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Votre folie leur paraîtra très curieuse ; car ils vous considéreront comme un peu fou, tout en vous accordant suffisamment de responsabilité pour pouvoir rire de vous. Supporterez-vous cela ?

Fiodor Dostoïevski, Les démons[1]

Dans un texte publié en 2004[2], Guillaume Bridet décrit la formation d’un corpus d’oeuvres de « femmes écrivains » de la fin du xxe siècle artificiellement présenté comme organique, sous l’effet de la fascination des médias pour des textes laissant « une large place à la sexualité et, plus largement, au corps[3] ». Il décèle la portée idéologique du phénomène, conséquence aussi bien d’un effet de mode que de la survivance d’« une anthropologie datée définissant l’identité de la femme[4] ». En démontrant que ces écritures et la promptitude de leur classification font retour l’une sur l’autre dans un processus catalysé par ce qu’il considère comme « une disposition créée par le champ littéraire lui-même et, plus largement, par la société dans son ensemble[5] », il laisse entendre que de grands pans de ces oeuvres seraient demeurés dans l’angle mort d’études littéraires où se fait, encore aujourd’hui, sentir cette « division sexuée du travail littéraire[6] ».

Prenant acte de cette conjoncture, les pages qui suivent opèrent une relecture partielle de Baise-moi[7], le premier roman de Virginie Despentes. Parce qu’il appelle une lecture qui mobilise tout à la fois les catégories de l’esthétique, de la violence et du crime, de la sexualité et de ses expressions, de l’économie et du marché, Baise-moi peut, plus de vingt ans après sa parution, porter un éclairage toujours actuel sur la manière dont le contemporain accorde un pouvoir au texte littéraire. Sans nier les premières lectures dont le travail de recension de Bridet donne une idée de la teneur, notre analyse montrera d’abord comment la pertinence et la contemporanéité de Baise-moi résident en partie en ce que le roman provoque et anticipe ses réceptions en s’instaurant lieu d’un discours critique sur la littérature comme discipline et sur le livre comme médium. Nous démontrerons ensuite que la mise en spectacle des corps participe activement à cette posture[8] critique : dans Baise-moi, leur surprésence pour ainsi dire ostentatoire est à interpréter non pas d’abord comme signal de subversion ou vecteur de provocation et non plus seulement comme rapatriement et ancrage du texte dans un ici et une certaine actualité des moeurs contemporaines, mais comme une pièce maîtresse, nullement marginale, d’un discours sur une politique et une histoire des formes artistiques considérée par Despentes dans son long cours et ouverte sur l’avenir d’une façon apparemment paradoxale.

Nous procéderons en deux temps. Aidés d’abord de quelques premières lectures de l’oeuvre dans les médias et la presse de grande diffusion, nous réfléchirons sur le positionnement du roman relativement aux pratiques artistiques non immédiatement littéraires – cinéma, musique – avec lesquelles il tisse des liens. Une fois étudiée une des voies par laquelle le roman se propose d’être « politique » et le type de lecture auquel il engage, nous nous pencherons sur les chapitres vingt-cinq à vingt-sept de la deuxième partie du roman, consacrés au meurtre de l’architecte chez qui les deux héroïnes s’introduisent en prétextant « une enquête sur la consommation des ménages en matière de culture » (BM, 214). Nous verrons que ce chapitre rejoue, au sein même de la fiction romanesque, les considérations d’ordre sociologique qui auront été dégagées. Les marques explicites d’un intertexte multiple et l’analyse à la fois de leur inscription dans la trame narrative et des rapports qu’elles entretiennent avec d’autres parties du récit et strates du livre (notamment les citations en exergue) feront apparaître le caractère métadiscursif du roman et ressortir l’intérêt de l’oeuvre dans le défi lancé aux pratiques interprétatives et à une histoire littéraire qui, en s’écrivant, oriente l’expérience des textes et rend nécessaire la répétition ponctuelle de cet exercice qui consiste à soumettre à l’épreuve l’une de l’autre l’oeuvre et sa lecture critique.

