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Dès son émergence, la littérature africaine a placé le corps au coeur de ses préoccupations. On peut même dire qu’on y lit la prostitution du corps, des corps. Mon projet ici consiste donc à rendre compte du « valant pour » de ces corps, à me placer dans l’économie de ces corps, et à voir comment, à partir d’un retour du langage sur lui-même, l’écriture africaine conquiert son propre espace, dans les limites de la relation entretenue par l’écrivain avec sa création, autrement dit, dans le procès qui consiste à effectuer, selon le beau titre du cinéaste Luc Moullet, « l’anatomie d’un rapport ».

De la célébration de la race noire par les écrivains de la négritude comme réaction à une ethnologie occidentale qui, en niant la différence, faisait l’apologie de la race blanche et imposait à l’Asie et à l’Afrique sa propre couleur, les écrivains africains sont passés à une exaltation du métissage biologique conçu comme un moyen de régénérer le Noir. De fil en aiguille, le roman des années 1970 et 1980 analysera le « corps souffrant[2] » des dictatures africaines. On pourrait évoquer l’impossibilité, l’obscénité ou la violence de la plupart des amours sexuelles exprimées dans les romans africains contemporains. Ces amours conservent l’empreinte de sentiments pervertis, de déviances dictées par la monotonie des jours, la fadeur d’une existence minée par le chiendent. C’est l’amour passe-temps pour échapper au désoeuvrement, comme le suggèrent les performances sexuelles des guides de Sony Labou Tansi[3], ou des femmes de Beyala[4] réduites à leurs « déhanchements excessifs ». Viols, prostitution, homosexualité sont autant de motifs récurrents dans l’oeuvre avec, en filigrane, l’incrustation de la mort. On sait que le héros (mérite-t-il d’être appelé encore ainsi ?) meurt le plus souvent dans le roman africain. Karim[5], Fara[6], Oumar Faye[7], Samba Diallo[8], etc. meurent à la fin des récits. Il y a beaucoup de morts dans les textes africains, car la mort est un signe du corps.

Le corps se noue donc en quelque sorte avec la mort et l’écriture. C’est quand la culture ne coïncide plus avec elle-même, quand elle ne se reconnaît plus en elle-même que la lettre entre en travail et que le corps apparaît comme la forme de la mort. C’est la raison, me semble-t-il, pour laquelle la mort a été considérée naguère par la critique africaine comme étant christique, c’est-à-dire comme une renaissance de l’Africain au lendemain de la rencontre de cultures très bien thématisée par Hamidou Kane dans L’aventure ambiguë ou par Sembene Ousmane dans Ô pays, mon beau peuple ! Par une sorte de dénégation, on muait l’échec — de l’entreprise du héros qui aboutissait à la fin de son corps — en une sorte de victoire rhétorique qui mêlait la croyance en l’enseignement évangélique avec les données d’une société désenchantée et sans repères.

L’écriture se produit, en effet, comme mort, comme annulation, et le texte ne s’avance que sur son impossibilité, sur des retours incessants sur ces avancées qui le suspendent dans l’immobilité. C’est dans ce sens qu’il faut comprendre, je crois, la négritude dont on a dit beaucoup de torts. Loin de moi l’idée de défendre l’idéologie de la négritude — était-ce une idéologie ? —, mais je pense qu’il faudrait inscrire ce courant dans les prises de position qui composaient le champ des avant-gardes intellectuelles et artistiques des années 1920 et 1930, lesquelles se battaient sur la manière légitime de fonder une nouvelle modernité[9] après les années 1914-1918, alors que les ténors du mouvement de la négritude voulaient en finir avec le monopole du regard et de la parole occidentaux sur les Noirs.

« Rompre », tel était le mot d’ordre, et les poètes de la négritude ne s’en sont pas mal tirés. Il est vrai que cette avant-garde n’avait cessé de se battre à coup de manifestes et de gestes qu’elle voulait révolutionnaires. Dans le modèle sociologique du champ de production symbolique, chaque prise de position redéfinit en puissance la structure même du champ, mais en puissance seulement. Dans le cas d’espèce, le champ particulier de l’avant-garde « négritude » avait porté à son comble l’illusion (illusio) qui accorde à la puissance l’effet magique de l’acte qui se traduit par beaucoup de formules énonciatives à valeur performative. Pourtant, cette illusion, il est vrai, n’est pas propre à la négritude, mais commune, à des degrés divers, à toute lutte intellectuelle. Il conviendrait donc de prendre garde aux structures du temps et se défaire des fétichismes de tous ordres qu’il importe de distinguer. La distinction entre la puissance d’une esthétique ou d’un programme d’une avant-garde et sa réalisation en acte met en évidence une dynamique des structures (cognitives et sociales) dont procèdent les manifestations de cette avant-garde. C’est à partir de cette parole de la négritude que les autres paroles des écrivains noirs ont été possibles, même si, exacerbée, cette illusio encourage l’esprit de secte, et ce fut bien alors le cas.

