ce qu’écrit Danielle Forget sur l’ironie :

Le destinataire doit assumer le rôle qu’on lui a préparé : recevoir un discours qui ne représente pas la prise en charge réelle du locuteur […] il peut choisir d’assumer complètement ce rôle, par connivence avec le locuteur […]. Ou s’il n’est pas d’accord avec la prise de position « réelle » du locuteur […] il pourra se trouver mal à l’aise d’être pris à témoin […] ou alors réagir vivement à cette prise de position en la contestant ouvertement[5].

D’où le caractère subjectif de l’effet comique. Comme le souligne Genette, c’est une question de « disposition individuelle : ce qui fait rire les uns ne fait pas nécessairement rire les autres[6] ». Tout discours humoristique sollicite donc la complicité de l’interlocuteur.

Notre étude sur l’humour dans Les caves reprend les catégories descriptives sur lesquelles nous avons travaillé, au sein d’un groupe de chercheurs dirigé par Patrick Charaudeau[7], et s’inscrit dans le cadre de la réflexion théorique sur l’humour menée par ce groupe. On distinguera ainsi deux catégories de procédés discursifs qui peuvent se combiner pour créer des effets d’humour. La première regroupe les procédés qui, tout en utilisant la distance énonciative caractéristique de l’humour, tirent leurs effets comiques d’un jeu non pas sur cette distance elle-même, mais sur le sémantisme des mots à l’intérieur de l’énoncé et de la représentation du monde qui s’en dégage, celle-ci pouvant apparaître sous trois formes d’incohérence : l’insolite, la loufoquerie et le paradoxe. La seconde réunit les procédés qui jouent sur la distance énonciative elle-même, soit en laissant entendre quelque chose de différent de ce qui est dit (l’ironie et le sarcasme), soit en jouant sur la prise en charge du propos auquel il est fait écho (la parodie)[8]. À partir de ces outils conceptuels, nous tenterons de décrire la spécificité du dispositif humoristique déployé dans Les caves du Vatican, en soulignant le jeu sous-jacent entre la posture énonciative distanciée de la parole humoristique et la visée critique qui met l’écriture au service, comme on le verra, de plusieurs causes.

Rappelons brièvement avant, afin de rendre notre parcours plus clair, l’intrigue de cette sotie parue en 1914 dans la Nouvelle Revue française. Le célèbre scientifique franc-maçon Anthime Armand-Dubois, croyant avoir été guéri de ses rhumatismes par un miracle, se convertit soudain au catholicisme, mais il attendra en vain les sommes promises par l’Église en dédommagement des pertes matérielles que lui vaut le retrait de l’appui des Loges. Par ailleurs, l’écrivain Julius de Baraglioul, beau-frère d’Anthime, suivant les instructions de son père qui veut, avant de mourir, bénir et doter son fils illégitime Lafcadio, retrouve celui-ci. Désormais riche, Lafcadio part en voyage. Pendant ce temps, la comtesse de Saint-Prix, soeur de Julius, reçoit Protos, déguisé en ecclésiastique, qui prétend lui confier un secret : la franc-maçonnerie, alliée aux Jésuites, aurait séquestré le pape et l’aurait remplacé par un faux. En réalité, il s’agit d’une supercherie montée par Protos, ancien camarade de Lafcadio, pour escroquer des fonds prétendument destinés à la délivrance du prisonnier. Cherchant à récupérer une partie de l’argent qu’elle a dû verser au faux ecclésiastique, la comtesse confie le secret aux Fleurissoire. Mais au lieu de donner l’argent, qu’ils n’ont d’ailleurs pas, Amédée Fleurissoire décide d’entreprendre tout seul une héroïque croisade pour délivrer le pape. Or, dès son arrivée à Rome, il est pris en mains par la bande d’escrocs et, obéissant aux ordres de Protos (qui apparaît maintenant sous les traits empruntés de l’abbé Cave), il prend un train où il croise Lafcadio, qui, par un acte gratuit, le précipite hors du wagon. Julius croit alors qu’on s’est débarrassé d’Amédée parce qu’il détenait le secret du faux pape et il révèle à son tour le secret à Anthime, lequel jugeant qu’il a renoncé à ses biens et à sa science pour un Dieu que rien ne lui assure maintenant être le vrai, décide de rejoindre à nouveau les francs-maçons. Quant à Lafcadio, son crime a été surpris par Protos, qui apparaît à nouveau sous différents déguisements et croit pouvoir embrigader son camarade. Mais c’est finalement Protos qui payera pour le meurtre perpétré par Lafcadio. Celui-ci, suivant le conseil de Julius, ne se livre pas à la police et se contente d’aller se confesser.

