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Cette étude propose de revenir sur la représentation aux États-Unis des Nègres, pièce anti-impérialiste de Jean Genet, à deux moments historiques très différents : les années 1960, marquées par le mouvement des droits civiques noir américain, et les années 2000, « post-raciales » selon certains. Elle s’attachera à évaluer la synergie de la pièce avec son contexte racialisé de performance à chacun de ces deux moments historiques. Elle se situe, donc, dans la voie ouverte par le livre récent de Frieda Ekotto, Race and Sex Across the French Atlantic : The Color of Black in Literary, Philosophical, and Theater Discourse, qui étudie les réverbérations des Nègres à travers l’Atlantique français et la diaspora africaine[2]. Il semble en effet que si Les Nègres n’a pas su atteindre le spectateur blanc new-yorkais des années 1960 autant que Genet l’aurait souhaité, c’est parce qu’alors le mouvement des droits civiques mettait justement sous le feu des projecteurs la violence de la suprématie blanche et l’injustice de l’inégalité raciale aux États-Unis. Au contraire, en 2003, la mise en scène de Christopher McElroen au Classical Theater of Harlem est parvenue à jouer sur de surprenants échos entre le Paris de la fin de l’époque impérialiste et les États-Unis prétendument « post-raciaux » de la première décennie du xxie siècle, et ainsi à perpétrer l’agression symbolique à laquelle Genet vouait sa pièce.

Avant d’en venir à l’analyse des deux mises en scène, je voudrais replacer le cadre interprétatif qui accompagne la lecture des Nègres depuis sa création. Pendant longtemps, la tendance dominante de la critique littéraire portant sur Les Nègres a été de se concentrer sur le texte de Genet en laissant de côté sa réception par le public et de ne presque pas traiter des liens de la pièce avec les mouvements de décolonisation et des droits civiques qui lui étaient pourtant contemporains. Ce n’est que très récemment que des critiques ont commencé à réévaluer le théâtre de Genet à la lumière du militantisme politique ultérieur de son auteur[3]. La plupart du temps, les critiques prennent au pied de la lettre les remarques préfacières de Genet (« [c]ette pièce, je le répète, écrite par un Blanc, est destinée à un public de Blancs[4] »), et un entretien de 1964 (« [s]i mes pièces servent les Noirs, je ne m’en soucie pas. Je ne le crois pas, d’ailleurs. Je crois que l’action, la lutte directe contre le colonialisme font plus pour les Noirs qu’une pièce de théâtre[5] »), pour conclure que Les Nègres n’est pas une pièce politique et qu’elle ne doit pas être considérée dans son contexte historique. Un tel raisonnement mésinterprète le refus éthique de Genet de s’imaginer, premièrement, que sa pièce saurait toucher les publics noirs[6], et deuxièmement, qu’elle serait capable, en soi, d’entreprendre la lutte proprement politique de la décolonisation, pour un aveu de son manque de portée historique ou politique. Comme je l’analyserai en détail plus loin, la préface des Nègres de 1956-1957[7], restée longtemps inédite, met pourtant tout au contraire en lumière la manière dont la pièce se situe par rapport à la question de la représentation raciale dans la France des années 1950. La structure complexe des Nègres, son utilisation des masques et ses moments de commentaires métathéâtraux ont également eu l’effet non voulu de décourager les lectures plus politiques de cette oeuvre. Lorsque Les Nègres est considéré seulement comme un exemple particulièrement ingénieux du haut modernisme théâtral, du jeu infini du signifiant ou en tant que simulacre du jeu politique, la centralité de la question raciale et du colonialisme s’estompe[8]. Plus récemment, certains critiques ont mis en évidence de quelle manière ces techniques étaient employées comme des stratégies pour dénaturaliser la race et pour explorer sa production sociale[9]. Dans Race and Sex Across the French Atlantic, Ekotto intègre une analyse de la façon dont la pièce utilise des techniques métathéâtrales pour mettre en lumière la nature historiquement construite et intensément imaginaire de la race avec une étude de la réception d’une telle réflexion philosophique, qu’elle inscrit dans une tradition intellectuelle francophone qui comprend également le mouvement littéraire de la négritude, dans le double contexte de la racialisation étasunisienne et francophone.

