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La culture du roman au xviiie siècle est encore largement une culture contre le roman. Perçu comme un facteur de développement de pathologies par le discours médical[1], il est également pourfendu par une partie importante de la critique au nom de valeurs littéraires, quand il n’est pas taxé d’immoralité[2]. Ces dernières attaques sont issues de milieux religieux, qu’ils soient radicaux ou modérés : on les voit notamment sous la plume de Fréron dans l’Année littéraire, qui fait une large place à la littérature. Si le roman est fréquemment abordé dans les publications littéraires issues de milieux religieux, il se fait discret dans les discours religieux qui n’ont pas a priori de vocation de réflexion sur la littérature. Certes, il y a le célèbre discours du père Porée, De Libris qui vulgò dicuntur Romanenses (prononcé en 1736), mais force est de constater qu’il s’agit là d’un cas isolé et qui doit sans doute une partie de sa notoriété à sa singularité. Pourtant, la culture du roman investit bien la sphère religieuse : il s’agit simplement de savoir où la chercher. En effet, si on tente de définir une pensée religieuse du roman, ce n’est pas dans les sermons et les discours religieux qu’il faut fouiller, mais plutôt dans un corpus encore méconnu : les romans édifiants.

L’Ancien Régime connaît dès la fin du xvie siècle une vague de « romans édifiants », des fictions narratives en prose qui affichent la volonté de transmettre des valeurs chrétiennes. Il s’agit donc moins d’un genre qui se définirait comme une classe fermée et historiquement stable que d’un ensemble de textes qui partagent un certain nombre de traits autour d’un projet de réinvestissement de la littérature romanesque à des fins pieuses. Leurs auteurs sont des membres du clergé ou des laïcs aux convictions fortes qui prennent la plume pour composer des romans qui se proposent comme un contrepoison au « poison romanesque[3] ». Est-ce à dire que le roman y est toujours décrié ? Rien n’est moins sûr.

Le plaisir du roman au service de l’édification

La lecture des préfaces de quelques romans édifiants du xviiie siècle montre à quel point leurs positions par rapport au roman sont variées. Si plusieurs oeuvres n’abordent tout simplement pas la question de leur appartenance — potentiellement conflictuelle — au corpus romanesque, d’autres la soulignent sans détour et sans complexes. Ainsi, Jacques Dubois de Chastenay (1660-1716), auteur de deux romans édifiants et d’un traité sur la vie dans le mariage, explique le choix de la forme romanesque pour son roman Arsène, ou la vanité du monde[4] :

Je commençai par composer Les Entretiens d’Arsène et d’Erophile, touchant la vanité et le mépris du monde : cet ouvrage me parut trop sec et trop peu divertissant pour le produire ; ce fut la raison pour laquelle je fis l’histoire Arsène, dans laquelle vous verrez des événements qui font connaître le peu de sûreté qu’il y a dans les richesses, dans les honneurs et dans les amitiés de ce monde[5].

Le pouvoir de séduction prêté à la forme romanesque est ici le motif qui explique son investissement par un discours qui se revendique ouvertement du rejet du monde caractéristique du christianisme post-tridentin. Pour Dubois de Chastenay, ce discours contre la vie en société semble pouvoir se réaliser même dans la forme mondaine par excellence du roman, sans que cela ne mérite d’autre justification que le pur plaisir de la lecture.

La candeur de Dubois de Chastenay dans son aveu des plaisirs de la forme romanesque est cependant atypique ; la plupart des ouvrages consultés témoignent d’une certaine méfiance vis-à-vis du roman. Ainsi Ansart, auteur de Philoctète[6], anticipe les critiques dont son projet pourrait être la cible : « Il pourra paraître absurde à quelques-uns que je parle de la vertu chrétienne en style romanesque ; mais elle est si belle et si utile à l’homme, qu’il doit importer peu de quelle manière on en inspire le goût[7]. » D’autres auteurs se réclamant de Fénelon se dissocient du roman par la reprise de la qualification générique de « poème en prose », attachée au Télémaque. C’est le cas de Chansierges, auteur des Aventures de Néoptolème et de Claude-François Lambert, qui signe un Nouveau Télémaque. La référence tout à fait explicite de cette dernière oeuvre à l’ouvrage de Fénelon amène tout naturellement son auteur à qualifier son roman de poème en prose dans la préface, malgré l’absence totale de traits génériques qui pourraient rappeler l’épopée. Pour ajouter à l’indétermination, le Nouveau Télémaque se déroule dans un cadre contemporain et est également qualifié par Lambert de « mémoires[8] », comme le sont d’ailleurs de nombreux autres romans du xviiie siècle, qui adoptent cette étiquette pour se distinguer des romans vilipendés. Qualifier le Nouveau Télémaque de « mémoires », c’est tenter de le soustraire au domaine de la fiction trompeuse pour l’entraîner vers le domaine de la vérité, puisque ces mémoires seraient historiques, rédigés par le jeune héros lui-même, et transmis à l’éditeur par un autre personnage du récit, l’abbé de Rinville :

Il me reste [c’est l’éditeur anonyme qui écrit], avant de finir cette préface, de rendre compte au public comment ces mémoires, que je lui présente, sont tombées entre mes mains. […] J’étais lié d’une amitié étroite à l’Abbé de Rinville, qui avait accompagné le Comte et le Marquis dans leurs voyages. […] Il m’apprit, que le Marquis avait employé la dernière année de sa vie à écrire la relation de ses voyages et de ses aventures […]. L’Abbé de Rinville était heureusement le dépositaire des mémoires du Marquis. Je le priai de me permettre d’en faire la lecture : je ne pus la faire sans comprendre l’utilité que le public en pouvait retirer[9].