Par certains côtés, il s’agit, on le voit, d’une intrigue policière, avec des rencontres et des rebondissements qui font penser aux romans populaires de la fin du xixe siècle. Nous commencerons par donner un aperçu rapide du rôle joué dans ce livre par les procédés d’humour qui portent sur l’énoncé (l’insolite et le paradoxe, principalement). On abordera ensuite plus en détail les procédés qui jouent sur le désengagement énonciatif : le sarcasme, l’ironie et surtout la parodie. Pour finir, on soulignera la visée critique de ces effets d’humour dans Les caves.

Les jeux sur l’incohérence

L’insolite est un procédé très souvent présent dans le discours humoristique. Il se fonde sur un contraste entre deux univers de connaissance différents qui se trouvent rapprochés dans un énoncé. Par exemple, en décrivant les tentatives d’Anthime de réduire en simples « tropismes » l’activité des animaux qu’il observe, le narrateur humanise les rats de laboratoire et rapproche ainsi l’humain du non-humain :

Pour servir à ses fins, pour obtenir de l’animal maté l’aveu de sa simplicité […] et pour agir distinctement sur l’un ou l’autre sens de l’animal […] [Anthime] les dépouillait de tel ou tel organe que vous eussiez juré indispensable, dont l’animal, pour l’instruction d’Anthime, se passait[9].

Il y a en général peu d’insolite dans Les caves. On trouve cependant certains jeux verbaux relevant de l’insolite, qui auront un rôle majeur dans la visée critique de cette sotie. Ils associent le sémantisme des noms des personnages aux actions et aux relations de ceux qui les portent. Ainsi, les trois filles du botaniste Pèterat portent des noms de plantes ; la plus jeune, Arnica, élevée par une bonne surnommée Réséda et par Madame Semène (du latin semen, semence, graine) deviendra, après son mariage avec Amédée, Arnica Fleurissoire ; son époux est, par ailleurs, couvert de boutons, comme le remarque Alain Goulet. Celui-ci ajoute à cette série de noms botaniques celui d’Anthime, du grec anthos, ce qui pousse, la fleur et anthimos, fleuri[10]. On peut également y rattacher d’autres éléments : Arnica, que les moqueries courbent « comme une algue lente » (CV, 109) et dont l’âme est « inéclose » (CV, 110), se fait parfois « planter » par son père (CV, 107) et a pour beau-père un marchand en couronnes mortuaires (CV, 111). Selon un jeu semblable reliant de manière insolite les noms aux comportements, la comtesse de Saint-Prix perd connaissance en entendant qu’il faut une somme de 200 000 francs pour délivrer le pape.

À la différence de la loufoquerie, qui confronte des univers sans aucun rapport et dont on ne relève pas d’exemples dans Les caves[11], l’insolite garde, malgré l’incongruité du contraste, une certaine logique interne et comme une part de justesse, qui le rendent sans doute non seulement plus apte à la critique (celle des défauts d’une classe sociale, dans le cas de la comtesse de Saint-Prix), mais aussi plus favorable à l’engendrement de la réflexion, en l’occurrence une réflexion sur la fiction et ses effets de vraisemblance, car par cette association de leurs noms à leurs fonctionnements, les personnages, réduits à une mécanique qui obéit au système des jeux verbaux, perdent toute autonomie et toute vraisemblance.

