Article body

Comme chacun s’accorde désormais à le reconnaître, la littérature française a connu au tournant des années 19751984 une mutation d’importante amplitude. Délaissant les préoccupations essentiellement formelles, voire formalistes, qui avaient dominé la période dite des « dernières avant-gardes » et connu l’épanouissement du « Nouveau Roman », du textualisme ou, dans le domaine critique, du structuralisme et des « théories littéraires », la littérature s’est redonné des objets extérieurs à elle-même. Parmi ces « objets », la question de l’expression et de la représentation du Sujet figure au premier plan. C’est elle qui suscite notamment le déploiement de l’« autofiction » selon le terme inventé par Serge Doubrovsky pour identifier génériquement son livre intitulé Fils (1977)[1]. Mais une telle notion, malgré la plasticité que lui ont vite (et sans doute trop largement) accordée les usages critiques et journalistiques, ne suffit pas à décrire l’ensemble des livres travaillés par une telle question dans la période contemporaine[2].

C’est justement pour faire droit à un large éventail d’oeuvres substantielles, irréductibles à l’autofiction et toutes orchestrées autour des questions de filiation, d’héritage et de transmission, que j’ai avancé en 1996 une autre notion, celle de « récit de filiation[3] ». Cette forme littéraire a pour originalité de substituer au récit plus ou moins chronologique de soi qu’autofiction et autobiographie ont en partage, une enquête sur l’ascendance du sujet. Tout se passe en effet comme si, la diffusion de la réflexion psychanalytique ayant ruiné le projet autobiographique en posant l’impossibilité pour le Sujet d’accéder à une pleine lucidité envers son propre inconscient, les écrivains remplaçaient l’investigation de leur intériorité par celle de leur antériorité familiale[4]. Père, mère, aïeux plus éloignés, y sont les objets d’une recherche dont sans doute l’un des enjeux ultimes est une meilleure connaissance du narrateur de lui-même à travers ce(ux) dont il hérite.

Un tel phénomène est particulièrement net dans La place d’Annie Ernaux (1983) ou Vies minuscules (1984) de Pierre Michon, qui, au début des années 1980, fournissent les premiers exemples de tels textes. Mais, on le remarque, les livres emblématiques qui ont permis la réémergence du Sujet sur la scène littéraire au milieu des années 1970 relevaient déjà tous, peu ou prou, de cette problématique : ainsi de Roland Barthes par Roland Barthes (1975) où la figure maternelle est particulièrement insistante, de W ou le souvenir d’enfance de Georges Perec (1975), hanté par l’absence des parents, et même de Fils de Serge Doubrovsky dont le titre est explicite (il en va de même, du reste, des romans de Patrick Modiano qui présentent des père et mère singulièrement étranges et insaisissables, souvent inspirés des parents réels de l’auteur).

La place manque ici pour développer toutes les réflexions que mérite une telle forme littéraire, aussi bien quant à ce qui la suscite, que du point de vue de ses principales caractéristiques[5]. Je rappelle simplement que cette forme ne saurait être confondue avec celles de « roman de la famille » (comme Les Rougon-Macquart de Zola ou Les Thibault de Martin du Gard), de « roman familial » (théorisé par Marthe Robert à partir de l’article de Freud sur le « roman familial des névrosés »[6]), ni avec le Bildungsroman et les « romans de formation ». En outre, il convient de souligner que ce phénomène est particulièrement lié à une époque : celle qui, après la fin des « Trente Glorieuses » et de la « Guerre froide », voit le xxe siècle se retourner sur lui-même, mesurer l’impact des tragédies qui l’ont traversé et prendre acte de la « défection des Grands Récits » humanistes[7]. On n’en retrouve en effet aucun équivalent dans d’autres périodes littéraires.

Cette forme connaît en revanche, dans la période considérée, une remarquable extension : on dénombrerait en effet une ou plusieurs centaines de récits de filiation (selon l’exigence de qualité littéraire manifestée) et ce, quelle que soit la génération ou l’esthétique des écrivains concernés. Le même corpus reçoit en effet aussi bien L’acacia (1989) de Claude Simon, né en 1913, que Père et passe (2008) de Jérôme Meizoz, né en 1967. Et quant à la variété esthétique, elle est extrême : depuis l’écriture « plate » d’Annie Ernaux à la tentative d’un sublime sans cesse brisé de Pierre Michon, du minimalisme d’Yves Ravey (Le drap, 2002) au phrasé rhétorique de Pierre Bergounioux (L’orphelin, 1992), des rêveries de Leïla Sebbar (Je ne parle pas la langue de mon père, 2003) à l’enquête sociale de Martine Sonnet (Atelier 62, 2008), de l’empathie discrète de Charles Juliet (Lambeaux, 1995) à l’humour de Jean Rouaud (Des hommes illustres, 1993) sans parler du style plus journalistique de Virginie Linhart (Le jour où mon père s’est tu, 2008). Preuve s’il en est besoin qu’il ne s’agit pas là d’un phénomène d’école, mais bien d’époque.