L’aspect conventionnel du topos du manuscrit trouvé souligne plus qu’il ne dément le caractère romanesque de l’ouvrage. Le personnage de l’abbé Rinville, ancien précepteur du héros-rédacteur, symbolise ainsi l’intermédiaire religieux garant de l’orthodoxie et de la valeur morale des mémoires qu’il choisit de porter dans l’espace public. Le topos du manuscrit trouvé n’est pas le seul topos préfaciel conventionnel que l’on trouve dans les romans édifiants. Michael Andrew Ramsay place les Voyages de Cyrus sous le signe de l’Histoire, tandis qu’un roman édifiant de la fin du siècle, les Mémoires philosophiques de l’abbé Crillon, fait usage de la rhétorique sensible dans son avertissement, qui prend la forme d’une préface romanesque tout à fait doxique : « Ces mémoires ne sont pas celles de ma vie, mais celles de mon coeur et de ma raison[10]. » Il ajoute qu’« [il] sera facile de voir que mon livre n’est pas un roman ; ce n’est même pas l’ouvrage d’un philosophe du jour[11] ».

Ces exemples montrent, par la réutilisation de topoï éditoriaux conventionnels, la forte diffusion d’une culture romanesque dans des oeuvres qui se positionnent pourtant en porte-à-faux par rapport aux valeurs liées au roman. La question du roman y est en général très rapidement traitée, peu d’entre elles lui accordant un développement substantiel dans le corps même de l’ouvrage. À cet égard, La nouvelle Clarice[12] de Jeanne-Marie Leprince de Beaumont fait figure d’exception. La très populaire oeuvre de Richardson Clarissa, qui fournit son titre à l’ouvrage de Mme Leprince de Beaumont, y est abondamment commentée, dans une perspective de réflexion générale sur les romans qui est loin d’aboutir à leur condamnation. S’ils peuvent être condamnables lorsqu’ils fournissent des images qui encouragent le vice — l’enlèvement et le viol de Clarissa par Lovelace, par exemple —, il n’en demeure pas moins qu’ils peuvent apporter de grands bienfaits : développement du goût, maîtrise de la langue, délassement de l’esprit bénéfique à la santé et leçons de vertu potentiellement salvatrices. La valeur du roman réside davantage dans la réception et l’interprétation qu’en fera le lecteur averti que dans l’ouvrage lui-même, dédouanant ainsi le roman de l’accusation d’être un genre intrinsèquement corrupteur. Cet argument n’est évidemment pas propre au xviiie siècle, puisqu’on le retrouve déjà au siècle précédent, alors que de nombreux traités visent justement à établir des pratiques de lecture légitimes pour le roman[13]. Cependant, dans La nouvelle Clarice, la « bonne » lecture ne se fait pas sous la tutelle d’une figure d’autorité, pas plus qu’elle n’est programmée dans l’appareil paratextuel (le roman ne compte d’ailleurs pas de préface ou d’avis au lecteur). Ce sont les héroïnes elles-mêmes, Clarice et son amie Lady Hariote, qui servent de lectrices modèles, malgré leurs occasionnels errements interprétatifs. La lecture romanesque apparaît ainsi beaucoup moins dangereuse chez Leprince de Beaumont que chez ses prédécesseurs du xviie siècle, puisqu’elle se fait librement, et mobilise l’esprit critique du lecteur dans une démarche qui accueille ses erreurs d’interprétation pour le faire progresser.

Le Comte de Valmont : un roman contre les romans

À la lumière des changements de conceptions de la lecture romanesque que nous venons d’esquisser, la deuxième moitié du xviiie siècle peut-elle être considérée comme une époque où le roman aurait conquis jusqu’aux auteurs de romans édifiants, dont on pourrait attendre un discours contre le roman ? Le roman a-t-il triomphé de ses critiques à l’aube de la Révolution ? Non, car même s’ils sont moins nombreux, certains résistent encore et toujours à l’envahisseur romanesque. C’est le cas de l’abbé Philippe-Louis Gérard, qui publie en 1774 la première édition du Comte de Valmont, ou les égarements de la raison[14], roman épistolaire voué à un brillant avenir éditorial. L’auteur y affirme une position résolument hostile aux romans et à la culture qu’ils propagent, en s’appuyant sur les critiques qui lui sont traditionnellement adressées, mais en les plaçant dans le cadre d’une réflexion (anti)philosophique qui embrasse aussi bien des questions épistémologiques et cognitives (le rapport à la vérité) que poétiques (le rôle du lecteur). Car plutôt que de faire porter sa critique sur le vice que les romans propagent ou sur leur absence de qualité littéraire, Gérard porte son regard sur ce qu’il perçoit comme étant la racine du mal : l’imagination. Il lui impute les effets pernicieux des romans parce que son exploitation conduit inévitablement à l’erreur. Cette position ne pousse pas seulement Gérard à condamner la littérature romanesque, mais également à jeter les bases d’une poétique nouvelle fondée sur la raison, seule source de vérité.