L’incohérence paradoxale, quant à elle, joue délibérément d’une contradiction manifeste. Ainsi, la circulation du secret à propos du faux pape est comique parce qu’elle actualise le paradoxe bien connu du secret éventé. Un autre paradoxe susceptible de faire sourire est celui d’Anthime converti et « déconverti » ; l’athée, qui s’amusait à bousculer les croyances des autres et préférait rester malade plutôt que d’être forcé « de croire à Celui qui n’existe pas » (CV, 26), est surpris priant à genoux par une Véronique perplexe : « Son Anthime était là, en face d’elle ; il n’était assis, ni debout […] Anthime le savant, l’athée, celui dont le jarret perclus, non plus que la volonté insoumise, depuis des ans n’avait jamais fléchi […] était agenouillé […] » (CV, 35). L’humour du narrateur prend ensuite pour cible la consternation des catholiques, qui trouvent que le converti exagère, surtout lorsqu’il n’accorde aucune importance aux biens matériels (le paradoxe s’articule ici, on le verra, sur la parodie du discours de la bourgeoisie catholique).

Enfin, le paradoxe du faux ayant l’apparence du vrai et du vrai qui paraît faux parcourt tout le livre. Protos devenu l’abbé Cave, c’est-à-dire déguisé en prêtre, apparaît comme un digne ecclésiastique dont le teint jeune et frais serait l’indice d’une vie pure : « Rien qu’au visage on aurait reconnu le prêtre, et à je ne sais quoi de décent qui le caractérise : le prêtre français » (CV, 148). D’ailleurs, comme si le deuxième déguisement avait la vertu d’authentifier le premier, le faux prêtre re-déguisé en simple campagnard calabrais rend le prêtre plus vraisemblable :

Mais dites-moi comment vous me trouvez dans ce costume ? J’ai peur que le curé n’y reparaisse par endroits.

— Rassurez-vous, dit candidement Fleurissoire : personne d’autre que moi, j’en suis sûr, ne reconnaîtrait qui vous êtes. — Puis l’observant bienveillamment, et la tête un peu inclinée : Évidemment je retrouve à travers votre déguisement, en y regardant bien, je ne sais quoi d’ecclésiastique.

CV, 156

En même temps, le vrai apparaît comme un déguisement quand, par exemple, l’abbé Cave fait croire à Amédée que tel porteur de légumes croisé dans la rue est un franc-maçon déguisé qui les surveille. Le faux abbé va même jusqu’à utiliser le vrai pour rendre plus vraisemblable sa fabulation : il montre ainsi à Amédée un journal où est dénoncée l’escroquerie, en prétendant que les escrocs seraient quelques « aigrefins » qui profiteraient de la situation et avec lesquels on risquerait de les confondre ! (CV, 166-167).

Les jeux énonciatifs

En ce qui concerne maintenant les procédés qui portent sur l’énonciation, ils résultent d’un jeu sur la prétendue prise en charge du point de vue (négatif, dans le cas du sarcasme, et positif, dans celui de l’ironie) ou du propos auquel on fait écho (c’est, bien sûr, le cas de la parodie). Nous traiterons successivement de ces trois procédés et de leur rôle dans Les caves.

Le sarcasme exagère les traits négatifs au-delà de ce qu’assume le locuteur. Le narrateur des Caves utilise ce procédé pour rendre comique le voyage d’Amédée à Rome, qu’il représente comme une suite de malheurs : les punaises à Marseille, les puces à Toulon, les moustiques à Gênes, sans conter les boutons qui s’ensuivent (« le lendemain matin son nez, qu’il avait naturellement aquilin, ressemblait à un nez d’ivrogne ; le bouton du jarret bourgeonnait comme un clou et celui du menton avait pris un aspect volcanique […] », [CV, 136]) ou, encore, les ennuis avec son chapeau qui l’empêche de dormir dans le train :

[…] dans sa position ordinaire, le bord rigide écartait sa tête de la cloison ; si, pour s’appuyer, il relevait un peu le chapeau, la cloison le précipitait en avant ; lorsque, au contraire, il réprimait le chapeau en arrière, le bord se coinçait alors entre la cloison et sa nuque et le canotier au-dessus de son front se levait comme une soupape.