Je développe ici cette voie d’enquête en étudiant ce qui constitue peut-être la contribution la plus originale de la pièce, sa portée la plus politique, c’est-à-dire sa capacité d’agir sur les émotions des spectateurs au cours de la représentation. À mon avis, la force des Nègres tient moins dans sa reprise des thèmes de la négritude et dans sa déconstruction de la race que dans son action sur le spectateur en contexte de performance, où elle puise dans des fantasmes raciaux puissants, libérant l’émotion des spectateurs et créant ainsi des réactions explosives et révélatrices. Dans son livre The Politics of Jean Genet’s Late Theater : Spaces of Revolution, Carl Lavery propose que la portée politique de la pièce est inséparable de sa force affective. J’étends son analyse en soutenant que, si Les Nègres possède une certaine force performative et affective, c’est grâce à la manière dont la pièce se branche sur les tensions et les fantasmes raciaux qui animent ses contextes de représentation comme le montre l’étude de sa réception à deux moments différents de l’histoire raciale aux États-Unis.

C’est par sa mise en scène de l’inégalité raciale que la pièce est en mesure d’atteindre si profondément son public. Le rideau se lève sur un groupe d’acteurs noirs. Ils fredonnent, sifflent et dansent autour d’un catafalque au son d’un menuet de Mozart. Un autre groupe d’acteurs, dont les visages noirs et la chevelure frisée sont clairement visibles derrière leurs masques blancs, entrent sur une plate-forme élevée à gauche d’où ils regardent les autres acteurs. Ces acteurs constituent la Cour blanche et sont habillés pour représenter les différents aspects du pouvoir impérial français : la Reine, le Juge, le Valet, le Missionnaire et le Gouverneur colonial. Lorsque « les nègres » achèvent leur danse, Archibald, le maître de cérémonie noir, présente avec une politesse exagérée les « nègres » aussi bien que la pièce qu’ils joueront. Dans un discours où il se fait tour à tour servile et menaçant, Archibald indique immédiatement que le divertissement de la pièce se compose de la performance, de la part des acteurs, de leur négritude, accusée par le fard, devant un public blanc : « pour vous servir nous utiliserons nos fards d’un beau noir luisant […] [n]ous nous embellissons pour vous plaire. Vous êtes blancs. Et spectateurs. Ce soir nous jouerons pour vous » (N, 84). Puisque Archibald s’adresse « tantôt au public, tantôt à la Cour », son « vous » renvoie simultanément à la Cour et au public et implique immédiatement les spectateurs dans cette performance d’inégalité racialisée (N, 84). Archibald explique ensuite que, afin de mieux divertir les blancs, « les nègres » ont commis un crime : « Ce soir, nous ne songerons qu’à vous divertir : nous avons donc tué une Blanche. Elle est là. (Il montre le catafalque […]) » (N, 84). Le divertissement du soir montrera donc des « nègres » en train de jouer ce crime, ce meurtre interracial devant la Cour blanche, les spectateurs et le catafalque où la victime blanche est censée reposer. Le scénario de Genet établit tout de suite l’importance de la performance noire et de l’émotion spectatoriale blanche, dans un contexte d’inégalité et de haine raciales, tant sur le plan du sens que des effets performatifs suscités par Les Nègres.