Philippe-Louis Gérard (1731-1813)[15] est une figure importante de l’antiphilosophie du xviiie siècle : ancien libertin converti au déisme puis au christianisme, il représente le type parfait du héros de roman édifiant qui, après sa conversion, travaille au salut de son prochain. Ordonné prêtre à Malte, il délaisse une carrière de prédicateur qui s’annonçait prometteuse[16] pour se consacrer aux lettres, dans la société d’autres ecclésiastiques tels que Bergier et Crillon, unis par le projet commun de sauver le christianisme des attaques du parti philosophique. Plusieurs de ses ouvrages bénéficient de la faveur du public, notamment ses Sermons et ses Leçons de l’histoire, mais aucun ne s’approche du succès éditorial du Comte de Valmont, qui connaît 35 éditions entre 1774 et 1857[17]. L’oeuvre de l’abbé Gérard est un volumineux roman épistolaire, qui compte cinq tomes de plus de 400 pages chacun[18]. À travers ces milliers de pages qui abordent de nombreux sujets (philosophie, théologie, histoire, arts) se tisse une trame narrative de conversion, celle du jeune comte de Valmont. Celui-ci est à la cour avec sa femme et tombe sous l’influence d’aristocrates libertins, qui l’entraînent dans toutes sortes d’intrigues politiques et amoureuses. Révolté par le cours des choses terrestres, il en vient à renier la Providence et le christianisme. Il confie ses incertitudes à son père, le marquis de Valmont, exilé de la cour et absorbé à la campagne par une vie simple et vertueuse. Le marquis réussit à force d’argumentation et de contre-argumentation à lui faire redécouvrir la vérité du christianisme. Le jeune comte, transformé, devient au fil des années non seulement un fervent et distingué officier du roi, mais aussi un ardent et efficace défenseur des vérités du christianisme. Sur cette trame narrative vient se greffer une panoplie d’intrigues secondaires et d’échanges épistolaires entre différents protagonistes qui sont autant d’occasions de pourfendre la « philosophie nouvelle » et de promouvoir un modèle chrétien d’éducation, de vie et de vérité.

Même si Gérard s’en défend et malgré le caractère essayistique de son oeuvre, celle-ci est bel et bien un roman. Les critiques qu’il cite dans l’avertissement à la seconde édition le soulignent d’ailleurs. Meusnier de Querlon décrit l’ouvrage en ces termes : « Ces lettres, tournées historiquement, forment une espèce de roman moral, mais du genre le plus vraisemblable ou même le plus vrai quant aux caractères, aux incidents de la vie, et surtout quant à l’esprit du monde » (CV, I, xv). Fréron abonde dans le même sens et reconnaît d’emblée le caractère romanesque du Comte de Valmont en y voyant un succédané aux lectures pernicieuses : « Puisse ce livre utile, remplacer entre les mains de la jeunesse cette foule de romans licencieux que le libertinage enfante, et dont la vogue et le succès ne sont fondés que sur le mérite affreux qu’ils ont de corrompre et de séduire ! » (CV, I, xvi).

Ces critiques élogieuses et la conception du roman édifiant qu’elles expriment n’empêchent pourtant pas Gérard de se défendre contre cette étiquette :

Qu’il nous soit d’ailleurs permis de réclamer contre le titre de roman qu’on leur [les lettres] a donné. […] Cette idée, quoique modifiée par le terme de roman moral, ne nous apparaît pas assez exacte pour être adoptée. Tout ce que nous pouvons dire sur ce sujet, pour ne pas en dire trop ni trop peu, c’est que les faits mêmes ont ici un fonds de réalité qui ne permet pas de ne les regarder que comme une fiction.

CV, I, xiii

Si Gérard refuse de qualifier son oeuvre de roman, c’est parce qu’elle s’oppose à la fausseté caractéristique du roman grâce à son « fonds de réalité ». Or, l’insistance sur ce « fonds de réalité » témoigne sans doute moins, comme nous allons le voir, d’un attachement à la vérité historique des faits, que d’une foi en leur vérité morale et spirituelle, qui distingue cet ouvrage des autres fictions narratives.