Mon propos voudrait ici se concentrer sur l’un des traits majeurs de ces récits de filiation, mis en évidence par chacun d’eux ou presque, trait qui à la fois contribue à leur développement, leur fournit un motif majeur et explique leur structure : il s’agit du défaut de transmission dont les écrivains présents, ou leurs narrateurs, s’éprouvent comme les victimes. Pour ce faire, je retiens parmi les nombreux récits possibles (dont l’énumération du paragraphe précédent peut donner idée et auxquels il sera parfois fait allusion), cinq textes choisis pour les différences entre les circonstances historiques qui y sont impliquées. Il s’agit de L’orphelin de Pierre Bergounioux, de La marque du père de Michel Séonnet, de Je ne parle pas la langue de mon père de Leïla Sebbar, d’Atelier 62 de Martine Sonnet et de Le jour où mon père s’est tu de Virginie Linhart[8].

La réduction au silence

Sous l’influence de Maurice Blanchot, la littérature française a construit, dans les années 1950-1970, une représentation d’elle-même fondée sur le silence. Tous les lecteurs de Blanchot ont signalé l’importance de ce thème, comme Maurice Nadaud qui résume en ces termes la pensée de l’auteur de L’entretien infini : « Toute écriture, tout langage mène selon lui au silence. Écrire, c’est faire l’apprentissage de la mort[9]. » On a longtemps reçu de telles réflexions comme un passage à la limite, un peu paradoxal et bien dans le goût de Blanchot, d’une certaine conception de la littérature, avant de s’aviser que cette manière de menacer et de miner la parole par son propre envers était profondément liée à un moment historique particulier. Ce fut sans doute la publication de L’écriture du désastre, en 1980, qui articula le plus nettement la pensée du silence à l’oeuvre dans les oeuvres au « désastre » du xxe siècle. Robert Antelme, lui-même, rescapé des camps de déportation et auteur de L’espèce humaine, souligne alors combien « L’écriture de Maurice Blanchot porte, est portée par le silence de l’Humanité muette[10]. »

Or c’est justement au début de ces années 1980 que la littérature prend conscience du silence effectif des témoins de ce désastre, c’est-à-dire que le silence traqué par Blanchot dans l’agencement formel des oeuvres devient, au moment où la littérature reconquiert sa transitivité, objet d’oeuvres nouvelles, décidées à affronter le silence existentiel dans lequel baignent leurs auteurs. On glisse ainsi d’un silence théorique et relativement déshistoricisé[11] à des qualités de silence plus expérimentales et incarnées. On ne cherchera pas à savoir si, dans ces textes, le silence se banalise d’être rapporté à des existences singulières, à des biographèmes médiocres : cela n’est pas notre question. Mais, en interrogeant l’énigme d’une émergence, celle d’une forme littéraire inouïe, insistante, il nous est possible de réfléchir à ce que celle-ci révèle de notre temps et de « ce qui fait écrire les hommes[12] ».

Sans vouloir fournir un relevé exhaustif, force est de constater que le grief du silence des pères est partagé par l’ensemble des textes de notre corpus. C’est le titre du premier chapitre du livre de Virginie Linhart — « Le silence » —, qui y revient encore bien plus loin :

On ne nous racontait rien. Il fallut, ainsi, batailler des années pour apprendre que mon grand-père avait perdu une soeur aînée et sa petite fille, abattues je crois par des Allemands sur un lit d’hôpital en Pologne. De même je n’ai jamais réussi à comprendre de combien exactement de frères et de soeurs ma grand-mère, qui était issue d’une grande fratrie, portait le deuil.

JO, 97

Leïla Sebbar reprend ce motif tout au long de son livre, insistant sur la paradoxale litanie d’une parole muette : « […] il pensait qu’il fallait oublier, ne pas rappeler la peine, encore et encore… De ces années-là je n’ai rien su. Mon père n’en a rien dit, obstinément » (JN, 12). Cela fait de même l’objet d’une réflexion importante aux premières pages du livre de Michel Séonnet dont le narrateur se souvient, enfant, avoir chatouillé du bout d’une herbe une marque ronde dessinée sous le bras de son père, lequel se met en colère abruptement : « Colère du père pour un guili-guili ? je n’ai rien compris. Ou plutôt, j’ai compris qu’il ne faudrait jamais plus, que ce que j’avais touché là c’était la marque même du silence dont personne ne devait jamais parler » (M, 11). Ce petit biographème produit alors un « souvenir-écran » que le narrateur raconte n’avoir su déchiffrer que peu à peu.

La plupart de ces livres présentent, il est vrai, une galerie de pères « taiseux », soit par complexion psychique particulière (dans L’orphelin ou dans Le jour où mon père s’est tu), soit encore par culpabilité d’avoir choisi l’indéfendable (La marque du père), soit épuisés par le travail qui leur est imposé et l’habitude prise de n’en pas parler : « Le père non plus n’en rajoute jamais, homme trop pudique pour dire la chaleur, la sueur, le bruit et l’abrutissement qui va avec » (A, 35). C’est du moins ainsi que Martine Sonnet explique d’abord le silence de son propre père : « De ce qu’il fait vraiment dans la journée, à l’usine, on ne sait rien. Pas de récit quand il rentre. L’habitude du silence le soir s’est prise quand il a commencé à travailler là, vivant seul à l’hôtel “Au baromètre”, à Clamart[13] ». Mais des personnages silencieux, il en est bien d’autres dans l’histoire de la littérature, sans que cela suscite nullement l’apparition d’une forme littéraire nouvelle : quelque chose s’est donc passé qui a changé la nature de ce silence. Quelque chose dont la littérature prend acte et qu’elle fait apparaître.

