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Les poètes savent expliquer leurs oeuvres — ou s’abstiennent de porter sur elles un tel regard inquisiteur. Orphée peut ne pas s’assurer qu’Eurydice le suit. Le plus souvent, il se retourne. Depuis Poe, depuis Baudelaire, n’en voulons pas à ceux qui dirigèrent des yeux rétrospectifs sur leurs propres pages ou celles des autres. Jean Tortel fut de ceux-là. Et nous ne saurions mieux parler de lui (parfois) qu’il ne le fit. Mais une telle lucidité n’empêche pas l’obscurité de revenir, le non-savoir d’environner la conscience critique. Cette parfaite maîtrise, cette assurance quant à ce qui fut dit n’évacuent pas les hésitations préalables ni l’espèce d’ignorance foncière à travers laquelle tant bien que mal l’écriture fraie son chemin. Il ne sera donc pas question ici de proposer une vision plus ou moins adéquate et généralisante de l’oeuvre — ce qui conduirait à répéter des propos connus. Plutôt, en prélevant dans divers livres certains vers, essayer de réfléchir sur ces sortes de maximes à l’usage de la poésie et de la vie que Tortel nous offre, puisque aussi bien le formulaire hante toute parole poétique, comme perfection nécessaire et souhaitée. Ensuite, plusieurs relations étroites de son oeuvre avec la « Prose (pour des Esseintes) » de Mallarmé seront rappelées, non pour mémoire ni par érudition, mais avec le soin de retrouver une aire luxuriante d’étonnante disponibilité et comme une vérification clarifiante.

* * *

Elles y sont ce qu’elles sont avant.

Que les renverse un intrus[1].

« Elles » désigne évidemment les choses dont parle le poème qui précède, dans le livre Arbitraires espaces écrit de juillet 1984 à août 1985 et publié en 1986. Une assez longue citation de Jean Paulhan forme le canevas sur lequel se sont constitués les textes. Tortel se place face aux choses ici encore : c’est là une posture à laquelle il nous a habitués. Les longues années passées aux Jardins neufs, son domaine d’Avignon, l’ont assigné à une double activité, agricultrice et culturelle : mettre la main aux choses du jardin, arracher, bêcher, retourner la terre, tailler, émonder, brûler et, de cette main, former, à proximité, les lignes (les vers) sur la page, avec la pleine conscience d’une stricte homologie les reliant. Le reste est rarement indiqué. Assez peu la lecture (qu’abordent ses notes de journal). Ou les actes de l’amour (que laisse entrevoir son attention au corps). Les vers cités plus haut annoncent que les choses « sont ce qu’elles sont » là (« y »). À savoir dans l’espace. La copule redouble strictement leur existence hors langage où elles ont leur façon d’être. Elles s’y trouvent de toute éternité — pourrait-on dire. Dans un temps, du moins, qui échappe à celui qui les préempte. Mais de cela il n’y aurait rien à dire. Car tout s’y tient à l’abri du verbe, dans une préhistoire où l’homme n’aurait pas encore eu lieu. L’« avant. / Que » lisible dans le poème, et significativement divisé/raccordé par un rejet, n’est pensable que du moment où l’écriture s’en mêle, où fut décidé de soustraire au non-parlant les choses, silencieuses auparavant. Exercice périlleux. Tentative d’exploration au cours de laquelle on ne peut pas ne pas évoquer une transgression. Car quelqu’un s’enhardit à placer dans le présent (celui de l’écriture) ce qui se tenait ignoré dans une atemporalité intouchable. D’où le terme d’« intrus », violent, violateur, indiquant qu’une limite fut franchie, un domaine investi, qui n’était point destiné à subir la force du langage. Parce que quelqu’un a pénétré dans l’espace des choses (du moins, y a porté son regard), les voici transformées selon des manipulations spéciales, des images, des figures, tout à la fois éloquentes et déformantes. La pénétration quasi sexuelle à travers ce qu’ailleurs Tortel nomme l’« échancrure », équivaut à un acte prohibé : violence de la lettre réduisant à merci la pluralité des choses. La tentative de qualification se risque à imposer au visible le lisible, provoquant ainsi une miniaturisation. Tortel pourtant n’accentue guère dans les deux vers cités plus haut l’action de l’intrus, puisqu’il se borne à dire que celui-ci « renverse ». Le terme pourrait indiquer un geste plus radical, plus dévastateur. Or c’est plutôt d’une action réfléchissante qu’il est question quand, inversées comme en miroir, les choses, d’être inscrites, prennent un autre aspect, où seuls les hommes peuvent les reconnaître. « Renversement ». Il en fera l’un de ses maîtres mots. Mais, comme le diront les vers suivants, les choses, après le renversement de leurs traces, n’en demeurent pas moins « énigmatiques ». C’est signifier que le nouveau monde où elles se trouvent transposées provoque brusquement à leur endroit des questions pour lesquelles elles n’avaient pas été faites. Il n’est de l’ordre des choses qu’elles interrogent que si, soumises à l’appréhension d’une conscience, elles se transforment en objets cernables et distanciés. Le coup de force de l’intrus leur enjoint plus ou moins de signifier, d’être conformes à un sens.