L’équivalence du roman et de l’invraisemblable est un argument traditionnel chez les détracteurs du genre[19] et c’est sans surprise qu’on le retrouve chez Gérard, par exemple dans l’avertissement du tome IV. Déclarer qu’« [on] ne doit pas s’attendre ici à une suite d’incidents romanesques, de faits extraordinaires » (CV, IV, 7), c’est faire du romanesque une matière hors du cours naturel ou vraisemblable des choses, donc le faire basculer dans le domaine du faux. Son commentaire sur l’impératrice Julie, « passionnée de romans et de magie » (CV, III, 47) va dans le même sens, par l’amalgame qu’il opère entre la fiction narrative et une pratique occulte qui met en évidence les errements spirituels de celui qui la pratique. Dans un contexte plus contemporain, le terme « roman » est également utilisé par Gérard pour dénigrer ses adversaires. Les oeuvres qu’il critique deviennent alors autant de « roman[s] philosophique[s] » (CV, II, 236) et de « romans de la philosophie moderne » (CV, III, 348). Ces dernières expressions marquent bien que le trait dominant du roman pour Gérard est son opposition à la vérité.

La vérité ou la fausseté du roman ne relève cependant pas des événements racontés. Ces derniers, conformément à la poétique classique, doivent être jugés à l’aune de la vraisemblance[20] et leur rôle est, pour Gérard, de fournir un véhicule aux vérités d’un ordre supérieur[21]. Parlant de son propre roman, il explique :

[les événements du récit] sont en trop petit nombre, trop simples, trop naturels, trop dans l’ordre des événements les plus ordinaires et les moins romanesques, pour ne former qu’un ouvrage d’imagination et de pur agrément ; et qu’après tout, si l’on veut les considérer comme un cadre intéressant qu’on a mis à des vérités nécessaires, et malheureusement combattues de nos jours, il faudra du moins avouer que ce cadre, fait pour orner de semblables vérités, et non pour les couvrir en les surchargeant, n’est, à bien dire, que le rapprochement de quelques faits particuliers.

CV, I, xiv

On trouve une preuve supplémentaire de cette conception du roman chez Gérard dans une lettre sur les lectures destinées à l’éducation des jeunes filles, où l’auteur recommande, en plus de son propre Comte de Valmont, la Cyropédie de Xénophon, les Voyages du jeune Anacharsis en Grèce, de Jean-Jacques Barthélemy, ainsi que les romans du père Michel-Ange Marin[22]. Tous ces romans ont comme trait distinctif une visée morale et pédagogique forte, au service d’une vérité d’ordre spirituel plus que référentiel. La présence d’oeuvres romanesques dans les lectures recommandées pour l’éducation d’une jeune fille est un signe clair de la pénétration de la culture du roman jusque dans les milieux les plus conservateurs, représentés ici par l’abbé Gérard, antiphilosophe déclaré. Le réinvestissement moral du roman dédouane ce dernier d’être, par sa forme même, un vecteur de vice.

Un combat contre l’imagination

La réappropriation chrétienne du roman à laquelle s’adonne Gérard ne l’empêche pourtant pas de le critiquer abondamment, ainsi que sa popularité. Il consacre au roman une longue lettre du premier tome du Comte de Valmont, que le marquis de Valmont, voix d’autorité dominante dans les échanges épistolaires, adresse à la femme de son fils. Il y condamne les romans pour le dérèglement des moeurs que leur lecture entraîne et pour leur peu de valeur littéraire, mais sa critique ne se cantonne pas à ces lieux communs. Elle se fait plus précise en pointant du doigt spécifiquement la distorsion de la perception de la réalité que les romans entraînent chez leurs lecteurs et qui est cause des autres maux dont sont affligés ceux qui les fréquentent :

Les romans changent presqu’en tout le véritable point de vue ; ils apprennent à voir les choses comme on les imagine, et portent bientôt à les croire telles qu’on les désire ; […] ils embellissent les préjugés ; ils peignent le vice sous des couleurs agréables qui le déguisent ; ils effacent par le brillant coloris des fausses vertus, l’éclat des vertus réelles, et mettent un honneur chimérique à la place du véritable honneur qu’ils rendent méprisables.

CV, I, 276

Gérard décrit en détail ce processus de remplacement de la vérité par l’erreur. D’abord, les romans « amollissent notre âme » (CV, I, 274) et lui ôtent la « rigidité de principe » (ibid.) nécessaire à la vertu. Ils inspirent ensuite « une sensibilité vague et incertaine » (ibid.), qui prépare l’esprit au travail de l’imagination, puisque le coeur du lecteur « n’attend qu’un objet pour se fixer » (ibid.). Cet objet sera d’abord imaginaire, avant d’être trouvé dans le réel :

Une douce et séduisante rêverie l’attache à des objets imaginaires dans l’absence d’un objet réel ; l’objet s’annonce ; et sans plus de choix le coeur se détermine. […] L’imagination s’échauffe, toutes les passions s’allument ; les sens mêmes acquièrent une activité dangereuse et précoce ; et l’on devient coupable d’après la lecture de ces livres.

ibid.

Gérard donne à l’imagination une fonction centrale, celle de prolonger les rêveries du lecteur dans le monde réel[23]. La lecture du roman est conçue par Gérard comme la première marche d’une pente fatale qui, en plongeant le lecteur dans la rêverie, va stimuler son imagination, laquelle va entraîner à sa suite les passions et les sens. C’est de cette manière que l’imagination est le pont entre les rêveries purement internes à l’esprit du lecteur et ses comportements, qui en sont les manifestations externes. Si Gérard n’est ni le seul ni le premier à critiquer le roman pour l’usage qu’il fait de l’imagination, la place prépondérante qu’il lui accorde, en basant sur elle toute sa dénonciation du romanesque, attire l’attention[24]. En effet, il lui consacre des développements significativement plus importants qu’au roman, le terme revenant constamment dans l’oeuvre, presque toujours qualifié négativement, et figure même dans l’index des thèmes abordés, contrairement au mot « roman ».