CV, 133

Avec l’ironie, au contraire, le narrateur met en scène une évaluation positive tout en donnant à entendre qu’il ne la prend pas en charge. Comme catégorie discursive de l’humour, c’est-à-dire inscrite dans un contexte de parole humoristique (car l’ironie, on le sait, peut n’avoir rien de drôle), l’ironie consiste en effet à traiter en termes apparemment valorisants une réalité qu’il s’agit de dévaloriser parce qu’on la considère comme plutôt négative ou, du moins, comme pas aussi positive qu’on le prétend[12]. Par exemple, en décrivant les travaux d’Anthime sur les tropismes :

Tropismes ! Quelle lumière soudaine émanait de ces syllabes ! Évidemment l’organisme cédait aux mêmes incitations que l’héliotrope […] Le cosmos se douait d’une bénignité rassurante […]. Armand-Dubois, chaque jour, à midi, ajoutait de nouveaux chiffres triomphaux.

CV, 12-13

Le narrateur ironise donc, avec humour, sur l’importance de ces travaux, en même temps qu’il reprend certains lieux communs de la méthode expérimentale. L’ironie s’articule ainsi, dans cet exemple, sur la parodie, qui est, nous le verrons maintenant, le procédé énonciatif le plus important des Caves.

Le procédé parodique, selon lequel le narrateur fait semblant de prendre en charge (ou met dans la bouche d’un personnage) un propos reconnaissable comme appartenant à un autre discours, joue en effet un rôle essentiel dans ce livre[13]. Le lecteur peut ainsi y déceler plusieurs échos qui font référence à des codes discursifs, littéraires et culturels visés par la parodie. Pour reprendre les termes utilisés par Ruth Amossy[14], on considérera, parmi les cibles auxquelles s’attaque cette énonciation parodique, les lieux communs idéologiques, les poncifs (ou thèmes) littéraires et les stéréotypes (ou clichés) langagiers.

Les cibles de la parodie

À la parodie critique de la méthode expérimentale que nous venons d’illustrer s’ajoute celle des lieux communs idéologiques de la haute bourgeoisie et de la petite aristocratie catholiques, qui ne peut échapper au lecteur. Sous l’ironie, on reconnaît en effet, dans certains énoncés du narrateur, le discours de ces milieux catholiques, dont la grandiloquence et le manque de vérité sont tournés en dérision : « l’âme de Marguerite est taillée dans cette étoffe admirable dont Dieu fait proprement ses martyrs » (CV, 28). Souvent le narrateur met ce discours parodié dans la bouche de Julius ; ainsi, quand Anthime accepte, sincèrement résigné, sa misère, argumentant que « les faux biens détournent de Dieu » (CV, 124), la réplique de Julius dénonce toute l’hypocrisie de la moralité bourgeoise établie : « Mais enfin ces faux biens vous sont dus. Je consens que l’Église vous enseigne à les mépriser, mais non point qu’elle vous en frustre » (CV, 124). La parodie s’attaque également au discours plein d’onction du haut clergé : « Sans doute Armand-Dubois avait été l’objet d’une faveur insigne » (CV, 36), un discours que Protos imite dans la longue scène comique, marquée par le pathétique et l’emphase outrée du ton et des attitudes, où il rend visite à la comtesse de Saint-Prix pour lui soutirer de l’argent :

— Plus de pape est affreux, Madame. Mais, qu’à cela ne tienne : un faux pape est plus affreux encore, car pour dissimuler son crime, que dis-je ? pour inviter l’Église à se démanteler et à se livrer elle-même, la Loge a installé sur le trône pontifical, en place de Léon XIII, je ne sais quel suppôt du Quirinal, quel mannequin, à l’image de leur sainte victime, quel imposteur, auquel, par crainte de nuire au vrai, il nous faut feindre de nous soumettre, devant lequel, enfin, ô honte ! au jubilé s’est incliné la toute entière chrétienté.

À ces mots le mouchoir qu’il tordait dans ses mains se déchira.

CV, 99

Enfin, le discours de la critique littéraire liée à ces mêmes milieux se trouve également discrédité par la parodie : « […] souviens-toi de ce que t’a écrit avant-hier M. de Voguë : “Une plume comme la vôtre défend la France comme une épée” » (CV, 46).