« Votre folie leur paraîtra très curieuse »

Le lecteur consultant les critiques et recensions suivant la parution du roman au mitan des années 1990 constate la distance qui sépare ces lectures de celles qui ont cours aujourd’hui. En effet, là où nous désirons prendre la mesure de la politicité et de la valeur esthétique du roman, bon nombre des premières interprétations condamnent, en arguant l’inscription première (par l’auteure et son éditeur) du texte dans les registres de la musique et du cinéma, le premier opus de Despentes à être tout au plus le témoin, d’une part, de l’appartenance des héroïnes (et des lecteurs) à une génération et, d’autre part, de l’(in)existence politique de cette dernière. Plus encore, le vocabulaire utilisé dans quelques articles parus dans Libération et dans L’Express laisse entendre que le roman se conçoit moins à la manière d’un compte rendu articulé des revendications qui seraient celles d’une génération (aussi pessimiste et désillusionnée fût-elle) que comme la retransmission de quelque chose de moins frontalement déclaré, de l’ordre du « son ». Le « son d’une génération », répète-t-on comme un slogan dans plusieurs textes où ces univers (musique et cinéma), présentés comme ceux de Despentes, fournissent les concepts et notions pour commencer d’en comprendre le travail[9]. Ainsi, pour être enthousiastes dans l’ensemble, la plupart des recensions ne donnent pas moins l’impression de relever ces accointances pour justifier, voire excuser, l’écriture : écart stylistique pour un critique clément, marques de naïveté et manque de talent chez les plus amers.

Or le fait est que l’auteure, et plus encore son éditeur, envisagent positivement ces traits en se réclamant explicitement d’une ligne éditoriale et d’une mise en marché pensées d’emblée hors d’un paradigme strictement littéraire. Florent Massot dit d’ailleurs gérer une maison « envisagée comme un label musical, et promue pareil, pour combattre la livrophobie[10] », comme le rapporte Arnaud Viviant :

L’éditeur de Baise-moi a collé sur la couverture un sticker : « Avis aux parents, textes explicites. » Comme sur les disques de rap. Que ne ferait-on pas pour attirer les jeunes vers la lecture. Mais c’est aussi que Baise-moi se veut le premier polar d’une génération qui a acheté à des millions d’exemplaires la chanson Rape Me (Viole-moi) du groupe Nirvana, puis que le suicide de son chanteur Kurt Cobain n’a pas autrement étonnée[11].

Viviant opère ici une saisie large du roman (l’oeuvre, le médium et la marchandise imprimée) en s’attachant à son inscription générique (« le premier polar »), à son historicité et son public cible (« d’une génération », « “Avis aux parents […]” », « attirer les jeunes ») puis à ses liens (notamment thématiques : le viol) avec des sous-genres musicaux idéologiquement bien campés. De telles recensions ont ainsi l’avantage d’ouvrir le texte à des lectures diverses tout en commençant à dresser le portrait d’une oeuvre en prise sur une société et une histoire dans lesquelles elle s’inscrit, fût-ce en démontrant sa volonté de ne pas y prendre part (parfois au péril de sa propre existence : le suicide de Cobain).

En mettant de l’avant l’historicité du roman, ces stratégies éditoriales et les lectures qu’elles encouragent pointent déjà vers une zone relativement bien déterminée du champ des productions culturelles, en invitant le lecteur à considérer le texte comme le lieu d’une expérience, fondamentale quoique médiatisée, de la politique. La concordance entre la trame narrative de Baise-moi et du film Thelma et Louise, les correspondances thématiques établies entre le roman et les musiques qu’il convoque[12], ainsi que le choix évident d’un roman qui refuse, comme la « trame sonore » qu’il relaie, l’apparat d’une virtuosité stylistique, tout cela appuie par ailleurs l’hypothèse d’une écriture dont la forme et les thèmes joueraient d’une fidélité paradoxale à un imaginaire de l’avant-garde : à la fois opposé à ce qui le précède et déçu ou dégoûté (voire effrayé) des possibles futurs que laissent appréhender les formes, usages et processus contemporains, le discours que porte le roman cultive l’impropre et le déplacé, catalysant par là des classements et des reconfigurations dont les lecteurs seront les seuls garants.

Qu’il s’agisse du genre (sexuel ou littéraire) que le roman subvertit, du style (qui gomme toute trace de poéticité) ou des thèmes (qui ne s’embarrassent pas du beau et des convenances), le roman ne se contente pas de placer un refus frontalement affirmé au fondement de la création. Plus radicalement, et en cela davantage en phase avec son époque, Baise-moi convoque, au sein d’une prose narrative finement structurée et bien construite, mais à très gros traits, la littérature, le cinéma, la musique – leurs histoires, formes, circuits et codes respectifs – à la manière de réalités autonomes mais organisées en un système de relations utilisable dans sa totalité. Ceux-ci constituent l’oeuvre en s’y déployant non pas selon un usage orienté mais bien sur le mode d’une consommation frénétique. On le sait : ce que l’usage conserve en l’altérant, la consommation le détruit en (se) l’assimilant. En mettant en relief les caractères simultanément très réactif et étrangement passif de Baise-moi, les premières attitudes et comportements induits par la lecture de l’oeuvre[13] tracent donc les contours d’une politicité du littéraire conçue non pas comme une implication (alimentée par la négativité et le refus) mais bien comme un (dés)engagement[14] : un retrait brutal (mais positivement affirmé). Écrit, du mot même de son auteure, « de chez les moches, pour les moches[15] », Baise-moi parle depuis la grande scène d’une littérature « populaire », ce qui ne dit pas la vacuité de l’oeuvre ni la vanité de son propos mais plutôt, au prix d’un simple changement de perspective, la cohérence du roman avec l’intention qui l’anime et avec les matériaux, thèmes, genres et formes qu’il absorbe et réassemble. De ses thématiques repoussantes à ses stratégies de commercialisation, en passant par son style qui fait « dans le mauvais goût pour le mauvais goût » (BM, 188), la posture qu’adopte Despentes à son entrée en littérature intègre une part non négligeable de violence active et orientée mais relève bien du « désengagement », s’il est ce dont Danielle Forget esquisse une définition :