Pour comprendre les racines de la critique de Gérard et sa portée philosophique, il faut comprendre la place de l’imagination dans la pensée d’Ancien Régime. L’imagination à laquelle Gérard se réfère est définie par la tradition aristotélicienne : « There was a broad consensus since the time of Aristotle that imagination is a sense-oriented way of thinking that connects reason, on one hand, to sense perception on the other[25]. » L’imagination est donc la faculté mentale qui permet de recevoir, comprendre, combiner, classifier et mémoriser les informations qui proviennent des perceptions sensorielles. C’est également elle qui permet de convoquer in absentia ces mêmes perceptions, par exemple lorsqu’on se remémore la saveur d’un plat, lorsqu’on tente d’imaginer une odeur que nous n’avons jamais sentie ou lorsqu’un passage d’une oeuvre littéraire enflamme le lecteur… L’imagination est par là une faculté active, dont le rôle ne se limite pas simplement à celui d’un récepteur, parce qu’elle permet, par un travail de l’esprit, de modeler notre perception du monde. C’est d’ailleurs l’usage qu’en font les philosophes stoïciens ou, dans leur lignée, Montaigne, qui analyse la puissance et le rôle de l’imagination dans le chapitre XXI des Essais, « De la force de l’imagination ». Cette conception thomiste qui fait de l’imagination « une médiation nécessaire entre les sens et la pensée[26] » s’oppose à la tradition platonicienne qui « insiste sur la force trompeuse de cette faculté[27] », sans lui reconnaître de place légitime dans l’esprit humain.

Gérard fait preuve d’une défiance envers l’imagination qui provient sans doute en partie de la tradition platonicienne. Mais il nous semble se rapprocher dans un premier temps de la pensée thomiste en insistant sur la canalisation et la maîtrise de l’imagination. Le contrôle de l’imagination comme moyen d’accès à la paix intérieure développé par les disciples d’Épictète est repris dans Le Comte de Valmont, qui le présente comme la clé de la félicité terrestre : « ce qui fait presque toujours les joies et les misères de la vie, c’est l’imagination ; et ce qui devient ainsi entre les mains du sage le principe secret de sa félicité, c’est le soin qu’il prend à la régler » (CV, I, 208). Cette règle de vie générale est particulièrement importante dans le domaine de l’amour qui, le plus souvent, « n’est que l’effet de l’imagination et du caprice » (CV, I, 335). Ainsi, limiter l’action de l’imagination, c’est oeuvrer directement contre les passions.

La nécessité d’un « frein puissant » (CV, II, 93) qu’on doit imposer à l’imagination pour ne pas être emporté par elle n’est pas une idée originale de Gérard. Elle a sa source chez les philosophes stoïques, en plus d’être une prescription centrale de François de Sales. L’imagination n’est cependant pas chez lui qu’une capacité négative qu’il s’agit de limiter, puisqu’il en fait une faculté centrale de la dévotion mondaine qu’il présente dans l’Introduction à la vie dévote, « a guide to spiritual self-improvement that calls upon the reader to develop her or his “inner life” through regular, structured use of imagination[28] ». L’évêque de Genève encourage l’utilisation de l’imagination comme outil de repentir (revisiter nos péchés et les méditer), comme partie intégrante de la prière (en imaginant, par exemple, la passion du Christ) et comme retraite intérieure. L’imagination peut en effet être utilisée pour la construction d’un véritable sanctuaire mental à l’abri des tentations mondaines, qui permet au lecteur de réaliser la démarche que lui propose François de Sales : assurer son salut dans le monde. Un tel usage de l’imagination permet ainsi de contrôler les tentations (notamment sexuelles), mais doit être guidé fermement. Les prières et exercices contenus dans l’Introduction sont fortement directifs, décrivant précisément au lecteur les images qu’il doit appeler à son esprit. En écrivant un livre destiné à être lu directement par les fidèles au lieu d’un manuel de direction à l’usage des ecclésiastiques, François de Sales remet entre les mains du lecteur les moyens d’assurer son salut. Cependant, à travers la structure énonciative entre le narrateur et Philothée, il met également en place une véritable relation de direction spirituelle qui vise à assurer le respect des pratiques de dévotion prônées dans l’ouvrage. Le contrôle de l’imagination du lecteur par des procédés discursifs sous-jacents à l’Introduction à la vie dévote est également présent dans Télémaque, où Fénelon adopte par rapport à l’imagination une attitude ambiguë. D’un côté, il exploite sans cesse les ressources de l’imagination dans une fiction où abondent les descriptions et les hypotyposes les plus aptes à émerveiller le lecteur et à stimuler son sens de l’imaginaire. De l’autre, l’imagination est thématisée dans l’oeuvre comme une faculté dangereuse, qui doit être soumise à l’âme et ne jamais la dominer[29]. Comme l’évêque de Genève, l’archevêque de Cambrai présente l’imagination comme une faculté extrêmement puissante, mais non déterminée axiologiquement, en ce sens qu’elle peut aussi bien développer les vertus que les vices. Il s’agit donc de la réguler, sous la supervision d’un directeur chevronné ou d’un pédagogue attentionné, afin de l’utiliser pour éduquer le lecteur, lui transmettre un savoir et développer chez lui les vertus chrétiennes.