* * *

 […] cela.

Sans dimension ni syntaxe.

Est aussi bien immobile ou mouvant[2].

Nombreux les sujets pour les poètes : leurs affects, leurs émotions, les autres, l’univers. Quelques-uns aiment à se placer devant une totalité qu’il serait sans doute erroné d’appeler cosmos. Je pense à Ponge, à Follain, à Guillevic, si dissemblables soient-ils, tous poètes au monde, mais qui ne savent pas (ou plus) ou ne veulent plus savoir de qui dépend ce monde. Confiants dans une matière aux multiples aspects, ils entendent en exprimer le « déjà là ». Aussi plusieurs critiques ont-ils remarqué le « là-devant » tortélien qui, passé la vitre de la pièce où il travaille, s’étend au jardin, puis très au-delà, à la fois recueil et variété terrestre. « Cela » résonne chez lui comme nul autre. Tout se tient dans ce démonstratif, accompagné d’un geste possible qui renvoie autant à l’ensemble qu’au plus infime détail. Un « cela » vivant, naturel, réserve de qualifications aléatoires, bien différent en ce sens du ça freudien, mais qui porte en lui la même indéfinition et se conçoit comme source dont émaneraient des phrases. Principe où s’échangent les contradictions et dont l’écriture ne saurait venir à bout. Inévitable est ce point de départ (simplement imaginable comme tel), sans commencement ni fin. Si bien que l’écriture ne pourra jamais s’y égaler, mais qu’elle ne se conçoit qu’à vouloir l’égaler, à rendre ses qualités les plus essentielles. Espace donc, on veut le croire, si l’espace, reconnu par nos pas, est aussi l’espace en abyme et, plus rigoureusement cadrée, cette page même où s’impriment des simulacres.

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À les nommer ces choses là devant.

Interviennent elles sont.

L’apparition qualifiante qui rallume[3].