une position rhétorique qui se profile dans le déplacement de l’engagement vers des moyens qui tiennent de l’esquive ou du retournement : pensons à la dérision, au paradoxe et aux autres moyens de brouiller les pistes sur la prise de position adoptée ou de remettre en question la posture même de l’écrivain. Le désengagement serait-il simple désinvolture ? Il est peut-être, plutôt, « insoumission »[16].

Nous nous sommes jusqu’ici attaché aux entours du roman puis aux stratégies éditoriales qui en ont orienté les réceptions. L’introduction de notre texte convoquait quant à lui les observations de Guillaume Bridet sur le peu de recul de la première critique devant la prééminence du corps et de la sexualité dans un ensemble de textes (ensemble au sein duquel Baise-moi fait figure d’exemple). C’est en gardant à l’esprit ces éléments, centraux dans une compréhension plus fine des modalités de l’engagement/désengagement de Baise-moi, que nous pouvons désormais déplacer la focale pour analyser les chapitres vingt-cinq à vingt-sept du roman, consacrés au meurtre du personnage de l’architecte par les deux héroïnes.

L’« enquête sociologique » et le(s) corps (in)soumis

Le meurtre de l’architecte, épisode clé de Baise-moi, est le lieu d’échos significatifs relativement à la réflexion que nous venons de mener. Constatant que ces chapitres sont, pour la narration (et, par son entremise, pour les héroïnes), l’occasion de faire un retour sur les événements antérieurs de la fiction en voie de trouver leur dénouement, nous voulons montrer que la réflexion de nature sociologique et « l’enquête » qui ont leur fondement dans ces pages, dans la mesure où elles trouvent le véritable lieu de leur activation dans l’opération de lecture et n’ont significativement aucun intérêt pour l’avancement du récit, amènent le lecteur à passer, comme à rebours, au filtre de la fiction et de son organisation ce qu’il sait et perçoit des abords de l’oeuvre et des conditions, plus ou moins immédiates, de la consommation qu’il en fait.

En effet, pour n’être qu’un prétexte du strict point de vue du récit, l’étude sociologique qui se met en place lors de la visite chez l’architecte et qui se donne à lire sur le mode de la feinte, voire de l’ironie[17], produit des résultats tangibles. Or ceux-ci, successivement articulés dans les dialogues des héroïnes ou disséminés de façon plus vague dans le discours de l’instance narrative, sont destinés au lecteur. La collecte de données et le commentaire (minimal mais explicite), à même la fiction, font ainsi communiquer diverses parties du roman et divers niveaux du texte, permettant au lecteur d’opérer des parcours variables dans le tissu de l’oeuvre. Ces renvois à des créations ou objets artistiques, en plus de jouer un rôle évident d’effet de réel, balisent la lecture de sorte qu’en aval des opérations interprétatives qu’ils permettent, ce sont le roman lui-même en tant que récit pourvu de sens, son propre positionnement dans le champ des marchandises culturelles et une certaine posture adoptée par son auteure qui sont encore mis en lumière et phagocytés dans le mécanisme d’une réflexion sociologique pourtant doublement mise à distance : présentée comme fictionnelle pour la lecture, elle est littéralement « bidon » sur le plan de la fiction elle-même.