La préface inédite de Genet de 1956-1957 montre à quel point Genet s’intéressait explicitement à la force performative de la pièce et à son impact sur les spectateurs blancs[10]. Dans cette préface, Genet explique que la pièce a été écrite en tant que commentaire critique sur les relations de pouvoir et les résonances historiques liées au simple fait que des acteurs noirs jouent devant des spectateurs blancs. En 1955, Raymond Rouleau, le directeur blanc des Griots, une nouvelle troupe de théâtre composée entièrement d’acteurs noirs provenant des différents pays francophones, confie à Genet la mission d’écrire une pièce pour eux. « Croyant deviner qu’il [Raymond Rouleau] voyait en eux d’admirables objets scéniques jusqu’à ce jour inemployés en Europe », Genet accepte le défi d’écrire contre la dynamique de pouvoir intrinsèque au jeu de Noirs qui se mettent au service du plaisir spectatorial blanc : « Oui, […] les Noirs joueront. Mais ils organiseront un spectacle qui sera un camouflet pour les spectateurs » (PIN, 836). Comme il l’énonce plus tard de manière très condensée, « [c]ette pièce est écrite non pour les Noirs, mais contre les Blancs » (PIN, 842). La situation est claire non seulement parce que le public de théâtre parisien de cette époque est majoritairement blanc, mais aussi à cause des limites de sa position de dramaturge blanc, dont Genet était bien conscient. « [S]i je devais m’adresser à un public de Noirs, précise-t-il, je me récuserais. En face d’eux j’aurais trop aigu le sentiment que la Blancheur veut parler à la Négritude » (PIN, 835). Il continue d’ailleurs en critiquant l’arrogance et le paternalisme qu’un tel monologue impliquerait. Alors que, en tant que dramaturge blanc, Genet se croit mal placé pour écrire pour les spectateurs noirs, il affirme : « il m’était permis de tenter de blesser les Blancs, et par cette blessure faire entrer le doute » (PIN, 838). Comment exactement la pièce Les Nègres s’attaque-t-elle à ce projet ambitieux de mettre à l’épreuve ses spectateurs blancs, de les blesser et d’introduire à travers cette blessure le doute, le malaise et l’autoréflexion ? Genet décrit le travail culturel des Nègres à la fois comme un travail sur et contre l’image rassurante du domestique noir empressé et soumis. Il suggère que, en tant que fantasme blanc, cette image se trouve dans la psyché de l’oppresseur et, donc, peut être amenée à le hanter de l’intérieur. Il formule sa question de la manière suivante : « [s]i cette image, qui d’abord est en lui [je souligne], tout à coup inquiétait l’oppresseur ? » (PIN, 838). Genet a raconté que « le déclic » pour l’écriture des Nègres était une boîte de musique dans laquelle quatre domestiques noirs en livrée s’inclinaient devant une princesse en porcelaine blanche, ce qui l’a amené à se demander : « [q]ue se passe-t-il donc dans l’âme de ces personnages obscurs que notre civilisation a acceptés dans son imagerie, mais toujours sous l’apparence légèrement bouffonne d’une cariatide de guéridon, de porte-traîne ou de serveur de café costumé ? » (PIN, 839). Ainsi Genet trouve-t-il une manière de réconcilier son intérêt évident pour les émotions suscitées par l’oppression, l’humiliation et par les désirs de révolte chez les Noirs avec son projet de blesser les Blancs : il tente d’insuffler à l’image culturelle réconfortante du domestique noir soumis une vie affective complexe, non pas afin de représenter les expériences authentiques des vraies personnes noires — il avoue ne pas être très bien placé pour le faire —, mais pour inspirer la peur, la culpabilité et l’inquiétude aux spectateurs blancs.

Comme Genet le souligne dans cette préface, Les Nègres représente non pas d’authentiques subjectivités noires, mais plutôt les luttes imaginées des personnages noirs avec les fantasmes raciaux du colonialisme français. Néanmoins, la puissance performative de la pièce dépend de l’effet de réel produit par des acteurs authentiquement noirs interprétant de manière convaincante les affects liés à l’oppression raciale, de telle sorte que la frontière entre les acteurs et leurs rôles s’efface pour le public blanc. Genet a refusé sa permission à une production des Nègres par le Théâtre de Warsaw en 1961 en écrivant que « the drama would cease to exist in the hall if white actors, made up as blacks, appeared on the stage instead of real blacks speaking out their real miseries[11] ». Comme cette lettre le montre, la force dramatique de la pièce est fondée sur l’espoir secret que les acteurs noirs aussi bien que les spectateurs s’investiront, d’une certaine façon, dans les dynamiques affectives jouées sur scène[12]. Par conséquent, l’impact de la pièce pourra varier grandement d’une mise en scène à l’autre, selon les origines des acteurs, la composition du public et l’histoire raciale particulière de la région géographique où elle est représentée.

