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Le Musée de la Société phrénologique de Paris a déjà fait l’objet de deux publications importantes. La première, d’Erwin Ackerknecht, dans les Bulletins et Mémoires de la Société d’anthropologie de Paris[1] en 1956, retraçait l’histoire de son fondateur Dumoutier et offrait l’inventaire de la collection de phrénologie du Musée de l’Homme. En 1998, Marc Renneville enrichit la connaissance du sujet avec l’article « Un musée d’anthropologie oublié : le cabinet phrénologique de Dumoutier[2] » pour la même société. Il y exposait le parcours des collections et analysait le discours d’inauguration du Musée. Par ces deux contributions majeures, le lecteur comprendra que ce sujet appartient clairement à l’anthropologie et à l’histoire des sciences. Néanmoins, cette histoire du Musée de la Société phrénologique de Paris peut être analysée du point de vue de l’historien de l’art tant son impact fut important sur les artistes et la presse artistique contemporaine. En effet, sans en avoir la prétention, le Musée de la Société phrénologique fut considéré, dès son inauguration, le 14 janvier 1836, comme une concurrence gênante envers les institutions artistiques. Par l’analyse de la constitution des collections, de leurs dominantes techniques, de la muséographie et de leur réception, il s’agira de comprendre les raisons d’une condamnation d’un musée scientifique par la presse artistique et de déterminer en quoi les crânes et les têtes de plâtre présentés au public furent jugés « infréquentables ».

Constitution des collections phrénologiques françaises

Dès l’énoncé des premiers principes de phrénologie, Franz Joseph Gall, assisté de Spurzheim, rassembla une collection de têtes, de crânes et de moulages sur nature d’hommes vivants ou fraîchement décédés, de célébrités quelconques ou d’aliénés[3]. Pour comprendre la logique d’« acquisition », il convient de remarquer que seul l’homme exceptionnel, le marginal, semble mériter d’intégrer cette galerie scientifique ; les individus les plus étranges, en bien comme en mal, doivent ainsi être considérés comme les chefs-d’oeuvre de la collection. Manipulés lors des cours publics, les moulages et les crânes sont destinés à fournir des preuves de cette doctrine ; la récolte des encéphales se devait donc d’être la plus exhaustive possible. Fréquemment, c’est au pied de la guillotine et dans les morgues que les têtes furent collectées, mais des dons furent également faits par des fidèles du docteur, ce dont témoigne un ancien étudiant en médecine qui assistait aux cours de Gall :

Comme le plus grand nombre des auditeurs était composé d’élèves en médecine, presque tous admis dans les divers hôpitaux de Paris, il arrivait souvent qu’on apportait au docteur Gall des crânes de toutes les qualités et de toutes les dimensions ; aussitôt que la mort avait fait tomber une tête qui paraissait remarquable, elle allait enrichir la collection de notre digne docteur ; il avait beau le défendre, presque tous les soirs sa table était chargée de larcins faits dans l’intérêt de la science, aux nombreux amphithéâtres de Paris[4].

Un autre type de don existait, le legs avant décès. Ce fut le cas pour Lacenaire ou pour Gall lui-même. Ce dernier fut inhumé avec une tête en plâtre afin qu’une cérémonie religieuse puisse avoir lieu. Mais des pratiques bien moins régulées et respectueuses avaient souvent lieu pour enrichir ces collections. Le vol des têtes était en effet une pratique courante et parfois dans la sépulture même de celui dont on souhaitait le crâne. Comme le signale François Boddaert dans Petites portes d’éternité. La mort, la gloire et les littérateurs[5], le marquis de Sade, craignant une autopsie, stipula d’ailleurs dans son testament du 30 janvier 1806 son rejet d’une telle pratique :

Je défends absolument que mon corps soit ouvert, sous quelque prétexte que ce puisse être ; je demande avec la plus vive insistance qu’il soit gardé quarante-huit heures dans la chambre où je décéderai, placé dans une bierre de bois qui ne sera clouée qu’au bout des quaranttes-huit (sic) heures prescrites ci-dessous, à l’expiration desquelles ladite bierre sera clouée… […]. La fosse une fois recouverte, il sera semé dessus des glands, afin que, par la suite, le terrain de ladite fosse se trouvant regarni, et le taillis se retrouvant fourré comme il l’était auparavant, les traces de ma tombe disparaissent de dessus la surface de la terre, comme je me flatte que ma mémoire s’effacera de l’esprit des hommes, excepté néanmoins du petit nombre de ceux qui ont bien voulu m’aimer jusqu’au dernier moment et dont j’emporte un bien doux souvenir au tombeau[6].