D’abord, ce silence est partagé : c’est l’intérêt de ce « panel » de livres que de le montrer avec évidence. Et encore n’y ai-je, à dessein, retenu aucun ouvrage qui porte sur le silence des pères revenus des camps, évoqué par les enfants de survivants, lequel est désormais l’objet de nombreuses études (car, s’il y a bien des témoignages majeurs, ceux de Primo Levi, de Robert Antelme, de David Rousset, etc., la question du silence des survivants n’en demeure pas moins un thème majeur de la littérature des camps)[14]. Dans les livres qui nous occupent sont rassemblées des circonstances historiques diverses : le père du récit de Leïla Sebbar a été réduit au silence par sa traversée de la guerre d’Algérie ; le père de Michel Séonnet a préféré se taire sur son engagement dans la division Charlemagne aux côtés de l’occupant nazi ; celui de Virgine Linhart, Robert Linhart[15], chef de file de la Gauche prolétarienne durant les années militantes qui suivirent Mai 1968, est réduit au silence par l’effondrement de ses idéaux révolutionnaires ; le père de Martine Sonnet n’est qu’un ouvrier forgeron parmi d’autres, employé aux Usines Renault de Billancourt, et s’il paraît n’avoir pas été affecté particulièrement par telle ou telle tragédie historique, il incarne les dernières années d’une industrie triomphante destinée à péricliter. Quant au père évoqué par L’orphelin de Pierre Bergounioux, il subit la disparition de son propre père au cours de la Grande Guerre qu’il répercute sur son fils : « Mon père avait besoin de moi, de mon abolition continuée pour demeurer ce que le sort l’avait fait — un orphelin de la grande guerre, le fils de personne qui ne peut admettre quelqu’un après lui » (O106). Leurs lignées respectives même ne peuvent induire une problématique spécifique : l’un est d’origine juive (JO), un autre est arabe (JN), les trois autres sont des « français de souche » selon la formule souvent employée à des fins discriminatoires. Or tous ont ce silence en commun, ce qui permet d’affirmer que celui-ci n’est pas dû à une circonstance particulière ni à une communauté singulière.

Mais surtout, au-delà de ce partage : les textes eux-mêmes établissent des passerelles entre les situations. Ainsi Michel Séonnet qui s’avise de proximités inattendues :

Il m’est arrivé, ces dernières années, de travailler avec des enfants dont les pères étaient en usine. Et je me suis rendu compte que pour chacun, c’était la même énigme. Un monde inconnu, le territoire du père. Mais, est-ce que, finalement, guerre ou usine, ce n’est pas à ça que l’on est confronté : que le père est un territoire secret ! L’usine et la guerre : quelle différence ? »

M, 51

De telles équivalences sont assez troublantes, car la guerre et l’usine ne sont certes pas de même teneur. Or la littérature ne cesse de reconduire ce rapprochement, parfois de façon implicite ou par des jeux formels. C’est le cas, je l’ai montré ailleurs, dans Daewoo de François Bon, où un dispositif, inspiré de ceux de l’artiste Christian Boltanski et du mémorial de Yad Vashem, gouverne la projection sur les murs de l’usine désaffectée des photographies des visages de toutes les ouvrières licenciées[16]. Semblablement, Martine Sonnet construit Atelier 62 sur le modèle de W ou le souvenir d’enfance, en reprenant à Perec la structure de chapitres alternés. Une série de chapitres, numérotée en chiffres arabes, repose sur les souvenirs de la narratrice ; l’autre, en chiffres romains, apporte les informations sociologiques rassemblées par l’auteur sur la réalité sociale des ouvriers de ce temps. A priori, il n’y a pas de rapport avec les drames du siècle ni avec ce dont parle Perec. Mais les phrases du dernier chapitre, intitulé « Décombres et ruine finale », titre qui fait amplification, empruntent directement à Hiroshima mon amour de Marguerite Duras : « Comme si je n’avais rien vu à Billancourt. Parce qu’il n’y a plus rien à voir à Billancourt[17] » (A, 229). La littérature, seule, par ces rapprochements implicites, alerte sur les proximités inaperçues de ces événements qu’il serait par ailleurs rationnellement scandaleux de prétendre identifier. Elle nous dit que le silence n’est pas simplement personnel ni familial, qu’il est plus vaste : social, historique. Qu’il induit une conscience spécifique du temps sur laquelle notre époque et sa littérature (sans doute aussi, plus largement, sa culture) reposent.