La pièce repose sur une division binaire et, pour emprunter un mot à Fanon, « manichéen[ne][13] » et joue des stéréotypes qu’éveillent les termes « noir » et « blanc ». Il en résulte une performance dense, sur le plan affectif, des dynamiques du pouvoir colonial. Celle-ci interpelle de manière répétée les spectateurs, non pas en tant que témoins innocents, mais précisément en tant que « blancs » à qui le rituel des « nègres » est destiné. En somme, Les Nègres ne peut être compris sans la prise en compte du public parisien pour qui il a été écrit. « [C]hez nous le préjugé de couleur n’existe pas[14]… » : cette manifestation d’universalisme français mise dans la bouche d’un citadin et citée ironiquement par Frantz Fanon montre bien le ridicule d’écarter la possibilité d’un racisme spécifiquement français. Aussi se moque-t-il par là de l’attitude des spectateurs parisiens cultivés et « non racistes » qui auraient constitué la plupart du public des Nègres lors de sa mise en scène par Roger Blin à Paris en 1959. Les Nègres confronte ce public « non raciste » à des formes multiples du racisme français et met en scène un passé colonial qui le hante. Celles-ci comprennent l’« exotisation », l’érotisation, l’exploitation économique et le paternalisme — aussi bien que le recours aux stéréotypes affectivement chargés, au plan fantasmatique, du violeur noir, du cannibale, du domestique soumis et du clown souriant. Qui plus est, Les Nègres démontre la variété d’effets, sur le plan affectif, de tels stéréotypes sur les personnages « nègres ». Ainsi, quand Archibald ordonne « [q]ue les Nègres se nègrent. Qu’ils s’obstinent jusqu’à la folie dans ce qu’on les condamne à être, dans leur ébène, dans leur odeur, dans l’oeil jaune, dans leurs goûts cannibales. Qu’ils ne se contentent pas de manger les Blancs, mais qu’ils se cuisent entre eux » (N, 110), il affirme en même temps que le projet des « nègres » est de devenir ce que les blancs pensent qu’ils sont et démontre à quel point un tel projet peut être douloureux et comporter le risque de l’autodestruction littérale (en se mangeant entre eux) aussi bien que figurative. Le drame atteint son but de « blesser » le spectateur blanc parisien en activant l’imaginaire racial qui sous-tend les fictions d’universalisme et en ressuscitant le traumatisme lié à cet imaginaire racial pour provoquer, inquiéter et accuser le public éventuel de la pièce.

Cependant, dans ses mémoires, The Heart of a Woman[15], Maya Angelou, qui a joué le rôle de la Reine Blanche dans la production new-yorkaise de la pièce de 1961 à 1964, raconte une anecdote qui jette le doute sur le potentiel transformateur de la mise en scène des Nègres dans les États-Unis ouvertement racistes de l’époque du mouvement des droits civiques. Mettant l’accent sur la violence de la critique de l’oppression raciale et du colonialisme mise en oeuvre dans Les Nègres, Angelou se montre perplexe devant le fait que les spectateurs blancs américains semblaient prendre plaisir à être attaqués, faisaient des ovations et souvent retournaient voir la pièce semaine après semaine. Un soir, juste après une représentation, une femme blanche vient dans les coulisses les larmes aux yeux. Elle confie à Angelou avoir déjà vu la pièce cinq fois et prétend comprendre et soutenir la lutte des Noirs américains. Cependant, quand Angelou répond à cet épanchement d’un ton soupçonneux plutôt que reconnaissant, la femme se montre outrée et indignée et réagit de manière hystérique quand Angelou ose la toucher. La comédienne est d’avis que certains spectateurs blancs américains des Nègres ont pu utiliser la pièce comme une méthode d’autoflagellation et trouver un soulagement temporaire à la culpabilité qui les ronge en se prêtant au jeu d’un abaissement volontaire devant des acteurs noirs en colère, tout en refusant d’accepter de reconnaître la dignité des personnes de couleur et la légitimité de leurs luttes à l’extérieur de la scène.

Il en va de même de certains critiques noirs américains pour qui la pièce a manqué son but. L’article de la dramaturge noire américaine Lorraine Hansberry, « Genet, Mailer, and the New Paternalism », dans le périodique new-yorkais The Village Voice, en atteste. Elle décrit avec justesse la pièce comme « a conversation between white men about themselves » et critique son manque de pertinence pour les spectateurs noirs américains en signalant le fait qu’elle ne traite pas de la complexité politique des luttes de décolonisation[16]. Elle écrit sa toute dernière pièce, Les Blancs, pour répondre à ce qu’elle perçoit comme les défauts des Nègres.