Les données recueillies

Dans le relevé qui est fait de certains titres rangés dans la bibliothèque de l’architecte, apparaissent assez rapidement l’oeuvre du Marquis de Sade et celle de James Ellroy : des deux, aucune n’étonne. La première fait écho à la cruauté et à la violence ostentatoire du roman, mais aussi à l’ambiguïté de ces textes et de ces figures auctoriales qui oscillent entre anathème et consécration, moins sous l’effet des oeuvres elles-mêmes que de ce que Bridet, cité plus haut, appelait une « disposition » du champ ou de la société. Les ouvrages de l’Américain James Ellroy, eux, évoquent de façon directe (formellement et thématiquement) le récit en train de se faire : Killer on the Road (1986) met en scène un meurtrier sexuel arpentant les routes des États-Unis[18]. Primordial dans la construction de l’imaginaire contemporain du tueur en série, Killer on the Road fait aussi écho à Thelma et Louise, notamment par l’importance du véhicule et les motifs de la route, du déplacement ou de la fuite (liés dans les deux cas intrinsèquement à la mort, cherchée ou donnée). À cet égard, vingt ans après la parution de Baise-moi, la lecture n’a rien de neuf qui rapproche, sur le mode de l’analogie, les divers types de « véhicules ». Les voitures des films et plus encore celle(s) de Baise-moi peuvent renvoyer aux divers médias comme autant de véhicules[19], puis à leurs formes et présupposés, que rapatrie et réactive l’écriture du roman. De leur rencontre dans la prose narrative de Despentes se dégage un discours pessimiste et cynique[20] aussi bien sur la modernité, ses outils et sa téléologie trompeuse assimilant aveuglément progrès et émancipation[21].

L’ambiguïté de ce discours sur le moderne trouve une nouvelle actualisation autour d’un autre titre découvert par Nadine dans la bibliothèque de l’architecte : The Stand, roman d’horreur de Stephen King publié en 1978[22]. L’auteur de Carrie y raconte comment la pandémie d’un virus créé en laboratoire évolue, jusqu’à substituer aux structures du social normé une division manichéenne de la population et la multiplication en série de violences tentant de réinstaurer une forme d’ordre. Non seulement violence et meurtre y sont-ils mis de l’avant comme outils – certes de dernier recours – d’hygiène sociale, mais leur statut est celui de possibles remparts contre le caractère dévastateur d’un principe qui est, littéralement, un produit de son époque[23]. Dans cette optique, le virus, comme le Michael Martin Plunkett d’Ellroy ou comme Thelma et Louise, sont divers analogons de la dyade Manu et Nadine dans leur virée meurtrière. Par l’allusion à ce texte de Stephen King, c’est donc une imagerie virale qui est convoquée, en bloc, et avec elle un modèle interprétatif permettant au lecteur d’éclairer diverses facettes de l’oeuvre. D’une part, les tribulations des deux filles dans la fiction romanesque et le déploiement de Baise-moi dans la nébuleuse des références et objets culturels ont bien quelque chose de la contagion. D’autre part, le mode d’existence et les emprunts qu’ils se font les uns aux autres tiennent bien d’une certaine logique du parasitisme. Autour de The Stand se cristallise donc aussi un discours sur l’histoire, sur la part sombre des idéaux modernes qui, en se targuant d’être les garants de l’émancipation, portent une promesse de mort : pour le virus comme pour les porteuses paradoxales d’une justice colérique et dysfonctionnelle, le signe le plus sûr de « succès » demeure une auto-extinction sans reste, qu’un antivirus (une violence extérieure et plus forte) intervienne, ou que le dernier hôte soit mis à mort.

La signification de ces oeuvres dans le roman trouve à se déployer encore, dans le voisinage d’un autre titre relevé par Nadine dans les rayonnages de la demeure bourgeoise. Le discours à teneur historique y trouve un socle d’autant plus solide que les balises temporelles dessinées par ces nouvelles « données » remontent dans un passé bien plus lointain que celles, convenues, du moderne[24]. Ce titre, posé là à la manière d’un indice au lecteur, est L’idiot de Fiodor Dostoïevski, roman qui présente l’irruption du prince Mychkine dans une société dont, conformément à l’imaginaire du virus et de la contagion dégagée plus tôt, il gauchit le fonctionnement et sinistre les usages, catalysant au final sa descente dans un relatif chaos. Or la présence de cet auteur dans la bibliothèque de l’architecte agit comme courroie de transmission entre les niveaux d’organisation du texte, réconciliant par là les différentes perspectives de lecture possibles.