L’intrus un peu plus s’avance. Nomenclateur, Adam comme au premier jour. L’acte s’impose donc. Simplement pour que l’on existe, pour que l’on soit celui qui parle (et ponctue) et, par là, de nouveau crée. Dans un contexte, celui de la seule poésie, Tortel réfléchit (renverse) strictement la saisie, l’approximation. Il mesure les mouvements fondateurs de son écriture, laquelle est une rigoureuse prise en compte de ce qui, sinon, pourrait rapidement se dissiper en faux-semblants émotifs. À ce compte, oui, quelque autre chose à mesure est passé sous silence (de l’ordre d’un affect plus intime) pour obéir à la visée soigneusement matérialiste d’une écriture au plus près d’elle-même et qui, faisant image, prend néanmoins toute distance vis-à-vis d’un imaginaire, qu’elle ne refuse certes pas, mais laisse de côté (dans les marges). Nommer, acte d’intrus peut-être, bouleversant la hylé préverbale, donne du coup aux choses une autre fonction. Sorties du silence par la provocation, sériées, délimitées sitôt qu’elles ont leur allure de mots, elles « interviennent ». Et l’on remarquera les déplacements produits, en l’occurrence : le scripteur intrus s’immergeant d’abord dans un espace sans paroles, puis les choses littéralement « se plaçant entre », à la fois soustraites à leur immanence et, sous un nouvel aspect, élevant une présence, insolite, quoique logiquement conforme à leur réalité. Tortel ne cesse d’exposer ce genre d’épiphanies et le pouvoir événementiel de nommer, comparable à une démiurgie, à laquelle toutefois, il ne concède jamais, soucieux qu’il est de n’assurer d’autorité que celle de l’auteur posée dans ses limites, ses doutes et ses rares certitudes. Que l’apparition « rallume » donne, en ce cas, par un tour métaphorique, une lumière au monde mat de l’écriture. Un certain jour se fait, qui est la clarté de la compréhension placée sous le signe de la poésie, et telle qu’il faut bien cette lumière pour que nous-mêmes ayons quelque motif d’exister, quelque justification pour être là. Cependant, à proportions égales, l’obscur veille (ou fait obstacle), et la nomination, acte par excellence du poète, ne propose qu’un provisoire éclaircissement, puisque les choses n’en demeurent pas moins muettes. Ce mutisme même, en fait, est une illusion : c’est nous qui voulons qu’elles parlent — ce pour quoi elles n’ont nulle vocation. Mais rien ne saurait nous écarter de ce désir.

* * *

Il faudrait qu’au moment

Qui fut donné cela

Ne bouge plus quand c’est

Sans doute là devant […][4]

Ne sommes-nous pas voués à la répétition ? Autant dire que Jean Tortel n’aura jamais fini de dire le même. Mais ce qui plaît, à son endroit (question de goût, en effet !), c’est assurément ce « même » dont on ne parvient pas à faire la somme. On aime assister à son expansion continue, dans des limites que l’on pensait d’abord connaître. Il y a là de ces variations comme la musique en accorde. Et finalement le pluriel de différences constamment surgies, la division en infinies parcelles de ce qu’on estimait simple unité, l’aspect, toujours surprenant, d’une image a priori familière, qui se révèle de plus en plus étrange. À cet étonnement recommencé Tortel convoque, comme au premier instant dont il est l’un des rares (avec Ponge) à avoir scruté à ce point l’origine et l’avènement, avec le souci de réinterroger cette naissance à tout prendre prodigieuse, puisqu’elle permettrait, qui sait ?, pourvu d’y