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Cette histoire des journaux donc, dans son incomplet même et dans son inexacte inévitable, se fera-t-elle ? J’en doute un peu…

Sainte-Beuve, Revue des deux Mondes, 15 décembre 1839

Quel discours le xixe siècle a-t-il tenu sur le journal, quel imaginaire a-t-il déployé pour tenter de décrire l’objet périodique et son impact sur la société française ? La réflexion menée ici sur les petites formes médiatiques est l’occasion de proposer quelques éléments de réponses à une question de toute première importance pour les études dix-neuviémistes, mais excédant bien sûr par son ampleur le cadre d’un article. Dans ces quelques pages, je voudrais relier la pratique des microgenres journalistiques à l’imaginaire médiatique et proposer l’hypothèse d’une concordance forte entre les petites formes telles qu’elles se déploient dans le journal et la façon dont le xixe siècle a représenté et mis en scène le journal. Pour le dire d’un trait, je proposerais d’expliquer la rareté des entreprises synthétiques et totalisantes sur le journal par la prégnance de ce modèle micropoétique. Tout se passe en effet comme si les contemporains n’avaient su représenter le journal que par des microrécits qui étaient toujours en phase avec le morcellement médiatique, avec l’insaisissable mosaïque médiatique. À la fin de cet article, je nuancerai toutefois cette thèse en rappelant l’existence des grands romans du journalisme et en éclairant brièvement l’entreprise historiographique singulière d’Eugène Hatin.

« Panorama » ou petites prises de vue ?

L’historien d’aujourd’hui qui cherche à rassembler l’ensemble des (auto-)représentations du journal au xixe siècle est confronté à un foisonnement de textes dont le classement est malaisé. Jean-Didier Wagneur a analysé en ces pages ces « microphysiologies », « microbiographies » et autres « autoscopies » qui émaillent la petite et la grande presse. Nous sommes ici dans la « littérature panoramique[1] », composée de « codes », « physiologies » et autres « études de moeurs » qui ont certaines familiarités avec les « tableaux » et les Keepsakes, recueils collectifs très en vogue dans les années 1830 et 1840. Tous ces genres sont régis par le souci de la taxinomie : il s’agit d’inventorier le réel et d’en dresser la nomenclature[2]. En 1829, par exemple, Horace Raisson publie un Code du littérateur et du journaliste, dans lequel il commente la typologie des artisans du journal : le directeur, le rédacteur en chef, le metteur en page, les rédacteurs politiques, etc. Les années 1840 sont celles de la vogue des physiologies[3] ; pour la seule année 1841, on relève la Physiologie du journaliste de province par Philadelphe Martineau et une Physiologie anonyme du journaliste. Les « tableaux » ménagent également une place au journalisme : Arago publie « Les feuilletonistes » et Bert un article sur « La presse parisienne » dans le Nouveau tableau de Paris au xixe siècle (1835), Duval décrit « L’apprenti journaliste » dans ce best-seller qu’est Paris ou le livre des Cent-et-un (1832) tandis que le célèbre critique Gustave Planche passe en revue « La journée d’un journaliste » dans le même ouvrage. Relevons également « Le rédacteur en chef d’un journal de province » par Raymond Bruckner publié en 1842 dans le gros recueil collectif des Français peints par eux-mêmes, et l’année suivante la fameuse Monographie de la presse parisienne que Balzac publie dans La grande ville, nouveau tableau de Paris. Composés par des écrivains-journalistes et situés au coeur d’une culture médiatique qui est en train de se mettre en place, ces textes et recueils relèvent du domaine de la « publicistique[4] ». S’ouvre ainsi une manière d’observer les moeurs des journalistes qui confirme bien que l’un des effets essentiels du système médiatique est que le journal ne peut se concevoir sans le commentaire du journal, les médias sans une discussion sur les effets des médiations. Publiés à la va-vite, tous ces textes le sont dans certains cas sur des supports périssables comme le journal (c’est le cas de l’étude de moeurs) ou la petite brochure (la physiologie, le code). « Forme brève, aisément sécable » et au « caractère fragmentaire[5] », l’étude de moeurs notamment est, sous la monarchie de Juillet, une émanation directe du journal, dont elle intègre poétiquement les qualités kaléidoscopiques. Il en est de même avec la physiologie[6], à tel point qu’on ne peut que constater, à travers ces petits genres, l’étroite relation qui unit écriture du journal et écriture sur le journal. L’hypothèse vaut sans aucun doute pour l’ensemble de la « littérature panoramique » mais aussi pour ses dérivés ultérieurs. En témoigne par exemple le petit ouvrage que le journaliste Edmond Texier publie en 1854, Paris-journaliste[7]. Dans un ouvrage qui vise à établir, comme il se doit, la nomenclature des moeurs et des métiers du journalisme, Texier affirme que le journal est avant tout le résultat d’un collage : collage de morceaux de textes et de bribes d’informations glanées dans d’autres journaux par le « coupeur de journal, une des chevilles principales, un des rouages importants de la grande machine de la publicité », « chargé de faucher dans le champ de l’actualité tout ce qui lui paraît neuf ou intéressant[8] ». « D’autres écrivent, lui colle[9]. » Cette conception du journal est symptomatique d’une culture médiatique qui ne peut s’imaginer que parcellisée, et qui inscrit de manière spéculaire cet éparpillement dans une littérature qui a au fond assez peu à voir avec le « panorama ». Autant le journal que les moeurs des journalistes y sont pulvérisés en petits morceaux (comment le journaliste s’habille, ce qu’il mange, ce qu’il fume, où il s’amuse), eux-mêmes infiniment sécables.