À propos de l’immobilisme narratif du texte africain, on peut dire que tout est retour, répétition, quand la culture, le temps, toute substance perdue, inhabitée, se retournent sur eux-mêmes dans une non-coïncidence à soi. Une boucle est bouclée qui se répercute dans la circularité qui constitue le texte. Les chansons qui reviennent dans Le bel immonde[10] de Mudimbe entraînent la stagnation de la narration, cependant que le récit évolue. Et le roman se termine comme il avait commencé, dans une boîte de nuit où survit le personnage apparemment faible de Ya, alors que le ministre tout-puissant meurt dans un accident qui est probablement un attentat dû à la complicité de sa maîtresse. Kourouma, quant à lui, a habitué son lecteur à des digressions qui génèrent des microrécits et à des versions des faits qui empêchent le récit d’évoluer. On ne manquera pas d’être attentif à l’anamorphose de Soleils des indépendances[11] et d’Allah n’est pas obligé[12], les romans se terminant comme ils ont commencé. La vie et demie de Labou Tansi s’articulait autour d’une intrigue (le règne du Guide providentiel et l’histoire de sa dynastie) qui en enchâssait deux autres (l’histoire de Martial et celle de « la chasse aux pygmées pour leur intégration[13] »). Les événements sont multiples, et si les personnages du Guide, de Martial et de Chaïdana imposent leur individualité, le foisonnement des personnages peut conduire à une banalisation même de la notion du personnage, aucun n’étant véritablement une figure dominante. Si l’hyperbole peut rappeler les légendes et épopées traditionnelles, elle est surtout, chez Sony Labou Tansi, l’indice du fantastique tel que l’a défini Todorov[14], l’imprécision temporelle (« En ce temps-là », « C’était l’année où la terre était encore ronde », etc.) nous introduisant au temps mythique, comme on peut le lire dans L’Iliade et l’Odyssée. Ce dont il s’agit ici, c’est d’une mort active : la mise à mort de la culture est en même temps volonté de se mettre à mort. Le roman est l’expérience nietzschéenne de la destruction active des valeurs faite à travers l’épaisseur et la matérialité du signifiant, qui fonde en un tout les codes, les hiérarchies, en les démembrant, les écartelant sur un mode dionysiaque. La langue elle-même comme code est bousculée, les violences et les tortures sont devenues quotidiennes, et il y a un écart — une fracture ? — de plus en plus grand entre les dirigeants et la société. C’est la civilisation du plaisir qui règne.

Mais j’ai préféré me tourner vers le texte africain contemporain comme corps morcelé ou comme corps remembré : ce n’est qu’une possibilité et une hypothèse de lecture. Cette question se pose à la lecture de certains textes africains contemporains (La vie et demie, Les sept solitudes de Lorsa Lopez[15], Murambi[16], Allah n’est pas obligé, Monnè, outrages et défis[17], etc.), où toute l’écriture se brasse et se désarticule comme sous le coup d’un éclatement radical. La progression du roman africain (pour me limiter à ce genre) paraît accentuer ce mouvement vers une fragmentation aux limites du supportable. Mais bien loin de pousser aux limites les possibilités de morcellement expérimentées dans Le devoir de violence[18], le roman contemporain opère au contraire un étonnant remembrement du tissu textuel.

J’aimerais mettre au jour les instances au travail derrière ce double mouvement de fragmentation et de rassemblement qui définit deux pôles essentiels et complémentaires de l’écriture africaine contemporaine. Par petites touches successives, Henri Lopès raconte dans Le pleurer-rire[19] le triste avènement du maréchal Bwakamabe Na Sakkadé qui, à la suite d’un coup d’État, s’empare du pouvoir qui lui permet de tout régenter, d’exercer tous les pouvoirs et de disposer de toutes les richesses du pays. Cette diégèse principale amène trois microrécits éparpillés à travers tout le texte du roman. Le rôle de la « radio-trottoir » (la rumeur) joue la fonction d’une instance de relais de cette histoire fragmentée qu’on ne peut raconter que par bribes, au rythme des informations parcellaires que ramasse le narrateur dans la rue. La tenue du journal intime, les journaux, étant la mise en abyme du texte qui s’écrit et raconte le processus de sa production.