Cette sotie gidienne se rattache par là à la tradition médiévale des « sotties », pièces de théâtre où les jeux parodiques étaient mis au service de la critique de certains aspects de la bêtise sociale. Au Moyen Âge, en effet, la période du carnaval permettait de s’arracher aux conventions et même de les renverser à travers des manifestations libératrices comme la fête des fous, origine probable de la sottie médiévale, dans laquelle, comme le souligne Fillaudeau, « subsistent l’aspect festif et carnavalesque du genre, le renversement de valeurs […][15] ».

Une autre parodie non moins engagée est celle qui s’attaque, par le rire, aux poncifs et aux stéréotypes discursifs liés au genre du roman populaire. La construction artificielle délibérée, la combinaison de coïncidences poussée aux limites, en particulier le rapport de parenté entre les personnages, qui relie un peu artificiellement les différentes parties de l’histoire, dénoncent cette parodie : comme dans le genre populaire, tous les chemins mènent à l’intrigue. En outre, les thèmes du roman populaire d’essence mélodramatique (l’enfant illégitime abandonné par son père, la mère morte sans laisser d’argent, les retrouvailles avec le père, le héros sauvant des enfants d’une mort sûre ou rencontrant la jeune fille pure à conquérir) sont systématiquement repris, ce qui donne également au lecteur l’impression du déjà lu, d’autant que le narrateur ne manque pas de souligner ces poncifs : « Lafcadio, mon ami, vous donnez dans le plus banal ; si vous devez tomber amoureux, ne comptez pas sur ma plume pour peindre le désarroi de votre coeur… » (CV, 75). Plus concrètement, la scène du sauvetage convoque tous les topiques du mélodrame (« Là sanglotait une pauvresse agenouillée » [CV, 63]) et le narrateur de souligner à nouveau les poncifs : « Lafcadio, mon ami, vous donnez dans le fait divers et ma plume vous abandonne. N’attendez pas que je rapporte les propos interrompus d’une foule, les cris … » (CV, 63). On retrouve ce même jeu parodique dans la reprise de certains stéréotypes discursifs, comme les questions que se pose un narrateur se mettant à la place du lecteur pour créer des effets de connivence et de suspense : « Quand verrons-nous dépenser pour le bien une aussi sauvage énergie ? Parfois un gémissement échappe à ses lèvres tordues ; ses traits se convulsent. Où le mène sa rage impie ? » (CV, 30).

Il a été souvent remarqué que ce livre a quelque chose du roman de chevalerie à la manière de Cervantès. Différents critiques ont mis en évidence combien les illusions de croisade et de chevalerie d’Amédée contribuent au comique des Caves. En effet, les commentaires du narrateur concernant l’état d’esprit de ce personnage semblent être des clins d’oeil qui incitent le lecteur à trouver des analogies : « L’importance de sa mission lui surchauffait périlleusement la cervelle » (CV, 122). Ces ressemblances confortent l’hypothèse du jeu parodique : comme Cervantès, qui faisait dans son Don Quichotte la parodie des livres de chevalerie de son temps, Gide semble faire ici la parodie du roman populaire familier aux lecteurs du début du xxe siècle, une parodie qui est rendue d’autant plus comique que ce livre est également, par certains aspects, un anti-roman populaire, car, si dans ce genre romanesque le coupable est toujours découvert et puni pour son crime, ici les indices laissés par Lafcadio sont systématiquement effacés et l’aveu de son crime à Julius ou le fait que Protos l’ait surpris sont sans conséquences. Ce travail de mise en écho a ainsi un effet comique et, en même temps, critique vis-à-vis du roman populaire. Il exhibe les rouages de la mécanique du genre, provoquant un effet de réflexivité de l’écriture sur ses propres conventions.