En effet, une autre citation de Dostoïevski apparaît, en dehors du cadre défini par l’enquête sociologique, et alimente le discours métaréflexif du roman en ce qui a trait à son inscription dans une histoire des formes artistiques. Tiré cette fois des Démons[25], l’exergue à la première partie du roman rend d’emblée saillante la chaîne citationnelle qui inscrit Baise-moi d’abord dans le sillage des Démons du grand auteur russe, puis, par son entremise, dans une filiation autrement plus importante avec l’Apocalypse. Avec l’incipit, l’exergue oriente fortement la lecture de la suite en plaçant la donnée historique au centre du questionnement de l’oeuvre. À l’ouverture du roman, l’exergue : « Et parce que tu es tiède, et que tu n’es ni chaud ni froid, je te vomirais par ma bouche » (BM, 5)[26] est, à dessein bien sûr, attribué à Dostoïevski plutôt qu’au livre de Jean. Première convocation de la thématique d’une justice vengeresse et violente, il place en outre, au seuil même de la lecture, le critérium moral au plus près de l’expérience sensible du corps (le chaud, le froid) tout en établissant le siège de la justice faite, rendue ou, très littéralement, restituée, en un lieu beaucoup plus ambigu, la bouche qui bien entendu ressortit au sensible mais est aussi le lieu où s’articule la parole. Cette parole ouvre certes à l’abstrait et au collectif de la langue et de ses créations, mais elle le fait précisément en restant (en tant que parole et non encore écriture) tributaire d’une voix, d’une subjectivité et de l’immédiateté de sa présence en un lieu et un temps, plaçant d’emblée l’amorce du roman sous le double signe de la transcendance et du corps dans ce qu’il a de plus ambigu, abject et (donc) menaçant.

En attribuant ces mots à Dostoïevski et en gommant leur origine première, l’auteure se livre à une compression des références et à une opération de brouillage de la tradition, laissant entrevoir une temporalité conçue dans ses effets d’accélération et d’écho, de retours ou de débordements qui, eux, évoquent l’emportement et le brouillage dont la forme la plus aboutie entraînerait ici l’annihilation promise dans l’imaginaire apocalyptique. Envisagée cette fois sur le plan d’une mémoire culturelle largement conçue, c’est une posture similaire à l’attitude des héroïnes qui est proposée, à savoir une naïveté (relative) jouée et d’autant plus provocante qu’est grande la valeur de ce qui est, sous l’action de l’écriture ou de la violence, profané, littéralement ruiné[27].

Suivre ainsi ce qui constitue quelques-unes des relations perceptibles dans la collection de références cueillies pendant l’enquête des héroïnes autorise la lecture à faire un retour sur le début du roman et à y constater comment l’écriture est placée d’emblée sous le signe de cette double entreprise de brouillage historique et de rapatriement du corps sensible, corps convoqué non pas en place des formes et des outils de l’intellection et d’un certain travail moderne, mais bien comme un principe qui en aurait été artificiellement disjoint (précisément abstrait) et qui reviendrait sur le double mode, on le sait paradoxal, d’une justice menaçante.

Pour preuve, c’est à la lumière de ces éléments que les premières lignes du roman trouvent leur sens le plus plausible : « Assise en tailleur face à l’écran, Nadine appuie sur “Avance rapide” pour passer le générique. C’est un vieux modèle de magnétoscope, sans télécommande » (BM, 5 ; nous soulignons). Ainsi, le corps est convoqué dès l’ouverture du roman, par l’auteure et par l’instance narrative, donc des deux côtés, si on veut, du « seuil » de la fiction (dans l’exergue et l’incipit), dans la logique d’un gauchissement radical d’une partie des conventions, normes, dispositifs traditionnels de création (et de gestion) de l’autorité et de reconnaissance de la légitimité des discours, et non pas dans l’optique d’une mobilisation naïve (Dostoïevski plutôt que l’apôtre Jean) et provocatrice (la pornographie déjantée que consomme alors Nadine) d’un corps féminin, jouisseur sans limite et qui serait incapable d’intellection[28].

Mise à mort, distanciation, furtivité

Contre ce corps féminin, celui que Despentes choisit pour devenir la victime de ses héroïnes n’est pas anodin. Le texte le dit d’ailleurs clairement : ce que les héroïnes mettent à mort en tuant l’architecte, c’est un idéal moderne d’une culture exacerbée de l’esthétisme, une vision de l’art intégré à la vie comme ordonnancement, maîtrise, classement ou domination de la technique et de la raison sur l’irraison et le chaos sensible des choses. Elles, pour qui au contraire « le meilleur plan, c’est encore de ne pas avoir de plan » (BM, 213), ne s’en cachent pas ; à la fois les dialogues et la narration interprètent leur meurtre dans cette optique. Il y a là davantage qu’une rébellion à lire comme le reflet fictionnel d’une intention auctoriale : s’il est clair que les héroïnes défendent des positions similaires à celles de l’auteure, elles le font toutefois en surjouant tout ce qu’elles accomplissent, en dramatisant tout dans la culture d’une sorte de Verfremdungseffekt brechtien[29] : en ce sens, le commentaire récurrent et l’appréciation répétée, sur un mode esthétique, de leurs actes, jouent dans la prose narrative le rôle que se voit attribuer la mise en scène dans les effets de distanciation qui sont à l’oeuvre dans la pratique théâtrale.