L’hétérogénéité marque les romans sur tous les plans. Dans Le bel immonde, par exemple, les thèmes traités sont multiples : l’adultère, la trahison, le lesbianisme, le travestisme, l’amour, la mort, le sacrifice humain, l’anthropophagie, la rébellion, la prostitution, la malversation. L’intrigue se noue dans une boîte de nuit et y revient constamment. D’autres épisodes donnent l’impression d’être oniriques. Cette hétérogénéité est plus manifeste sur le plan de la structure. La construction du roman intègre plusieurs genres : des lettres, des discours radiophoniques, des articles de journaux, cependant que de nombreux passages rappellent le roman en forme de mémoires. De même, tout le roman est marqué par des poèmes modulés, indices des scènes de boîtes de nuit. Les temps verbaux sont aussi variés que les modes narratifs employés. Le roman s’écrit tantôt à la première personne du singulier, tantôt à la deuxième personne, tantôt à la troisième personne. Mais il arrive que Mudimbe change brusquement la personne à l’intérieur même d’une phrase, comme dans cette scène qui décrit Ya en face d’un client éventuel :

Il doit respirer fort. L’haleine du whisky, peut-être. Elle recule légèrement la tête, la pose ensuite sur son épaule. Elle est si enivrante, as-tu dit un jour, — te souviens-tu ? — une odeur de souche brûlée par des effluves de l’alcool… Tu souris. Sans doute conquise, cette fois encore, par les révélations d’une danse avec un inconnu[20].

Cette alternance des personnes grammaticales permet le décentrement et la polyfocalisation qui contribuent à miner le statut du personnage[21]. Les avatars des personnages des romans contemporains évoquent la caméra cinématographique qui tantôt se rapproche de son sujet pour le grossir démesurément, et tantôt s’en éloigne en le rapetissant. De même, le flottement de point de vue finit à la longue par nous donner une image dédoublée, sinon fragmentée des personnages, comme s’ils se miraient dans une nappe d’eau. Métaphore du narcissisme et même de l’ambivalence et de la duplicité des protagonistes.

Les monologues intérieurs qui parsèment ces textes en offrent des illustrations caractéristiques. Le monologue intérieur est un des lieux privilégiés de l’activité de déconstruction et de reconstruction qui parcourt les textes, les ouvrant à l’intertextualité et au texte scriptible (au sens où l’entendait Barthes dans S/Z[22]) ou pluriel. Il suffit d’ailleurs de comparer cette technique du monologue intérieur telle qu’elle se manifeste dans les textes africains et chez des écrivains français, par exemple. Alors que chez ces derniers, elle produit un texte très lié, très coulé et homogène, opérant en quelque sorte une intégration englobante du réel (comme c’est le cas, par exemple, du monologue de Lucky dans En attendant Godot de Beckett[23]), dans les textes africains, au contraire, elle est l’occasion d’un formidable décloisonnement et démembrement du texte. Le monologue de L’écart[24] montre la désintégration du personnage à travers une fragmentation du récit qui se multiplie à travers des microrécits qui s’emboîtent. Perdant tout monolithisme et acquérant d’infinies potentialités combinatoires, le texte africain peut être défini par sa vulnérabilité à l’intrusion de tous les autres discours (présents ou virtuels). Il devient le lieu géométrique d’une multitude de flux (linguistiques, rhétoriques, encyclopédiques) qui s’entrecroisent, ne cessent de se couper les uns les autres pour finalement aboutir à un discours qui apparaît comme le rassemblement des éléments hétérogènes. Un exemple entre autres : l’intrusion incessante des placards publicitaires et des journaux, qui, du fait de leur langage codé et fonctionnel à l’extrême, représentent l’insertion brutale dans la texture du discours d’une instance d’énonciation radicalement hétérogène à celle du sujet. (J’entends par « instance d’énonciation » ce que Mikhaïl Bakhtine appelle « dernière instance de signification » opposée à la « stylisation » qui, elle, est entièrement soumise à l’instance suprême et dernière de l’auteur[25]). Tout discours dont l’énonciation n’est pas retravaillée conformément aux exigences d’une instance supérieure qui l’englobe peut être appelé instance dernière d’énonciation.