Il est frappant que, quelque que soit la situation singulière qu’ils évoquent, ces textes reconduisent tous, à un moment ou à un autre, fût-ce par allusion, à la question centrale de l’extermination. Michel Séonnet écrit ainsi « […] comme si plus rien de ce qui est juif ne pouvait m’être étranger » (M, 84). À partir d’une histoire juive inspirée des Histoires hassidiques de Martin Buber et des rabbins d’Edmond Jabès, il a même cette formule : « Ce n’est pas nous qui sommes “après Auschwitz”. C’est Auschwitz qui est après nous. Sa rumeur nous poursuit » (M89). Virgine Linhart établit de son côté le lien entre l’engagement de 1968 et la Shoah, comme si se saisir de la parole, pour ces jeunes gens, plus que de manifester un engagement politique, était lié au désir de parler : « […] et surtout parler. Les survivants ne parlent pas. Mes grands-parents se sont tus, mon père également par la suite, et moi aussi, de façon différente pendant longtemps » (JO, 99). Et elle affirme : « Ce que je sais maintenant c’est que nous les enfants, étions comme lui [son père] enfermés dans cette question du survivant qui ne nous a à aucun moment été énoncée » (JO, 96). La littérature contemporaine manifeste ainsi une lucidité particulière envers sa situation historique, lucidité qui affecte le processus d’écriture, la matière et la manière des textes. Elle thématise et formalise dans ses textes la conscience de son historicité problématique. Dès lors, la question est la suivante : quelle est, au-delà des circonstances singulières, la nature profonde de ce silence ? Qu’emblématise-t-il, dans cette conscience littéraire de l’historicité problématique de notre temps ? Et quelles pratiques, quelles formes esthétiques suscite-t-il ? Qu’ont-elles à nous apprendre ?

La pièce manquante

Toute civilisation s’accompagne de textes et de récits. Ce sont d’abord ceux par lesquels elle se fonde et se légitime : mythes et cosmogonies, épopées fondatrices, sagas généalogiques. Comme le montrent bien Lukács et Goldmann, le « roman historique » vient dans un second temps articuler les destins singuliers à la marche en avant de l’Histoire. Or notre temps n’est plus si sûr de cette marche « en avant ». Les bases sur lesquelles s’appuyer pour avancer ont failli. Et c’est bien cet effondrement que diagnostiquent les récits de filiation : « Mon père ne s’est jamais remis de ce temps où il crut possible d’infléchir le cours de l’Histoire », écrit Virginie Linhart (JO, 15). À cet égard, il n’est pas indifférent que dominent, dans le récit de filiation, les livres consacrés aux pères : « C’était dans l’Histoire que la génération des pères avait failli », souligne Michel Séonnet (M, 80). Certes, il y a bien sûr, dans leur large éventail, des évocations de figures maternelles (Annie Ernaux, Une femme ; Charles Juliet, Lambeaux…), mais les figures masculines sont en plus grand nombre. Et même, lorsqu’une mère est l’objet d’un livre, un autre l’a souvent précédé qui évoque d’abord le père (c’est le cas, par exemple, avec Annie Ernaux, dont Une femme est précédé de La place, avec Jean Rouaud, qui publie Pour vos cadeaux et Sur la scène comme au ciel après Les champs d’honneur et Des hommes illustres, avec Claude Simon, dont la mère apparaît plus nettement dans Le jardin des plantes et surtout dans Le tramway).

Il semble que cette insistance soit liée au symbolisme paternel : celui-ci représente l’autorité, le savoir social, plus que la mère, plus largement vouée aux apprentissages intimes de la petite enfance. Il incarne le Discours. Du reste, il n’est guère question, dans les récits de filiation consacrés à des figures féminines, de leur « silence ». Si bien que le silence prend ici une valeur emblématique : c’est la Parole qui s’est tue, le Discours qui n’est plus en mesure d’être tenu, sanction d’un échec des valeurs et des croyances. De l’échec d’une foi qui vient souvent de plus loin que le père lui-même et dont celui-ci n’est plus le passeur. Car le silence du père ne prive pas seulement l’enfant d’une meilleure connaissance de la réalité paternelle, il tranche aussi le lien avec les générations antérieures : « Tu ne m’as jamais parlé de ton père, écrit Michel Séonnet, comme si tu avais voulu qu’il n’y ait aucun lien entre nous (tes enfants) et lui. Que le fil soit tranché. Mais c’était nous condamner à ne jamais rien comprendre ! » (M20-21). Et Leïla Sebbar à sa façon surenchérit : « […] il a rompu la lignée » (JN, 20).

C’est, à chaque fois, l’expérience majeure d’une déliaison : les écrivains d’aujourd’hui s’éprouvent comme « orphelins »[18]. Il est du reste notable que bien des récits de filiation paraissent sous la plume d’orphelins véritables (Claude Simon, Jean Rouaud, etc.) ou de fils abandonnés par leur père (Pierre Michon, Yves Charnet[19], etc.). Au-delà d’eux-mêmes, c’est une plus vaste déperdition d’Histoire que provoque ce silence paternel : « Qui aura gardé la mémoire de ces noms-là, maudits, oubliés dans les livres et la parole ? » (JN, 35). Il faut ici convoquer les réflexions que Pierre Nora développe sur la rupture mémorielle consommée au cours des Trente Glorieuses[20]. L’ouverture des Lieux de mémoire insiste à juste titre sur la disparition d’une « mémoire vraie », intégrée, par laquelle le passé adhère au présent, mais une mémoire ne disparaît pas d’elle-même, et de cette disparition Nora ne nomme pas les acteurs : ces pères démis de leurs idéaux, de leurs modes d’être et de travail, dont les habitus et les références se sont périmés — lorsqu’ils n’ont pas été démentis.