Ceci n’est pas sans éclairer la relation pour le moins mystérieuse qui lie les deux personnages féminins. La surenchère à laquelle elles se livrent n’est compréhensible ni comme conséquence du seul instinct d’un corps au bord de l’hystérie (que serait Manu) ni comme une entreprise purement intellectuelle ou symbolique (dont Nadine serait davantage garante) : cette distanciation n’est opérable que par la présence dérangeante du corps faisant irruption dans le processus d’abstraction, d’intellection. C’est par l’action du corps que Nadine peut dès le début du roman mener à bien une tâche d’abord intellectuelle – « passer le générique » – et c’est sur fond d’une telle coopération que les deux protagonistes forment un couple à la fois problématique, inséparable, on ne peut plus voyant mais incroyablement furtif car agissant sur le mode de la diversion[30]. Tant que leur couple se déploie selon cette étonnante dialectique, elles fuient et échappent à la loi : la mort de l’une ne peut que signer, par conséquent, la perte de l’autre, ou plus précisément sa chute, dans la mesure où, Manu morte, Nadine est arrêtée par la police, récupérée par le système dont précisément leur union permettait l’évitement. Apparaît alors, à rebours, comment c’est par ces tactiques de leurre, de brutal rapatriement et de non moins violente mise à distance qu’elles dénoncent, en la piégeant, l’hypocrisie qui sous-tend toutes les opérations de récupération. L’architecte qui voudrait guider le « scénario » (« le moment est venu de m’attacher, je crois » [BM, 223]) et les divers mécanismes de saisie/confinement (par exemple le suicide final refusé au personnage) trouvent leur équivalent dans l’enquête sociologique qui, en mimant les pratiques instituées et légitimées, fait un signe clair vers notre pratique de lecteur « savant ». Étiquette d’ailleurs de peu de valeur dans l’économie du roman : si Manu dit préférer « les corps de flics » (BM, 232), il reste qu’entre ceux-ci et le « bon spectateur[31] » qu’évoque Nadine en parlant de l’architecte, la distinction est inutile car tout, meurtre compris, s’élabore selon la logique d’une appréhension esthétique dans le cours de laquelle ont part et l’intellect et le sensible[32]. Manu résume, laconique : « [o]n discute pas les goûts et les couleurs » (BM, 232).

Autrement dit, là où la surprésence frénétique des corps incite une première lecture à passer outre à la possibilité d’un discours intellectualisé, distancié, il semble au contraire que l’écriture de Despentes – son style, il est vrai, « grossier », son inscription dans le paysage discursif de son époque, ses stratégies de positionnement dans le champ, la thématisation de ces éléments dans le texte tout comme le « jeu » théâtralisé des héroïnes – forme une réalité cohérente dont l’exubérance et le caractère risible sont cela même qui oblige le lecteur à traiter le texte avec sérieux.

(Dés)engagement de l’oeuvre : souci éthique et « beauté du geste »

La première partie de cet article a montré que les parentés établies, le style et les stratégies de commercialisation adoptés par le roman disaient un refus du donné davantage qu’une volonté de se l’approprier. Cela est aussi sensible dans les chapitres étudiés ici ; s’il est dit explicitement que les tueuses, exceptionnellement, ont un motif pour tuer le personnage de l’architecte, c’est bel et bien malgré elles, car elles trouvent cela « effroyablement vulgaire » (BM, 219). Aussi insistent-elles sur leur sensibilité à la chose morale et sur le souci éthique qui les anime : « C’est moral ce qu’on a fait chez lui » (BM, 232), conclut Nadine qui expliquait plus tôt à la victime : « La beauté du geste, j’accorde beaucoup d’importance à la beauté du geste. Qu’il reste désintéressé » (BM, 219). Elle précise : « Nous n’avons jamais tué qui que ce soit pour de l’argent. Nous nous sommes parfois servies au passage, après coup et pour le défraiement » (BM, 219). Et si le crime qu’elles commettent a bel et bien un motif pécuniaire, il est accessoire en regard de ce qui, rappelé à deux reprises, subsume l’ensemble : « Toi, on va t’apprendre ce que perdre veut dire » (BM, 224), dit Manu avant de menacer l’homme de son arme. « On est juste passées t’apprendre ce que perdre veut dire » (BM, 225), répète-t-elle avant de passer le revolver à Nadine.