Un autre exemple des possibilités narratives nouvelles offertes par le morcellement est fourni par Le chercheur d’Afriques[26] qu’un montage agressif découpe en deux instances d’énonciation antagonistes. La juxtaposition de nombreux blocs textuels dans Le lys et le flamboyant[27] de Lopès, ou dans Allah n’est pas obligé de Kourouma provoque une tension à laquelle le chapitre n’apporte aucune solution, aucune synthèse neutralisante. Cette absence de synthèse entre des unités irréconciliables est considérablement amplifiée dans Monnè, outrages et défis ou L’aîné des orphelins[28], où le texte est totalement dissocié, démembré en deux instances d’énonciation hétérogènes et alternées, cela par l’insertion, dans la texture linéaire et continue de la voix du narrateur anonyme, de blocs de discours radicalement étrangers, de topoï poétiques, journalistiques, rhétoriques hypercodés qui fonctionnent comme des blocs erratiques encastrés dans le tissu fluide et le déplacement continu de la narration romanesque en première personne. Le chapitre sur Mussokoro[29] est particulièrement significatif du travail des écrivains africains dans les textes sur le discontinu et le fragmentaire, car tout y procède du principe de l’interaction et de la relation conflictuelle entre des voix antagonistes, à la fois horizontalement et verticalement. Horizontalement, on assiste à l’utilisation du montage, du collage, du dialogisme extrême comme tension non résolue entre des fragments provenant d’espaces textuels hétérogènes. Verticalement, apparaît le problème du rapport entre un modèle, une matrice, un paradigme, et son actualisation, son déroulement, son dévidement dans l’espace du texte. Ainsi, dans L’écart, la coupure se manifeste aussi bien horizontalement que verticalement. Horizontalement, par la mosaïque instable d’instances d’énonciation irréductibles les unes aux autres et qu’aucune instance plus globale ne vient intégrer. Verticalement, par la coupure, la solution de continuité radicale entre les matrices journalistico-poétiques préexistantes au texte comme des modèles potentiels, et leur actualisation bâtarde dans les vignettes dégradées que sont les interpolations disséminées dans le flux de la narration.

C’est encore la fragmentation et la coupure qu’on retrouve, bien que mieux dissimulées, dans Le cavalier et son ombre[30]. Derrière des apparences de progression continue (le texte possède en effet une diégèse cohérente et relativement homogène), on a une succession de sautes de style (un peu comme on pourrait parler de sautes de tension dans le cas du courant électrique) qui font que l’attention (et la tension) du lecteur sont mises à rude épreuve. À l’intérieur d’un tissu narratif assez classique, les coupures et les solutions de continuité n’en sont que plus insidieuses. La lecture devient un travail constant de réajustement des réseaux perceptifs et les sautes de tension entraînées par les mutations incessantes et inattendues du style transforment le texte en une espèce de dispatching constamment au travail. La surface reste passablement lisse, mais les strates du texte ne cessent de s’effondrer et de se reconstruire en des séismes et des sédimentations toujours recommencés.

On citera pour mémoire seulement Dossier classé[31] où la fragmentation, atteignant des extrêmes, n’est pas seulement un mécanisme d’agencement et une configuration de surface, mais devient le mode de production même du texte. Le modèle sériel qui mime le stockage des archives classées et le modèle cybernétique qui reproduit la programmation des ordinateurs transforment le substrat « réel » du roman en matériau d’information disponible pour tous les brassages et toutes les reconstructions.

Nous avons gardé pour la fin l’exemple de Fama et de Salimata qui nous paraît à la fois regrouper tous les modes de la fragmentation en jeu dans Les soleils des indépendances et donner au morcellement un statut symbolique, en faisant ainsi un modèle de fonctionnement de la totalité du roman. Sur le plan de la structure, d’une part, on a un découpage, une véritable parcellisation des chapitres en sections apparemment arbitraires encadrées par des intertitres de type journalistique constitués de proverbes. Sur le plan des dialogues, d’autre part, on constate un morcellement systématique des conversations qui sont sans cesse coupées, interrompues en plein élan. Au lieu d’avoir un véritable échange verbal, on a affaire à un pur entrecroisement de flux verbaux qui n’ont aucun point commun. L’espace du dialogue est un espace de brassage, de malaxage, de déplacements (dans les deux sens du terme) où rien ne parvient jamais à se développer, à progresser sans être automatiquement cisaillé de toutes parts (qu’on se rappelle par exemple le démembrement opéré sur la parabole de l’épopée ouest-africaine, littéralement dépecée en morceaux successifs)[32]. Il s’agit d’un discours essentiellement mouvant et centrifuge, sans cesse au bord de la désintégration, nébuleuse inorganique et insaisissable faite d’une multitude de monologues qui s’entrecroisent, se superposent, parfois se rencontrent ou plutôt s’entrechoquent au hasard, mais le plus souvent sont purement juxtaposés en unités isolables.