C’est pourquoi, très vite, ce métadiscours médiatique va emprunter ses codes à une plus rigoureuse taxinomie, celle du dictionnaire et de l’inventaire. À un réel toujours menacé de dispersion, on ne peut guère opposer que la sérialité et le classement. Après quelques entreprises isolées[10], les inventaires de journaux font leur apparition dans les années 1850. Edmond Texier propose un inventaire historique en 1851, Firmin Maillard couvre les journaux parus en 1856, 1857 et 1858, Jean-François Vaudin ceux du début des années 1860[11]. Ces ouvrages sont incapables de se débarrasser du ton anecdotique et humoristique des physiologies car, sous le Second Empire, le commentaire du journal reste un jeu d’écrivain-journaliste, plus distrayant que rigoureux, rédigé pour un public de pairs apte à en comprendre les allusions : les inventaires sont indéniablement hantés par l’interdiscours médiatique dont ils ont à rendre compte, notamment celui en provenance de la petite presse dont Firmin Maillard est un collaborateur assidu (il écrit au Diogène, au Rabelais et au Figaro de Villemessant, entre autres). Maillard en fait l’aveu à peine crypté dans la préface de son premier ouvrage :

J’ai cru qu’établir une statistique des journaux parus cette année, ne serait pas chose inutile à l’histoire littéraire de notre époque ; seulement mon but eût été manqué, si négligeant la partie anecdotique et critique, je me fusse contenté d’une statistique sèche et aride, toute de titres, dates et noms, et par conséquent d’un abord difficile[12].

Ce genre d’ouvrage se caractérise en outre par une systématicité revendiquée mais pourtant largement inopérante : le classement des titres n’est pas alphabétique, mais chronologique, par date de première parution. Tout cela donne à l’ensemble un aspect souvent absurde, oscillant entre la notice lapidaire :

27 janvier 1856. Figaro à Paris. Gustave Bourdin. Journal littéraire et artistique. — Nous avouons ne pas le connaître[13].

et le ton épigrammatique[14], par exemple sur Jules Janin, tête de turc de la petite presse :

Un homme gras, gros, rond, dont le menton tombe sur le jabot, le jabot sur le ventre, le ventre sur le feuilleton et le feuilleton sur tout le monde[15].

Jean-François Vaudin reprend à Maillard la formule de l’inventaire anecdotique pour les années 1860 et 1863. Le commentateur observe les personnalités de la presse en littéraire ; il voit des types et des personnages. Une atmosphère d’incipit balzacien règne à certaines entrées du classement de Vaudin. Celle du Monde, par exemple :

Le Monde. No1. – 18 février 1860. – 60 fr. par an. – 13, rue de Grenelle-Saint-Germain.

M. Coquille. Allez-vous quelquefois au café Procope ? Oui. Alors vous avez dû y discerner un homme atteint de la cinquantaine, aux cheveux grisonnants, à la barbe inculte, à l’oeil doux et fier, vêtu sans aucun style, ayant la mise et les déhanchements d’un écrivain public ou d’un septième clerc d’huissier, pourvu d’une couche abondante et symbolique de graisse sur le collet de sa redingote, et d’un inappréciable morceau de cotonnade enroulé autour du cou en guise de cravate ? C’est M. Coquille, avocat, principal rédacteur du Monde[16].