Au vu de ce qui précède, une fois mis en lumière un discours qui s’établit contre une vision répandue de l’époque et dit son insoumission au telos émancipatoire de celle-ci, certaines lectures nous paraissent partielles qui voient au fondement de l’entreprise romanesque de Baise-moi la catégorie de la vengeance. Certaines d’entre elles rejouent (en voulant pourtant la dénoncer) l’opposition moderne entre sensible et intellect, jusqu’à voir dans la prose de Despentes une « revanche de la matière sur la forme ». Cette expression, qui pour n’être pas complètement fausse demande toutefois nuance, est empruntée à un chapitre d’une étude que publie en 2006 Sanyal Debarati[33], selon laquelle l’oeuvre de Despentes

intervenes in a symbolic legacy that opposes empirical matter to the transformative power of form. […] Over a century after Baudelaire, a generation of women writers and directors continue their combative engagement with a cultural imaginary that persistently redeems recalcitrant bodies through the idealization of form. Through intertextual dialogues with Baudelaire, among other established cultural icons, their representations enact what could be called the revenge of matter on form[34].

De semblables lectures, si elles décèlent le métadiscours à teneur historique qui se dégage du texte, réactivent une logique oppositionnelle que Despentes cherche à dépasser. Qu’il s’agisse de la potentielle émancipation des personnages dans l’univers de la fiction ou de la fortune du texte imprimé dans la sphère littéraire, la violence que Baise-moi revendique ne l’est au nom d’aucun idéal clair. Pas davantage la sortie, pour les deux filles, d’une certaine pauvreté (financière, culturelle) que l’accroissement, pour l’auteure, d’un capital symbolique ne paraît être visé. En effet, si les héroïnes s’affranchissement bel et bien des formes usitées de la vie sociale moderne, la posture critique cultivée (encore aujourd’hui mais dans une moindre mesure) par l’auteure dit, similairement, un dédain pour le confort et l’indolence qui semblent être le lot de ceux sachant manier avec élégance (ou acceptant de le faire) les dispositifs, la rhétorique et les mécanismes du champ contemporain des productions culturelles.

À proprement parler, Baise-moi n’est donc pas plus « revanche de la matière sur la forme » (Debarati) que « terrorisme », terme convoqué, lui, par Shirley Jordan[35]. En effet, cette dernière critique, si elle note bien que le roman commente la « valeur esthétique » des meurtres et fait le relevé de divers « points de comparaison[36] » convoqués, ne dit mot du commentaire de Nadine en réaction au spectacle de Manu tuant l’architecte : « C’est classe comment tu tires. Juste d’une main et bien droite. Très Ange de la vengeance, j’aime bien » (BM, 226[37]). La référence au film d’Abel Ferrara confirme pourtant en partie, explicitement, la thèse de Jordan. Le film raconte l’épopée sanglante d’une jeune femme muette tuant quantité de victimes masculines après avoir été elle-même victime de viol[38]. Or ce titre paraît être repris sciemment par Despentes dans sa traduction française : là où l’original Ms. 45 met l’accent sur l’arme à feu, sa traduction fait intervenir l’ange, qui est, étymologiquement, « messager ». S’il recèle certes l’idée d’une vengeance, le commentaire de Nadine réaffirme néanmoins sur un mode différent leur rôle d’intermédiaires dans cet accès de violence justicière. Deux choses au moins le confirment dans le roman : sur le plan narratif d’abord, le fait que les deux tueuses récupèrent le butin de l’architecte pour venir en aide au personnage de Fatima rencontré plus tôt et non pour leur propre profit ; en ce qui a trait aux références culturelles ensuite, la narration associant les protagonistes à des « furies » : « Il est en face de deux furies qui défraient la chronique à tirer dans le tas » (BM, 224).

Seuils, cadres et débordements : remarques conclusives

Équivalentes romaines des Érinyes grecques, les « furies » comme porteuses d’une justice violente sont amenées à transiter du monde du « dessous » au monde terrestre, mettant en lumière une autre forme de ce « seuil » aussi présent dans l’imagerie virale que dans la citation, en exergue, du passage de l’Apocalypse qui fait tenir ensemble transcendance et immédiateté sensible dans cette mince zone où s’interpénètrent fiction narrative et réalité concrète du texte donné au lecteur. Texte limite, Baise-moi le serait donc à plus d’un titre.

Qu’une justice se déployant dans la convocation, sur un mode dialectique, de l’intellect et du corporel soit à dégager de Baise-moi, un dernier élément de l’épisode du meurtre qui nous a occupé le corrobore en nouant ensemble nombre des considérations qui précèdent. Aussi est-il pour le moins étonnant que celui-ci ait été relativement peu commenté, encore que son caractère brut, provocant, ait pu paver la voie à de nombreux raccourcis. En effet, Manu, après avoir félicité Nadine pour le clinquant et le panache de son geste meurtrier,

baisse son fute, s’accroupit au-dessus de la tête de l’architecte et l’arrose de pisse en bougeant son cul pour qu’il en prenne bien sur tout le visage. Les gouttes dorées se mêlent au sang par terre et lui donnent une jolie couleur. Déplacée. Elle sourit niaisement :
– Tiens, amour, prends ça dans ta face.
Nadine la regarde. Elle trouve ça pertinent. Elle pense qu’il aurait sûrement apprécié l’hommage à sa juste valeur.