Que la rupture ne porte pas seulement sur l’expérience immédiate des pères est d’importance : cela signifie que les pères eux-mêmes ne sont plus assurés de ce qu’ils ont eux-mêmes appris, et qui n’a pas évité le désastre. Le fourvoiement est plus ancien. Il se lit encore dans la magnifique rétrospection que Claude Simon construit de l’itinéraire de son père dans L’acacia, ouverte par cette phrase sans appel : « Ainsi venait de prendre fin une aventure commencée vingt-cinq ou trente ans plus tôt, lorsque l’instituteur d’un petit hameau de montagne […][21] » : ce sont toutes les illusions d’émancipations de la Troisième République qui sombrent dans les tranchées. Dès lors, quel peut-être le legs des Lumières ? Celui du Progrès industriel ? A fortiori si, comme le montre Jean Rouaud, l’ypérite en est le produit. Là encore, un sentiment plus vaste excède les réalités factuelles. La véritable question qui sous-tend ces textes est celle-ci : que peut-on fonder sur l’expérience désastreuse du xxe siècle ? « Tout est contaminé par les effets d’un silence qui, au lieu de mettre à l’abri, ne fait que déposer sur les lieux et les choses l’inquiétude et le soupçon », écrit Michel Séonnet (M, 48).

Le défaut de mémoire, le besoin de savoir et parfois le soupçon que l’insavoir instille suscitent l’enquête, cela est bien évident. Mais ce qui peut surprendre, c’est que le récit de filiation n’en est pas simplement le résultat, ce qui l’identifierait à ces « récits de vie » qui connurent (et connaissent encore, dans un certain type de publications, souvent régionalistes) un remarquable succès autour des années 1975. Plutôt que de livrer le produit de l’enquête, c’est l’enquête elle-même qu’il raconte : ses modalités (JO), sa difficulté (JN), son malaise (M), le mal-être qu’elle entraîne (O), la forme qu’elle prend (A). Plus encore : le récit éprouve le besoin de se justifier : « […] et moi je repartais à cette enquête dont mon père était l’absent » (M, 77) ; « Je voudrais que cette enquête sur les maos soit aussi une enquête sur ton silence. On ne parle plus jamais du maoïsme en France, et toi qui en étais une des têtes pensantes, tu es devenu silencieux » (JO, 11). Comme si le geste que le récit accomplit n’avait aucune évidence, alors même que tout ce que l’on vient d’en dire semble en montrer la nécessité. C’est qu’il y a, effectivement, une sorte de malaise qui entoure un tel geste. Deux éléments, sinon trois, permettent d’en rendre compte.

Le premier s’attache à un certain sentiment de « honte », lié à de telles explorations. On comprend bien qu’il puisse en être ainsi pour le fils d’un engagé de la division Charlemagne. Mais quelle honte y a-t-il à descendre d’un forgeron de Billancourt, d’un instituteur algérien, d’un Corrézien taciturne, d’un brillant normalien politiquement engagé ? Or la honte est constitutive du récit de filiation. Elle en excède certes les limites, comme le montre avec force l’essai de Jean-Pierre Martin, Le livre des hontes[22], et l’on en connaît déjà les manifestations chez Rousseau. Mais, dans le cadre du récit de filiation, elle est spécifique en ce qu’elle n’est pas personnelle. C’est une honte familiale (voir La honte d’Annie Ernaux), sociale, diffuse. On se souvient bien sûr de l’exergue, emprunté à Jean Genet, qu’Annie Ernaux place en ouverture de La place : « Écrire, c’est le seul recours lorsqu’on a trahi. » Il s’agit pour elle du sentiment coupable d’avoir pris de la distance avec le milieu d’origine. Mais cette honte est plus vaste et plus insidieuse. Elle imprègne aussi bien Virginie Linhart, qui n’a pourtant pas dérogé au milieu familial : « J’allais nous sortir du silence, et de la honte aussi. Parce qu’il y a de la honte, bien sûr. Parce que si à nous, les enfants, on a mis tellement de temps à dire ce qui s’était passé, c’est parce que ma famille, dans son ensemble, était accablée de honte » (JO, 15). Dès lors, écrire, c’est affronter la honte : « En parlant du silence de mon père, j’allais en finir avec la honte qui m’avait aussi taraudée toutes ces années — la honte est un héritage familial qui se transmet remarquablement bien » (JO18). Au-delà des circonstances particulières à chaque cas, il semble bien qu’une culpabilité taraude la génération présente : celle d’être issue d’un siècle qui vit tout se défaire et de vouloir creuser les linéaments d’une telle défection.