Les enjeux de la vraisemblance fictionnelle

Plus généralement, la parodie des procédés de « vraisemblabilisation » utilisés dans l’écrit fictionnel fait apparaître l’artifice et le montage de toute réalité romanesque[16]. Les ressemblances avec le Quichotte vont alors plus loin et rejoignent le jeu sur les fausses apparences et, en particulier, sur le réel et le romanesque. Comme le héros de Cervantès, qui confond les livres chevaleresques et la réalité, Amédée, pèlerin lui aussi, est un personnage aveuglé par sa mission héroïque, que l’évidence du réel ne détrompe pas. Comme le Quichotte, qui prend l’aubergiste pour l’alcade d’une forteresse et les deux prostituées pour des demoiselles de haut parage, Amédée prend la patronne de l’hôtel mal famé de Rome pour une honnête aubergiste et les prostituées pour des dames respectables :

Une dame parut sur le seuil, la patronne de l’auberge apparemment, qui lui sourit d’un air affable. Elle portait un tablier de satin noir, des bracelets, un ruban de taffetas céruléen autour du cou […]

— Ta valise est montée au troisième, dit-elle à Amédée, qui dans le tutoiement surprit une coutume italienne, ou la connaissance insuffisante du français.

[…] Il n’avait pas plus tôt dépassé le second étage qu’une femme au peignoir béant, aux cheveux défaits, accourue du fond du couloir, le héla.

— Elle me prend pour quelque autre, se dit-il, et il se pressa de monter en détournant les yeux pour ne point la gêner d’avoir été surprise peu vêtue.

CV, 137-138

Au cours de son étude sur la vraisemblance fictionnelle, Cécile Cavillac[17] distingue deux types de vraisemblance. La première, la pragmatique, concerne la justification du mode d’information du narrateur ; pour l’assurer, celui-ci peut avoir recours à différents procédés, dont le principal, surtout avant que la convention de l’omniscience du narrateur ne se généralise au xixe siècle, consiste à reprendre des récits légendaires ou à assurer que les événements narrés sont des faits historiques relativement mémorables et attestés. Cette vraisemblance est bien souvent incompatible avec la deuxième, la mimétique (ou empirique), qui, se fondant sur la conformité à l’expérience commune, exige de raconter des faits qui ne sont en général ni inscrits dans l’Histoire ni attestés par des témoins et demande donc au narrateur de faire preuve d’omniscience. Comme le montre Cavillac, dans le Quichotte de Cervantès, nombre de commentaires adressés à un lecteur conscient de l’illusion fictionnelle visent à mettre au jour cette incompatibilité.

Dans Les caves, de nombreux passages sont destinés à dévoiler ces mêmes conventions littéraires. D’une part, certains commentaires du narrateur naturalisent son omniscience et la dénoncent en même temps : « Je voudrais pouvoir assurer que le savant ne goûtait pas un vaniteux plaisir de faux dieux » (CV, 11). D’autre part, alors que les événements de cette sotie défient toute vraisemblance, le narrateur s’attache à parodier les procédés destinés à assurer la vraisemblance pragmatique dans le roman populaire et, plus généralement, dans l’écrit fictionnel[18] : tout en reconnaissant que la fiction peut parfois sembler plus réelle que l’histoire, il se porte garant de la véracité des faits rapportés, qu’il présente comme connus, apporte des précisions « historiques » et va jusqu’à fournir les références exactes des documents cités à l’appui (CV, 96-97). Dans ce sens, le récit que le faux prêtre adresse à la comtesse de Saint-Prix pour lui soutirer l’argent soi-disant nécessaire à la délivrance du pape peut être considéré comme une mise en abîme tout à fait gidienne du récit de fiction à effet de réel : afin de rendre son récit vraisemblable, Protos y introduit des précisions sur les noms des personnes et sur les liens de parenté, donne des dates et des lieux exacts et fait appel au savoir de la comtesse (« […] comme le savait certainement la comtesse […] », CV, 100), qui bien entendu n’ose pas avouer son ignorance. Le jeu de déguisements et de fausses identités, dont nous avons souligné le paradoxe comique, met d’ailleurs l’accent, tout au long du livre, sur la confusion entre le faux et le vrai. Comme dans le Quichotte, la question « que peut-on croire ? » hante tout le livre sur le mode du jeu, si bien que les personnages des Caves ne savent plus à qui se fier.