C’est sur le rôle que doit jouer l’imagination dans l’éducation et sa portée pédagogique que Gérard se démarque de ses illustres prédécesseurs. Alors que Fénelon et François de Sales tentent de mettre en place des dispositifs et des procédés pour exploiter l’imagination à des fins pieuses, le travail de Gérard consiste essentiellement en une attaque frontale qui nie la valeur cognitive de l’imagination. Ce faisant, il s’oppose à toute une tradition philosophique qui voit dans l’imagination une faculté qu’il est légitime d’utiliser dans la réflexion et l’acquisition du savoir. Outre Fénelon et François de Sales cités plus haut, Montaigne[30], Descartes[31] et Pascal[32] ont, chacun à leur manière, utilisé l’imagination dans leurs écrits philosophiques. Or, pour Gérard, l’imagination constitue un obstacle au sain exercice de la raison qui seul peut mener à la reconnaissance de la vérité du christianisme et de ses préceptes. Ainsi en est-il du problème de « la création du monde, incompréhensible à notre imagination [mais] sensible à notre raison » (CV, II, 211), de celui de l’infini « dont les bornes échappent à l’imagination sans échapper à la raison » (CV, I, 30) et, plus généralement, de tous les mystères de la foi, « mystères qui, au premier coup d’oeil, effraient l’imagination bien plus que la raison » (CV, II, 127). Selon Gérard, la raison mène au savoir, l’imagination à l’ignorance et à l’erreur. La critique de l’imagination est en ce sens un appel à la raison afin de la remplacer, ce qui est le sens du titre de l’oeuvre, Les égarements de la raison. La raison « égarée », c’est la raison qui s’efface devant la force de l’imagination[33].

L’opposition de l’imagination et de la raison n’est pas située par Gérard uniquement sur le plan cognitif, puisqu’elle a des implications morales déterminantes. En effet, ce premier antagonisme se double d’un second, opposant vice et vertu, la vertu étant associée à la raison, tandis que le vice découle de l’imagination. Cette idée est développée dans une lettre du marquis au comte : « Tu en conviendras sans peine, l’homme est en général bien moins frappé des charmes extérieurs de la vertu que des avantages apparents du vice. Ceux-ci parlent à l’imagination ; ceux-là n’ont presque pas de prise sur eux et ne parlent qu’à la raison » (CV, I, 345). C’est à cause du caractère séduisant des vices qui « nous sollicitent et nous offrent les plaisirs du moment » (CV, I, 345) que l’imagination tend à pencher vers eux. Les vertus ne peuvent quant à elles que toucher l’esprit rationnel car elles « se font beaucoup plus sentir par les conséquences et par les suites » (CV, I, 346). De même pour la morale révélée par Jésus-Christ : « elle effraie les sens, elle étonne l’imagination ; et, cependant, depuis la pente de l’homme au péché, elle est fondée en raison » (CV, III, 102). Dans son Traité du Bonheur, publié à la suite du Comte de Valmont, Gérard précise sa pensée sur les dangers de l’imagination en la rendant responsable des pires erreurs, en particulier l’athéisme :

les esprits peu éclairés que l’imagination domine, ne voyant pas l’éternité qui ne se découvre que par la raison, et non par les sens, ne croient pas qu’elle puisse exister. C’est à ce genre d’illusion que se laissent aller ceux mêmes qui se piquent le plus de force d’esprit : ils ne voient que la nature, parce que Dieu ne nous est visible ici-bas que par ses ouvrages ; et la nature […] devient leur unique divinité ; ou plutôt il n’est point de Dieu pour eux.

CV, VI, 188

C’est dire que l’imagination est à la source même du combat contre l’impiété et « l’esprit philosophique » que livre Gérard.

Les positions de Gérard sur l’imagination nous renvoient directement à la question du roman. Ce dernier est condamnable avant tout parce qu’il repose sur l’exploitation de l’imagination des lecteurs et que cette imagination est un obstacle à l’atteinte des vérités les plus importantes, qu’elle conduit au vice et qu’elle est directement responsable de l’athéisme. Pourtant, c’est par le roman que Gérard développe ses idées, c’est en exploitant cette forme littéraire qu’il tente de contrecarrer son influence. Comment expliquer ce paradoxe apparent ? Par la poétique même de Gérard qui repose sur le remplacement, dans le roman, de l’imagination par la seule faculté capable de conduire à la vertu, à la connaissance et à Dieu : la raison. Les efforts des antiphilosophes pour se présenter comme les réels défenseurs de la saine raison, contre la fausse raison des philosophes, sont une des formes que prend l’apologétique à partir de 1760, alors qu’elle propose « un discours plus résolument conciliateur entre les valeurs religieuses et plusieurs acquis de la philosophie moderne[34] ». L’accent mis par Gérard sur la raison est un exemple de cette conciliation poussée à son extrême, tant par l’insistance sur la raison que par son utilisation dans le roman.