appliquer une attention soutenue, de saisir le secret de l’écriture. De ce qu’il nous dit les choses encore et toujours « énigmatiques », il est bien permis d’inférer qu’il recherche l’énigme première, celle de l’ouverture, celle de l’échancrure, ce que révèle un trou dans la haie (sans qu’on cherche à y voir un symbole), ce qu’adresse à nos yeux une fleur quand elle se déploie. Pour lui, la vue est — on le sait — le sens primordial qui permet de sur-prendre. Tortel est continûment au spectacle de choses sans grandeur particulière, dont la présence semble souffler une leçon et engager au « discours des yeux ». Leçon nullement morale, cependant. Là s’affirme la force du réel et le pouvoir humain d’y prendre part. Tout ne s’offre pas également de façon continue, selon le plus beau et le plus favorable des consentements. Il faut attendre que le temps décide. Tortel précise ce « moment / Qui fut donné », on ne sait par qui, en dehors de toute providence ou fatalité, parce que l’heure du kairos est venue, que le corps s’accorde aux choses selon une espèce d’injonction secrète et de coïncidence, qu’il serait vain d’analyser davantage, même si la circonstance et l’occurrence parviennent à l’expliquer. Toujours est-il qu’existent de pareils moments pour celui qui, exerçant simplement son regard, finit par être capteur d’indices. L’expression « cela / Ne bouge plus » se confond avec un propos de photographe guettant le phénomène. Mais ce que l’on retiendra en pareil cas, c’est à quel point la décision même de l’auteur semble problématique, puisqu’elle dépend d’un impersonnel « il faudrait » (dont on mesure mal à quel genre de nécessité il répond) et d’un non moins surprenant « moment / Qui fut donné » (dont il est malaisé de savoir qui le distribua). À point venu (et comme selon la maturation d’un fruit), « cela » nous apparaît. Or l’apparition est tremblée, troublée. D’elle à nous, dans la distance, une perte autant qu’une information se produit, assujettie à l’inénarrable présence. Le fameux « attention, ne bougez plus » du photographe se répète dans le désir qu’a Tortel de fixer, là où, bien sûr, tout n’est qu’évanescence — si soigneusement regarde-t-on une plante, un feuillage, une forme quelconque. Rien, au demeurant, ne nous attache plus que la nécessité ancienne à laquelle se réfère apparemment son art, à savoir le souci qu’il a de reproduire. Tant il est difficile d’échapper à cette règle première de la mimésis, faute de quoi l’art risque de perdre tout contact avec le réel, même s’il est entendu qu’il en sollicite un autre : celui des mots. Et bien que Tortel ne se soit jamais astreint à décrire quelque paysage, nous devinons qu’il ne saurait inventer les formes qu’il nous donne selon la modification (le renversement) de l’écriture. Si bien que, le sens primordial lui faisant défaut, sa vue commençant à baisser, ce sera, à la fin de sa vie, le spectacle interne qu’il voudra dire, cet espace du rêve ou celui du passé, alors devenus pour lui plus évidents que l’autre. Car Tortel qui, par une nouveauté d’expression : « là devant », affirme le modèle, paraît avoir été appliqué à le réduire selon les moyens d’une exactitude particulière, portant moins sur la forme que sur la qualification, c’est-à-dire la sorte de vie émanée des choses, dont il s’est refusé à reproduire la structure pour n’en conserver qu’une essence, sensible équivalent de la « notion pure » mallarméenne.