La « littérature panoramique » et les petites taxinomies du Second Empire trouveront certains prolongements sous la IIIe République. L’inventaire, celui d’Auguste Lepage par exemple[17], va cohabiter avec des ouvrages de bibliographie critique sérieux — je vais y revenir — ou encore mener à des entreprises difficilement classables tel que le dernier ouvrage de Marcel Schwob, Moeurs des diurnales[18], publié en 1903. Dialoguant à soixante ans de distance avec la Monographie de Balzac, Schwob fait de son « traité du journalisme » une auscultation ludique des tics linguistiques des journalistes, des petites locutions figées et des microdiscours stéréotypés qui émaillent la presse. Le texte est subtil et toujours appuyé sur des exemples tirés de la presse contemporaine. Schwob revisite par exemple le carnet mondain (chapitre « Des élégances et inversions ») :

Le déplacement d’une épithète, souvent, donne un tour imprévu aux nouvelles mondaines. Ainsi, quand le roi de Portugal est reçu à Bois-Boudran :

Après dîner, séance de cinématographie intime.

Le Gaulois, 8 novembre 1902[19]

Tout confine chez Schwob à une poétique du détail et de la notation du minuscule, ce qui finit par composer une image de la presse en forme de constellation : la presse est un montage de petites locutions qui sautent aux yeux du lecteur averti (voir les chapitres « Bonnes locutions » et « Ne dites pas… dites ») et de petites rubriques, comme le fait divers, qui appelle un art de la brièveté frappante (chapitre « De la concision ») :

Joignez à cette concision une écriture artiste et impeccable.

Bastide se précipita sur lui, et, d’un coup de dent, lui arracha l’appendice nasal.

Le blessé poussa un cri de douleur et porta la main à son nez. Au même moment, l’agresseur la saisit et lui arracha l’annulaire.

L’Écho de Paris, 11 novembre 1902[20]

La représentation du journal se confond ainsi avec la langue et le discours du journal, comme si l’émiettement discursif pouvait se superposer à la vue d’ensemble, voire la remplacer. C’est évidemment aux « Nouvelles en trois lignes » de Félix Fénéon que l’on pense pour conclure sur ce point, car la qualité poétique de ces petits faits divers publiés en 1906 dans Le Matin réside dans leur capacité à exprimer, sous une forme stylistique condensée et lapidaire, l’essentiel du journal. Pour le dire avec Daniel Grojnowski, le talent de Fénéon est de concilier « l’art de la masse et les raffinements de la miniature[21] ».

Le pied pris à la jonction de deux rails comme dans un piège, Georgeon, de Saint-Didié, gigotait ; un train le coupa en deux[22].

Dans un grand quotidien d’information comme Le Matin où le discours tend à s’effacer devant l’événement, Fénéon cherche plutôt à problématiser l’événement par ces pièces stylistiquement ciselées qui en rendent compte. Dès lors c’est le « signifiant journal » lui-même que la poésie métamédiatique de Fénéon contribue à révéler à travers ces petits haikus d’humour noir.

Des souvenirs rapiécés

Ainsi tout au long du siècle perdure ce discours protéiforme et morcelé sur le journal, au panorama impossible. On peut le vérifier dans un tout autre registre de représentations du journal, celui des Mémoires et des souvenirs de journalistes dont la vogue se situe après le Second Empire, dans le dernier quart du siècle et au tout début du siècle suivant. Parmi bien d’autres, Hippolyte de Villemessant publie ses Mémoires d’un journaliste entre 1872 et 1875, Maxime Rude ses Confidences d’un journaliste en 1876, Pierre Giffard ses Souvenirs d’un reporter en 1880, Philibert Audebrand Un café de journalistes sous Napoléon III en 1888, Henri Rochefort Les aventures de ma vie, entre 1896 et 1898, Maurice Talmeyr ses Souvenirs de journalisme en 1900 et Firmin Maillard Les derniers bohèmes en 1874 et La cité des intellectuels en 1905. Ces textes sont intéressants en ce qu’ils permettent de distinguer une phase particulière de l’ère médiatique marquée par la construction d’une sorte d’histoire mémorielle du journalisme. Ils s’inscrivent dans un moment de libération de l’imprimé, après la chute de l’Empire, qui rend possible la confession d’hommes de lettres naguère très surveillés. Ils sont le fait également d’une génération qui est parvenue à maturité sous l’Empire et qui entend témoigner de sa contribution à un système médiatique qui était alors littéralement à inventer. Or, là où l’on pouvait s’attendre à une certaine ampleur synthétique et rétrospective, on ne trouve en fait que des microtémoignagnes très anecdotiques et largement fictionnalisés. Ces entreprises mémorielles sont trouées et morcelées, car elles sont encore une fois directement liées à la poétique médiatique qui les inspire.