Et ce démembrement contamine la substance même du discours des divers protagonistes. Tout un travail discret de fragmentation proprement linguistique s’opère dans le roman. Le langage est sans cesse éclaté, désarticulé, puis reconstruit en des formations aberrantes : jeux de mots sur le déplacement, quiproquos des mots dans Monnè, outrages et défis. L’impression dominante est que le langage, aussi bien dans sa microstructure que dans sa macrostructure, a perdu toute stabilité, tout aspect massif et univoque. Il est désormais vulnérable à tous les traitements possibles : découpage, brassage, malaxage, interversions, déplacements, reconstructions aberrantes. La manipulation n’épargne rien : elle touche aussi bien la plus petite unité (le mot) que la plus grande (l’architecture du chapitre). On assiste ainsi à un démembrement et à un brouillage généralisés. Le discours qui traverse la narration est un corps morcelé qui n’arrive plus à se rassembler.

Tout cela pointe vers une pulvérisation et dissolution à la fois du réel, réduit à l’état d’article fragmenté, et du langage même de l’article qui doit s’adapter aux exigences de la discontinuité de la mise en page. Tout le travail de décomposition et de recomposition opéré d’abord par les journalistes sur le réel, puis par les typographes sur le langage est ici emblématique d’un des traits essentiels de l’écriture africaine contemporaine : rien ne s’y crée, mais tout s’y brasse et s’y traite. Le roman est le lieu d’une manipulation effrénée sur un donné (réel ou discours), lequel a été soumis à une pulvérisation telle qu’il est disponible pour toutes les reconstructions. L’écrivain donne l’impression qu’il ne crée rien mais n’est qu’un immense dispatcheur aiguillant dans des directions et vers des configurations toujours différentes le matériau à sa disposition. De plus, la fragmentation rend possibles toutes les transgressions et toutes les hérésies.

La fragmentation au travail dans le roman aboutit à une nouvelle architecture de l’écrit sous forme de mosaïque spatiale hétérogène. La page du livre suit en cela la page du journal où coexistent, dans un montage intrinsèquement aberrant, des bribes de discours et de savoirs les plus radicalement différents. Il s’agit d’un agencement fait non plus pour être déployé dans la durée d’une lecture linéaire ou d’une récitation à haute voix, mais pour être étalé et déplié dans l’espace artificiellement restreint et éminemment manipulé qu’est la page de journal. L’entrefilet publicitaire devient un véritable coin enfoncé dans le corps du texte, qui en consomme l’éclatement et sonne le glas de l’énonciation « littéraire » massive et continue.

Ainsi le double mouvement de fragmentation et de reconstruction auquel nous assistons dans le roman répond à une volonté des écrivains de créer un nouvel espace de lecture et s’inscrit dans un phénomène commun à toute la modernité littéraire : la prise de conscience des possibilités nouvelles offertes par la page imprimée pour l’élaboration d’un nouveau type d’écriture. La page écrite, au lieu d’être le réceptacle homogène d’un bloc narratif monolithique et continu, devient le lieu d’un découpage infini et d’un entrecroisement d’instances d’énonciation. À la progression continue, irréversible, temporelle d’un récit mimant la voix d’un récitant ou d’un conteur oral se substitue une page imprimée qui impose un agencement fondé sur le discontinu (hétérogénéité typographique issue du décloisonnement et du remaniement de la page/plage, mais aussi hétérogénéité des discours née de la juxtaposition d’instances d’énonciation différentes), le réversible (le sens ne circule plus seulement en suivant l’avancée des séquences narratives mais dans un va-et-vient qui sillonne et balise le texte, créant plus un réseau et une configuration qu’une structure linéaire), le spatial (la lecture ne suit plus un ordre temporel, mais fonctionne par juxtaposition, interaction, montage). On fera remarquer l’alternance romain-italique dans certains romans contemporains.