Cependant, le corps fut ouvert et étudié : le célèbre marquis fut exhumé dans le cimetière de la Maison de Charenton et son crâne volé par un phrénologue. Cette information est d’ailleurs attestée par le docteur Ramon qui déclara avoir assisté à l’autopsie[7]. Le crâne de Sade fut bien mesuré et analysé, les archives Dumoutier du laboratoire d’anthropologie du Musée de l’Homme[8] le confirment. Il est d’ailleurs à noter que dans ce dictionnaire manuscrit, Sade n’est pas considéré comme un personnage célèbre, mais comme un aliéné. La provenance de ces crânes d’hommes illustres, pièces maîtresses de la collection, est donc parfois douteuse ; sous couvert de considération scientifique, les phrénologues devinrent parfois des collectionneurs de fragments humains trop peu soucieux du respect du défunt.

En 1847, Alphonse Esquiros donna un aperçu de la variété de la collection de Gall lorsque existait encore son cabinet cranologique du Jardin des Plantes, acheté pour une somme modique à la veuve du phrénologue[9]. Sa collection était ainsi composée de 221 crânes, 102 bustes et 31 moulages de cerveaux. À la mort de Gall, la phrénologie ne s’éteint pas ; la collection de son fondateur fut conservée et exposée au premier étage du cabinet d’anatomie comparée du Muséum d’Histoire naturelle, alors très fréquenté par le public. Comme l’indique Marc Renneville, un second lieu d’exposition parisien présentait une collection de têtes phrénologiques, en l’occurrence le cabinet d’anatomie comparée de la Faculté de médecine[10]. Le phrénologue Pierre-Marie Alexandre Dumoutier y travaillait en tant qu’aide anatomiste de Béclard et y avait entamé une collection de moulages de têtes de guillotinés. En 1831, il devint l’un des membres éminents de la Société phrénologique de Paris, ce qui fit de lui l’un des plus célèbres phrénologues parisiens. Lors de la fondation de cette société, le renforcement des collections fut l’une des volontés principales. Bien que l’ensemble constitué par Gall fût déjà considérable, ses disciples souhaitèrent l’enrichir et ainsi diversifier les objets d’étude, ce que la Société phrénologique de Paris annonça dans son propre journal en 1832 :

Loin de reculer devant les faits, nous les abordons franchement, puisque c’est sur eux seuls, que nous pouvons bâtir notre édifice. Aussi ferons-nous tous nos efforts pour réunir au plus vite une collection de plâtres et de crânes. Déjà nous avons commencé cette collection ; une commission est chargée de faire prendre des copies de tous les plâtres importants qu’elle pourra se procurer. D’autres membres doivent visiter les bagnes et recueillir des renseignements sur les grands criminels ; et, s’ils peuvent faire mouler quelques têtes, ils en enrichiront notre collection ; enfin, chacun de nous sera sans cesse à l’affût pour ne laisser passer aucune occasion d’observation féconde[11].

Pour ce faire, il y eut une participation volontaire de nombreuses célébrités de tous les domaines et de toutes les disciplines. Des hommes et des femmes les plus divers offrirent leur empreinte à la Société de phrénologie tels Anne-Louis Girodet, le baron Denon ou le sculpteur Denis Foyatier. La tête de Lacenaire entra également dans cette collection à la demande de son propriétaire. Dumoutier fut invité à se rendre dans sa cellule pour procéder au moulage. Le phrénologue avait ainsi réalisé le dernier portrait d’un condamné :

[J]e pourrais dire l’émotion mal dissimulée de ce Lacenaire aux apprêts de la toilette imitative, lorsqu’il sentit le masque de plâtre s’étendre sur sa face et lui ceindre la tête : je pourrais répéter les angoisses des représentants de la justice, à la vue de ce corps étendu immobile sur un lit, n’offrant qu’un tronc… Et à la place de la tête le simulacre d’un énorme monceau de linge. Il vint un instant dans la pensée intimidée des gardiens que la science pouvait prévenir et remplacer le bourreau. Le moule fut enlevé, l’opération avait complètement réussi ; le hardi phrénologue allait trouver sur son plâtre l’aveu des vérités qu’avait dissimulées la physionomie. Le condamné qui venait de représenter un mort, sortit plein de vie et de gaîté de dessous son enveloppe[12].