Le roman de la raison

La composition du Comte de Valmont peut être envisagée comme un discours sur le roman édifiant idéal, qui reposerait sur l’exploitation de la raison et la minimisation de l’influence de l’imagination. C’est ce cadre qui nous permet de comprendre le choix formel de l’épistolarité. En adoptant la forme de la lettre, le roman se présente davantage comme un discours que comme un récit. Car si événements il y a, leur récit n’occupe que très peu de place et se limite presque exclusivement aux faits, évitant les descriptions sensorielles qui pourraient stimuler l’imagination du lecteur. Plutôt que d’insister sur les détails sensibles les plus susceptibles de susciter les passions, les personnages adoptent un ton et des sujets qui privilégient les débats d’idées et l’argumentation, à tel point que Nicolas Brucker juge que « l’intérêt romanesque est sacrifié au dessein édifiant[35] ». Le recueil de lettres seul ne garantit pourtant pas l’évacuation de l’imagination sensible, La nouvelle Héloïse et Les liaisons dangereuses sont là pour l’attester. Il permet cependant, mieux que les autres formes romanesques, de multiplier les controverses philosophiques et d’ainsi présenter sans cesse un esprit rationnel et sain, champion de la vérité, et un esprit égaré par les passions du siècle qu’il s’agit de ramener dans le droit chemin. Dans le roman, le rôle de confident et d’apologiste est assuré par le marquis, tandis que c’est son fils le comte qui campe l’esprit fort rongé de doutes. Ce schéma binaire est enrichi de la correspondance qu’échangent le marquis et sa bru, Émilie, délaissée par un Valmont absorbé par la vie mondaine, et qui se tourne vers son beau-père pour des conseils d’ordre moral ou pédagogique. La voix du marquis est ainsi dominante, car il se trouve au sommet du triangle épistolaire qui structure le roman et en forme le foyer où se réfléchissent les questions et tourments qui agitent les deux autres personnages principaux. L’autorité du marquis, clairement inscrite dans le livre par le pouvoir qu’il a sur ses correspondants, est relayée par son fils à la suite de sa conversion. En effet, dans le tome III, le comte de Valmont se lie d’amitié avec le chevalier de Lausanne, le frère du baron de Lausanne qu’il a tué en duel. Le chevalier, amoureux de la fille aînée du comte, est à l’image de son défunt frère un « esprit fort ». À la faveur des entretiens qu’il a avec le comte au sujet d’un éventuel mariage, Valmont le convainc de renier ses principes sceptiques et d’embrasser la religion catholique, notamment en lui faisant lire les lettres du marquis qui ont entraîné sa propre conversion. De cette manière, le comte de Valmont apparaît bien comme le relais de l’autorité paternelle, celui qui prend en charge et diffuse le message édifiant hérité de son père. Le même schéma est à l’oeuvre entre le comte de Valmont et son propre fils, qu’il guide dans le monde. Devenu père à son tour, le comte acquiert envers son fils l’autorité que le marquis avait sur lui et se dévoue à son rôle de guide, de telle façon qu’il y a toujours dans le roman un personnage clairement identifié comme autorité rationnelle et spirituelle.

Cette matière apologétique entretient des liens étroits avec la narration des événements relatés dans les lettres. C’est souvent la narration qui fournit le sujet que le marquis examine dans sa correspondance, et c’est toujours la réflexion du marquis (ou du jeune comte après sa conversion) qui, par l’influence qu’elle exerce sur son correspondant, dirige le cours des événements. C’est donc à la raison qu’il revient de diriger la narration :

Le texte ménage un constant parallèle entre la continuité logique de la démonstration et l’expérience du personnage, l’une apparaissant comme l’exact contrepoint de l’autre. Celui-ci doit rendre visibles dans sa vie les résultats de l’entretien qui l’a mené à la vérité. L’expérience du monde n’est plus alors sentie comme une libre exploration, mais comme la transposition en acte d’une conversion de la raison[36].

Les liens intimes qui unissent la narration et l’apologétique raisonnée sont rendus apparents par le paratexte du roman, qui présente aux lecteurs une table des chapitres organisée de manière à permettre un repérage rapide des événements et des matières abordées, voire à lui fournir le squelette argumentatif de l’ouvrage. Ainsi, le sommaire de la lettre XXI est-il un résumé des différentes étapes de la première partie de la démonstration que le Marquis développe pour conduire son fils à Dieu :

Le marquis à son fils. Il le félicite de sa confiance en lui et de sa sincérité. Il lui prouve la liberté de l’homme, la distinction du bien et du mal moral, du juste et de l’injuste. Il établit les fondements de la loi naturelle sur la nature des choses et leurs rapports nécessaires, sur la raison, sur l’amour de l’ordre et du bien commun ; et il fait porter son obligation la plus essentielle sur les perfections et la volonté de l’Être-Suprême. Réponses aux objections que l’on forme contre elle. Contraste entre la raison et les passions.