On pourrait de façon générale situer les textes de souvenirs au point de rencontre entre le genre du portrait, d’ailleurs traditionnellement très pratiqué par les publicistes, et le recyclage des codes de la « nouvelle à la main », cet ancêtre médiatique de la blague qui se caractérise par la brièveté, de fréquents dialogues et une petite chute finale. Tout l’ouvrage de Firmin Maillard par exemple, Les derniers bohème, est une compilation de ces scénettes amusantes :

Charles Bataille discute vivement avec Monselet, qui défend les réalistes. « — Peuh ! Peuh ! s’écrie Bataille, qui a de bonnes raisons pour négliger les arguments de Monselet (il est sourd comme deux sonneurs de cloches), le réalisme échauffé, bouffi, truculent et éploré à la fois, chante, en prose plate et crue, les ivresses morbides du sang enflammé et la mélopée de la chaire en combustion… »

[Henry] Murger, que ces violences grammaticales fatiguent visiblement, et qui cherche depuis quelques minutes à faire un nouveau mot, hausse les épaules et dit doucement :

« — Je voudrais être à la place de Bataille, il est si sourd qu’il ne s’entend même pas[23]. »

Dans une poétique du rapiéçage qui n’est pas sans rappeler ce qu’évoquait Texier en 1854 dans Paris-journaliste, bien des publicistes construisent ainsi leurs textes par accumulation de souvenirs et par collage de portraits. Les quatre volumes de souvenirs de Villemessant, qui avaient préalablement paru dans L’Événement à la fin des années 1860, entremêlent souvenirs, choses vues et anecdotes. Le récit est livré au rythme des microrécits (« Ici vient se placer sous ma plume cet épisode », « Je me rappelle l’anecdote suivante ») et au recopiage intempestif d’historiettes publiées ailleurs, dans Le Figaro notamment. Villemessant conclut ainsi les pages qu’il consacre au chroniqueur Léo Lespès : « J’arrête ici mes citations en m’apercevant que si je m’écoutais je transcrirais tout ce qu’a donné au Figaro l’esprit charmant de Léo Lespès[24] »…

C’est également tout le réseau social des journalistes et leurs sociabilités qui sont égrenés au fil des ouvrages de souvenirs. Dans son ouvrage de 1905, Maillard consacre un chapitre à montrer comment les hommes de lettres « s’amusaient entre eux[25] », par exemple dans les milieux mondains et plus officiels. Selon Maillard, les membres du Paris intellectuel et mondain passaient d’un salon à l’autre, des Tuileries au salon de la princesse Mathilde, « toujours les mêmes », écrit Maillard, en « une sorte de roulement d’une centaine d’individus que vous retrouverez à peu près partout[26] ». « Léon Gozlan par là, Jules Lecomte et Paul de Saint-Victor dans cinq salons, Albéric Second dans dix et Edmond Texier partout[27]. » Peu fiables comme on peut s’en douter, en constante interaction avec les représentations médiatiques des sociabilités de journalistes, les souvenirs exposent la petite chronique de la vie sociale et mondaine des hommes de lettres[28].

Le montage polytextuel désordonné des souvenirs de journalistes, leur référence à une actualité tantôt datée, tantôt plus évasive, leur repiquage d’une constellation de microrécits médiatiques : tout cela constitue autant de prismes d’un imaginaire qui ne se livre que brouillé et fragmenté, glissant insensiblement vers la fiction. Au début du xxe siècle, le genre des souvenirs de journalistes, avec ses tics langagiers, ses situations-types et ses figures imposées, est un poncif parfaitement prévisible dans le paysage médiatique, comme le prouve d’ailleurs la brève parodie du genre que Marcel Schwob insère dans ses Moeurs des diurnales, intitulée « Le journal moderne : souvenirs[29] ». Alors qu’est en train de se refermer le xixe siècle médiatique, la représentation du journal demeure ainsi constituée d’un imaginaire de l’incomplétude, comme l’exprime d’ailleurs Maurice Talmeyr en 1900, au début de ses propres Souvenirs de journalisme :

Quel livre on ferait sur la Presse !…

C’est ce que chacun pense depuis longtemps, et ce livre, cependant, on ne le fait pas. On a bien excursionné dans la Presse, et Balzac, avec son génie, les Goncourt, avec leur sensitivité perçante, nous ont montré certains côtés. Mais le livre même de la Presse, sa comédie intense, complète, telle que nous la voyons se jouer, qui nous les donnera dans leur bloc et dans leur intégralité[30] ?