* * *

Le noir progresse désirant

Inflexible bandé

Vers la droite creuse

La page Trembler

C’est pour la main la tache

Pour l’oeil ou le linge.

Le sillon exact (ver

Taraudant) ne peut pas dévier.

Il va vers sa défaite[5].

Des couleurs insistent dans l’oeuvre de Tortel. Élémentaires. Rarement rassemblées, mêlées. Sans être symboliques, elles valent pour la matière sous ses différents aspects. Comme existe un rose chez Jaccottet, le lecteur capte chez lui un vert, par exemple, autant celui des feuillages que des herbes, suffisant pour désigner une profusion végétale issue de la terre et qui compose une nouvelle donnée du jour. Le noir, qui ne lui est pas moins familier, renvoie certes à celui de la nuit avec lequel, au fur et à mesure que faiblissait son regard, sa relation devint plus inévitable. Mais le noir, plus encore pour lui, dit l’atrament (l’atramentum latin) : l’encre de l’écriture. La métonymie suffit pour que la couleur devienne fonction. Le poème apparaît comme lieu réflexif où, plutôt que franchir l’espace et naturaliser l’étrangeté, l’acte scriptural n’hésite pas à se déchiffrer, en tant que motif dont perdure l’emprise. C’est donc lui que Tortel précise ici en verbes, en adjectifs, comme si par ce seul tracé se révélaient des qualités foncières, en deçà de tout contenu et de toute détermination affective. « Le noir progresse » ne veut donc pas dire que s’étend la nuit, mais que la ligne noire (bientôt nommée « vers » par le point qui la clôt, avant même que la syntaxe ne le veuille) continue vers la droite, quitte à revenir sur elle-même (versus). C’est dans ce sens-là qu’elle se dirige, quelle que soit l’intention psychologique qui la meut. « Désirant », dit Tortel, sachant bien — pour reprendre Mallarmé — que si « l’homme poursuit noir sur blanc », ce ne peut être qu’avec l’instinct de trouver. Le mot de « quête » s’imposerait, bien qu’il ait perdu quelque peu de sa densité, à force d’être convoqué. Comment dire autrement ? La progression s’engage, inentravable, malgré la certitude des interruptions, ce trait de nuit sur le jour de la page, cependant que l’active un désir. Oui, le geste d’écriture est désirant, implique l’éros d’une démarche où l’on obéit à certaine injonction en vertu d’un signe venu d’ailleurs. Comme si « dans le moment / Qui fut donné », un secret se livrait à nous, dont on estimerait possible de retrouver la teneur, quoiqu’on la sente échappée, évanouie. Noir, le désir bandé vers la droite, où cela fait sens, avance selon cette illusion, avec la claire conscience qu’elle vaudrait, malgré tout, comme vérité, voire achemine vers une étreinte. Arc et sexe tendus vers une cible du même trait innovée dans l’effectuation de l’acte. Tortel souligne cette décision, qui n’est pas simple glissement de surface, remplissage à vue d’oeil (et plus ou moins entier) du blanc. L’expression provoque une descente exploratrice ou quelque fouille. Alors nous est révélée une profondeur de la surface et cette intrication de la matière que « le noir » se doit de découvrir et de parcourir. Tout cela relève d’un désir, d’une volonté qui ne s’amenuisent pas, puisqu’ils répondent à un devoir. Face à une telle délibération presque morale, le corps peut faiblir, la main, trembler. Seule compte toutefois la détermination absolue formant la ligne d’écriture. Celle-ci ne décide pas de son objectif encore invisible. Elle est entraînée vers la plus sûre destination. À chaque acte la part qui lui revient. Et si le noir d’écrire vaut par la différence qu’il produit sur la page, au fur et à mesure que sont tracées les lettres (se détachant ainsi), Tortel pense, par contraste, à d’autres marques du monde, taches, inadvertances, moins inflexibles celles-là : séquelle maladive (cette taie sur l’oeil qui, dans les derniers temps, embarrassa son regard) ou linge inévitablement souillé.

La conclusion du poème osera se résigner : « Il va vers sa défaite ». La ligne ne peut que s’arrêter. La progression, s’interrompre (se suspendre). Le sens, un instant gagné, se rend à l’absence de sens. La quête, brièvement conquête, dépose les armes — cet arc ou sexe bandés. On le voit — les mots du poème n’ont rien dit, cette fois, qu’une procédure ; ils se sont bornés à produire la réplique de leur élan, laissant ignoré le motif. Uniquement un essor. Une ligne en marche. Et l’assurance affirmée — alors même qu’elle mentionne des tremblements possibles, de suspectes opacités et l’inaboutissement prévisible à l’heure de la fin. Nous devons garder par-devers nous la réalité d’un tel désir, auquel Tortel ne cherche rien que donner sa meilleure expression. Creuser le blanc, traverser le corps de la page, atteindre un lieu de coïncidence — mais c’est la distance seule qui le crée. Autrement dit, s’entêter dans l’impossible en croyant que cet affrontement pourrait se résoudre en amour.

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De tout ce qui fut dit jusque-là, une certaine somme s’est constituée, grosso modo l’univers de Tortel, s’il est vrai que chaque poète forme finalement un ensemble où chacun peut se reconnaître, non pas comme placé au miroir, mais par sympathie, par identité d’affects, à moins qu’il n’y ait véritable initiation à autre chose que l’on ne soupçonnait guère et dont maintenant s’impose l’évidence. Mais ces réitérations à l’intérieur desquelles on finit par se repérer (qui nous gagnent), Tortel lui-même s’est rendu compte très vite de leur réapparition. Comme si à l’insistance du motif il n’y avait pas lieu de se dérober. Bien davantage fallait-il y céder, ou mieux, s’en emparer, en faire art. De la répétition écarter la pauvreté de la stéréotypie pour mieux en tresser le leitmotiv, presque en forme de clef, musicale plus que serrurière.