Les phrénologues allaient à la rencontre des modèles qu’ils souhaitaient intégrer dans les collections et analyser lors de cours publics. Ils s’adressaient ainsi à ceux de leurs contemporains qui possédaient un talent ou un penchant particulier. L’une de ces séances de moulage est relatée dans le Journal de la Société phrénologique de 1837. Le jeune Vito Mangiamèle, âgé de dix ans à cette date, avait fait sensation grâce à ses capacités étonnantes en mathématiques. Dumoutier parvint à le convaincre d’offrir son effigie à la collection, mais le jeune prodige n’avait alors pas conscience de l’aspect pénible de l’opération :

[B]ien qu’on se dépêche, les préparatifs sont toujours lents pour celui qui attend et ignore ce qu’il va éprouver ; il est toujours assailli par une foule d’idées plus ou moins tristes et toutes inquiétantes. Vito supporta ces préparatifs avec une patience et une résignation extraordinaires pour son âge, mais lorsqu’il sentit le plâtre liquide couler sur son front et sur les côtés de son visage deux larmes faillirent s’échapper de ses yeux : il les retint ; peu après, le plâtre recouvrit ses paupières ; les ouvertures du nez sont entourées, la bouche est recouverte. Vito frémit, mais l’instant d’après il était maître de lui et avait recouvré toute la puissance de sa volonté. […] Dès qu’il fut dégagé du masque, il se prit à rire de sa propre épouvante et de son erreur[13].

La commission chargée de collecter les moulages se mit bientôt en relation avec les diverses sociétés phrénologiques françaises, mais aussi avec les sociétés étrangères. Les collections s’enrichirent alors mutuellement, on échangea, surmoula les têtes dans les collections étrangères afin de posséder l’empreinte de types humains divers et de gloires internationales. Le Musée d’Édimbourg abrite ainsi des surmoulages des têtes de François-Joseph-Victor Broussais et de Jacques-Louis David. Le Muséum d’Aix-en-Provence conserve un surmoulage de la tête de Walter Scott et un autre du visage de Weber qui sont les répliques d’un surmoulage réalisé à Londres par l’éminent phrénologue Spurzheim[14]. L’observation attentive des différentes collections phrénologiques des musées d’histoire naturelle français permet de constater combien ces têtes ont circulé hors de la capitale. Celle de Fieschi existe en de multiples exemplaires : au Musée de l’Homme à Paris, au Musée Orfila, au Musée de l’Histoire de la Médecine à Rouen, au Muséum d’Aix-en-Provence, ou encore au Muséum d’Édimbourg. Ainsi, dès 1837, la collection phrénologique parisienne comptait plus de 600 bustes moulés sur nature, 300 crânes et 200 cerveaux moulés[15]. La moisson au pied des guillotines, dans les morgues ou les hôpitaux, semblait donc très bonne. Devant un tel trafic des têtes, une législation vit le jour en 1839[16]. Un délai de vingt-quatre heures était désormais nécessaire pour procéder à un moulage ou une autopsie, sauf dans les hospices, hôpitaux et amphithéâtres. Cette pratique était désormais réservée aux seuls professionnels. Toute autopsie devait être autorisée par la famille, sauf concernant les cadavres anonymes, ce qui devait mettre fin aux activités « scientifiques » irrégulières.

Si, avant cette ordonnance, l’origine des collections était parfois suspecte, l’attribution et l’authenticité des pièces présentées l’étaient plus encore. Cette collection devait lever le voile sur un inconnu, la vérité des grands hommes ou des criminels, égaux face au moulage mortuaire, inévitablement dénués d’idéalisation. Cependant, l’analyse précise de ce fonds soulève rapidement le problème de la présence de moulages d’hommes illustres que les phrénologues n’auraient jamais pu rencontrer en leur temps. Une des solutions adoptées pour présenter la physionomie des célébrités des siècles passés fut le surmoulage des statues des grands hommes. Faute de tête ou de crâne, les reproductions partielles de portraits sculptés devinrent des objets cliniques. Les phrénologues niaient toute part d’idéalisation dans leur conception initiale. Se trouvent par conséquent dans ces collections le masque d’Henri IV, du Tasse, de Louis XI, de Newton et même de Socrate.