Marshall McLuhan, dans ses travaux sur les média, a montré le rapport étroit qui lie la naissance de ce nouvel espace de la page à l’émergence de la presse moderne comme nouveau moyen de communication fondamentalement différent de la tradition du livre. Les deux premiers romans de Kourouma peuvent être lus comme le point d’intersection encore instable de l’espace de l’épopée et de l’espace du roman, comme les conséquences de celui-ci sur celle-là. Le montage par juxtaposition fragmentaire et l’entrecroisement des instances d’énonciation sont la projection sur le livre de la structure profonde du modèle journalistique. Paraphrasant McLuhan, je dirais que le roman africain nouveau est un confessionnal personnel qui fournit un point de vue. L’épopée est un confessionnal collectif qui permet une participation communautaire. L’épopée n’a pas un sujet, un discours, mais mille, qui se juxtaposent, se télescopent, forment un conglomérat disparate. La page de roman, « c’est, par le moyen de la mosaïque, une image ou une coupe de la société[33] ». Ainsi nous retrouvons dans ce modèle romanesque qui pénètre les romans africains l’idée du montage et de la discontinuité. L’épopée se déplie dans la succession, alors que le roman se lit dans la simultanéité et le va-et-vient. C’est au lecteur de dégager peu à peu une combinatoire, d’établir passerelles et corrélations. La lecture tabulaire se substitue à la lecture linéaire. Le sens naît tout autant des contrastes et des collisions que de la progression régulière. On se rapproche curieusement de la poétique de Mallarmé qui réclamait précisément cette mise en mouvement, cette « vibration » de la page écrite[34].

La combinatoire épiphanique à l’oeuvre est elle-même l’aboutissement du processus de discontinuité et de réversibilité. Le texte qui n’apparaît d’abord que comme pure marqueterie se regroupe et se réorganise sous l’effet du mot épiphanique de la fin qui vient à la fois clôturer un ensemble hybride et projeter rétroactivement un réseau, une configuration sur la mosaïque du texte. Tout en étant instable et hétérogène, le texte est un milieu sursaturé où tous les éléments disparates sont un peu comme en suspension dans un liquide : le mot épiphanique cristallise, précipite d’un seul coup tout le matériau disséminé, le catalyse et le réordonne en lignes de force claires.

Cette oscillation constante entre désintégration et reconstruction se manifeste aussi dans le traitement que subissent les corps dans certains romans. Un exemple, entre autres, suffira à illustrer la figure du corps morcelé, essentielle à notre propos : la manière dont sont présentés les corps. Dans La grève des Bàttu[35], Kéba Dabo, répondant aux instructions de Mour Ndiaye, le directeur du Service de la salubrité publique, à propos des mendiants dont il faut débarrasser la ville, parle des « rafles hebdomadaires[36] » qu’il organise : « Parfois on les jette à deux cents kilomètres d’ici, mais dès le lendemain on les retrouve à leurs points stratégiques[37] ». Le texte raconte :

Parmi les visages de masques aux yeux ténébreusement exorbités, parmi les têtes moutonneuses et les membres rongés par les pustules de la gale ou rognés par la lèpre, parmi les haillons recouvrant à peine des corps qui ont perdu depuis longtemps le contact avec l’eau, parmi les béquilles, les cannes et les Bàttu d’adorables petites créatures sourient à la vie, heureux de gazouiller au rythme de pots en étain entrechoqués[38].

Les corps enfermés sont semblables à des objets emportés dans un mouvement qu’ils suivent, mais ne contrôlent pas. Le mouvement des corps est donné comme une conséquence mécanique du mouvement de la voiture. Les individus sont le plus coupés les uns des autres. Ils sont rassemblés uniquement parce qu’ils sont pris tous ensemble au même moment dans un mouvement qui les dépasse. On notera en outre qu’il ne s’agit jamais du corps saisi comme un tout, mais de parties de corps. Nous trouvons le haut du corps de Martial, la cuisse de Chaïdana à l’encre indélébile. On voit poindre là la figure du corps morcelé. Le corps oscille entre les deux extrêmes du démembrement irrécupérable et de la reconstruction aberrante. La désintégration et la décomposition des cadavres dans Murambi et L’aîné des orphelins ne laisse plus subsister que des fragments errants à la dérive, inutilisables pour un remembrement proprement organique. Quant à la reconstruction aberrante, elle surgit lorsqu’on imagine plus simple d’enterrer tout le monde ensemble d’un coup dans une fosse commune. Tout le mouvement textuel du livre oscille en effet entre une dissémination centrifuge qui n’épargne rien, ne laissant qu’une juxtaposition d’unités parcellaires, et un remembrement brutal et inorganique recomposant des agglomérats hétérogènes. Les corps se désagrègent et se réagglomèrent dans le même mouvement qui fait que le discours se pulvérise pour se recomposer. Tout l’art du roman se trouve dans cette déconstruction/reconstruction : phrases brèves, incisives, alertes.