Dans le parcours de sa poésie, l’impression se dégage qu’il en est arrivé, mené par quel hasard de souverain bien, à rencontrer l’inévitable. Lui qui avait profilé des ensembles de sites, de limites, pris exemple du végétal, le voici qui rencontre son jardin, LE jardin. Ses poèmes l’ont mené à l’endroit qu’il fallait. Et d’autant plus grande la coïncidence que par là se trouvait pour ainsi dire « réalisé » un autre texte, qui, depuis toujours, l’accompagnait : la « Prose (pour des Esseintes) ». On sait l’importance pour Tortel de l’oeuvre de Mallarmé, dont Jean Royère, son maître, se disait le disciple. Et si l’un de ses premiers recueils rend par son seul titre, Cheveux bleus, hommage à Baudelaire, Mallarmé bien davantage fut pour lui une référence profondément intériorisée, surtout dans cette « prose » proposant le lieu parfait d’une expérience. Aussi Tortel semble-t-il s’être à maintes reprises ressourcé à ce poème qu’il cite parmi les événements de lecture qu’il aime se rappeler, quand « on retrouve une phrase, un passage qui soudain correspond à quelque chose qui… ». Il a donc réellement « retrouvé », comme providentiellement surgies (alors qu’en fait elles reposaient dans sa mémoire), les strophes de cette « Prose (pour des Esseintes)[6] », et ce sont elles maintenant dont je voudrais scruter plusieurs occurrences dans ses notes et pages de journal — occurrences qui reviennent comme une attestation, une justification. La « Prose » est — on le sait — l’un des poèmes les plus difficiles et les plus célèbres de Mallarmé. Elle semble relater une expérience décisive, au cours de laquelle la réalité des choses se serait révélée. Le lieu en est marqué. Il s’agirait d’une « île », mais également d’un « jardin », nommé plus loin « Sol des cent iris ». Ces seuls éléments, qui ne correspondent pas nécessairement à ce que Mallarmé put connaître dans sa vie, coïncident bien, en revanche, avec le site des Jardins neufs où Tortel, pendant des années, allait exercer à vue d’oeil sa poésie. Le périmètre en est clos par une haie. On y voit des arbres, aussi des fleurs, et sur ces fleurs, le poète portera une attention constante, avec la conscience que s’élève devant lui le paradigme par excellence — à la fois objet, chose nommable, tige, pétales et vocable. Le phénomène de la fleur est d’autant plus motif à émotion et à écriture que Mallarmé en avait fait le mot essentiel : « Je dis une fleur et […] musicalement se lève ». Aussi ne cesse-t-on de le percevoir depuis dans l’oeuvre de Ponge, dans celle de Jaccottet, etc.

Une strophe prioritairement a retenu Tortel :

Oui, dans une île que l’air charge

De vue et non de visions

Toute fleur s’étalait plus large

Sans que nous en devisions.