S’il est étonnant de rencontrer des moulages de sculpture des grands hommes dans les collections du Musée de phrénologie, il l’est sans doute encore plus d’y voir figurer le masque de la Vénus de Milo, la tête moulée du Laocoon, ou celle de l’Apollon du Belvédère. Quelle était donc l’utilité de décapiter ces chefs-d’oeuvre antiques pour en faire des documents scientifiques ? Non seulement les statues antiques permettaient d’observer les proportions idéales, mais les phrénologues avaient la conviction que les statuaires antiques connaissaient cette science d’intuition :

Les statues antiques prouvent que les anciens ont reconnu non seulement que le siège de l’intelligence était au cerveau, mais aussi que son volume et sa forme annonçaient le degré de développement des facultés intellectuelles, et que le génie se montrait du front ; ils ont ainsi consacré et transmis le principe des localisations. […] En parcourant les musées, on est véritablement frappé des coïncidences qui existent entre les formes données à chaque tête antique et les découvertes modernes de l’organologie[17].

L’enseignement des beaux-arts d’après l’antique avait dérivé vers les sciences, le beau idéal devenant une conformation anatomique idéale. La statuaire antique était utilisée comme point de comparaison, un outil de mesure du développement des facultés et des penchants. L’histoire de l’art a donc eu une influence considérable sur l’élaboration de ces théories puisque, comme l’explique Charles Place, l’étude phrénologique des oeuvres était un exercice nécessaire, selon Gall, pour mettre au point la cartographie du crâne :

Plus d’une fois Gall chercha par l’étude des productions artistiques des données pour ses déterminations premières : Jupiter par son front haut et large ne paraît-il pas mériter le sceptre du monde ? Comme la tête élevée du Christ semble résumer toute la doctrine de l’évangile : la bonté et la foi[18].

Par le moulage fragmentaire d’oeuvres d’art, Gall et ses disciples constituèrent des archives physionomiques du genre humain et ainsi proposèrent tout autant l’analyse du crâne de Jupiter, d’Apollon, de Moïse et du Christ que de Malagutti, Fieschi, Mirabeau, Champollion, de criminels ou d’aliénés. Cette réunion improbable ne visait dans l’esprit des phrénologues qu’à l’universalité ; la collection permettait de présenter l’ensemble des facultés et des penchants humains par des exemples marquants.

Des critiques d’art face aux oeuvres phrénologiques

La pratique de cette chasse aux têtes n’avait pas que des adeptes. Elle fut bien souvent condamnée dans la presse en raison de la morbidité et de l’irréligion de ce type de collection. Nous renvoyons particulièrement à l’un des auteurs les plus virulents à l’encontre de la phrénologie et d’Alexandre Dumoutier, Jules Janin, qui, dans L’Artiste, compare le phrénologue à la mort elle-même :

Vous connaissez peut-être Dumoutier : c’est une espèce de philosophe pratique qui touche la nature du doigt, qui palpe l’âme humaine comme un autre toucherait un corps. Il a chez lui la plus abominable collection de crânes affreux qu’il a été chercher dans tous les bagnes, et ramassés au-dessous de toutes les guillotines. Ce Dumoutier est une espèce d’assassin moral qui s’amuse à couper les têtes qui lui paraissent extraordinaires. Dumoutier s’en va par le monde et il regarde l’espèce humaine au front. On ne peut éviter ce regard. Qui que vous soyez, sage ou fou, bon ou mauvais, scélérat ou vertueux, il faut passer sous le regard de Dumoutier. Dans ce siècle matériel, Dumoutier a remplacé les oraisons funèbres du prêtre chrétien. Autrefois un grand homme mort avait droit aux éloges de l’éloquence chrétienne. Aujourd’hui il a droit à avoir la tête coupée par Dumoutier[19].