S’il y a quelque chose de vrai dans cette affirmation — rejoignant l’hypothèse d’un « impossible panorama » —, affirmation qui poussait d’ailleurs Talmeyr à revendiquer le « cadre réduit » et la « lumière mesurée[31] » de ses propres souvenirs, il est temps d’apporter certaines nuances.

Les balbutiements d’une historiographie

Les noms de Balzac et de Goncourt, évoqués par Talmeyr, devraient bien sûr inviter à considérer la fiction romanesque. Illusions perdues (1843), Charles Demailly (1860), Bel-Ami (1885) et certaines autres oeuvres plus tardives telles que L’âge de papier de Charles Legrand (1889) et La vie des frelons de Charles Fénestrier (1908) attestent que c’est effectivement du côté du roman que l’on trouve le contre-exemple à la thèse de l’impossible panorama, ou plutôt de l’exception qui confirme la règle car les romans du journalisme ne sont, au fond, pas si nombreux. Mais puisque ces cas sont bien connus pour la plupart, c’est plutôt aux marges du champ littéraire que je voudrais déporter l’attention pour conclure, afin de souligner la naissance d’une véritable historiographie de la presse.

Le décalage d’une génération au moins, entre les premières années de la monarchie de Juillet qui voient s’instaurer le cadre de la première culture médiatique et le milieu du régime de Napoléon III, a été nécessaire pour que se constitue une forme de conscience du journal dans le temps. Il a fallu pour cela que la culture médiatique acquiert à la fois une certaine pérennité dans le paysage culturel, social et politique et, en même temps, qu’elle se révèle dans sa capacité à se réinventer et à s’adapter à des contextes en perpétuelle transformation. C’est pourquoi l’histoire du journal n’apparaît que vers la fin des années 1850, avec les travaux d’Eugène Hatin (1809-1893). Hatin avait proposé une brève Histoire du journal en France dès 1846, qu’il retravaille à partir de 1853 (Histoire du journal en France : 1631-1853) pour lui donner progressivement la forme définitive et ambitieuse d’une Histoire politique et littéraire de la presse en France, dont les huit volumes paraissent entre 1859 et 1864[32]. Cette entreprise historiographique résolument moderne n’aura pas d’équivalent avant le tournant du siècle suivant[33]. Hatin, conscient que la synthèse, aussi vaste soit-elle, oblige à des choix et donc à des abandons, accompagne par ailleurs cette ambitieuse entreprise d’une Bibliographie historique et critique de la presse périodique française depuis l’origine du journal jusqu’à nos jours qu’il publie en 1866[34]. Dans cet énorme travail de près de 800 pages comme dans son Histoire, la rupture avec les petits inventaires anecdotiques que j’ai évoqués plus tôt est totale. Ouvrant la voie aux véritables bibliographies de journaux[35] et à une historiographie visant l’objectivité, Eugène Hatin pratique ce tour de force de déprendre la représentation du journal d’une bonne part du préconstruit discursif et stéréotypé qui l’enserrait jusque-là. Avec Hatin, le discours sur le journal prend ses distances avec les microformes médiatiques et invente un lieu d’où la presse puisse être observée d’une manière plus synthétique.

Il me semble donc percevoir, au mitan du siècle, une entreprise tout à fait originale qui ne trouvera son véritable écho qu’à la fin du xixe siècle et au cours du siècle suivant. Henri Avenel relancera l’histoire du journal en 1900, dans une grosse Histoire de la presse française depuis 1789 jusqu’à nos jours, histoire qui lui est commandée par le Ministère du Commerce à l’occasion de l’Exposition universelle[36]. Bilan d’un siècle qui s’achève, l’événement conforte les assises d’une République qui accepte désormais de lier l’histoire nationale à l’histoire médiatique, élément essentiel à l’avènement de ce panorama du journal que le xixe siècle a longtemps cherché.