Un second élément tient en effet à la nature quelque peu inquisitrice du besoin de savoir et impudique, sinon exhibitionniste du geste de dire et de montrer. L’exhibition de soi, on le sait bien, suscite déjà nombre de controverses, dont l’autofiction est la victime fréquente. Les livres de Serge Doubrovsky, mais aussi bien les confidences de Catherine Millet, ont provoqué le scandale. Mais c’est autre chose que d’exhiber autrui, a fortiori si cet autrui est un père ou une mère. Car alors c’est le respect filial qui se trouve apparemment mis à mal : on ne montre pas les faiblesses, les erreurs ni les errements de ses parents. La faute est moins obvie, sans doute, que l’exhibition de soi : mais elle est plus gênante. Il faudrait ici, si la place n’était comptée, développer une réflexion sur l’intérêt que rencontre, depuis deux décennies, la question des « secrets de famille ». Et interroger cette conviction largement répandue, sur laquelle se fonde une discipline telle que la « psycho-généalogie », selon laquelle d’obscurs secrets — honteux — trament les fils de nos existences. Nous vivons — vivrions — dans un présent vicié par le passé et, plus encore, par le silence dont ce passé s’est couvert. Le « secret de famille », auquel tant de livres sont consacrés[23], n’est certes pas une découverte récente : la littérature témoigne de longue date de ces secrets enfouis que les pièces de théâtre du xviie siècle aimaient à révéler, in fine, comme autant de Deus ex machina. Mais notre temps se fascine de ces non-dits qui postulent la possibilité d’une « autre-Histoire » sinon d’une « contre-Histoire ». Dès lors ce n’est plus seulement face à l’absence de transmission que se dressent les récits de filiation, mais parfois contre la transmission elle-même, suspectant que le passé n’a pas été suffisamment éclairé : « Il existait un autre récit. Muet. Qui fragilisait chaque lieu. Le déstabilisait. Mais, tout autant, le révélait » (A, 45).

Des récits de filiation et de la littérature

Le troisième élément qui contribue au malaise relatif qui entoure ces textes est d’une tout autre teneur : il relève de leur statut. Appartiennent-ils, ou non, à la littérature ? Et qu’est-ce qui permet d’en décider ? Les lieux de publication ne sont pas suffisamment discriminants à cet égard, car ils vont de la prestigieuse collection « blanche » des éditions Gallimard à des maisons (Seuil) qui publient aussi des documents. Et si l’on étend le corpus, on en trouve aussi bien chez Minuit (Yves Ravey) qu’auprès d’éditeurs universitaires (Presses Universitaires de France, par exemple, pour Grand-père décédé stop viens en uniforme de François Vigouroux, 2001). Dès lors, il est extrêmement délicat de classer ces livres entre les genres narratifs de la « fiction » ou de la « non-fiction ». Certes les « personnages » sont réels, historiquement attestés par des états civils. Mais cela ne suffit pas, d’autant que dans certains cas, pour des raisons qui n’ont rien à voir avec la littérature mais avec la discrétion et le respect de la vie privée, il arrive que les noms propres soient travestis (par exemple, dans les premiers livres de Jean Rouaud). Les indications éditoriales sont de peu de profit : « roman » pour L’orphelin, « récit » pour Je ne parle pas la langue de mon père, alors même que manifestement le premier contient moins de fiction que le second. Aucune mention pour les trois autres ouvrages de notre corpus.

Aussi la notion de « récit » doit-elle s’imposer à notre travail critique. D’abord bien sûr, parce qu’elle ne décide en rien du degré de fiction (alors que « roman » postule une invention et le recours majeur à l’imaginaire). Ensuite, parce que la forme narrative, quand bien même elle n’est pas chronologique, est sous-tendue par une ligne directrice : une enquête sur un objet singulier, par opposition à une richesse romanesque volontiers plus prolifique. Mais aussi pour une autre raison qu’il me paraît important de souligner : c’est que ces « récits » s’imposent à leurs auteurs au lieu même où se sont effondrés les « Grands Récits ». À cet égard, ils ont une fonction de substitution : installer dans le grand vide laissé par la disparition des récits globaux ces récits modestes, incertains, parcellaires, singuliers et hypothétiques. Une sorte d’héritage mineur, de « micro-histoire » familiale. À ce titre, ils sont, on l’a dit, l’envers des anciennes épopées. Or c’est justement cet enjeu qui détermine la nature hybride, certes, mais littéraire de ces textes, qui entretiennent avec les sciences humaines un dialogue mené à travers l’écriture.

De fait, l’Histoire générale ne retient que mouvements collectifs, personnalités marquantes : mais le destin effectif des « gens de peu » ne subsiste que dans les mémoires singulières, les récits familiaux, ce dont les historiens et les philosophes de l’Histoire eux-mêmes se sont avisés. Il est notable que le souci de certains d’entre eux, de sauver ou de restituer ce qui s’est perdu de ces existences mineures, se soit manifesté juste au moment où, de fait, leur transmission naturelle se perdait : que l’on songe en effet, au coeur des années 1970, aux travaux de Michel Foucault sur les « vies infâmes » (« Infâmes » : non pas forcément accablées de quelque « infâmie », mais du latin fama, la « réputation » : des « vies » qui ne sont pas « célèbres », ni réputées mériter que l’on s’y attarde[24]) ou encore à l’émergence de la microstoria en Italie, autour de Carlo Ginzburg, d’Edoardo Grendi puis de Giovanni Levi[25], dont l’équivalent français paraît sous la signature d’Alain Corbin avec Le monde retrouvé de Louis-François Pinagot[26].