Certes, Les Nègres a eu un succès sans précédent à New York, jouant pendant plus de quatre ans et atteignant un nombre record (1408) de performances hors Broadway. Des Noirs américains, en particulier, s’empressent de la voir et en discutent avidement. Mais, si nous prenons au sérieux la préface de 1956-1957, le vrai but de la pièce est moins son succès théâtral que sa capacité de « blesser » ses spectateurs blancs. Que les blessures infligées par Les Nègres aux spectateurs blancs pendant sa série de représentations à New York dans les années 1960 s’avèrent être des éraflures de surface sans conséquences profondes ni durables, alors que la pertinence de son exploration de l’imaginaire racial demeure obscure pour certains Noirs américains, s’explique de différentes manières. D’abord, comme nous l’avons déjà constaté, pour des raisons éthiques, Genet n’a pas écrit Les Nègres avec des spectateurs noirs en tête. La pièce n’est donc pas adaptée à ce public et n’offre qu’un mince aperçu de l’expérience noire et des réalités de la lutte en faveur de la décolonisation désirées par des critiques tels que Lorraine Hansberry. Deuxièmement, alors que le racisme français de l’époque était la face cachée d’un discours public de non-racisme universaliste, discours qui s’avérait séduisant même à beaucoup de sujets racialisés de l’empire français, tout citoyen des États-Unis ayant accès aux médias savait pertinemment que le mythe américain d’égalité pour tous ne s’appliquait qu’aux blancs de ce pays. Pendant que des images de manifestants non violents brutalisés par la police défilaient sur les écrans de télé, les Américains ne pouvaient pas ignorer le climat d’inégalité, de haine et de peur raciales qui régnait. Plutôt que de provoquer la résurgence explosive d’un imaginaire racial nié tant par les spectateurs blancs que par les spectateurs noirs, la pièce n’a pas manqué d’être perçue par de nombreux Américains comme une interprétation européenne stylisée et douillettement distanciée de relations raciales qui apparaissaient beaucoup plus immédiates dans les informations du soir.

Si tel est bien le cas, alors, paradoxalement, Les Nègres pourrait avoir une plus grande pertinence aux États-Unis de nos jours qu’au moment de la présentation de la pièce à New York dans les années 1960. En effet, l’histoire américaine est souvent présentée, dans le discours politique actuel, comme celle d’un dépassement progressif des systèmes sudistes de l’esclavage et de la ségrégation aboutissant à la société égalitaire (ou quasi égalitaire) d’aujourd’hui. La figure rhétorique courante qui consiste à poser les droits de tel ou tel groupe comme « la prochaine frontière des droits civiques », reléguant les droits civiques des Africains américains au passé et projetant le futur comme l’expansion infinie de l’inclusion libérale, démontre bien l’acceptation générale de ce discours[17]. Ceci est une des facettes de l’idéologie américaine contemporaine du post-racialisme, revigorée par l’élection historique du Président Obama, qui affirme que le racisme appartient au passé, que les citoyens américains sont color-blind, et qu’en s’appliquant, tout citoyen peut réussir sans égard à la couleur de sa peau, à son sexe ou à sa classe sociale. Cette idéologie, fondée sur un tabou frappant d’interdiction les discussions sur les effets persistants d’une histoire fondée sur l’esclavage et la ségrégation, efface et nie le racisme structurel aussi bien que la persistance des fantasmes racistes les plus archaïques éprouvés au quotidien par de nombreuses personnes de couleur. Un discours officiel qui nie la prégnance dans la société d’aujourd’hui d’un passé marqué par la discrimination est symptomatique d’une conscience nationale coupable.