CV, I, 390

Cette table rappelle celles qui accompagnent les ouvrages d’un autre romancier édifiant, Michel-Ange Marin, par cette particularité de se concentrer sur le contenu apologétique du chapitre en délaissant la matière narrative. Virginie, ou la vierge chrétienne[37] de Marin comporte des chapitres intitulés, par exemple, « Du saint désir » (chapitre XIV) et « Du renoncement à l’esprit du monde et à soi-même » (chapitre XIX). Si les titres de Marin sont plus courts et plus synthétiques que ceux de Gérard, qui tendent à la « redondance textuelle[38] » en mimant le chapitre lui-même, ils sont tout aussi conformes à leur fonction, qui consiste à « détailler le contenu[39] » du chapitre. Or, ce « contenu » est d’abord et avant tout rhétorique. C’est cette préséance du dogmatique, de l’argumentatif, du didactique sur le narratif qui apparaît dans les titres. La table des chapitres des deux ouvrages permet un repérage des matières abordées qui ouvre sur une lecture tabulaire, complémentaire de la lecture linéaire du roman, et rend apparente la structure didactique des ouvrages. L’index des matières abordées qui clôt le tome V du Comte de Valmont sert le projet rationnel de Gérard en présentant les thèmes centraux de manière à pouvoir retrouver facilement dans l’oeuvre les passages qui les abordent : « si elle [la table des matières, c’est-à-dire ce que nous appelons l’index] démantèle le récit, si elle le pulvérise et le recompose, c’est dans le seul but d’en favoriser l’accès[40] ». En ce sens, l’index offre une voie d’accès privilégiée à la conception que l’auteur se fait de sa propre oeuvre, les éléments y figurant étant distingués de la masse du roman, à la manière d’un substrat des savoirs édifiants. Un rapide survol des entrées de l’index permet de constater que ce à quoi l’auteur désire nous donner accès, c’est moins au fil des événements qu’aux idées traitées. Les entrées qui composent l’index sont toutes liées à des concepts moraux, religieux, ou relatifs à la conduite dans le monde : bienfaisance, bonheur, charité, chrétiens, famille, célibat, conversion, Dieu, éducation, esprits forts, etc. On y retrouve des concepts que Gérard prétend réfuter (mahométisme, orgueil, passions, fausse piété) et des entrées touchant à des sujets politico-historiques (Louis XIV, politique, gouvernements). Il n’y a pas à douter que ce sont ces mêmes idées qui forment, en fin de compte, le « fonds de réalité » sur lequel Gérard affirme s’appuyer lorsqu’il se distancie du roman, la « substantifique moelle » rationnelle de son oeuvre.

La diffusion de la culture romanesque au xviiie siècle est extrêmement large, puisqu’elle imprègne les oeuvres à forte tendance religieuse que sont les romans édifiants, donnant ainsi naissance à des formes hybrides qui utilisent la plasticité de la matière romanesque pour proposer aux lecteurs une alternative aux romans mondains si souvent décriés. La simple existence de ces romans édifiants est un signe clair de l’importance prise par le roman, devenant le relais d’un discours qui lui est traditionnellement opposé. Les préfaces étudiées montrent une attitude nouvelle face au roman, dont la stigmatisation est de moins en moins ouverte et déclarée, pour faire place à des discours qui accueillent le roman en reprenant leurs topoï préfaciels les plus conventionnels. L’analyse d’une des rares oeuvres à s’opposer ouvertement aux romans, Le Comte de Valmont, montre que la condamnation du genre porte peut-être moins sur le roman en tant que tel, que sur son exploitation de l’imagination du lecteur. Or, en faisant porter sa critique sur une facette précise du romanesque, Gérard ouvre la voie à une conversion du roman qui, tout en restant roman, pourrait être mis au service de la vérité par une poétique basée sur la raison. Le cas de Gérard permet ainsi de constater que le débat sur le roman doit être envisagé comme une partie intégrante de débats beaucoup plus larges, qui mettent en cause le potentiel cognitif de la fiction narrative et, plus généralement, le rapport de l’homme à la vérité. En effet, l’oeuvre de Gérard doit être envisagée comme une contribution au débat sur l’imagination qui se met en branle dans la deuxième moitié du siècle. La valorisation de l’imagination qui précède le Romantisme et que ce dernier portera encore plus loin entraîne un basculement de la conception de l’imagination. Cette dernière passe de la faculté faisant le lien entre les sens et l’esprit à une puissance créatrice qu’on ne saurait brider et qui va devenir, au siècle suivant, la véritable marque du génie. En se présentant comme un conciliateur des valeurs chrétiennes et des valeurs des Lumières, notamment par l’importance qu’il accorde à la raison, Gérard, plutôt que de faire preuve de modernité, se pose en défenseur de la vérité rationnelle du christianisme vis-à-vis des nouvelles valeurs qui transformeront la vie spirituelle autant que littéraire.