Le point sensible de ce quatrain, enthousiaste par son « Oui » initial, se lit dans le mot « vue ». Tout le matérialisme de Tortel se conforte de cette vue objective, qui n’a nul besoin de l’imaginaire. Et toute la lucidité de Mallarmé repose dans l’évidence d’une confrontation, où l’onirique importe peu. La poésie ne serait donc pas le lieu des idées vagues (même si, par la suite, il est parlé d’« idées »), et le sens de la vue paraît essentiel pour appréhender ce qui nous fait face. Ce sens n’a pas lieu de nous tromper. Dans sa « Note brève sur le regard de Mallarmé », qui date de 1964, Tortel soulignait déjà ce « retour au concret » et précisait que « Mallarmé accède ainsi à l’univers délimité — à la fois entouré et isolé : une “île”[7] » — ce qui, selon toute vraisemblance, valait pour lui-même. C’est dire que l’expérience cruciale, mais brève du poète de la « Prose » s’applique d’autant mieux à lui qui, loin de l’avoir calquée par ouï-dire, l’a rencontrée et s’y est confronté. Il s’y est installé, par nécessité plus que par ressemblance ou résonance de situation, alors que Mallarmé en avait fait surtout une subsistance, une superbe « hyperbole » sortie de sa mémoire — éternisée si fort, il est vrai, qu’elle dépassait tout état de souvenir. L’île des Jardins neufs de Tortel expose à n’en plus finir un ensemble floral dont chaque élément peut se détacher pour décliner un poème, loin de tout scrupuleux recensement, de tout regard comptable et botanique. On ne peut s’empêcher de penser aux conditions précises de son écriture, quand, dans le même article, il conclut : « cet univers, tout entier créé par le regard, est fonction d’une certaine qualité de l’emprise sensible sur les choses tirées hors d’elles-mêmes, si bien que le poème exige l’infaillibilité[8] ». Là néanmoins se joue l’acte le plus difficile — que Mallarmé appelait « transposition », que Tortel nomme « renversement ». L’objet, en effet, doit être extrait d’un ensemble (donc trahi). Mis en gloire, soit ! Mais douteusement magnifié, puisqu’on prétend imposer à son immanence une loi : celle du langage. Alors que le regard nous l’apporte détaché ad libitum d’un fond, mais pouvant tout aussi bien s’y confondre, c’est-à-dire rejoindre le secret qu’il ne connaît pas et que toutefois il constitue. C’est alors qu’il s’étale plus large qu’on ne saurait le dire (que toute parole ne saurait le décliner), infiniment supérieur à toute syllabation effective. « Les mots sont inutiles à l’étalement de la fleur. Avec ou sans eux il est vrai que cela est tel. Un cela est vrai, non pas une phrase, que je conteste depuis que je l’ai vue (et qui peut s’arranger), tandis que je ne peux pas modifier les relations visibles entre […] et […][9] ». Cette prédominance des choses les construit en proximités irrécupérables par la parole, mais nécessaires pour celle-ci, avide de leur concret. Leur concret s’élève à notre horizon. Tout à fait matériel. Il est cependant de notre idéalité de vouloir le saisir, tout comme nous avons un « devoir / Idéal » (voir « Toast funèbre » de Mallarmé) de les dire — ce devoir, cet office ne relevant, par ailleurs, d’aucune utopie, puisqu’ils s’attachent au creusement de l’idée qui préside aussi au langage, lequel n’est pas simple agencement de sons.

Le discours des yeux fut le grand cahier de Tortel, sa décision quasi ultime de saisir le secret. On y perçoit, presque avec malaise, un entêtement qui finit par prendre l’allure d’un exercice spirituel. Certes, il n’est pas question pour lui de trouver un au-delà, puisque « là devant » s’impose et que Tortel se veut matérialiste conséquent. Son acharnement, toutefois (et comment ne pas penser en ce cas aux recherches de Francis Ponge ?), suppose comme un dépassement possible, pressenti au fur et à mesure de sa démarche obstinée. Ni l’ensevelissement extatique du voyeur dans ce qu’il regarde. Ni le rêve cratylien d’une merveilleuse union entre la chose et son vocable. Mais comme la démesure pensable d’une mesure, celle qui du poète à l’objet tend un cordeau, soudain pourvu d’une élasticité par laquelle le proche rencontrerait l’infini. Entreprise à perte de souffle que ce Discours, jouant de son impossibilité même, sans le moindre harassement, la plus petite marque de lassitude. Au contraire. Une assurance que répétitions, réitérations ne feront pas que revenir au même, mais produiront le scintillement d’innombrables différences. La résolution s’accompagne néanmoins de sa propre critique : « Tout travail en vue de restera incomplet, se poursuivant lui-même à travers les rayons dispersés des vues que l’air charge et les images du corps éclaté[10] ». La prétention à l’exhaustivité est remise en cause, et l’objectif n’épuise pas l’objet, dont les postures se développent selon une progression quasi indéchiffrable. En cette occasion, comment ne pas éprouver les limites (du corps, du regard, du jardin) et cependant, par une sagesse qui n’étouffe pas la plus grande ardeur, fonder sur elles désormais l’expression ? Tortel reconnaît donc la grande aire plurielle où nous ne pénétrons pas (la Phusis, plus encore que la Natura) et tout à la fois nous montre assujettis au langage dont la clarification est aussi principe économique réifiant la richesse dite plus haut, l’inénarrable faste où chaque chose s’étale plus qu’il n’est dicible. Moment où les mots et la compréhension soulignent (sertissent) la réalité de l’objet, soustrait par un « lucide contour » à l’ensemble du jardin (pour, une fois encore, se référer à la « Prose [pour des Esseintes] »). Toujours est-il que par une « lacune » la chose, l’objet (disons « fleur ») se dessine et qu’il faut bien les considérer comme tels, si l’on veut en parler.