Dans les deux textes sur le génocide rwandais[39], le chronotope est traité de façon particulièrement intéressante. Le chronotope, notion empruntée à Mikhaïl Bakhtine, et définie comme « corrélation essentielle des rapports spatio-temporels, telle qu’elle a été assimilée par la littérature[40] », ne se contente pas de localiser le récit : il implique toujours un certain type de configuration narrative. Dans ce roman, il se présente avec un relief inhabituel (des collines entourées de marais), comme s’il enrobait l’histoire dont il est censé composer le décor. Il n’y a de péripétie que dans les subtiles variations des marécages. Les collines sont d’observation et les phénomènes d’observation lui sont tous contigus, les marais et les collines étant leur seul horizon. Du haut des collines, les jours se ressemblent, le temps se fige et le paysage se défait, immergé dans un brouillard permanent qui se révèle peu à peu la condition même du regard. Dans ce monde clos et immobile, une opacité nouvelle se fait jour, ni hermétique ni crépusculaire. Cette convergence abrupte du récit de l’inaction et de l’action des massacres a été préparée par le glissement métaphorique du chronotope des collines vers le marais. D’un lieu à l’autre, c’est le même enfermement, le même immobilisme, le même « marais ». Le marais inscrit les personnages dans un temps révolu, soustrait aux changements du progrès. La tour représente le lieu où l’action est toujours déjà abolie, convertie pour les fins d’un regard sédentaire et circulaire en une répétition presque inchangée du même.

Plus qu’un simple emblème, la colline représente à elle seule le chronotope du massacre : l’inaction s’y pare des vertus de la contemplation, le sujet se retrouve soudain exhaussé et peut embrasser à loisir une société marécageuse, sans être vu en retour. La colline élève, protège, ennoblit le regard de l’homme, de sorte que celui-ci affirme sa supériorité sur la nature. À l’inverse, le marais s’offre à l’imaginaire comme le lieu souterrain où le travail jouxte la mort, où l’homme retourne à la terre. C’est un gouffre poreux auquel s’oppose l’amas vertical et clôturé de la colline.

Dans le roman, la colline abolit l’intrigue. Le héros qui s’y réfugie devient un observateur invisible : il vit, mais plus personne ne le regarde. Sa retraite est complète, sinon définitive. Il ne communique plus qu’avec lui-même ou avec une société fermée, constituée de ses semblables et formant un microcosme homogène : les Hutu contre les Tutsi et vice-versa. Tout, dans le roman, tend au resserrement du chronotope : la taille du texte, des chapitres, le temps de la fiction et l’espace représenté. Le roman, toujours divisible en unités plus petites, intercale bien souvent des récits seconds ou des fragments adventices. Or, ce nouveau cadre narratif, où dominent l’énumération, la note et le fragment, permet de reproduire le cours de la vie dans ses plus infimes détails, en devient la véritable mesure et l’expression la plus fidèle.

Ici, point de course le long des sillons, mais un remuement continuel des mêmes mottes, la terre du dessus se mêlant à celle du dessous dont les grains s’écartent sous les mains, vont s’amalgamer à d’autres mottes, qui se défont à leur tour pour se reformer dans d’autres. Le déplacement, comme la lecture, ne s’effectue pas sur le mode du déroulement, de la linéarité, il n’est que stratification, aspérités, volume. Cette impression de lecture qui met l’accent sur une dimension spatiale nous plonge déjà au coeur du texte, où le père — le temps, l’histoire — se morcelle sans cesse en mille éclats rassemblés infatigablement par la mère — l’espace — pour voler de nouveau en mille éclats. Le texte est précisément le renouvellement de ce processus où l’action reste suspendue, parce que des mouvements inverses de morcellement et de rassemblement s’annulent les uns les autres. Voilà pourquoi les personnages se déplacent constamment dans un espace réduit, mais dont on ne voit pas les limites.