Afin de faire réagir l’opinion sur ce déshonneur post-mortem infligé aux célébrités et aux gloires françaises, Jules Janin prit le parti de choquer, de révéler les secrets de cette pratique dans ce qu’elle avait de plus horrible. Dans un article publié la même année, l’auteur présente la préparation du crâne comme un processus barbare et condamne le profit commercial qui est fait de ces reliques reproductibles :

Vous demandez ce que deviennent ces crânes arrachés aux cadavres et ce qu’on en fait ? On les jette d’abord dans une grande cuve, on les lave, on les ratisse ; on ne garde que l’os, comme autrefois les vainqueurs dans les poèmes d’Ossian, qui faisaient une coupe d’un crâne ennemi ; quand le crâne est ainsi desséché, on en lève des copies, c’est-à-dire qu’on en fait un bon creux ; et à l’aide de ce bon creux, on tire autant d’exemplaires en plâtre qu’on en peut vendre. Car cette avidité de savants se réduit toujours à une valeur vénale[20].

On comprend alors rapidement à travers les attaques de cette récolte funèbre que ce ne furent pas tant les moulages au pied des guillotines ou dans les hospices qui dérangèrent les critiques d’art, mais bien plus l’atteinte faite au corps du grand homme, atteinte considérée comme une seconde mort, une violation du génie :

Aujourd’hui, grâce à la science nouvelle, voici comme on apprécie le génie d’un homme ; on prend un homme ; si le malheureux boit et mange, s’il n’a pas envie de livrer son cerveau au scalpel tranchant de l’anatomiste ; ce cerveau qui pense encore, on le palpe ; le phrénologiste porte sur cet homme un arrêt sans appel. Si le phrénologiste découvre sur ce crâne soumis à ses mains le plus mince talent, bon gré, mal gré, il le tond, il le moule, et, à l’aide du cranomètre de M. le docteur Sarlandière, il lui dit à un ou deux millimètres près la quantité de sa valeur morale. Ô grands siècles passés, vous n’avez pas trouvé cela[21] !

Malgré ces attaques dans la presse, le public se révéla très intéressé par cette science morbide, une science proposant de lever le voile sur le secret du génie ; cette dissection du mystère du don inné ne pouvait que susciter la curiosité. Ainsi, une fois ces reliques rassemblées en très grande quantité, il importait de les diffuser. Pour ce faire, la Société phrénologique de Paris inaugura, le 14 janvier 1836, rue de Seine-Saint-Germain, dans le 3e arrondissement, le Musée de la Société phrénologique de Paris, dont les collections sont aujourd’hui conservées au Musée de l’Homme de Paris. Le souhait premier en ouvrant ce Musée au public était l’enseignement et la diffusion gratuite du système gallien à tous ceux qui en ressentaient l’envie, ainsi que l’exprime Dumoutier dans son discours d’inauguration :

Voici ma moisson, voici ma fortune, je vous les offre, venez en profiter. Venez, vous qui voulez connaître, venez vous qui doutez encore, venez. Tous les jours, les portes seront ouvertes aux travailleurs, plusieurs fois par semaine et à des heures déterminées, elles le seront aux curieux. Par une exhibition permanente à ceux qui connaissent, j’offre des ressources qu’ils ne possèdent pas et la possibilité de faire des comparaisons sur des stéréotypes fournis par la nature. Par un enseignement permanent, je satisferai autant qu’il sera en moi de le faire à l’urgence du moment et à cet effet, pour ceux qui n’ont encore que des notions incomplètes de la phrénologie, ou qui désirent l’apprendre, quatre cours théoriques auront lieu ici et se succéderont immédiatement pendant l’année scolaire, et pour chaque leçon, toutes les démonstrations seront faites sur les objets de la collection[22].

Dumoutier s’appuyait donc sur cette collection pour dispenser ses cours. Vingt-cinq séances, de deux heures chacune, furent programmées les lundis, mercredis et vendredis, un rythme soutenu révélateur de leur succès. La collection de phrénologie offrait alors un magnifique panorama des physionomies des gloires parisiennes dans des domaines aussi divers que le théâtre, les sciences, les beaux-arts, la musique ou la politique. Les têtes étaient présentées dans le Musée en rangées, classées en fonction de la branche dans laquelle s’étaient illustrés ces individus, afin de comparer et de vérifier les saillies ou les creux propres à chaque discipline. Étaient ensuite rassemblés les criminels qui, à leur tour, permettaient d’observer les penchants anatomiquement reconnaissables sur les difformités de leur crâne. Des momies et quelques animaux complétaient enfin cette collection.