Tout comme dans le travail historique, la pièce manquante imposée par le silence des pères, centrale, induit la nécessité d’une recherche. Mais faute de récits directs, c’est autour qu’il faut enquêter. Et la littérature doit alors emprunter les chemins de l’enquête historique (M, JN), de la recherche socioéconomique (A) de la réflexion ethnographique (O). Ce dialogue avec les sciences humaines qui caractérise les récits de filiation, c’est dans la quête de matériaux qu’il prend son origine — mais pas dans les méthodes. Longtemps (depuis leur invention et leur essor), les sciences humaines ont puisé dans la littérature des éléments pour nourrir leur réflexion : on voit que désormais le mouvement s’est inversé. Leïla Sebbar tente de frayer le chemin d’une histoire non apprise entre ses propres souvenirs et les quelques éléments dénichés à la faveur de lectures, de recherches, essayant par exemple de s’imaginer le bidonville du Clos Salembier à l’image de ceux de Nanterre, vus dans un documentaire sur les années 1960 (JN, 13). S’il ne comptait que les chapitres numérotés en romain, le livre de Martine Sonnet serait un document sur l’histoire ouvrière et syndicale des années 1950-1960. S’il ne s’y trouvait que les chapitres numérotés en arabe, ce serait un livre de souvenirs. Il est un récit de filiation parce qu’il trouve son équilibre dans le croisement et les échos internes de ces deux entreprises, qui se fécondent l’une l’autre ; tout comme dans La place d’Annie Ernaux et dans les récits de Pierre Bergounioux, le texte transite sans répit du personnel au général.

Mais plus encore, quand bien même il déclare parfois s’en défier (voir le refus d’Annie Ernaux de « faire de la littérature » avec la vie de son père et sa volonté de se détourner du « roman »), le récit de filiation assume son appartenance à la littérature par deux traits majeurs : son usage de la fiction et l’imprégnation littéraire dont témoigne sa forte intertextualité. Les archives qu’il produit ne sont pas toutes attestées, ce que ne permet pas la déontologie de l’Historien. Michel Séonnet écrit par exemple : « Mais bien sûr je l’invente. Des photos comme ça, ça n’existe pas » (M, 23) et l’écrivain poursuit : « Je me demande si je ne me suis pas mis à écrire pour justement inventer les photos qui n’existent pas » (Idem). Que la pulsion d’écriture puisse naître d’un défaut de l’archive aussi bien que d’une rencontre de l’archive est particulièrement significatif. Dans les deux cas c’est l’insavoir, plus que la curiosité, qui met l’écriture en branle. Mais cet insavoir stimule aussi l’invention. Dans le livre de Leïla Sebbar, parce qu’elle n’est pas offerte à la communication, la langue du père devient celle de l’irréel du passé : « Dans sa langue, il aurait parlé à ses enfants de ce qu’il tait, il aurait raconté ce qu’il n’a pas raconté […] il aurait raconté les ancêtres, le quartier, vérité et mensonge » (JN, 21, je souligne). Il n’est dès lors parfois plus possible de démêler ce qui relève de l’invention pure ou de la restitution : le lecteur comme la narratrice est condamné à ces approximations, ces incertitudes — dénoncées comme telles de temps à autre, alors que l’on s’y est laissé prendre, mais sans que la dénonciation suffise à éclairer le propos, à montrer la limite entre ce qui est avéré et ce qui est inventé, ou supposé.

Car c’est aussi un trait de ces récits que de montrer combien l’opposition traditionnelle entre vérité et mensonge, entre fait et fiction, n’est pas aussi tranchée qu’on aime à le penser. Pierre Bergounioux se lance dans des récapitulations de l’Histoire et de la civilisation qui paraissent comme autant de fictions ethnographiques. Dans ce genre de récit, la limite est poreuse, la gradation ininterrompue faisant passer de la certitude à l’imagination. En effet, l’écrivain suppose, bâtit des hypothèses, mais ses suppositions reposent elles-mêmes sur des bribes de savoir, sur des rumeurs, des approximations. Or ces passages imaginés reposent néanmoins sur un savoir global, livré par l’enquête historique, l’archive, le témoignage. Sauf que ce qui est globalement vrai l’est de manière générale, sans que l’on sache ni puisse savoir si pour tel ou telle existence particulière, les événements se sont passés comme on sait qu’ils se passèrent « pour la plupart des gens ». Nous sommes ici confrontés à une forme particulière du rapport de la fiction au réel : elle ne le représente pas, mais elle y trouve son modèle herméneutique. Pratique pour laquelle je propose d’introduire un troisième terme entre celui de représentation (qui prétend rendre compte des événements tels qu’ils ont eu lieu, mais demeure souvent victime des codes et des esthétiques qui le régissent, comme l’ont bien montré les analyses structurales des années 1970), et celui de fiction (qui invente délibérément son contenu) : la notion de figuration. La figuration est le texte qui entreprend de dire comment l’écrivain (le narrateur) se figure que les choses ont pu se passer, en fonction des éléments tangibles dont il dispose, des informations accumulées sur ce type d’événements, sur la période, sur les réalités sociales et les habitus du moment, du milieu, etc.