BM, 226

Ici, c’est encore la concordance entre l’acte de Manu et son interprétation par Nadine dans une forme s’approchant de l’ekphrasis qui promeut l’épisode complet du meurtre de l’architecte au rang de l’oeuvre d’art, tout en l’encadrant. En effet, à son entrée dans la demeure, Manu décrit d’abord le sol en des termes évoquant une toile tendue pour le bain de sang à venir : « Putain, dit-elle à Nadine, c’est tout blanc par terre, ça va faire du bordel quand on va le saigner » (BM, 215). Nadine a quant à elle bien aperçu, plus tôt, les toiles réelles, peintes et accrochées : « Il y a des reproductions de peintures dans les espaces libres. Est-ce que ce sont vraiment des reproductions ? » (BM, 214).

L’une d’elles porte la signature d’un artiste dont la mention donne toute sa signification à l’« hommage » de la citation précédente : « Vous avez un coffre au fond de la pièce derrière celle-ci. Un coffre caché derrière une toile de Tapiès » (BM, 220, nous soulignons). En effet, à la manière des titres de la bibliothèque qui incitent, dans les analogies qu’ils font apparaître, le lecteur à passer outre le cadre de la fiction pour s’attarder aux résonances thématiques et formelles, c’est ici, et encore plus littéralement cette fois, le cadre de l’oeuvre qui se voit démultiplié et débordé en une sorte d’escamotage en série. L’oeuvre de l’artiste catalan trouve donc, à la fin de l’épisode, son équivalent dans ce qu’on imagine du sol de la demeure bourgeoise, originairement blanc, après le passage des tueuses. Évoquant ou mettant effectivement à profit les déchets, la blessure, la déchirure, le corps meurtri et l’abjection de ses fluides répandus, un pan de l’oeuvre de Tapiès correspond en partie au moins à l’ouvrage des héroïnes de sorte que sa mention achève de donner sa cohérence au meurtre en lui attribuant, encore ici et dans le même mouvement, d’une part un caractère sensible et immédiat dont le corps et ce qu’il a de plus bassement matériel est indissociable, d’autre part une indéniable noblesse esthétique.

Qu’un motif pécuniaire préside à la visite chez l’architecte n’y change rien : il s’agit là, dans une certaine mesure, d’un geste encore moins intéressé que les autres meurtres du roman. Exemplaire de l’éthique dont elles disent se réclamer, la visite à l’architecte est en somme à envisager sous le signe paradoxal du don : c’est bien, au final, et comme le suggère Nadine, un « hommage ». Celui-ci est opéré non par la seule abstraction d’un travail de l’intellect qui reconnaît sa dette et paie son tribut à ceux qui l’ont précédé ou lui ont pavé la voie, ni exclusivement par le travail du corps présent et actif, mais par la coexistence des deux dans l’élaboration d’un discours qui dépasse – déborde – l’habituel et l’attendu. Par-là, le roman de Despentes est porteur d’un discours sur la société et l’histoire qui va au-delà de la seule dénonciation d’une hypocrisie moderne, et sa manière d’être politique ne consiste pas à redonner à la femme, au corps, à ses sexualités, une place première, mais bien à imposer, en substitut à la rigidité de ce qui nous est donné et aux leurres des pensées de l’émancipation, la fluidité des rôles changeants et l’ouverture à l’impondérable de ce qui vient. Qu’il s’agisse de la gestion du legs culturel, d’une virée meurtrière ou de l’expérience littéraire, les filles de Despentes ont bien raison de dire que « le meilleur plan, c’est encore de ne pas avoir de plan ».

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Au début du roman, Manu dit d’elle-même qu’« elle n’a pas la violence maîtrisée et qu’elle n’attendra pas que le moment soit politiquement adéquat pour se défouler » (BM, 15). Dans le même esprit, à un moment où ses contemporains ne semblent pas disposés à l’entendre, le premier roman de Despentes ne prône rien qui soit à proprement parler de l’ordre d’un projet politique, mais force son lecteur à réconcilier, depuis, dans et par la littérature, le sensible et l’intellect des corps qui refusent la soumission aux présupposés et aux outils d’une modernité supposément émancipatrice mais trompeuse. Sur les plans historique et esthétique comme sur celui d’une politique de la littérature, Baise-moi est une entité bifide « un peu folle » comme son duo d’héroïnes, à la fois un hommage et une profanation. Insoumis, il a – dirons-nous avec Dostoïevski une dernière fois convoqué – une manière « très curieuse » d’être engagé.