Dans un article de 1837, Eugène Bareste rend compte de sa visite au Musée pour L’Artiste et procède à un vaste recensement de la foule des grands hommes observés sur ces étagères :

Dans le premier rayon qui embrasse toute la partie droite de ce Musée se trouvent les têtes appartenant à la classe des savants. Les hommes politiques commencent cette première série. D’abord, c’est le masque de Napoléon moulé à Sainte-Hélène par le docteur Antomarchi ; c’est la tête du profond diplomate Cromwell, celles de Mirabeau, de Labbey de Pompières, des conventionnels Grégoire et Mailhe, du journaliste Marat, des deux antagonistes Pitt et Fox, du général Lamarque, du général Foix, de Casimir Perrier, de Benjamin Constant et de Manuel. Dans les théologiens, on remarque le cardinal de La Fare, le curé Charpentier et plusieurs pasteurs de l’Église anglicane. […]

Voyez dans cette série de poètes la tête de Dante, de Torquato Tasso, de Sterne, de Voltaire, de Walter Scott, de Legouvé et d’Élisa Mercoeur […]. Dans les sculpteurs, Dantan, Devaux, Chaponnière et Lefort. Dans les peintres, Horace Vernet, Girodet, Jéricho (sic) et Ducornet le peintre sans bras. Et enfin dans les acteurs, le célèbre imitateur Garrick, le tragédien Talma, Debureau, le Pierrot des Funambules, et la petite Eugénie du Gymnase[23].

Il est évident que pour bon nombre de visiteurs, ce n’est pas tant la compréhension de la phrénologie que la découverte de la collection qui fascinait le spectateur. C’était en effet avant tout pour observer les physionomies des personnages les plus illustres que le public se déplaçait ; le Musée phrénologique avait ainsi des allures de Musée Grévin. Mais cette curiosité du public, dans l’esprit des phrénologues, devait justement servir à diffuser efficacement les théories galliennes. Ainsi, lorsqu’à Bruxelles une société arrêta, en 1839, la mise en place d’un musée phrénologique sur le modèle de celui de Paris, le discours d’inauguration insistait clairement sur les richesses de la collection en précisant qu’il était possible de venir observer ces têtes en homme d’étude ou en simple curieux[24]. La curiosité était ce qui devait motiver le spectateur, la richesse de l’exposition et la pertinence de sa présentation devaient le convaincre de la justesse de l’organographie.

Nous l’avons vu, les collections de phrénologie ont parfois souffert de cette confusion entre moulage, empreinte et statue. À l’inverse, les têtes moulées furent parfois considérées comme des statues, exposées et réunies comme telles. Ce fut d’ailleurs l’une des raisons pour lesquelles Jules Janin s’attaquait à cette pratique : selon lui, la vérité du moulage était bien là, mais elle ne rendait pas honneur aux gloires ainsi « représentées », car la vie, elle, était absente. Comme le signalait ironiquement le critique, « la collection de Dumoutier est une espèce de Panthéon en petit, le seul Panthéon que nous puissions avoir de nos jours. Dans le cabinet de Dumoutier, vous retrouverez toutes les gloires évanouies[25]. » Le rôle de l’artiste pour Janin comme pour David d’Angers est de transcender la vérité anatomique du moulage en y intégrant la grandeur du modèle. Cette confusion entre oeuvre d’art et outil clinique était donc, aux yeux du critique, dangereuse pour la mémoire des hommes de génie :

Volez tant que vous voudrez des crânes véritables, vous tous, messieurs, qui en êtes amateurs ; mais par le ciel ! abstenez-vous de faire vendre par les rues les tristes modèles de ces crânes ainsi dérobés. Ne voyez-vous pas que vous insultez le mort en le donnant au public, tout nu, tout dépouillé, tout contracté par le dernier frisson ? Ne voyez-vous pas que cette horrible vérité du calque est plutôt faite pour mettre la mémoire d’un homme en dégoût, que pour lui attirer les sympathies de ceux qui lui survivent ? De quel droit osez-vous soutenir que ce quelque chose sans nom qui grimace horriblement, c’est là le même homme de génie qui nous a fait rire ou pleurer, quand il était de ce monde, l’objet de notre admiration ou de notre amour[26] ?