En somme, en faisant semblant de se plier aux conventions littéraires liées aux effets de vraisemblance pour mieux les montrer du doigt, cette énonciation parodique participe à un processus de déconstruction du discours de fiction qui permet de contrecarrer l’illusion fictionnelle. La critique des conventions romanesques et des stéréotypes du roman populaire s’ajoute ainsi à celle plus politique de l’idéologie de la haute bourgeoisie ou de la petite aristocratie catholiques.

* * *

Nous voudrions souligner, au terme de ce parcours, la singularité de l’humour des Caves, qui est surtout un humour par le jeu énonciatif et, en particulier, par le jeu parodique. Nous avons mis en évidence la portée critique de cet humour à visée éthique, esthétique et politique. Comme nous le disions en commençant, il y a, de la part de tout énonciateur humoristique, une attitude de désengagement. Mais l’humour chez Gide n’est pas neutre[19]. Il révèle, au second degré, la présence d’un locuteur engagé dont la visée critique s’avère d’autant plus efficace que la parodie invite le lecteur à reconstruire, au terme d’un parcours interprétatif, le discours parodié en même temps que l’attitude parodique. Ce travail d’interprétation renforce la complicité que toute parole humoristique instaure avec le lecteur pour chercher son adhésion et sa connivence ; il se révèle un atout décisif pour faire de l’humour une arme redoutable au service de l’écriture engagée.

L’humour à forte composante parodique des Caves sert à débusquer tous les stéréotypes et, en premier lieu, ceux de la moralité bourgeoise bien pensante. À cette prise de position, il faut ajouter l’entreprise critique de parodie du roman populaire et des conventions destinées à parer de crédibilité le récit. Il s’agit là d’une entreprise qui relève du « chantier métafictionnel du roman au xxe siècle[20] », même si on en trouve des manifestations, on l’a vu, dès le Quichotte. Elle montre l’engagement de Gide pour une certaine conception de la littérature incompatible avec l’aveuglement du lecteur. Si la vraisemblance consiste à produire des effets de vrai, c’est-à-dire à présenter les faits supposés de telle sorte qu’ils paraissent vrais, la vraisemblance du texte romanesque exige de gommer la fiction et, par là, toute perception de l’artifice du montage textuel[21]. Comme le souligne Grivel, « sa visée est d’empêcher la perception du processus textuel réellement en cause, d’enrayer la prise de conscience[22] ». C’est pourquoi la vraisemblance, ajoute Grivel, « engendre l’aveuglement du lecteur quant au fonctionnement réel du livre[23] ». Dans Les caves, au contraire, les effets de vrai sont contrecarrés par une mise en évidence, sous le mode du jeu, de l’illusion. Gide favorise ainsi, dans ce livre, la double conscience du lecteur, lui laissant voir par endroits le mécanisme de l’art, les marionnettes et le tireur de ficelles, quitte à le captiver ensuite lorsque très vite les personnages deviennent vraisemblables et les effets de vrai reprennent le dessus. De cette manière, à travers les effets métafictionnels, l’illusion fictionnelle persiste.

Comme Dostoïevski, à qui il consacre ses « Conférences du Vieux-Colombier[24] », Gide a toujours cherché à faire réfléchir le lecteur en l’obligeant à remettre en question les valeurs admises et les idées reçues. De la critique de la religion et de la famille jusqu’à son engagement en faveur de la révolution soviétique, en passant par la dénonciation de l’exploitation coloniale au Congo, son oeuvre s’inscrit dans l’Histoire. Or le système esthétique du roman fait partie intégrante de cette réalité soumise à l’examen de sa vision critique.

Pour ce qui est des Caves, on l’aura compris, le plaisir du jeu humoristique n’occulte pas les enjeux de l’humour. En faisant coexister les discours selon cette polyphonie que Bakhtine trouve non seulement chez Dostoïevski, mais aussi dans « les plus grandes figures du roman (Don Quichotte, par exemple)[25] », en faisant coexister également l’humour et le sérieux, Gide pose les questions les plus graves et réaffirme la dimension esthétique de l’oeuvre d’une façon plaisante, avec ce rire joyeux et positif qui, comme le dit Bakhtine dans la citation donnée en exergue, empêche le sérieux de se figer.