Une utopie réalisée[Record]

  • Suzanne Jacob

2014. Sotchi, Syrie, Ukraine, Liban, Soudan. Je relis Le degré zéro de l’écriture de Roland Barthes. Une phrase du chapitre VI intitulé « L’utopie du langage » parvient à occuper ma réflexion pendant plusieurs jours : « …il a beau créer un langage libre, on le lui renvoie fabriqué… ». Deux anecdotes me reviennent sans cesse à la mémoire. La première, c’est l’automne de 1964 à l’Université de Montréal. Thibault et moi, nous sommes inscrits en Lettres. Nous assistons à notre premier cours sur L’étranger d’Albert Camus. Le prof se met à parler de l’homme Albert Camus comme s’ils avaient gardé les cochons ensemble. Thibault et moi, nous mâchouillons le bout de nos stylos. Ça dure. Thibault fait alors entendre un énorme rot très malpoli. Nous quittons silencieusement l’amphithéâtre et nous allons louer des chevaux pour faire une balade dans les sentiers dorés du Mont-Royal. Dans mon souvenir actuel, nous regardons alors le monde avec le regard que L’étranger nous a donné pour le faire et nous nous taisons très fort parce que nous ne voulons pas perdre ce regard. Nous en avons terriblement besoin. Nous avons le sentiment que les potins sur l’homme-Albert-Camus ont déjà commencé à nous faire perdre ce regard donné par L’étranger, qu’ils vont nous le renvoyer fabriqué. La seconde anecdote, on est à l’hiver 1980. Marie Lafleur a publié Mélano qui a reçu un très bon accueil de la critique. Je demande à Marie si elle compte présenter bientôt le manuscrit auquel elle met la dernière main. Elle me répond qu’elle est aux prises avec l’effet qu’ont eu sur son écriture les commentaires du monde littéraire d’une part, et le silence accusateur des siens d’autre part. Elle ne peut plus écrire une ligne sans se sentir en liberté surveillée. Elle a beau débrancher le téléphone, s’enfermer dans un « séjour » de création, rien ne peut apaiser le sentiment qu’elle est entrée dans une imposture sans issue, imposture qui lui impose la camisole de force de la posture de l’écrivaine lesbienne engagée. Elle éprouve de la honte à s’être laissé entraîner à la « poubellication » (Lacan). Elle ne publiera plus. Aujourd’hui, j’ajouterais bien quelques brefs chapitres à La bulle d’encre. L’un d’eux pourrait s’intituler La bulle de sang, où il s’agirait de l’apprentissage d’un deuxième discernement, en amont et en aval de l’avènement d’une oeuvre dans le monde public, qui montrerait que l’entretien d’un clivage positif entre l’auteur créé par l’être-en-train-d’écrire et l’auteur « pavané » dans le mondain littéraire est essentiel au maintien de la liberté de l’être-en-train-d’écrire. Si l’identité de notre être mondain est construite grâce à la multiplicité des échos renvoyés par le monde extérieur à partir des premiers visages et des premières voix jusqu’au visage et à la voix que nous prêtons à la multitude, l’identité de l’auteur logé au sein du livre se construit dans cette chambre d’échos qu’est le livre lui-même en train de naître. L’erreur aurait été, pour Marie Lafleur par exemple, d’avoir mêlé les sangs de Mélano et de son auteure ; de n’avoir pas su se prémunir par un solide clivage de la dépossession radicale qu’a été la publication. Lorsque Pierre Jean Jouve a renié ses romans, j’imagine aujourd’hui qu’il a cédé au doute qui le taraudait et qu’il a cherché à démêler le sang de l’homme-Jouve du sang qui irriguait, Hécate, Vagadu, Paulina 1880. Je viens de parcourir le numéro hors série du Monde sur Marcel Proust, une illustration innocente de tentative de destruction de la scène de La recherche au profit des coulisses mondaines où toussait …