La raison de ce rejet du moulage est donc double chez Jules Janin. Il y a, d’une part, l’insulte faite au grand homme représenté sans dignité et dans la réalité morbide. D’autre part, Janin s’exprimant dans une revue d’art, il lui semblait capital d’éloigner le public d’une institution qui se prétendait musée et dans laquelle les moulages occupaient la place selon les codes du portrait sculpté : des galeries de figures, des bustes en hermès avec des piédouches, et surtout une scénographie. Cette copie du mode de présentation de la sculpture effrayait le critique. Le public avide de frivolité, souhaitant percer le secret de la constitution morale des célébrités parisiennes, risquait de préférer ce mode de représentation au portrait artistique. Ce danger pouvait s’étendre aux artistes eux-mêmes, susceptibles de modifier le style même du genre du portrait sculpté en fonction de ces nouvelles données. Aussi, Janin recommanda-t-il aux statuaires de chasser le moulage de leur discipline :

Et aussi, respect, respect à l’art ! Oh ! n’allez pas remplacer le portrait des hommes par leur crâne moulé. Les grands hommes appartiennent de droit aux grands peintres, aux grands sculpteurs, et non pas à d’obscurs phrénologistes. Artistes, ne laissez pas entrer ces sinistres envahisseurs dans vos domaines[27].

Cette crainte de Janin était tout à fait fondée. Dès le 2 mars 1828, pour l’ouverture de son cours de phrénologie, Giovanni Fossati annonça que la science des bosses devait venir au secours des beaux-arts. Elle devait apprendre aux portraitistes à représenter le crâne et plus généralement le système complet des expressions[28]. Le scientifique ne s’y était pas trompé ; les artistes, et particulièrement les statuaires, manifestèrent très vite de l’intérêt pour le langage du crâne. En 1832, une liste publiée par le Journal de la Société phrénologique fait apparaître parmi ses membres fondateurs plusieurs artistes majeurs, dont David d’Angers, Barre, Lemaire, Foyatier et le baron Gérard. La science des bosses devait nécessairement laisser son empreinte dans l’art de modeler les visages[29]. Si les artistes du xixe siècle ont bien connu la phrénologie, et pour certains l’utilisèrent dans leurs productions artistiques, ils n’en furent pas moins précautionneux de l’hommage qu’ils devaient rendre par le marbre ou le bronze. Ainsi, David d’Angers rejeta catégoriquement le « réalisme » issu du moulage qui, selon lui, n’était que l’empreinte du corps sans l’âme[30], une sculpture morte en quelque sorte. Il adopta le système phrénologique pour grandir le modèle et encourager la mémoire. Comme l’avait préconisé Fossati, la phrénologie ne devait pas remplacer la sculpture par le moulage, elle devait être un moyen de rénover les formes du portrait. Ainsi, lorsque l’année 1848 sonna le glas de la Société phrénologique, le Musée ne put renaître. En 1853, les crânes et moulages n’étaient plus visibles, cachés volontairement au public :

[M]ais il est nécessaire que cette collection soit mise sous la protection du Gouvernement et dans les mains des phrénologistes, car, voyez ce que l’on a fait au Jardin des Plantes de la précieuse collection de Gall, après qu’elle a été placée dans les mains de nos adversaires ! On l’a reléguée dans des cases inaccessibles à l’oeil, et on l’a ainsi soustraite à l’examen des observateurs[31].

La collection dite dangereuse du Musée phrénologique fut finalement achetée par le muséum d’Histoire naturelle en 1875 pour être reléguée dans ses réserves. Elle n’en sortit que pour regagner celles du Musée de l’Homme, et ne fut donc collection permanente d’un Musée que pour une très brève période. Mais le coup était porté : la phrénologie avait déjà influencé bon nombre de portraitistes et, de fait, la science des bosses était devenue principalement un langage artistique.

Surmoulage de la tête de Gall, plâtre, Aix-en-Provence. Musée d’Histoire naturelle.

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Moulage en plâtre de la tête et crâne du supplicié Malagutti, Paris, Musée Orfila, Inv [1]. 61-62.

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