En 2003, la reprise des Nègres par le Classical Theatre of Harlem dans une mise en scène de Christopher McElroen survient alors que l’idéologie du post-racialisme est à son apogée. Ce spectacle s’appuie sur l’interpellation des spectateurs, qui était implicite dans le texte de Genet, en particulier lors des discours improvisés, souvent provocateurs, prévus à cet effet et adressés directement aux spectateurs. Dans sa mise en scène, McElroen rend explicites les références à la clownerie contenues dans la pièce et transforme la scène en chapiteau de cirque dans lequel les acteurs circulent continuellement. Tout comme au cirque, les spectateurs doivent composer avec des déplacements, des mouvements et des gestes des acteurs qui ont lieu non seulement sur scène, mais aussi devant, derrière et même à côté d’eux. Le corps des spectateurs, qui sont assis sur des chaises pivotantes, est mobilisé, mis en mouvement. Les spectateurs doivent pirouetter pour regarder, participer, voire éviter des interactions venant de toutes les directions. Genet, dans le texte original, tentait déjà d’impliquer les spectateurs de plusieurs façons — de l’identification explicite par Archibald des spectateurs avec ces autres « Blancs » en haut pour qui les « Nègres » jouent, à la précision voulant que si la pièce devait jamais être jouée devant un public composé entièrement de Noirs, un Blanc devrait être invité spécialement et escorté de manière cérémonieuse au centre de la première rangée des fauteuils d’orchestre pour y rester assis sous un projecteur pendant toute la représentation (N, 79). Et ce n’est pas la première fois que des acteurs modifient le texte de Genet afin de faire référence à des événements d’une actualité brûlante. James Earl Jones a substitué « four little girls that died in a Birmingham church[18] », en faisant référence à un attentat à la bombe par des suprématistes blancs dans une église noire en septembre 1963, aux paroles de Genet « jusqu’à cent mille adolescents crevés dans la poussière » (N, 117-18). Cependant, la production du Classical Theatre of Harlem va beaucoup plus loin. Les comédiens noirs interpellent des spectateurs individuellement d’après la couleur de leur peau (« Oh, you’re so pretty and white », « White people comin’ in ») et improvisent des scènes de domination et de subordination raciales exagérées[19]. Autrement dit, alors que dans le texte original, les spectateurs sont dépeints comme des témoins passifs de scènes de hiérarchie raciale auxquelles ils sont néanmoins encouragés à s’identifier par la culpabilité que Genet veut susciter chez eux, dans la mise en scène de McElroen, les spectateurs sont forcés de participer, souvent contre leur gré, à de telles scènes. Même ceux qui ne sont pas pris à partie ou interpellés personnellement passent la représentation entière sous la menace d’une confrontation potentielle. Cette menace fait que le public prend conscience de son corps, de sa tenue et de son expression, que le spectateur se retourne ou refuse de se retourner pour voir les nouvelles scènes qui se déroulent autour de lui. Ces techniques ont des effets inquiétants, angoissants et même potentiellement traumatisants pour les spectateurs blancs. Même si les spectateurs de couleur peuvent trouver un certain réconfort dans l’assurance qu’ils ne seront pas attaqués personnellement, ils souffrent néanmoins d’une forme de malaise plus ambiguë. L’ambivalence de la spectatrice d’origine asiatique, latino-américaine ou arabe à qui l’on demande si elle est blanche, par exemple, puis que l’on abandonne avec désintérêt quand elle dit non, ou du spectateur noir qui est traité avec une camaraderie ostensiblement chaleureuse parce qu’il est noir ne doit pas être sous-estimée.

Pour le public, la tension la plus vive survient la plupart du temps vers le milieu de la représentation quand, dans le texte de Genet, Village demande à un volontaire de venir sur scène, au moment du meurtre, pour tenir le tricot du personnage de Diouf (qui joue le rôle de la victime blanche). Dans la production du Classical Theatre of Harlem, un volontaire blanc est choisi et il est interrogé à plusieurs reprises sur le sujet épineux de la race. Dans la version que j’ai vue, mise en scène par des étudiants de Duke University et inspirée de la mise en scène de McElroen, au cours de cette scène, l’étudiante blanche choisie ne savait répondre à aucune des questions relatives à l’histoire noire américaine qui lui étaient posées de manière agressive. Les yeux pleins de larmes, elle demeura humiliée, le visage rougi, pour le reste de la soirée. Pendant une représentation atypique, The Classical Theatre of Harlem a poussé l’audace jusqu’à faire rejouer le meurtre récent (1998) de James Byrd Jr., un homme noir traîné à mort derrière un camion par trois hommes blancs au Texas, avec l’« heureux élu », à savoir David Andrew Jones, qui signe un texte dans le présent numéro, dans le rôle de la victime. Cet ajout provocant issu de l’actualité la plus brûlante témoigne de la volonté du Classical Theatre of Harlem de s’adresser directement aux corps et aux émotions des spectateurs et de tracer des liens accusatoires et explicites entre le racisme colonial exploré dans la pièce de Genet et le racisme de tous les jours vécu aux États-Unis aujourd’hui.