Or la figuration est bien un travail littéraire[27], qui non seulement se présente comme tel dans le texte qui l’institue, mais s’inscrit dans le champ littéraire par les références qu’il convoque. Les intercessions littéraires sont en effet particulièrement nombreuses dans le récit de filiation[28]. Pour nous en tenir à notre corpus restreint, nous pouvons mentionner l’importance d’Armand Gatti pour Michel Séonnet (voir M, 69 à 72), lequel fait aussi référence à Imre Kertesz (Ibid.94). Pour Leïla Sebbar, c’est Hélène Cixous qui permet de rêver au Ravin de la femme sauvage. Virgine Linhart dit s’être identifiée à la jeune fille narrataire de Tigre en papier d’Olivier Rolin (JO, 27). Martine Sonnet, qui place en exergue de son livre une citation de Pierre Bergounioux, ne fait pas mystère de ses lectures de François Bon :

Ce livre en rejoint un autre, dans l’accompagnement de ma quête. Grand livre blanc, pendant du grand livre noir Billancourt, François Bon et Antoine Stéphani, encore des photos, couleur de 2003 celles-là, pour répondre au noir et blanc de 1950. Mais les hommes et le printemps ne sont plus là. Dernier état avant arasement. Photos qui prennent à la gorge : les portes des vestiaires métalliques, images encore porteuses d’un brin d’humanité. Dépouilles des ouvriers qui les ont habités.

Et l’on a dit les échos de ce livre à ceux de Perec, de Duras. Quant à Pierre Bergounioux, c’est à Descartes et plus encore à Flaubert qu’il emprunte largement, notamment aux chapitres VII et VIII comme à une oeuvre heuristique. Que la littérature soit ici un partenaire non seulement d’élection mais surtout d’intellection me paraît décisif : car c’est bien avec les armes et moyens de la littérature que ces récits s’élaborent.

Il est enfin un troisième argument : c’est que tous ces textes font place à une interrogation du geste d’écrire, que l’on trouvait aussi bien chez Ernaux que chez Michon. Et que l’on retrouve dans notre corpus restreint, comme ici, chez Séonnet : « Ce serait donc ça, écrire ? Se mettre à cette écoute, et rendre les lieux (mais peut-être les personnes aussi) à eux-mêmes ? » (M, 45). Une telle interrogation ne laisse pas d’être essentielle. Car, si la littérature s’est profondément interrogée elle-même, et ce depuis le Romantisme, si elle fonde ce que William Marx appelle, après Pierre Bénichou, son « autonomisation »[29] sur le questionnement qu’elle déploie envers elle-même, si enfin elle fait, avec les dernières avant-gardes, de ce questionnement même l’essentiel de son propos, il est notable qu’elle ne cesse de le faire en se donnant des enjeux extérieurs à elle-même. Cela nous montre non seulement que le geste littéraire ne se conçoit pas hors d’une certaine autoréflexivité, mais plus encore, que cette interrogation du geste littéraire à la fois excède largement et signe sa littérarité.

Par cet aspect insistant, les récits de filiation renouent avec une question essentielle et originelle de la littérature. Car celle-ci s’est d’abord déployée en mythes et légendes, récits archaïques censés donner sens là où celui-ci n’était pas constitué : dire, aux confins des interrogations métaphysiques ce qu’il en était des origines ignorées, installer la fiction là où aucun savoir, aucune recherche ne pouvait tenir lieu de connaissance. Et tous les anthropologues, tous les ethnologues montrent bien qu’une civilisation ne saurait se construire si elle ne s’accompagne pas de récits. Nous avons déjà abordé ce point au début du présent article, mais il nous faut y revenir en conclusion pour disposer une pièce supplémentaire. Car nous nous trouvons étrangement dans un temps où ce besoin fondamental, non pas seulement de « Discours légitimants » ou de « Grands Récits », mais tout simplement de récits, semble être reconduit. Cela doit nous alerter sur notre situation : sur ce que nous pourrions appeler, reprenant à François Hartog son terme, le « régime d’historicité » de notre époque[30]. Qu’il y ait tant de récits de filiation manifeste, à coup sûr, que s’est réveillée une véritable incertitude de l’origine. Au désenchantement du monde avaient répondu d’autres légitimations : laïques ou athées, humanistes en tout cas, articulées sur une foi dans l’Histoire et dans ce que celle-ci pouvait apporter. Ces légitimations, que Lyotard appelle « Grands Récits », s’accompagnaient, justement, non seulement de discours idéologiques, mais de récits. Or la dévalorisation du littéraire que nous observons de toutes parts (mis à mal par d’autres produits culturels et par la marchandisation de la culture) n’est pas un simple « rééquilibrage » entre les formes artistiques : c’est l’effacement et l’affaiblissement des récitsquels qu’ils soient, qui seuls permettent d’instaurer du lien, de se situer soi-même dans une Histoire, singulière et collective, de savoir d’où l’on vient et ce dont on hérite. Les récits de filiation seraient ainsi, dans une époque en déshérence, la réponse littéraire que notre temps propose à notre égarement. Si nombre de romans contemporains s’élaborent sur une nostalgie du romanesque, quitte à en jouer, comme le fait Jean Echenoz, les récits de filiation semblent s’être engagés, dans leur modestie même, à renouer les fils distendus de la communauté[31].