Le xviiie siècle constitue un moment charnière dans l’histoire du roman français. Des mémoires fictifs au récit sentimental, en passant par le roman épistolaire, le genre se diversifie en affirmant de plus en plus son ancrage dans l’expérience des lecteurs. Libérés des alibis épiques ou historiques qui freinaient encore leurs devanciers baroques et classiques, les romanciers procèdent à une exploration systématique des possibles formels ou thématiques de la fiction romanesque. L’expansion du lectorat et l’émergence de nouvelles médiations éditoriales (publications sérielles, collections) donnent lieu à ce que certains historiens ont identifié à une révolution de la lecture du roman, dont témoigne entre autres le célèbre Éloge de Richardson de Diderot : inspirés par la Clarissa de Richardson ou La nouvelle Héloïse de Rousseau, les lecteurs de l’époque revendiquent une lecture que dominent la sensibilité et la subjectivité. Ce double mouvement d’élargissement — de la forme romanesque et de son public — s’accompagne par ailleurs d’une importante réflexion théorique : plus que jamais le roman ne fait l’objet de discours, de débats, de discussions de plus ou moins grande ampleur. Dans sa cinquième édition (1798), le Dictionnaire de l’Académie française peut ainsi prendre acte de la réflexion romanesque développée depuis un siècle, et opérer une première variation dans la définition du terme « roman », qui était resté identique depuis 1694. Le roman cesse alors d’avoir pour contenu exclusif la matière « romanesque » des « aventures fabuleuses, d’amour, ou de guerre » ; il offre aussi au lecteur « des fictions qui représentent des aventures rares dans la vie, et le développement entier des passions humaines ». Cette affirmation du roman et de sa lecture, cette reconnaissance de son pouvoir et de sa valeur exploratoires, rendront possible la légitimation du genre dans la première moitié du xixe siècle. L’époque des Lumières voit donc apparaître un nouvel horizon de lecture, qui est encore en partie le nôtre. Sa constitution est le résultat d’un long processus amorcé au xviie siècle, qui s’effectue sous la pression de différents phénomènes culturels et sociaux (expansion éditoriale, alphabétisation, développement de la critique journalistique). Le discours des détracteurs du roman, encore bien présent, cède peu à peu la place à d’autres voix qui cherchent non plus à dénoncer les oeuvres romanesques, mais à définir leur bon usage. La réflexion du xviiie siècle sur le roman représente ainsi une étape essentielle non seulement dans l’élaboration d’une théorisation du genre, mais aussi dans le développement d’une véritable culture du roman, c’est-à-dire d’un ensemble de pratiques (concrètes ou virtuelles), de savoirs (réels ou supposés) et d’institutions (publiques ou privées) qui trouvent une certaine cohérence en faisant l’objet de discours et de représentations. Cette culture est au roman, genre réputé « sans règles », ce que l’art poétique est à des formes plus codifiées. Dans un contexte où se multiplient les traductions (des romans anglais en particulier), les imitations et les rééditions, elle permet de circonscrire le domaine propre du « roman ». Le fameux ouvrage de Georges May, Le dilemme du roman au xviiie siècle (1963), est à ce jour la seule étude d’ensemble qui porte, de façon systématique, sur les réflexions du xviiie siècle sur le genre romanesque. Or cette étude est antérieure au renouveau des études sur le roman d’Ancien Régime qui, dans les trente dernières années, a considérablement modifié notre connaissance de ce corpus et du discours critique qui l’accompagne. Philip Stewart et Michel Delon ont fort justement qualifié ce renouveau critique de Second triomphe du roman du xviiie siècle. Il est donc important, afin de mieux comprendre le …