La réaction des spectateurs, bien sûr, variait d’une représentation à l’autre, mais, d’après certains témoignages, des réactions extrêmes étaient fréquemment obtenues : nombreux étaient les spectateurs qui fondaient en larmes et quittaient le théâtre hâtivement. L’anecdote suivante tirée de la critique d’Una Chaudhuri décrit bien l’effet de la représentation sur certaines spectatrices blanches :

On the night I saw The Blacks, fifteen minutes into the performance two spectators grabbed up their coats and purses and rushed out of the theatre. Okay : they were white. Okay : they were women. Ten minutes later, two others (Okay, okay : whites, women) got up and began to move towards the exit. This time a couple of the cast members confronted them, asked them if they were leaving. « Yes », they said, loudly enough that all the rest of us could hear : « This is very upsetting to us. » They rushed out. We heard later that one of them was sobbing as she ran through the lobby and out into the night[20].

Bref, l’atmosphère très tendue ne manquait pas de sidérer tous les spectateurs. Certains critiques croient que cette atmosphère fut nuisible à l’expression de la complexité de la pièce de Genet et qu’elle encourageait les spectateurs à s’occuper de leurs propres réactions d’anxiété et de malaise plutôt que de tenter de suivre le langage baroque et la métathéâtralité propre au texte de Genet. D’après une critique, « [w]hile Genet meant for the performance to be uncomfortable, this performance is so aggressive and so confrontational that it risks alienating the audience[21] ». Selon ma lecture de la pièce, cependant, l’angoisse, la distraction, l’aliénation et l’agressivité s’avèrent toutes symptomatiques de la blessure infligée aux spectateurs blancs et de la mise à nu de l’imaginaire racial que Genet voulait accomplir avec cette pièce. Il est facile d’imaginer le malin plaisir que prendrait l’auteur du Journal du voleur s’il découvrait que, des décennies après sa première et dans un pays étranger en plus, Les Nègres est toujours capable d’outrager certains spectateurs au point que certains d’entre eux décident de quitter le théâtre ! Chaudhuri répond avec perspicacité aux femmes qui sont parties du théâtre pendant la représentation à laquelle elle assistait :

« [u]psetting » would be one way to put it. Another way would be to note that this production […] forces its audience to think in terms of race and color. Or rather, it forces them to recognize how much those categories remain a factor in social perceptions, no matter how much everyone might hope otherwise. It insists we drop the comfortable pretense of color-blindness that characterizes middle-class life in America today, and admit that we do notice color (and gender), all the time, and that this « noticing » has vastly different implications for and impacts on different groups[22].

Au moment de sa représentation aux États-Unis, la production des Nègres du Classical Theatre of Harlem opérait un retour traumatique au passé ségrégationniste et esclavagiste de la nation. Elle mettait au jour les dynamiques de pouvoir issues de l’époque coloniale et esclavagiste que nous aurions préféré oublier, tout en dévoilant une hiérarchie binaire Noir/Blanc que nous avions crue révolue, ainsi que des stéréotypes racistes, abjects et grotesques, qui sont devenus tabous. La réception douloureuse de la pièce prouve que ce retour est traumatique précisément parce que nous y reconnaissons des dynamiques, des hiérarchies et des stéréotypes qui ne nous sont pas aussi étrangers que nous le souhaiterions. En fait, ils sont profondément enracinés dans nos histoires, dans nos psychés et dans nos façons de sentir. En forçant le public à assumer sa responsabilité et sa culpabilité par rapport à la question raciale aux États-Unis, la mise en scène des Nègres de Christopher McElroen ravive l’intention de Genet de « blesser » le spectateur blanc soi-disant sans préjugé. Et elle le fait avec une redoutable efficacité en le confrontant, de manière gênante et pénible, à des divisions, des stéréotypes et des fantasmes raciaux dont il ou elle préférerait croire qu’ils n’appartiennent plus qu’au passé.