Si l’on continue cette exploration des modalités du morcellement dans le roman africain, on voit vite qu’elle ne s’opère pas seulement sur le plan horizontal par la fragmentation, mais aussi verticalement, par la solution de continuité entre les paradigmes extérieurs au texte et leur actualisation sur la page. Ce qui est en question ici, c’est tout le rapport entre le texte et l’intertexte, entre ce qui apparaît effectivement sur la page et l’infinie multiplicité des textes virtuels qui y circulent en filigrane. N’importe quel paragraphe est le résultat d’une tension jamais relâchée entre l’espace du texte et un ailleurs, un autre espace, ou plutôt une multitude d’autres espaces qui viennent se rassembler, s’actualiser pour un instant sur la page du livre. Ces fragments appartiennent à des ensembles qui proviennent d’horizons multiples. Ainsi le texte devient le lieu géométrique, le réceptacle, la configuration éminemment instable formée par la juxtaposition des bribes de savoirs et de matrices linguistiques, rhétoriques, poétiques provenant d’un ailleurs qui est l’infini réservoir des savoirs et des codes. Fondamentalement ouvert du fait du décloisonnement évoqué, le texte est parcouru dans tous les sens par ces modèles qui viennent se matérialiser en une énonciation. Quel que soit le moment choisi dans le discours, les formes linguistiques du savoir, de l’encyclopédisme sont présentes en force : philosophie, théologie, sociologie, psychologie, histoire, botanique, médecine, etc., tout cela perverti et abâtardi, mais projetant sur le texte des discours très fortement codés. C’est le heurt de ces fragments codés, apparemment à peine sortis du moule et en même temps déjà fondamentalement détournés, qui crée toute la tension et l’instabilité de ce genre de texte. Mais il en émane aussi tout le contenu hétéroclite de l’esprit du siècle, récepteur-réceptacle des messages les plus hétérogènes et issus de tous les horizons : mass media, articles de journaux, souvenirs de chansons, bribes de citations parvenant rarement dans leur état original, fragments de placards publicitaires, bribes de conversations entendues au passage, réminiscences inattendues de livres lus, etc. En outre, on découvre toute une sédimentation complexe issue de l’arsenal de la sagesse des nations qui s’est déposée, au cours des années : proverbes, sentences, lieux communs, formules toutes faites, clichés qui traînent un peu partout. Et tout cela apparaît essentiellement sur le mode du discontinu. Le narrateur passe sans cesse d’un mythe à une légende, d’un proverbe à un vague racontar, d’une anecdote à une croyance de bonne femme, dans un va-et-vient qui laisse rarement place à une continuité de raisonnement. On a ainsi des conglomérats de significations figées, institutionnalisées, prêtes à être absorbées. Chacun des fragments qui composent le texte est suffisamment codé pour renvoyer automatiquement au code d’où il est issu. Ainsi le texte est à la fois parfaitement hétéroclite et parfaitement codé.

Mais la pseudo-filiation évoquée entre les actualisations et les paradigmes apparaît en fait sur le mode de la coupure et de la dégradation. La tension constante dans les textes entre les modèles et leurs projections abâtardies fait que tout le livre obéit à une problématique de l’adéquation/inadéquation. On est constamment dans un système binaire de tension entre modèle et actualisations, avec pour conséquence la production d’un nombre infini de variations (linguistiques, rhétoriques, encyclopédiques) qui sont toutes des versions inadéquates de modèles quant à eux hors d’atteinte. La coupure est ainsi radicale entre la mosaïque abâtardie des actualisations erratiques et les paradigmes jamais présents sinon sous forme dégradée. Le substrat réaliste constituant la base du roman africain devient une énorme masse d’informations, de données (au sens cybernétique du terme) auxquelles on ferait sans cesse subir des traitements différents dans un ordinateur comportant de multiples programmations possibles, chacune correspondant à un des paradigmes rhétoriques ou à une des zones de savoir déployés sur la page écrite.

Cette tension entre le modèle et ses actualisations se manifeste aussi dans l’oscillation constante du discours entre l’inadéquation totale et l’hyperadéquation par rapport au modèle. On a souvent l’impression en effet que le narrateur oscille entre deux formes de discours. Le premier, très morcelé et désarticulé, ne parvient pas à se couler dans les formes qui se proposent à lui et par là aboutit au blocage, au blanc, à l’aphasie. À l’autre extrême, le deuxième propose un langage qu’on pourrait appeler celui de l’hyperadéquation ; bien loin de se bloquer, ce discours se déroule et se dévide comme un mécanisme bien huilé, celui d’une machine linguistique qui tourne à plein, et tourne presque trop bien.