Une conclusion s’impose, provisoire, comme toutes : « Car nous sommes condamnés au face à face, dans notre champ, parcelle barrée, îlot battu par l’erre des simulacres […][11] ». Le discours des yeux aura donc été, pour partie, le journal d’un condamné à la vue, qui ne peut compter sur les mots pour s’évader. Tout est à portée, comme tout est indicible. Serait-on pour autant revenu dans la caverne platonicienne ? Mais, en l’occurrence, ce sont les mots qui forment simulacres. Quant aux objets eux-mêmes, ils ne sont pas des ombres. À vue d’oeil, nous captons leur présence réelle. L’île cependant, merveilleuse, fortunée, est devenue une zone dangereuse, menacée par une marée de mirages. Deux pages plus loin, néanmoins, Tortel tente une réconciliation, quand il envisage, citant cette fois « Toast funèbre », une « agitation solennelle par l’air ». Images et paroles peuvent aller à leur rencontre, loin de tout affrontement, favoriser une coïncidence, un échange d’état (optique-vocal) pour « produire une forme, une parcelle de ce qui pourrait être dit[12] ». La lacune creusée par le langage laisserait ainsi envisager une réparation provisoire, un ajointement minimal, même si aucune conjonction totale n’est pensable (exprimable).

Quelques Feuilles, tombées d’un discours, celui des Yeux, confirment l’importance pour Tortel de la fameuse Prose-jardin. Et répètent avec soin l’impossible de la procédure : d’une part, la tenue des fleurs et des végétaux dans leur site (on a compris, dès lors, qu’il s’agit de tout objet) ; de l’autre, le désir non moins ardent de les qualifier, et le très clair constat que l’acte ne peut que se répéter, fort de ce moment où, tendu vers le futur de son accomplissement, il se leurre en toute conscience d’un résultat qui abolirait enfin la distance, alors que lui-même prend de cette distance sa raison d’être.

* * *

Je ne vois obstinément rien d’autre à dire de Tortel que proclamer cette connaissance approchée, cette illusion, gardée envers et contre tout, et la mise au point chaque jour du dispositif qui se nomme poème et s’affermit dans le vers — unité indubitable entre une majuscule et un point final. La substance de ses textes, leur richesse aux denrées numérables comptent moins, sans doute, que cette construction, cette machinerie (ou mieux, ce système en miroirs) par lesquelles une sorte d’assentiment l’emporterait. Mais curieusement Tortel préfère affirmer que les choses se maintiennent dans leur insaisissable immanence, éden à la fois proche et lointain dont l’accès ne serait qu’invention de l’esprit. C’est ainsi fuir la description apprivoisante, croire plutôt qu’une autre manière d’appréhension a quelque raison de risquer son élan, non par images congruentes, mais par traits, projections et prises. Le meilleur d’une telle « pratique » (pour reprendre un mot que Mallarmé appliquait à la lecture) tient dans l’assurance dont elle se fortifie. Rien n’est fermé en face, même si la plus grande partie se dérobe. Et bien que l’on ne puisse aller plus loin que ce qu’apporte le regard, il reste que ce regard perçoit plus que les mots, et que de ce plus qui pourrait être rédhibitoire, les mots constamment se rechargent, donnant au poème son dépassable horizon, malgré les limites acquises.